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III

Cette page reproduit un chapitre de
Sous le ciel pâle de Lithuanie

de Jean Mauclère

Librairie Plon
Paris, 1926

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me la signaler !

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V

Je tiens à souligner au lecteur de cette page que les attitudes qui y sont exprimées, inacceptables, ne sont pas les miennes, mais celles du document source ; elles reflètent l'époque et le parcours de l'auteur.

 p33 

[Bandeau décoratif : Sur un fond de nuages nocturnes, un homme et une femme, assis, vus de dos, contemplent le ciel devant eux où apparaît un bébé nimbé.]

IV

Le clergé et la question juive

Il n'y a ici que de fortes automobiles. J'ajouterai qu'il y en a peu. On roule parfaitement pendant des heures sans rencontrer d'autres véhicules que de rares charrettes paysannes attelées de chevaux aux traits expressifs, sans doute parce que leur bouche n'est pas déformée par le mors, rarement en usage dans les campagnes lithuaniennes.

On roule parfaitement… ai‑je dit. C'est une façon de parler, car les routes sont parfois très mauvaises. De la fondrière argileuse aux chemins ensablés, sans oublier les pavements de troncs d'arbres et les caniveaux, nous avons tout connu, tantôt grimpant des côtes quasi verticales, tantôt les descendant. Ceci en manière de préface à notre seconde grande tournée, qui devait nous emmener vers la région des lacs, dans le sud.

 p34  J'avais dit à T…, avant que d'établir ce programme :

— Cette question de l'expansion intellectuelle de la France chez vous me préoccupe for. Je voudrais voir quelques‑unes de vos personnalités littéraires…

Mon ami m'interrompit :

— Voir… oui… c'est un dîner qu'il faudrait. On parle d'affaires beaucoup mieux, quand on a passé deux heures ensemble autour d'une bonne table. M. Vailokaïtis, le directeur de la Banque de Lithuanie, compte vous réunir la semaine prochaine à nos intellectuels les plus éminents ; mais nous avons le temps de faire, avant, beaucoup de kilomètres.

Et nous fîmes, comme il disait, beaucoup de kilomètres. D'abord au long d'une route singulière, sur laquelle l'auto rebondissait avec l'aimable régularité d'un volant sur une raquette. Comme je m'étonnais, T… m'explique :

— Les Allemands l'ont pavée de bois : ils ont fait cela plus d'une fois chez nous.

— Pavée ? C'est sur des pavés de bois que nous sautons ainsi ?

— Non pas. Ils prenaient des arbres sur le côté de la route, et les débitaient en planches robustes, franchissant la chaussée d'un bord à l'autre. Le gaspillage fut effrayant, et dans quelque temps, quand les traverses seront complètement pourries, ce chemin sera devenu impraticable. Alors le gouvernement le fera réparer… D'ici là, nous serons passés.

 p35  Nous longeons le Niémen.


[Un large cours d'eau, dont nous voyons la rive à l'arrière plan : champs et bois.]
Le Niémen dans la région de Balberiskis

Devant le mur vivant d'une forêt de sapins, le fleuve scintillait, coulée d'émeraude au courant vif, dont la robe frémissante se trouait, sur les bords, de rochers isolés. Rien ne troublait la majesté du fleuve, aucun sillage n'y brodait sa traînée d'argent ; T…, à qui j'en fis la remarque, me répondit :

— Puisque nous avons rompu les relations avec la Pologne, le trafic du Niémen est gravement atteint. Cependant nous n'avons pas supprimé le flottage pour le bois abattu dans le territoire contesté. Les Polonais ont obtenu le transit de leurs trains, mais ceux‑ci doivent être accompagnés de personnels lithuaniens.

— Pas pratique, il me semble.

— Eh non ! C'est l'un des inconvénients sérieux d'une situation politique difficile.1

Le terrain devient brûlant… glissons, glissons ! Et admirons les chapelles appliquées, de place en place, aux troncs des plus beaux arbres.

Elles sont nombreuses, ces marques d'une piété naïve. Ce sont de petites boîtes vitrées, faites en bois découpé au couteau, généralement peintes de blanc et de bleu : à l'intérieur se dresse une statue de saint, ou une Vierge qui sourit aux champs de seigle ondoyant à ses pieds. Comme j'apprécie le pittoresque donné à la campagne par ces niches rustiques, T…  p36 me répond, avec, Dieu me pardonne ! un dédain à peine déguisé :

— Ce n'est rien, cela. Il faudra que vous voyiez ma Samogitie. Chaque ferme y a son calvaire, sa chapelle, ornés à miracle. Je vous montrerai tout cela.

Cependant la Vierge en prière a disparu derrière nous. Un clocher se silhouette au loin, et T… annonce :

— Jeznas, Jeznas et sa foire. C'est très caractéristique, je crois, une foire de chez nous.

En effet. Le village par lui-même est déjà fort pittoresque, avec sa rue bordée de maisons de bois dont plusieurs — les parduotuvés — boutiques primitives, portent sur des pancartes, à l'usage des gens qui ne savent pas lire, l'image coloriée des objets vendus à l'intérieur. Bientôt la rue s'évase, forme une place, devant une église dont le clocher montre encore les plaies qu'y ont creusées les obus allemands. Nous nous heurtons là à un inextricable fouillis d'hommes et d'animaux grouillant sur un espace fait pour contenir une… population dix fois moindre.


[Sur un fond de bâtiments à usage commercial de deux ou trois étages, puis à l'arrière-plan de quelques maisons aux toits à deux pentes, une grande place grouille de centaines de personnes, de charrettes, de chevaux. Il s'agit d'une foire de village en Lithuanie aux anneees 1920.]
Une foire de village

L'auto avance à grand'peine : si compacte est cette foule, égayée par les clairs skarelés des femmes, qu'on se demande comment notre chauffeur pourra s'y frayer un chemin. Pourtant, dans cet amalgame de chevaux qui s'affolent, d'enfants qui crient, d'hommes qui s'agitent, nous finissons par progresser. Les charrettes s'écartent on ne sait par quel prodige,  p37 laissant devant notre voiture un espace libre ; on nous salue, et nous passons.

L'assemblée est très lithuanienne : les femmes, pieds nus, s'enveloppent dans des châles à carreaux de couleurs vives, dont les franges leur tombent sur les reins ; les hommes, au teint coloré, aux faces larges et franches sont bottés jusqu'aux genoux. Par leurs têtes rasées, ils se distinguent des juifs aux longues mèches pendantes, peu nombreux sur le champ de foire. Les fils d'Abraham forment en ce pays des agglomérations importantes, mails ils se tiennent plutôt en dehors de la vie nationale.

De‑ci, de-là, le type classique du paysan se présente : visage au nez ample, aux yeux enfoncés, et portant sur ses traits cette expression d'indifférence placide particulière au moujick russe. J'en remarque un, marchandant un rouet de bois sculpté : ses jambes sont entourées de bandes tire-bouchonnantes, et, parce que nous sommes presque en été, il a retourné sa touloupe, dont le col se hérisse d'une floraison de fourrure :

— Cette région fut en partie colonisée par les Russes autrefois, m'apprend T… A la cour du tsar on poussait, de toutes les manières, nos grands propriétaires à s'endetter auprès des banques russes. Quand le crédit atteignait la valeur du domaine la banque, tranquillement, confisquait les biens. Elle cédait ensuite sa propriété nouvelle, par îlots restreints, à des Russes envoyés de l'intérieur, et qui payaient  p38 à tempérament. On devait ainsi nous enlever peu à peu la dernière chose qui nous restât : la terre.

— La dernière chose ? Que voulez‑vous dire ?

— Sous le régime russe, explique T…, les maîtres du pays avaient réglé comme suit le rôle social des quatre peuples vivant sur notre sol : aux Russes l'administration et la puissance politique ; aux Polonais, les carrières libérales et l'influence intellectuelle ; aux Juifs le commerce. Il restait aux Lithuaniens uniquement les champs. C'est pourquoi nous n'avons pour ainsi dire pas de bourgeoisie. Lors de la proclamation de l'indépendance, il a fallu créer de toutes pièces une classe dirigeante.

— Comment vous y êtes‑vous pris ?

— En réunissant les intellectuels que la persécution russe avait contraints de s'exiler, et qui s'étaient formés dans les universités étrangères, à Paris, Louvain, Fribourg, pour la plupart. L'élite de notre clergé a étudié au séminaire français de Rome.

La galopade anxieuse d'un poulain qui errait parmi les groupes, queue au vent, oreilles braquées, arracha mon ami à ces hautes considérations. Il contempla avec satisfaction — comme un terrien qu'il est, d'origine — les robes lustrées, les croupes arrondies du bétail pressé autour de nous. Et il me demanda, d'un ton où vibrait un légitime orgueil :

— Comment trouvez‑vous nos races ?

— Fort belles, fines et robustes tout ensemble.  p39 Vos chevaux sont particulièrement remarquables. Et votre cheptel semble en pleine prospérité.

— Il l'est maintenant, grâce à d'incessants efforts. Vous savez combien la guerre l'avait éprouvé ; actuellement, le nombre de nos animaux atteint, pour les chevaux, 505 000 ; pour la race bovine, 1 285 000 ; pour les ovidés, 1 413 000 ; pour les porcins, 1 697 000. Le développement est considérable en si peu de temps. Le gouvernement, il faut le reconnaître, favorise l'élevage par tous les moyens : achat de reproducteurs, primes, que sais‑je ? Déjà nous exportons annuellement près de 7 000 chevaux, 14 000 bovidés, 23 000 moutons. Et nous ferons bientôt mieux encore.

Tandis que je note ces chiffres, l'auto nous emporte loin de Jeznas. Dans la campagne autour de nous, les villages sont espacés ; les fermes se disséminent par la plaine, isolées ou en très petits groupes. Pas de clocher, sauf de loin en loin, tous les vingt‑cinq kilomètres peut-être. Je m'étonne :

— Comment se fait‑il qu'un pays catholique comme est le vôtre compte un aussi petit nombre d'églises ?

— Les Russes, schismatiques, auraient voulu voir leur religion s'établir parmi nous. Ils ont fait l'impossible, surtout avec Mouraviev le Pendeur, pour nous enlever notre foi, en même temps que notre langue. Quand notre peuple voulait construire une église catholique, il lui  p40 fallait solliciter l'autorisation personnelle du tsar. Celui‑ci, outré de voir toujours se dresser devant lui une religion qui faisait partie de notre patrimoine national, n'accordait que très difficilement l'autorisation demandée.

De fait, je n'ai pas vu de clocher bénir le labeur de la terre, jusqu'à Alytus, où nous devions déjeuner.

Nous passons un pittoresque pont de bois haut comme un viaduc, derrière le bec aigu de ses brise-glaces. Sur son étroit tablier, la voie ferrée enjambe le Niémen.


[Un haut viaduc en bois dont on voit une dizaine de pylônes de soutien. C'est le viaduc d'Alytus en Lithuanie en 1925.]
Le pont de bois d'Alytus

A l'entrée dans Alytus, mon regard, cherchant un hôtel, interroge les maisons, singulières avec leurs couvertures de zinc peintes en rouge.

— Dans nos bourgs lithuaniens, fait T…, il n'y a que des auberges, fréquentées seulement par les paysans, aux jours de marché. Les voyageurs descendent au presbytère.

Nous gagnons l'hospitalière maison, précédée d'une véranda garnie de jardinières où foisonnent des feuilles vertes que mon ignorance prend pour de la salade, et qui sont de jeunes pieds de tabac. La belle saison venue, ces plantes seront mises en pleine terre, à bonne exposition. Dans une grande pièce voisine, domine une bibliothèque bien garnie ; auprès, des fauteuils, un piano, auquel le téléphone fait vis-à-vis ; tapisseries et tentures donnent une note discrète, mais de large confort. Considérant l'harmonie paisible de cet intérieur, je fais un retour mélancolique sur la gêne où se débattent  p41 nos prêtres de campagne. L'abbé m'explique :

— En Lithuanie, à chaque presbytère est jointe une ferme dont les revenus font vivre le curé. Les fermiers qui soignent les terres tiennent de plus la maison du prêtre. Ici, nous avons un bien de sept hectares ; le desservant et ses vicaires peuvent ainsi mener une vie décente. La chose est très bien comprise au point de vue social : il n'est pas de misère que la cure ne puisse soulager, dans une certaine mesure tout au moins. L'influence du clergé en est puissamment accrue.

— N'est-ce pas, généralisé, le système de vos anciennes abbayes à bénéfice ? me demande le préfet.

Car des convives d'importance partagent avec nous la table du curé : le colonel commandant la garnison, en uniforme khaki, la barbe blonde coupée en carré, qui présente tout à fait le type des officiers russes — du temps qu'il y avait une Russie — et le préfet du district, géant à la voix douce, à la carrure athlétique. Ce dernier possède sur la région d'intéressantes lumières, je m'informe :

— Descendrez‑vous avec nous, monsieur le préfet, vers Sierijaï et les lacs ?

— Les difficultés administratives auxquelles je dois faire face ne me permettent pas de m'éloigner d'Alytus. A quelques kilomètres d'ici passe la ligne de démarcation entre la Pologne et nous. Dans bien des points, cette ligne laisse de notre côté les maisons des villageois, et fait  p42 passer leurs champs de l'autre côté, ou inversement ; d'où grande gêne pur ces malheureux.

T… s'est levé :

— Je voudrais vous montrer, me dit‑il, le monument élevé à la mémoire de Juozapavicius, le premier officier mort pour l'indépendance. Il fut tué le 14 février 1919 à Alytus, par les bolcheviks.

Nous nous rendons au cimetière entourant l'église, chose exceptionnelle en ces régions. Le monument est original, tout à fait apparié au génie de cette race, qui s'attache volontiers aux symboles. D'un entourage en fils de fer barbelés, flanqués d'obus réunis par des chaînes d'attelage de canons, jaillit une croix. Son pied s'entoure d'obus de petits calibres, elle-même est faite de douilles emboîtées ; le Christ qu'elle supporte s'auréole de cartouches : c'est bien, à l'abri des grands arbres, parmi les hautes croix étendant leurs bras moussus par-dessus le repos des morts, le monument qui convenait au héros tombé pour rompre le séculaire esclavage de sa patrie.

A travers une sombre sapinière, quelques dizaines de kilomètres nous amènent à Sierijaï. L'auto tangue par les rues défoncées, bordées de maisons mal alignées ; et nous voici, demandant l'hospitalité jusqu'au lendemain, dans un nouveau presbytère.

Tout de suite une réflexion m'échappe :

— J'ai remarqué, chemin faisant, bon  p43 nombre de figures caractéristiques de fils d'Abraham… sans parler des filles.

— Eh oui, monsieur, soupire le prêtre. Notre pays, comme toute l'Europe centrale, renferme beaucoup d'israélites ; 7,6 pour 100 du chiffre total de la population, répartis surtout dans les villes ; et cette colonie intérieure n'est pas sans nous occasionner parfois certaines difficultés. Au point que, dans le principe, nous avions un ministère des affaires juives. Puis on l'a jugé inutile : nos lois, très libérales, ne faisant aucune distinction entre les citoyens, chrétiens ou israélites.

— C'est ainsi en France.

— Précisément, nous avons pris modèle sur votre pays. Mais chez nos voisins, vous le verrez si vous allez en Pologne, le juif est généralement tenu pour paria. C'est un proverbe courant, continue le prêtre avec une indulgence amusée, que le juifs n'ont point d'âme, parce qu'ils s'entassent trop nombreux dans une voiture traînée par un seul cheval.

— Ce quadrupède, je crois, est entouré par vos paysans d'une réelle affection.

— Eh ! n'est‑il pas le compagnon, l'ami de l'homme ? Vous l'avez pu voir dans maintes de nos daïnos.

— Et au point de vue politique, quelle est l'attitude des Juifs ?

— Ils disent, et, Dieu me pardonne ! je crois qu'ils pensent, que quand l'univers sera bolchevisé, le Messie descendra sur la terre. Ils prévoient  p44 cette échéance dans un délai très rapproché, cinq ans, dix au plus. Aussi sont‑ils très favorables au bolchevisme, qui pourtant les persécute en Russie, comme les fidèles de toutes les religions.

— Quand les bolcheviks vous ont envahi, la population a‑t‑elle beaucoup souffert ?

— Non, moi seul, car j'ai eu l'honneur d'être pris comme otage par l'une des bandes de Lénine, en remplacement de mon évêque, alors malade. J'ai subi quelques misères… je ne regrette rien en somme : nos paysans, ayant ainsi vu le communisme à l'œuvre, ne risquent plus de se laisser contaminer par lui.

Le soleil couchant dore le front pâli du vieillard ; dans l'ombre douce du soir qui s'étend sur la campagne lasse, s'estompent les cruels souvenirs.


Note de l'auteur :

1 Le 27 janvier 1926 a été promulgué un règlement qui, pour tous les pays sans exception, ouvre le Niémen au libre flottage des bois en transit.


[HTML 4.01 valide.]

Page mise à jour le 13 janv 25

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