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Le promeneur qui chercherait par les rues de Kaunas le costume national de la vieille nation balte, serait singulièrement déçu. Les corselets de velours noir brodés de couleurs vives sont relégués aux armoires de campagne d'où ils ne sortent guère que pour les fêtes très carillonnées. Ils s'y trouvent avec les colliers d'ambre, les jupes rayées, et les rubans jaune-vert-rouge qui, attachés à l'épaule, voltigeaient si gracieusement derriere les blondes filles de la Samogitie. Les Lithuaniennes, maintenant, sont vêtues à la française, et c'est beaucoup moins pittoresque. Peu de cheveux courts : cette mode ayant été aussitôt adoptée par les juives, on la leur a abandonnée. Ainsi les petites-nièces de Dalila se montrent pénétrées des traditions de leur grand'tante, laquelle, p51 comme chacun sait, n'aimait pas les cheveux longs. Ces jeunes fleurs de ghetto, pour la plupart fort jolies, et très reconnaissables à leurs sombres yeux caressants, présentent une silhouette dont la modernité rend plus frappant l'archaïsme de leurs frères ; ceux‑ci flottent dans une lévite jadis noire, et leur casquette surmonte des mèches de nuance aussi indécise que leur barbe.
Les juifs ne sont pas seuls à animer le rues de Kaunas de pittoresques types inconnus à Paris : ce kiosque planté sur un trottoir, vous croyez qu'on y vend des journaux ? Erreur ! Une jeune fille y débite des verres de bière ou de limonade. Cette table pliante dressée contre une affiche aux caractères hébraïques, vous la prenez pour un éventaire de camelot ? Point ! Ce sont des papirosaï qui se vendent là en paquets de dix… sauf le dimanche où ce commerce est interdit.
Mais le plus curieux des spectacles que Kaunas offre aux promeneurs, c'est dans les enterrements qu'un Occidental le rencontre. Les funérailles se déroulent à six heures du soir. Pas de corbillard : le cercueil est porté par des jeunes filles, s'il s'agit d'une morte, ou par des jeunes gens quand ils pleurent l'un des leurs. Ce cercueil en forme de sarcophage est peint d'une couleur argentée, sur laquelle se détachent une croix et des ornements dorés. Raffinement étrange : du papier gaufré, ajouré, semblable à celui qui pare nos boîtes de dragées, dépasse p52 en large collerette les bords du couvercle. Personne n'est en deuil, ce qui permet de croire que les proches parents du défunt restent au logis. On marche, sans ordre, en foule hâtive et bigarrée, hommes et femmes mêlés. Et le cortège envahit toute la chaussée, sous l'œil bienveillant des agents de police, silhouettes de bobbies londoniens, qui, pour laisser s'écouler la cohue, font s'arrêter, d'un signe, les petits tramways courageusement traînés par un seul cheval.
— Hâtons‑nous, morigène T… Que voyez‑vous de si curieux à ce que l'on rencontre tous les jours ? Nous arriverons en retard chez Mme Smetona.
C'est une bonne fortune que d'avoir une lettre d'introduction à présenter à la distinguée compagne de celui qui, le premier, fut président de l'État lithuanien. Surpris par la tourmente de 1914 à Vilna, où il guida le mouvement d'où devait sortir l'indépendance de son pays, M. Smetona avait été élu à l'unanimité. Le salon de sa femme est demeuré l'un de ces lieux d'élection où les Français sont accueillis comme des amis de toujours.
J'ai fait ici connaissance avec l'art lithuanien. Mme Smetona m'a conduit devant des tableaux dont, au premier coup d'œil, s'impose la note étrange :
— Comment trouvez‑vous ma galerie ?
Je vois des paysages fantastiques, châteaux de rêve couronnant des buttes invraisemblables, arbres noirs à la silhouette schématisée, anges p53 demi-fluides errant par des chemins vertigineux. Les ciels, versicolores, sont coupés de nuages étirés aux teintes claires. Peu ou pas d'ombres, une matière légère qui semble de l'aquarelle sur une toile. Je contemple ces œuvres lumineuses, dont le travail est extrêmement délicat et minutieux. Enfin je risque :
— Très inattendu, madame, et plus encore intéressant, ce genre qui ne ressemble à rien de ce qu'on voit chez nous.
— C'est du visionnisme. Ciurlionis est le maître incontesté de cet art qu'il porta à un degré inouï de perfection ; malheureusement l'artiste mourut avant la quarantaine, en 1914, et ses œuvres ne sont plus accessibles aux particuliers… ce que vous voyez ici est de Simonis, son disciple, qui se recommande de sa technique et de ses principes.
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M. Curlionis. — L'andante de la sonate « Le Chaos » |
Du doigt Mme Smetona feuillette un volume.
— Tenez, dit-elle, voilà ce qu'au sujet de Ciurlionis disait Viaceslav Ivanov :
« L'art inspiré de Ciurlionis confine à la divination. Ce voyant se fait surtout intéressant et persuasif quand il s'impose une tâche étrangère en soi à la peinture, quand il s'abandonne sans réserve à son don de seconde vue. Alors les objets de notre monde sensible généralisent leurs formes et deviennent diaphanes. La matière semble passer à un second plan de la création, et ne laisse plus percevoir que le principe rythmique et géométrique de son être. L'espace lui-même semble envahi par la transparence p54 des formes qui n'excluent plus les formes voisines, mais se laissent pour ainsi dire pénétrer par elles. Cette transparence géométrique paraît être un essai d'exposer à la vue le spectacle d'une contemplation à laquelle nos trois dimensions de l'espace ne suffisent plus. »
Devant moi un tableau représente sous un ciel bien sombre, et dans une tonalité verdâtre, un cimetière de campagne. La porte en est ouverte, sur le désordre des croix ornées ; au milieu du chemin qui y mène, un fantôme translucide. Le spectre sort du champ de repos : l'artiste a voulu figurer par cette ombre fluide que les destinées de l'homme ne s'anéantissent point sous la pierre du tombeau. L'âme, libérée du fardeau de la chair, commence la mystérieuse existence que nos sens ignorent, et que pressent notre esprit.
Les images comportant des bordures conduisent à des informations supplémentaires.
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Page mise à jour le 13 janv 25