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XX

Cette page reproduit un chapitre de
Sous le ciel pâle de Lithuanie

de Jean Mauclère

Librairie Plon
Paris, 1926

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me la signaler !

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XXII
 p171 

[Bandeau décoratif : Sur une fond de grande mer, une petite île, à peine plus qu'un rocher, d'où surgit un groupe de bâtiments. A une vingtaine de mètres, sur la rive de l'océan, les silhouettes de six personnes faisant supplication.]

XXI

Klaipéda, son port et sa citadelle

Une visite du port de Klaipéda doit commencer par la rive du Haff. Là, des pilotis limitent les parcs où s'arrête le bois flotté amené par le Niémen ; sur la berge, les usines qui le transforment en cellulose vomissent, à pleines cheminées, des torrents de fumée noire. Toute l'activité semble s'être concentrée sur ce point.


[Un groupe de six hommes, dont cinq ont les pieds dans l'eau d'une grande étendue d'eau, et, à l'aide de longues perches de bois, manient des troncs d'arbres flottés. Un sixième, habillé plus bourgeoisement et sans perche, se tient debout sur un tas de troncs et nous regarde.]
Le bois flotté arrive dans le Haff

Il est évident que le port, tel que la Lithuanie l'a reçu de l'Allemagne, peut assurer un traffic beaucoup plus important que celui que nous lui voyons aujourd'hui. Des grues, des crics, des voies ferrées garnissent les quais ; de nombreux bâtiments de service, chalands, dragues, remorqueurs, montrent comment les Allemands, voyant grand ainsi qu'à l'habitude, avaient outillé ce port.

Dans les vastes bassins, peu de mouvement ce matin, à part l'escadre anglaise dont les fins  p172 navires, armés à la légère, mais supérieurement taillés pour la course, se préparent à appareiller. Un grand brick gréé à l'occidentale met ses voiles lentement, comme un bel oiseau encore ensommeillé déploierait ses ailes. Des barques de pêche passent, dressant sur leur nez une de ces voiles rectangulaires qui doivent, par gros temps, prendre beaucoup de vent dans les hauts. C'est tout ; honorable pour un port de second ordre, ce peu d'animation est insuffisant pour Klaipéda.

— Pour devenir le premier centre maritime de la Baltique, constate le directeur du port, nous avons tous les atouts dans la main. Où trouverait‑on un semblable bassin naturel de seize cents kilomètres carrés, absolument fermé aux tempêtes, d'une profondeur moyenne de vingt-deux pieds, et toujours en eau libre, alors que Riga elle-même

M. Stulpinas hochait la tête.

— A quoi attribuez‑vous le ralentissement actuel du mouvement dans votre port ?

— L'occupation de Vilna par la Pologne a suspendu les relations avec l'est lithuanien et russe, dont le Niémen, et par conséquent Klaipéda, sont le débouché naturel. D'autre part, le changement de nationalité récemment subi par le territoire a troublé pour quelque temps le cours régulier du négoce. Mais nous sommes en progrès très marqué ; ainsi, pour le premier trimestre de 1925, nous avons enregistré 155 entrées et 151 sorties, contre 81 et 83 pendant  p173 la même période en 1924. Les navires représentaient, pour ce laps de temps, une jauge totale de 64 300 et 65 400 tonnes, au lieu de 37 500 et 36 300 l'an dernier.

— Et quelle part prend l'Allemagne à ce trafic ?

— Considérable. Pour le seul mois de mars, 42 entrées sur 68 sont allemandes, et 36 sorties sur 62.

Je n'ose donner le chiffre concernant, pour le même temps, les rapports entre la France et Klaipéda : il n'est à l'honneur ni de la vitalité de notre commerce maritime, ni de la hardiesse de nos armateurs. Décidément, la création d'un Institut français serait ici particulièrement heureuse !

Cependant le Blek, à bord duquel nous venons d'embarquer, embouque le chenal en direction de la mer. Au passage le directeur du port me fait remarquer, devant une tête de môle coiffée d'échafaudages, que la Lithuanie poursuit les aménagements de Klaipéda. Je distingue aussi une jetée dans l'épaisseur de laquelle sont pratiquées des fentes étroites et longues, par lesquelles on voit scintiller l'eau : c'est, paraît‑il, l'invention la plus moderne trouvée pour briser la furie de la mer.

— La Baltique est‑elle donc si méchante ?

— Les tempêtes y sont rares, mais terribles. Venant de l'ouest avec une rapidité foudroyante, elles s'apaisent tout aussi brusquement, non sans avoir fait courir à la navigation des dangers  p174 d'autant plus redoutables que les côtes se montrent très inhospitalières.

En effet la rive, derrière nous, se représenterait assez bien par deux traits linéaires : un trait jaune pâle figurant de plates grèves sablonneuses, surmonté dans toute sa longueur par le trait noir des pins serrés. Assez loin dans le nord, une boursouflure mal distincte gonfle son dos vert sombre : c'est, à Palanga, la colline de Biruté, — Biruté la belle vestale qu'enleva, du temple bâti sur ce mamelon, le grand-duc Keistutis.

A nos pieds ronronne la Baltique ; ses lames font tanguer assez fortement notre yacht. Elles sont grises, reflétant en somme la coupole du ciel. N'importe ! Je trouve à ce paysage marin une mélancolie telle que n'en revêt point l'Atlantique, même par ses jours de maussaderie…

Ce qui accroît cette impression, c'est la nudité de cette mer, si déserte aux abords du grand port. Aucun mouvement de navires, nul papillotage de voiles de pêcheurs ; nous croisons seulement quelques canots, manœuvrés chacun par deux hommes ramant avec effort, car la houle, très brisée, s'est faite plus creuse, et le câble qu'ils traînent, pour remorquer un filet, est agité de secousses. J'avise une vedette grise, ressemblant à nos chasseurs de sous-marins.

— C'est maintenant l'un de nos pilotes, m'explique le directeur du port. Pendant la guerre, ces vedettes, sous pavillon allemand, mouillèrent des mines devant les passes. Après l'armistice,  p175 elles durent enlever leurs engins elles-mêmes, sous la surveillance britannique.

Un coup de barre, qui nous jette assez brusquement le nez dans la plume, met le Blek cap à terre. La ville bientôt apparaît : très importante, elle est aujourd'hui d'une tonalité générale sombre, le soleil ne lui faisant pas la grâce d'un sourire ; les cheminées d'usines s'y montrent nombreuses, gage et présage de la prospérité que la Lithuanie saura rendre à son port.

J'ai fantaisie de voir, avant que de rentrer à Klaipéda, la vieille citadelle, maintenant désaffectée, dont maintes fois les boulets ont arrêté Russes et Suédois. On accoste un appontement de bois noirci, solidement assis sur des madriers respectables, mais point neufs ; et nous voilà partis, par une jolie route ombreuse, à la découverte de la forteresse. Entièrement dissimulée derrière un rideau d'arbres, elle est, de plus, bâtie dans un repli de terrain. C'est, sous un toit couvert d'une végétation folle, une demi-lune demi‑circulaire, ce qui établit son époque. On dirait d'une grosse tour, étalée et courtaude, qui a un air hilare, à cause du rouge, demeuré vif depuis quatre siècles, des briques dont elle est construite.

Le bâtiment principal a conservé figure imposante avec ses multiples meurtrières devenues inoffensives ; le plafond voûté du premier et unique étage est hérissé de crochets qui, conjuguant leur effort avec celui des anneaux encastrés dans les murs, permettaient de hisser  p176 sans trop de difficulté les charges de grenades et de boulets.

Ce sont là souvenirs du vieux temps ; aujourd'hui, des hirondelles ont confié aux crocs revêches la charge légère de leurs nids ; et des becs affamés se tendent vers les visiteurs, en une aigrelette symphonie de piaillements.

Nous gagnons une des plates-formes maçonnées qui, en haut du talus, supportaient les canons ; là, un appareil se dresse, dont les bras indiquent, sur des cercles gradués, la force et la direction du vent. Les marins sont de la sorte avertis des tempêtes menaçantes : ainsi les engins de mort ont été remplacés par des appareils de protection.

Nous ne quitterons pas Klaipéda sans avoir parcouru la ville, dont, jusqu'alors, nous ne connaissons que la côte maritime. Une première remarque : la police porte une autre tenue qu'a Kaunas.

— La souveraineté de la Lithuanie a été reconnue sur le territoire de Klaipéda, me rappelle T…, mais la convention du 8 mai 1924 a réglé l'autonomie de ce territoire aux points de vue administratif, judiciaire, législatif et financier. Sous un gouverneur lithuanien fonctionne un organisme très compliqué… Il y a ici un Directoire local, une Chambre des représentants, des Assemblées de communes et de cercles… que sais‑je encore ?

Nous parcourons les faubourgs, construits de jolies maisons lithuaniennes couvertes en tuiles,  p177 précédées d'une véranda à petits carreaux et rideaux clairs ; par contre, dans l'intérieur de la ville, les maisons de briques sont lourdes et cossues, et les rues, larges, nettes, sont parcourues par une population visiblement importée, pour une grande part, de la Prusse occidentale voisine.


[Une grande ville s'étale à perte de vue ; au premier plan plusieurs grandes maisons à un ou deux étages, aux toits à deux pentes comme toutes celles s'étendant vers l'horizon. Au loin l'on distingue plusieurs tours ou clochers, dont se signale particulièrement une grande église à une seule flèche.]
Vue générale de Klaipéda (Memel)

Les Allemands de Klaipéda en effet sont, non pas des indigènes de tout temps fixés sur ce rivage, mais des immigrés, des hommes d'affaires, de négoce, venus s'établir dans la ville, leur sens pratique ayant estimé qu'il y avait gros à gagner par l'exploitation méthodique du seul port de la Baltique que l'hiver laisse libre de glace. Ces produits de la Kultur n'ont pas accepté avec plaisir de passer sous une domination étrangère, et l'on peut croire qu'ils le font voir. Quand un Allemand se mêle d'être hargneux, on imagine difficilement, si l'on n'a été favorisé du spectacle, à quel point est rogue sa face carrée, couronnée du feutre vert qu'orne, dépassant le ruban par derrière, la touffe raide des poils de son blaireau.

Il y aurait lieu, évidemment, de mater ces représentants attardés d'un germanisme qui avait fait tache sur la région. La Lithuanie a l'esprit de reconnaître que l'appui moral d'une grande nation lui est nécessaire pour y parvenir, et pour mettre en pleine valeur les moyens d'un peuple longtemps courbé sous le joug russe : elle appelle à l'aide la France et son flambeau. La France répondra-t‑elle ?


[HTML 4.01 valide.]

Page mise à jour le 13 janv 25

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