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— Aujourd'hui, demande T…, voulez‑vous que nous allions voir notre vieux château ?
La ruine décorée de ce titre est au juste une grosse tour écrêtée, crevée en son milieu, s'appuyant, comme une vieille sur sa béquille, à un fragment de poterne éboulée. Cet amoncellement de briques et de pierres, qui revêt, par suite du mélange des matériaux, une curieuse teinte rosâtre, s'élève à l'extrémité de la ville, devant la plagette de sable blanc caressée par la Vilija, tout près de son confluent avec le Niémen.
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Les ruines du château de Kaunas (treizième siècle) |
Mon cicerone prend la parole :
— Ce manoir eut une part glorieuse aux luttes que, pendant tout le quatorzième siècle, Kaunas eut à soutenir contre les Teutoniques. Songez que, sous le seul règne d'Algirdas, grand-duc de Lithuanie de 1344 à 1377, les chevaliers p56 pillards, dissimulant leur croix derrière un brandon, n'entreprirent pas moins de quatre-vingt-seize incursions sur notre sol. Un de nos chants populaires narre la fin héroïque des trois cents guerriers qui défendaient en 1362 ce château contre Winrich von Kniprode. Ils préférèrent eux aussia mourir dans les flammes plutôt que de tomber vivants aux mains de l'ennemi.
« Si nous avons eu grandement à souffrir des Teutoniques, reprend T…, une autre compagnie, celle des jésuites, a répandu ses bienfaits sur la Lithuanie. Ils arrivèrent chez nous en 1569, quand la grande majorité des Lithuaniens, à la suite de Radvila le Noir, palatin de Vilna, avait embrassé la Réforme. Les jésuites couvrirent le pays d'une multitude de sanctuaires et d'institutions, dont la plus célèbre est l'Université qu'ils fondèrent à Vilna en 1578. Allons voir l'église qu'ils ont construite à Kaunas. »
L'église des jésuites présente une façade blanche aux lignes simples, que deux tours plates prolongent sans les rompre. L'absence de sièges, coutumière dans ce pays, fait de la nef carrée une grande salle nue ; de lourds piliers amorcent des bas côtés rudimentaires ; des colonnes jumelées, en marbre pâle, entourent le chœur.
— La voûte vient d'être reconstruite ; ce fut une victime de la guerre, elle aussi… N'avez‑vous pas vu l'inscription latine, près de la porte ? p57 interroge T… L'édifice avait été ouvert au culte le 30 septembre 1699.
— Moins de deux siècles et demi… la prime jeunesse pour un sanctuaire, en France.
— Mais vous savez bien que notre pays est venu fort tard au christianisme, par la faute de nos voisins les Teutoniques. Les premiers prêtres qui nous évangélisèrent ensuite étaient des Polonais ; notre peuple opposa à ces étrangers une résistance bien naturelle. Pourtant, nous possédons quelques églises du moyen âge. La plus ancienne s'élève non loin d'ici au bord du Niémen. On l'appelle quelquefois l'église des Franciscains, mais nous disons plus volontiers l'église de Vytautas, parce que c'est notre plus grand héros qui l'a fondée.
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Kaunas. L'église de Vytautas |
Tout en cheminant, nous sommes arrivés a un monument en briques, élevant sous la croix rayonnante qui surmonte les clochers dans ce pays, comme fait le coq chez nous, une tour octogonale au toit légèrement aplati, appuyée à un pignon crénelé.
— Cette tour, me dit T…, le vestibule d'entrée et l'abside surbaissée, voilà tout ce qui reste de l'église primitive. Celle‑ci fut construite en 1399 pour réaliser un vœu de Vytautas.
Tandis que j'admire un tableau de cuivre ciselé, reproduisant la madone de Vilna, le curé Tumas entre dans son église. Il porte la redingote ample avec le pantalon noir, comme beaucoup de prêtres en Lithuanie : le clergé est de si près mêlé à la vie sociale, que cette tenue est p58 considérée comme plus pratique que le costume ecclésiastique.
Du chœur nous regardons la voûte basse, inégale, à nervures multiples et comme hésitantes, bien de son époque, sous la peinture grise qui la couvre. Derrière le maître-autel un tableau représente un champ de bataille : un chevalier, genou en terre et les yeux au ciel, invoque la Reine des combats. Celle‑ci apparaît environnée d'anges, elle tend les mains vers celui qui l'implore.
— Ce tableau, m'explique le prêtre, commémore le vœu de Vytautas, grand-duc de Lithuanie, qui, luttant en 1399 sur les bords de la Vorskla contre Eudigue, général de Tamerlan, promit, s'il revoyait Kaunas, d'y bâtir une chapelle au bord du fleuve. Vous voyez qu'il a tenu sa parole.
L'abbé Tumas me désigne un grand Christ en bois peint, découpé à plat :
— …Un souvenir du temps où l'église était orthodoxe. Le tsar Nicolas Ier manqua de se noyer, vers 1850, en traversant à gué le Niémen dans sa voiture. Sauvé, il installa le culte orthodoxe dans l'église de Vytautas, ce qui fit dire aux catholiques que deux princes s'étaient occupés de ce sanctuaire en vue d'échapper à un danger : l'un pour le leur donner, l'autre pour le leur reprendre.
« Mon église est intéressante, mais son emplacement est mal choisi, soupire l'abbé. Aux crues du Niémen, elle est inondée, le chœur même est p59 envahi : j'y ai vu jusqu'à quarante centimètres d'eau.1 Les plus grands dommages, cependant, lui sont venus de la méchanceté des hommes : les Allemands ont utilisé cet édifice comme magasin à pommes de terre. Les tubercules ont pourri…
Quelques instants plus tard, T… apprécie :
— Une des grandes figures de la Lithuanie, l'abbé Tumas ; il manie comme personne notre langue…
— A quel idiome ressemble-t‑elle ?
— A aucun… Je me trompe : au sanscrit. Le lithuanien est d'une richesse inconcevable. Il possède sept cas et utilise une quantité indéfinie de terminaisons et de diminutifs. Le nom de la famille se modifie selon le rang qu'y occupent ceux qui la composent : ainsi Zyraudas étant le nom du père, Zyraudiéné sera celui de la mère, et la fille répondra à Zyraudaïté. De même pour les prénoms : Maré (Marie), par exemple, devient Maruté, Maryté, ou Marelé. Vous réserverez Marytuté pour votre femme, dans une intention d'extrême douceur. Vous l'appellerez sans tendresse Marut, et si vous la nommez Maruciuk, elle saura que la dureté du vocable n'est qu'une dureté feinte. Tous les noms sont sujets à de multiples modifications, qui peuvent traduire les plus souples nuances.
p60 — Et votre peuple s'y retrouve ?
— A merveille. La nation est demeurée inébranlablement fidèle à sa langue : c'est le miracle lithuanien. Elle est, de même, demeurée irréductible dans sa résistance à l'asservissement étranger. Dans les Premiers Rayons, essai d'épopée nationale, M. Vaïzgantas a mieux que personne expliqué notre âme nationale.
— Me présenterez‑vous à ce M. Vaïzgantas ?
— Mais c'est l'abbé Tumas ! Il dut naguère, comme tous les patriotes lithuaniens agissants, s'abriter sous un pseudonyme pour échapper aux représailles russes…
Nous étions arrivés au Musée de la Guerre, dominé par un beffroi portant à son fronton les armoiries des vieilles cités lithuaniennes : le taureau d'argent sur fond de gueules, qui est Kaunas, et les piliers de Gediminas, or sur fond de gueules, qui sont Vilna. Dans de longues salles la Lithuanie naissante a de son mieux groupé tout ce qui rappelle ses souvenirs d'hier, tout ce qui intéresse son armée d'aujourd'hui. La statue de la Résurrection lithuanienne attire les yeux : c'est une femme ailée, œuvre du sculpteur Zikaras ; du bras droit serrant un drapeau contre son sein, de la main gauche brandissant une chaîne brisée, elle symbolise la jeune nation s'envolant dans la liberté, vers la vie.
Sur les emplacements réservés à chaque régiment, des uniformes sont penchés, officiers portant à l'épaule leur grade indiqué par des étoiles, p61 soldat au bonnet de police orné d'un galon variant selon les armes.
— Quelle est, demandai-je, la composition de votre armée ?
— Nous avons quatre divisions d'infanterie, avec la proportion correspondante d'aviation et d'artillerie. Les tanks et les trains blindés sont groupés en un bataillon ; la cavalerie est représentée par trois régiments, hussards et lanciers. C'est peu, mais nous ne menaçons personne ; il suffit que nous puissions défendre, le cas échéant, notre indépendance : pas un de nos soldats, conduits par des officiers instruits en France, en Belgique ou en Tchécoslovaquie, n'hésiterait à se faire tuer pour que vive la nation.
Le patriotisme dont frémissaient ces paroles, je l'ai vu, le même soir, matérialisé dans les jardins du Musée, à la parade quotidienne du Souvenir.
… Huit heures ; du haut de la tour crénelée s'épandent dans l'air bleu des notes d'un carillon. Puis des sons légers trouent le calme où flotte le parfum des roses ; c'est, en haut, la fanfare argentine, qu'une trompette au fanion écarlate jette sur la ville, tandis que le drapeau ondoie au-dessus du sonneur ; c'est, en bas, le crépitement d'une flamme qui vient de jaillir, sur un autel dressé au pied de la pyramide de pierres brutes érigée à la gloire des héros de l'indépendance. Des pierres, notez bien ceci, recueillies aux champs où les guerriers sont tombés ; elles p62 sont amoncelées simplement, et surmontées d'une croix. Nulle statue, fût‑elle aussi « kolossale » que le Bismarck de Minden, ne rendrait de façon aussi saisissante la gratitude du peuple pour ses morts.
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La parade des invalides devant le monument aux morts, construit avec les pierres recueillies sur les champs de bataille |
Cependant voici qu'approchant, au rythme d'un ancien chant populaire, les invalides assurant le service d'honneur. Casque en tête et lance au poing, ils se postent devant le monument, et de leurs piques inclinées, la Lithuanie salue ses morts et son drapeau.
Au faîte de la tour, l'étendard descend ; sur l'autel, la flamme monte. Comme elle palpite, autour du feu et du drapeau, l'âme des pères qui ont souffert dans l'esclavage, celle des fils dont le sang a rougi le sol qu'ils libérèrent en tombant !
Les lances se redressent en même temps que s'inclinent les fronts : la prière militaire courbe les têtes recueillies. Alors tressaille dans l'espace l'âme des mères qui, assises à leur rouet, jadis, enseignaient aux enfants, dans quelque vieux catéchisme, la langue des aïeux, dont l'usage était puni comme un forfait.
La flamme vacille et faiblit. Les lances au fanion pourpre et noir ont repris leur place sur l'épaule des vétérans, qui s'éloignent à pas lents…
1 En mars 1926 la débâcle des glaces fit monter le Niémen de 7 mètres, occasionnant à Kaunas des ravages sans précédent. L'eau s'éleva dans l'église de Vytautas à une hauteur inusitée.
a Eux aussi : c'est-à‑dire tout comme Margiris à Pilėnai, mentionné par l'auteur à la page 48.
Les images comportant des bordures conduisent à des informations supplémentaires.
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Page mise à jour le 13 janv 25