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La vie, à Kaunas, est réglée de façon inattendue. Les intellectuels travaillent en une seule séance quotidienne, de huit heures du matin à deux heures de l'après-midi. Ensuite, déjeuner, se prolongeant jusqu'à trois heures ou plus. Pour dîner, une tasse de thé, vers huit heures, chez soi ou au premier entr'acte du théâtre.
En conséquence, les visites aux personnages officiels commencent à onze heures du matin : c'est donc à ce moment que j'ai été offrir aux représentants de mon pays les compliments d'un écrivain français en voyage littéraire. De fait, je n'avais encore vu ni ministre ni consul ! C'était là négligence impardonnable.
M. Eybert, notre consul, m'accueille avec effusion :
— Un Français qui n'est pas commerçant, p24 à Kaunas ? Quel miracle ! Mais, en somme, que venez‑vous faire ici ?
— Me promener d'abord, avouai‑je sans fausse honte. Ensuite, voir si l'on ne pourrait développer en quelque façon les rapports intellectuels et littéraires entre la France et la Lithuanie.
Ce serait intéressant… Avez‑vous vu M. Padovani ?
C'est le délégué de France.1 Il possède en perfection la langue lithuanienne, ce qui est unique dans le corps diplomatique de Kaunas. Lui aussi m'encourage à des démarches, pour lesquelles ma personnalité d'ailleurs est fort mince.
Au retour, je rencontre T… Il m'aborde :
— Vous faites des voyages ? Je vous emmène !
— Où cela ?
Mon ami passe son bras sous le mien ; deux pas, et nous nous arrêtons devant un édifice avenant :
— Notre ministère des Affaires étrangères. Entrons.
Rien de plus coquet que cet immeuble. Vous criez au paradoxe : un ministère ne se doit‑il pas à lui-même de paraître toujours morose ? Dans nos vieux pays, sans doute ; mais la Lithuanie est toute neuve, son Quai d'Orsay l'est aussi.
— Vous comprenez, me dit T… en attendant notre tour d'audience, le ministre est un ami déterminé de la France. Il faut absolument que vous le voyiez.
p25 — Je n'ai aucun titre à cet honneur.
— Si fait : il serait inadmissible qu'un écrivain français fût venu chez nous sans avoir appris à connaître quelques‑uns de nos hommes politiques.
Un quart d'heure plus tard, le ministre, M. Carneckis, homme distingué, au visage encore affiné par une barbe florentine, m'assurait, en un anglais très pur, de la sympathie admirative que la Lithuanie nourrit pour la France.
Même note chez le directeur des Affaires politiques ; M. Balutis nous exprime le désir que son pays éprouve de voir s'intensifier les relations intellectuelles et littéraires entre nos deux nations. Ce vœu concorde trop bien avec mon programme personnel pour que je n'y applaudisse point ; mais la conversation demeure sur le terrain des banalités courtoises : ce sont là paroles vagues sur lesquelles on ne saurait bâtir. M. Balutis s'informant de mon itinéraire, je parle de Vilna. Il s'étonne :
— Ah ! Vous voulez aller à Vilna ?
— Sans doute. Il paraît qu'il y a là-bas certain ghetto…
— Il y a, aussi, les Polonais, suggère M. Balutis.
— Eh bien ? Les Polonais sont nos amis !
— Ils ne sont pas les amis de tout le monde… Si vous avez besoin de quelques renseignements, voyez donc M. Jonynas : il est très au courant de tout ce qui concerne Vilna.
Je me dirige vers le bureau de ce savant personnage. p26 M. Jonynas m'écoute, puis il me dit :
— C'est une excellente idée, de vouloir vous rendre à Vilna. Vous constaterez par vous-même quelles répercussions ont, sur la région, les difficultés actuelles… Mais comment irez‑vous là-bas ?
— Vilna est tout près d'ici, je crois… Quatre-vingt-dix kilomètres au plus ?
— A peu près.
— Soit une heure d'auto.
— Vous oubliez que nous avons rompu toutes relations avec la Pologne : la route est fermée.
— Si les chemins sont barrés…
Je voyais disparaître, derrière le rideau tendu par la vie entre nos rêves et la réalité, le fantôme pouilleux, mais tentateur, du ghetto inexploré. M. Jonynas atteignit une carte que ces doigts parcoururent à gestes vifs :
— Pour se rendre à Vilna, il faut emprunter le territoire de la Lettonie…
— Ne saurait‑on, dis‑je, rejoindre, à Dvinsk, l'express de Petrograd ?
— L'idée est excellente ! s'écrie T… Ainsi le trajet direct, de Kaunas à Vilna, ne se trouve plus multiplié que par neuf.
— Par neuf ! Je demeure songeur, et remets la décision à plus tard.
Comme je regagne l'hôtel en flânant par la Laisvès Aleja (boulevard de la Liberté), mon regard caresse au passage les vitrines descendant p27 presque jusqu'au sol.
Laisvès Aleja. Le Boulevard de la Liberté |
A hauteur de la main, protégeant les glaces, court une barre de cuivre. Voici des papirosaï (cigarettes), des galanterijos (joaillerie) ; ah ! des livres ! Je me penche et cherche des œuvres françaises. Elles sont rares, perdues au milieu de volumes lithuaniens, russes et allemands. J'entre. Le libraire finit par dénicher tels de ces ouvrages qui n'honorent point la littérature française. Je passe. J'ai le regret de constater que ses confrères ne sont pas mieux assortis. Décidément, il y a un effort à tenter dans ce sens.
*
* *
— Vous n'ignorez point, me dit T… que notre histoire est pleine des exploits des boyards lithuaniens, lesquels, tout ruisselants d'or et de pierreries, portaient de si beaux coups dans la bataille. C'étaient de rudes hommes, ne quittant guère leur selle armoriée, pas même pour siéger à la Diète d'État. Sans doute visiteriez‑vous avec intérêt le manoir de l'un d'eux ?
Et voilà comme quoi nous roulons en contournant le Niémen, qui bientôt fuit entre des sapinières. La route gravit des collines recouvertes, partout où elles ne portent pas l'altière couronne des frondaisons, d'une herbe courte aux reflets veloutés. Le fleuve, autrefois large comme un bras de mer, s'épandait par la plaine ; ces coteaux, dont la chair sablonneuse apparaît de place en place, sont ses alluvions.
Le Niémen fuit entre les sapinières |
p28 — Raudondvaris, remarque M. Raulinaïtis, qui nous accompagne, porte depuis cinq siècles son appellation de Château Rouge. Maintenant, on le pourrait nommer le Château Mort.
Au vrai, c'est dans une pleine solitude qu'à présent l'auto roule sous une merveilleuse futaie. Le parc de Raudondvaris, l'un des plus nobles de la Lithuanie, semble enfoncé pour jamais au mystérieux sommeil des choses abandonnées par les hommes. Désertes sont les allées ouvrant de magiques perspectives sous les voûtes où se marient les verts différents des sapins et des chênes : seuls y jouent, lutins se poursuivant au caprice de la brise, la lumière et les ombres, qui dansent, s'accrochent, sautillent, parmi les ramures étendues au-dessus de nos têtes. Déserte aussi, la cour seigneuriale, repoussant en demi-cercle, devant une longue façade Renaissance évidemment restaurée, les fûts d'arbres énormes, courtisans du castel endormi.
— Je vous présente les chiens de garde du comte Tiskevicius, fait M. Raulinaïtis, d'un air engageant.
Je regarde, je cherche… de molosses, point. Rien que, de chaque côté de la porte d'entrée, un long canon du dix-septième siècle, sculpté, guilloché comme l'éventail d'une marquise, ainsi qu'il était d'usage en ces temps où l'art et la grâce s'appliquaient à masquer le hideux visage de la guerre. Vers l'un de ces ancêtres, T… me conduit :
p29 — Asseyez‑vous là. Pour visiter le château, il y a un garde. Je cours…
Bientôt il ramène une manière de Cosaque. Ce fantôme d'un passé mort nous ouvre une première galerie ; et c'est parmi des fantômes encore que nous voici transportés.
Dans la salle où nous entrons ont été réunis, par les comtes Tiskevicius, leurs plus beaux trophées de chasse. Tout un peuple d'animaux naturalisés sont groupés ici. On voit, fixés dans des poses d'une hallucinante exactitude, des coqs de bruyère si noirs qu'ils en paraissent vernissés, leur bec robuste entr'ouvert, leur queue en éventail ; sur un roc, un aigle moucheté de gris et de blanc déploie sa géante envergure. Des têtes d'élans et de sangliers, les unes brunes, les autres noires, sont tournées vers le visiteur avec une obstination que rendraient inquiétante, à qui ne remarquerait point le secret de leur immobilité, les pointes aiguës des bois et la masse hargneuse des boutoirs. Et, pour compléter l'assemblée, des ours bruns à la fourrure épaisse, au masque tragique, affûtent sur de jeunes pins des griffes polies et tranchantes comme rasoirs. Sans doute, ce ne sont là que des bêtes, et même des dépouilles de bêtes ; pourtant on ne saurait visiter sans un petit émoi la galerie de chasse des Tiskevicius.
— Voulez‑vous voir la salle à manger d'honneur ? Elle contient de fort beaux buffets ornés de marbre vert.
En effet, de lourds buffets se dressent sur le p30 parquet incrusté d'arabesques ; mais il ne s'y trouve aucun autre meuble, pas plus que dans les pièces que nous visitons ensuite. Je m'en étonne, T… répond simplement :
— Le roi de Bavière aviat son grand quartier dans ce château. Alors, vous comprenez…
Certes oui, je comprends. Les allemands sont de grands déménageurs, et ce n'est pas seulement dans les albums d'Hansi qu'avec soin ils emportent les pendules. A Raudondvaris l'état-major bavarois n'a rien laissé, à moins qu'il n'ait détruit sur place : de hautes glaces Empire, trouées de balles de revolver, disent éloquemment les jeux favoris de MM. les officiers de la kultur. Je m'informe :
— Que pense le comte, devant un pareil désastre ?
— Il n'a pu ni en supporter la vue, ni tenter une restauration impossible. Il vit à Paris.
Cependant, dans leurs cadres solennels, les aïeux du boyard sont demeurés rivés à la vieille demeure, qu'ils ont vu, impuissants, saccager par l'ennemi. Les officiers du roi de Bavière ont respecté aussi le blason des Tiskevicius. Dans une bibliothèque vaste comme un appartement, le vieil écu érige ses émaux intacts : d'azur à un quartier de lune d'argent, accompagné en chef d'une étoile de même.
— Les armoiries ne se monnayent point, remarque T…, pas plus que la ferraille. Voyez donc ces merveilles !
Il me désigne, dans une vitrine, des éperons p31 plusieurs fois centenaires. Les molettes démesurées sont d'un primitif mais fort curieux travail : les unes figurent des roues a engrenages, les autres sont des étoiles de fer dardant des rayons aigus. Tous ces éperons sont d'un poids formidable. Ils furent chaussés par de rudes gaillards, compagnons, sans doute, de ce Vytautas le Grand, « souverain de tous les Lithuaniens et de beaucoup de Russes, » qui s'en allait, au siècle quinzième, poussant son cheval dans les flots de l'antique Pont-Euxin, en se proclamant Roi de la Mer.
Mais déjà le soleil baisse, baignant d'un or adouci les frondaisons du parc endormi dans ses souvenirs. Il faut rentrer à Kaunas.
— Par le chemin des écoliers ? propose mon ami.
Et nous revenons, dans le soir bleu, par les remparts désaffectés gravissant les collines qui entourent la ville. La route sinue, pittoresque, ombreuses, en lacets imprévus. Elle repasse, nonchalante, plus haut que les cimes des peupliers la bordant tout à l'heure. A peine voit‑on encore, de place en place, quelques réseaux de barbelés, des plaques de fer sur quoi s'agrafaient les haies militaires, au temps où Kaunas était Kovno, citadelle russe. Ces vestiges de la guerre sont une offense aux coteaux étagés. Les grands arbres, chênes, ormes ou tilleuls, escaladent les pentes, la brise murmure dans les feuillages, tout en bas miroite le Niémen, engourdi dans la paix vespérale. Nous gravissons la Colline p32 de Napoléon, d'où l'Empereur surveilla le défilé de ses légions ; puis, dans la vallée, nous passons devant une maison basse, sans caractère particulier, mais qu'ombrage un bouleau dressé comme une flamme de verdure argentée. On devine que cet humble logis, perdu dans la souriante nature, dut abriter les rêveries fécondes de quelque grand esprit. Religieusement, mon ami m'explique :
— Ici demeura longtemps Mickievicz, l'un des plus grands poètes, l'un des plus profonds penseurs de l'humanité.
La masion du poète Mickievicz aux environs de Kaunas |
— Ce professeur du Collège de France dont Renan disait qu'il était une sorte de géant lithuanien, plein de la sève primitive des grandes races au lendemain de leur réveil ?
— Mickievicz est une de nos gloires nationales les plus hautes. Il est né à Zaosie, en Lithuanie. Il écrivit en polonais : c'était la langue officielle de l'Université de Vilna, d'où il sortait. Mais jugez de ses sentiments par cette strophe :
O Lithuanie, ma patrie ! Tu es comme la santé ; Celui seulement qui t'a perdue sait combien il faut te chérir. Puisque aujourd'hui je languis après toi, je chante Ta beauté, qui m'apparaît dans toute sa splendeur. |
Dans les feuillages, mouraient les derniers froissements d'ailes des oiseaux regagnant leurs nids.
1 M. Padovani a été depuis lors envoyé à Tokio.
Les images comportant des bordures conduisent à des informations supplémentaires.
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Page mise à jour le 13 Jan 25