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XXII

Cette page reproduit un chapitre de
Sous le ciel pâle de Lithuanie

de Jean Mauclère

Librairie Plon
Paris, 1926

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me la signaler !

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XXIV
 p188 

[Bandeau décoratif : Dans une forêt sombre, un homme à cheval, qui semble scruter le bois à la recherche de quelquechose ; le cheval broute paisiblement.]

XXIII

La merveilleuse forêt des Choiseul

Un fort intéressant spécimen de l'art baroque, perdu dans la campagne, telle est l'église de Telsiaï, dont l'extérieur massif n'annonçait pas les beautés intérieures. Un retable très soigné, comme il est habituel dans la région, encadre le maître-autel ; à la tribune nous trouvons, disposition imprévue, une chapelle dédiée à saint Antoine, dont la robe monastique est tout orfévrie d'argent.

— La dévotion au bienheureux de Padoue, me fait remarquer le curé, est fort ancienne en nos contrées, et le nom d'Antoine y est communément répandu. Ne peut‑on penser que les artistes et artisans venus d'Italie à l'appel des Pac ont apporté chez nous leurs dévotions particulières ?

Passant devant le crucifix, toujours à la porte de l'église, auprès du bénitier, afin que les fidèles  p189 puissent le baiser en entrant, nous gagnons le clocher. Quand nous avons gravi la vis de briques, et poussé, à grand'peine, un volet dont les gonds rouillés entendaient résister à tant d'audace, un admirable panorama récompense nos efforts.

A nos pieds, la ville mêle, dans la gaieté blonde du jour tout neuf, ses maisons basses guillochées comme des jouets, aux briques éclatantes des bâtiments officiels. Voici le « séminaire » des instituteurs, lesquels sont parfaitement laïques ; voici, dans la vallée, la houle des toits qui se coulent, épousant les caprices du sol, jusqu'à l'église orthodoxe, souvenir de la domination russe, et jusqu'au lac étendant son bleu miroir loin sur la droite. Le paysage meurt dans une ligne de collines estompées par la brume.

— Là-bas, me dit T… d'une voix changée, en me montrant un point que je m'avoue incapable de distinguer, c'est Andriejavas, mon village natal. En 1915, de Telsiaï, je l'ai vu qui brûlait, car les colonnes allemandes parcouraient nos campagnes la torche au poing. Après trois jours d'angoisse, j'ai pu partir à cheval vers la propriété de mes parents. Je les ai retrouvés sains et saufs : la forêt les avait cachés.

Rendons visite au lac, si clair dans le clair soleil, et au-dessus duquel planent des corneilles grises à ailes noires, flottant au gré du vent. Tant de calme donne à l'onde un attrayant mystère. Je m'informe :

 p190  — N'existe-t‑il pas, autour de cette nappe rêveuse, une légende comme en chante la brise sur nos vieux lacs d'Auvergne ?

— Une tradition commune à tous les lacs de Samogitie veut qu'ils aient été formés de nuages voguant au-dessus de la terre, et venant s'y poser dès qu'on les appelait par leur nom. Quand, ombrant cette prairie, apparut une nuée hésitant à s'abaisser, la population accourut en criant les noms les plus divers… mais le nuage ne descendait point. Dans la foule se trouvait un tailleur, sorti de chez lui en hâte, son mètre en ruban sur le cou. « Qu'est cela, bonhomme ? demanda un garçonnet. — Mastas (mesure), » répondit l'artisan. Aussitôt, dans un grand fracas, le nuage se posa sur la plaine…

La légende est naïve, elle perd peut-être, ici rapporté, la couleur que je lui avais trouvée, par ce matin lumineux, au fond de la Samogitie. Telle quelle, je la note : on n'a pas la complète vision d'un peuple sans les vieux contes où se plaisent les grand'mères.

Et nous voilà partis vers Palanga, perle de la Baltique, disent les Lithuaniens. La route, très mouvementée, semble parfois s'arrêter en plein champ, ou buter dans un taillis, tant elle descend raide ou tant elle tourne court. Au loin, les maisons de bois noirci par les intempéries figurent, au milieu des prairies, des bibelots avec soin déposés dans des pièces de velours. Et nous roulons parmi des paysages évocateurs  p191 du passé : cette muraille de pins qui entoure et cache un lac, c'est sous le discret abri de ses ramures que les patriotes, vers la fin du régime russe, tenaient les réunions où se préparaient les libertés de la Lithuanie. Ce tumulus, c'est sur les cendres d'un guerrier tué en combattant les Suédois qu'il s'élève.

— Il s'appelait Dziugas. Quand son épée fut brisée, il arracha des arbres, pour combattre encore, jusqu'à son dernier souffle. Aussi entretient‑on des pins sur sa tombe.

N'est-ce pas un vent d'épopée qui agite les cimes sombres, et ce héros balte, digne de la Légende des Siècles, n'est‑il pas frère de notre Roland ?

…Il me suffit

De ce bâton. — Il dit, et déracine un chêne.

Nous volons sur la route blanche ; la forêt vient à nous. Elle accourt, nous accueille, nous enveloppe de ses bras caressants. Pendant des lieues, nous allons, infimes, troubler la majesté de ses profondeurs, et si émouvante sera la grandeur du spectacle que les souvenirs épiques nous fuient.

Au long d'un chemin forestier juste assez large pour notre auto, nous avançons lentement. Dieu veuille qu'aucune voiture ne cherche à nos croiser !… mais la circulation est nulle en ce domaine d'un Choiseul expatrié.⁠a Les pins dressent à quarante mètres de hauteur leurs fronts orgueilleux, il s'épand de leur voûte  p192 un recueillement comparable a celui qui flotte aux nefs des cathédrales. Parfois un rais de soleil glisse entre les fûts ; il caresse l'écorce brune qui prend des tons variés, suivant les divers plans où se poursuivent les jeux de l'ombre et de la lumière. Des sapins s'unissent aux pins, ils tendent, comme des doigts jeunes, vers le passant, leurs pousses tendres du dernier printemps. Et de chaque côté, jusqu'à l'horizon indéfini où se marient les roux des troncs et les verts des feuillages, c'est la mystérieuse profondeur de la sylve solitaire, éclaircie par le miroitement du soleil, se coulant entre les arbres par larges flaques d'or vivant. Une brise légère s'élève, que saluent pins et mélèzes ; les branches flexibles ondulent : tout bas le vent murmure aux pins des choses… des choses…

Un semis de lacs, au sortir de cette futaie telle que n'en connaît point notre France, élargit le paysage sans beaucoup l'éclaircir. L'un reflète les pins dont il est si étroitement bordé que son eau apparaît noire, comme si elle cachait d'insondables abîmes ; l'autre est couvert d'îles boisées lui donnant un air sévère. Et nous rentrons dans le monde habité par le bourg de Salantaï, dont le curé nous donne d'intéressants détails sur la vie religieuse dans les campagnes lithuaniennes :

— Ma paroisse compte neuf mille cinq cents âmes, réparties en quarante-trois villages, souvent composé de quelques feux seulement, et dont l'un est situé fort loin de l'église, à quelque  p193 dix-sept kilomètres. Pour faire face à ce ministère, nous ne sommes que trois ecclésiastiques, dont un vieillard : nous ne pouvons assurer le service religieux que dans le bourg. Quand il y a un malade dans un hameau, on vient chercher le prêtre avec la voiture de la ferme : c'est la carriole qui sert aussi pour conduire les paysans à la messe le dimanche. Les membres d'une même famille ne peuvent venir à l'office que chacun à leur tour, pour ne pas laisser le bétail sans garde ; les paysans sont nombreux qui ne peuvent avoir la messe que toutes les trois, quatre semaines, ou plus.

Où donc ai‑je entendu parler d'une organisation analogue ?… Je me souviens : c'est Maria Chapdelaine et ses compatriotes de l'Ouest sauvage, pour qui l'assistance à l'office divin est un voyage aussi. Et j'imagine que le traîneau qui glisse vers Salantaï en hiver, est frère de celui qui serpente aux plaines glacées du Canada.

Mais la comparaison s'arrête là, car je ne pense pas que les bourgs de la province de Québec se puissent enorgueillir d'une église aussi belle que celle dont les clochers de briques s'érigent ici, au bout d'une rue bruissante de chevaux et de charrettes, et bordée de krautuvés (boutiques) juives. C'est un édifice néo-gothique, œuvre d'un architecte suédois. Les trois hautes voûtes sont d'un style très pur ; derrière  p194 le maître-autel, un retable de bel effet présente trois étages de tableaux surmontés de clochetons et de pinacles, en bois travaillé relevé de filets d'or. Une Vierge damasquinée d'argent fait étinceler, dans ce sanctuaire d'une campagne septentrionale, les splendeurs où se plaisaient les orfèvres italiens du dix-huitième siècle.

… Maintenant, à travers une plaine peu boisée, nous courons vers la mer ; la carte l'indique prochaine, derrière ces collines crêtées de pins. Au passage, le désir me prend de voir l'intérieur d'une de ces maisons paysannes semées par les champs.


[Une petite maison carrée en troncs d'arbres, à peine plus qu'une cabane, avec sa toiture en chaume ; une seule porte visible, pas de fenêtres. Presque accolée, une palissade très rustique en osier ou en petites branches d'arbre. Une femme en fanchon est assise au coin de la maison.]
Maison de paysans dans la campagne

Nous entrons dans un pauvre logis dont le sol en terre battue ne se différencie pas des aires où viennent picorer les poules de nos fermes. La cuisine possède une large hotte destinée à recevoir la fumée du bois qui cuit les repas ; dans la chambre voisine, un châlit soutenant une paillasse occupe chaque coin.

— La caractéristique de nos maisons paysannes, observe T…, c'est la multiplicité des bâtiments qui les composent. Ainsi, les femmes, même dans un logis aussi humble que celui‑ci, se plaisent à travailler sous un autre toit que celui où l'on dort. Voyez plutôt.


[Deux maisonnettes dont le toit à deux pentes assez raides descend presque au sol. Celle à gauche est plus grande et comporte un petit étage dont se distingue une paire de fenêtres, ainsi qu'une véranda au rez-de-chaussée. Au premier plan, en profil, un homme suit une charrue rudimentaire que mène paisiblement un cheval guidé par une femme en fanchon ; derrière eux, nous faisant face, quelque peu en retrait, un homme et une femme, debout, nous regardent. ]
Une ferme isolée sème ses bâtiments pittoresques

En effet, à quelques mètres de la première, s'élève une autre construction, divisée en deux pièces aussi. Dans l'une, un dévidoir chargé d'écheveaux ; une manivelle peut le mettre en branle. Dans l'autre, un métier à tisser. Une  p195 gentille blonde me présente les travaux exécutés à la maison : je vois des nappes damassées d'un joli dessin, privées de finesse, mais inusables à coup sûr. Plus d'une Parisienne souhaiterait de posséder en ses armoires quelque pièce de cette toile saine à l'œil, loyale à l'usage. Les Lithuaniennes tissent ausi leur linge de corps et l'étoffe de leurs vêtements.

— Jusqu'à des tapis ! me montre T… avec complaisance.

Euh !… oui, jusqu'à des tapis. Celui‑ci a employé, paraît‑il, de la laine pour soixante litas ; avec le travail qu'il a coûté, s'il fallait l'acheter, il en vaudrait donc cent vingt, soit près de quatre cents de nos pauvres francs si dépréciés ; dans le pays même, ce n'est pas laid, et ne paraîtrait pas trop cher. C'est un ouvrage local ; mais on ne voit guère, en France, qu'un vestibule qui pourrait s'en orner. Une bande rouge, une bleue, une jaune… non, ce n'est pas joli ; bien que les couleurs soient franches, et le travail régulier. Mais ce doit être solide, solide !

Nous dépassons un bois de jeunes bouleaux ; quelques chênes, des saules ; la vieille sylve s'allège aux abords de la mer. Et voici Palanga.

L'impression première produite par la station balnéaire lithuanienne est celle d'un délicieux coin verdoyant que n'a pas encore formé — ou déformé — l'industrie des hommes. Les coquettes villas de bois découpé qui composent  p196 la petite ville sont semées sans ordre, avec un charmant abandon, au bord de rues d'ailleurs larges et bien tracées, ouvertes dans un bois. En sa forme actuelle, Palanga est un grand village de villégiature, mais un village présentant ce mélange d'art raffiné et de simplicité qui rend si précieuse et si reposante, pour un Occidental, la vie dans ces contrées. Ma chambre, au Grand Hôtel, ne comporte ni éclairage, ni chauffage mais le mobilier en est élégant. Pas de volets aux fenêtres, mais des fleurs au balcon. Et la terrasse, dominant un parc aux ombrages somptueux, achève de donner au voyageur la sensation douce d'avoir trouvé vraiment, après tenant de pérégrinations, l'Éden à Palanga.


Note de Thayer :

a Il s'agit de Marie-Gabriel de Choiseul-Gouffier, aristocrate français qui, fuyant la Révolution en 1792, alla s'installer en Russie, où il fut nommé Directeur de l'Académie des Arts et de la Bibliothèque Impériale. Le paysage traversé comprend des terres qui lui furent données en récompense par Catherine II de Russie.


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Page mise à jour le 13 janv 25

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