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XXI

Cette page reproduit un chapitre de
Sous le ciel pâle de Lithuanie

de Jean Mauclère

Librairie Plon
Paris, 1926

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me la signaler !

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XXIII
 p178 

[Bandeau décoratif : Sur un fond fortement stylisé et impressionniste de saules surtout, se dégagent huit hauts étendards sculptés en formes étranges, dont la plupart semblent comporter une lanterne ; le premier à gauche est tout simplement une croix.]

XXII

La sainte Samogitie, terre des croix

De Klaipéda à Palanga, c'est, par une bonne route, une étape banale de vingt kilomètres. N'est‑il pas beaucoup plus pittoresque d'en parcourir cent quatre-vingts, pour remonter jusqu'à Telsiaï, cœur de la Samogitie, la plus curieuse des provinces lithuaniennes, et le berceau de mon ami T… ?

Sur le chemin qui nous y mène, nous retrouvons à Gargzdaï l'ancienne frontière germano-russe. La différence entre les deux civilisations qui se sont affrontées ici est réellement saisissante. Côté allemand, belles routes, maisons de briques et de maçonnerie coiffées de tuiles, fleurs aux fenêtres et hauts pignons, le tout donnant une impression d'ordre et de confort, presque de richesse. Côté russe, chaussées défoncées,  p179 logis de troncs d'arbres, marchés mêlant dans la confusion la plus intime les bêtes et les gens. L'avantage évidemment n'est pas au second ; mais elle est si intéressante avec son clocher de bois, la vieille église de Gargzdaï, qu'à peine s'aperçoit‑on combien elle est primitive. Et puis, pour moderniser comme il convient ce pays, sans lui enlever son caractère, il faut faire confiance au Vytis lithuanien ; nous le voyons déjà caracoler sur les murs d'une poste toute neuve.

Dès après que nous avons franchi la Minija, sans avoir vu du reste la couleur de ses eaux, la rivière disparaissant sous une nappe de bois flotté, ce caractère se révèle très différent du reste de la Lithuanie.

— C'est bien plus mystérieux, disait T… ; ce mot m'avait surpris, la justesse m'en apparaît maintenant.

Plus sombre, parce que les forêts se multiplient, le paysage est aussi plus intime, borné qu'il est à tout moment par des futaies ne laissant pas entre elles les longues perspectives aperçues des collines dominant le Niémen. Les villages sont rares, on ne voit guère que des fermes isolées, semant leurs bâtiments dans l'étroit domaine conquis sur la forêt. Ces exploitations sont presque exclusivement en pâturages, et l'approche de la voiture fait fuir un nombreux bétail, vaches, moutons, oies, et chevaux à la nerveuse souplesse.

L'attention ravie du passant est tôt captivée  p180 par la multitude des croix et des chapelles ; chaque jardin dans les hameaux, chaque pré, chaque chemin voit s'en dresser une, et rien n'est plus artistique que leur infinie variété.


[Trois photographies distinctes, verticales. Dans chacune, sur un fond d'arbres, se détache une croix sculptée en bois. Celle à gauche comporte une niche avec un crucifix, encadré de deux lances posées diagonalement, et le point de croisement est entouré d'une sorte de gloire à huit rayons. Celle du milieu s'élève sur une sorte d'excrescence que l'on distingue mal. Celle à droite est à peine une croix, étant formée d'un montant coiffé d'un grand disque circulaire d'où émanent quatre petites sortes de tentacules ou crochets, dont les deux supérieurs sont recourbés vers le haut, et les deux inférieurs vers le bas. Le sommet du disque est surmonté d'une petite croix grecque.]
Les croix de la Samogitie sculptées au couteau par les paysans

— Les Lithuaniens, remarque T…, avaient coutume de planter des stèles de bois sur les tombes de leurs morts, non à la tête, mais aux pieds. Ces monuments rustiques étaient en chêne pour les hommes, en tilleul ou sapin pour les femmes. Primitivement, les stèles furent chargés d'ornements divers, cœurs, têtes de chevaux, fleurs : c'est l'époque païenne. Quand notre pays se christianise, les stèles prirent un semblant d'allure chrétienne ; à la décoration païenne on ajouta des croix : le tout se couvrit d'un toit à deux pentes. Ce modèle appelait les chapelles.

Cependant l'auto roule aux allées d'un musée véritable ; voici les croix ornementées de symboles chrétiens et de dessins géométriques découpant le bois en cercles, grecques, spirales ou dents de scie fleuronnées, tout cela taillé au couteau. De ces calvaires, dont certains subsistent veufs de leur Christ, beaucoup sont auréolés, soit de rayons figurant un naïf soleil, soit des instruments de la Passion. Et les croix qui brandissent, au bout de leurs bras immenses, des clochettes ou des grelots sculptés, sont les aïeules ; elles ont emprunté cette décoration aux monuments du paganisme qui régna ici jusqu'à la fin du quatorzième siècle.


[Trois photographies distinctes, verticales. Dans chacune, dans deux cas sur un fond d'arbres, se détache une croix sculptée en bois. Celle à gauche comporte au point de croisement une niche arquée en plein centre, au centre de laquelle on distingue une statue d'un personnage en pied. Celle du milieu comporte une très petite niche voûtée au point de croisement, mais se distingue surtout par un grand disque circulaire, finement travaillé en une sorte de dentelle ou filigrane de bois, derrière les bras de la croix. Celle à droite est à peine une croix, étant formée d'un simple montant interrompu par deux sortes de toitures : de loin on semblerait voir une croix à deux bras, type croix de Lorraine.]
La sainte Samogitie. Près de chaque maison se dresse une croix

Les chapelles sont peut-être plus curieuses  p181 encore ; au sommet de leur piédestal, souvent incliné par les ans et les bourrasques, on croirait voir des lanternes, plus larges en haut qu'en bas, garnies de bois découpé en dentelles. Elles abritent, parfois sur deux étages, de saints personnages informes, mais si intéressants par le gout inné qu'ils révèlent chez ce peuple ! Des statuettes moins anciennes nous montrent des Vierges naïvement coloriées, des saints Nicolas mitrés à la barbe opulente. Toute cette légende dorée, à qui le vent a parfois imposé des attitudes dont l'inattendu est scrupuleusement respecté, regarde passer le voyageur qu'elle bénit d'un geste gauche, mais inépuisablement protecteur.

T…, que la joie transfigure, depuis qu'il est « chez lui ». me fait remarquer la clôture caractéristique bordant, au long de la route, les champs samogitiens. Des pieux enfoncés verticalement sont reliés par de grosses branches obliques, nouées, de place en place, au moyen de ramilles dont la verdure a jauni. Il serait facile, en s'élevant sur ces échelons, de pénétrer dans les champs ; mais chacun sait qu'il n'y a pas de voleurs en Samogitie… Rien que de braves gens, comme cette famille s'appliquant devant nous à réparer le tronçon de route dont l'entretien lui incombe, d'après les petites bornes numérotées déroulant leur chapelet irrégulier ; — chaque propriétaire a la charge d'une longueur proportionnée à la contenance de ses terres, au long de l'accotement herbu.

 p182  — Savez‑vous, me dit T… tout à coup, quel procédé les Allemands, voilà dix ans, avaient trouvé pour devenir les maîtres, non seulement de notre pays, mais encore de notre sol ? Ils faisaient cultiver les domaines dont les propriétaires s'étaient retirés devant l'invasion ; à ce travail, ils employaient des lithuaniens, et surtout des prisonniers français et belges. Ces malheureux recevaient un salaire de quelques sous par jour : ils n'auraient pu vivre sans le secours de nos paysans. Quelle que fût l'économie de cette méthode, l'ennemi établissait des notes d'entretien formidables, se montant, lorsque les envahisseurs quittèrent le pays, jusqu'à trois cent mille francs pour un seul domaine. Ils comptaient, la paix faite, présenter ces mémoires aux propriétaires : ceux qui n'auraient pu régler immédiatement ces comptes fantaisistes — et ils auraient été légion — se seraient vus dépouiller de la totalité de leurs biens, destinés à être partagés entre des colons militaires allemands. Très ingénieux, n'est-ce pas ?

Ainsi devisant, nous arrivons à Plungé, cœur des domaines du prince Oginski. C'est une grosse bourgade dont les rues — ô merveille ! — sont bordées de trottoirs en planches, et que domine, sur un pilier érigé au milieu de la grand'place, un saint Florian d'ancienne facture, éteignant l'incendie qui dévore une maisonnette grande comme cela. Auprès, arrêtée dans sa construction, une église en briques aux vastes  p183 proportions, pour laquelle le prince Oginski, avant la guerre, avait donné 25 000 roubles.

Le curé, ancien aumônier de la garde impériale russe, porte avec distinction les insignes de prélat de la maison du pape. Grand ami de notre France, qu'il visita jadis, il se montre heureux de confier ses soucis à un Français :

— La paroisse devait donner 30 000 roubles pour son église, et assurer le transport des matériaux. Qui, maintenant, achèvera la construction ? Les faillites des fonds russes et allemands ont réduit à rien les ressources du village, et la famille Oginski ne possède plus le domaine.

Nous arrivons au château, logis vide, corps sans âme. C'est d'ailleurs un joli bâtiment, grand et clair, construit au siècle dernier sous terrasses italiennes. Ces toitures plates ne sont pratiques, aux pays du Nord, que lorsque de nombreux serviteurs se tiennent toujours prêts à balayer la neige dont les chutes sont si fréquentes. Son poids sur une aussi large surface fatiguerait rapidement le toit, et les infiltrations, au dégel, gâteraient les plafonds.

Les appartements paraissaient plus vastes d'être veufs de leurs portes en chêne sculpté ; plus tristes d'avoir perdu leurs dallages de marbre : les Allemands sont passés ici… Le prélat soupire ; puis :

— Le château commandait un domaine de quatre mille hectares. Ces propriétés n'étaient pas des biens de famille, mais des domaines  p184 grevés de diverses servitudes. Elles ont fait retour à l'État, comme le voulait la loi lithuanienne.

— Vous avez donc, monsieur le curé, une récente loi agraire ?

— Une réforme qui s'est accomplie en Lithuanie suivant les grandes lignes d'un plan adopté par tous les États de l'Europe orientale, plus ou moins menacés par la puissante propagande agraire de la Soviétie voisine. Elle a, d'ailleurs, été appliquée, dans des conditions identiques, aux propriétés lithuaniennes et aux domaines polonais.

« Dans ce château, un gymnase a été installé. La Russie n'avait aucun souci de l'instruction de notre peuple. Un des premiers soins du gouvernement de Kaunas a été de multiplier les établissements d'instruction pour permettre à la nouvelle génération de rattraper ses distances. Je dois dire que les résultats obtenus sont des plus encourageants.

Un dernier regard aux murailles inachevées de l'église, élevant vers le ciel la tristesse de leur geste incomplet, et nous nous éloignons vers Telsiaï. Dans le soir gris qui bruine, la nature est âpre et mélancolique. Les pins bornant tôt la vue, et dont la fourrure noire est perlée d'eau, ajoutent à l'austérité du décor. On a l'impression qu'en hiver cette région doit être fort rude, et T… ne nous étonne point quand il murmure d'une voix qui émane des profondeurs du passé :

 p185  — Combien de fois l'ai‑je parcourue, cette route, en traîneau ! Elle est mauvaise  ; le cheval avait peine à gravir les pentes gelées. Mon père m'empaquetait dans des couvertures, et, malgré cela, j'étais transi au point de ne pouvoir faire un mouvement. Quand nous arrivions au collège de Telsiaï, le thermomètre était contracté autour de vingt degrés Réaumur.⁠a

Vingt Réaumur !… On m'a parlé de vingt‑cinq ailleurs… sauf l'hiver 1924‑25, qui fut humide et tempéré comme nos derniers hivers d'Occident. Voilà qui justifie les fenêtres doubles et les poêles géants, et les bûches emplissant les hangars de leur prévoyant entassement.

En ce soir de 3 juillet, la brume est presque froide, nous avons hâte d'atteindre Telsiaï apparaissant à l'horizon. La ville, vraiment, a belle apparence, assise sur une colline, autour de son clocher. En bas du coteau, un vaste lac sertit son améthyste dans les plans sombres du crépuscule. L'effet est charmant, de cette eau assoupie qui conserve encore en ses profondeurs un reflet, un souvenir du jour en fuite ; sous cette agréable impression, nous entrons au monastère, car c'est dans un couvent que nous passerons la nuit.

Dans un cloître, qui mieux est. Un cloître de bernardins devenu presbytère ; dans les salles voûtées, des pièces ont été aménagées, dont l'ensemble forme de vastes appartements, n'occupant qu'un coin du vieux moustier. Dans ma chambre un bureau se loge aisément entre deux  p186 piliers médiévaux soutenant une nef épaisse comme un plafond de citadelle ; sur ce bureau, une ampoule électrique fait étinceler des récepteurs.

Le téléphone sous la vieille voûte, c'est l'une des visions frappantes que le voyageur emportera de la Lithuanie. Oh ! ce n'est point que me tente le contraste, d'un effet trop facile pour présenter la moindre valeur d'art. Si je vois dans le rapprochement inattendu de l'arc roman et du téléphone un symbole à souligner, c'est parce qu'après cinq semaines de voyage d'études dans le région balte, le rapprochement me paraît tout a fait emblématique de ce pays.

Réapparue depuis sept années sur les cartes d'Europe, cette nation possède une des plus belles histoires : grands-ducs régnant de la Baltique à la mer Noire, chevauchées épiques, luttes qui sauvèrent l'Europe des Tartares, — rien ne manque à la vieille gloire de la Lithuanie. Le peuple en a conscience, il vit avec ses héros, il les révère et mêle à son existence, avec leur souvenir, les témoins du passé. Force précieuse pour une nation.

Mais il faut vivre dans le présent. Le téléphone, la force électrique, tendent leurs réseaux sur les campagnes. L'auto qui nous emporte par monts et par vaux franchit souvent un pont nouvellement construit, une route en réfection, une voie ferrée exploitée depuis peu. Si j'avais à faire le portrait de la Lithuanie, je  p187 la représenterais, en croupe du vieux chevalier de son blason, sous les traits d'une vierge blonde couronnée de rùta, foudres électriques au poing. Nul doute que le Vytis n'entraîne vite et loin ce petit pays très moderne, appuyé sur ces souvenirs.


Note de Thayer :

a 20°R = 25C. Ici, évidemment, moins 25C.


[HTML 4.01 valide.]

Page mise à jour le 13 janv 25

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