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VII

Cette page reproduit un chapitre de
Sous le ciel pâle de Lithuanie

de Jean Mauclère

Librairie Plon
Paris, 1926

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de me la signaler !

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IX
 p63 

[Bandeau décoratif : Un paysage rural, à peine esquissé, où s'élèvent de douces collines couronnées au fond par des arbres et trois curieux étendards. Au premier plan, deux jeunes arbres, entre lesquels une femme nous fait face, portant un râteau sur l'épaule.]

VIII

La précieuse église de Pazaïslis

— Vous attendiez‑vous à voir vos fleurs de lys en Lithuanie ? me demande T… Je veux vous les montrer.

Tandis que l'auto roule vers la précieuse église de Pazaïslis, j'apprends que, au milieu du dix-septième siècle, il n'était pas de magnat plus puissant que Christophore Pac, grand chancelier de Lithuanie. Ce gentilhomme avait été marié par la reine de la Pologne, à qui la Lithuanie était alors liée, avec une de ses demoiselles d'honneur françaises, Claire de Mailli-Lascaris.⁠a1 Son union à cette fraîche fleur de France fut si chère au cœur du grand seigneur que, par gratitude envers la souveraine, il voua tous ses efforts à rendre le trône héréditaire.

Quand en 1662 il fut certain que la noblesse ne permettrait pas l'établissement d'une dynastie  p64 royale, Christophore éprouva une amertume profonde. Il n'avait pas encore pris son parti de cet échec, que mourait tout jeune son fils unique. Le chancelier connut à ce coup que les choses de la terre ne sont que mensonge et douleur ; il résolut de se retirer du monde. Il élèverait dans l'un de ses domaines, près de Kaunas, un sanctuaire qui abriterait à jamais, sous les dalles frôlées par les blanches coules des Camaldules, les ruines de son orgueil, les cendres de sa lignée.

Un autre tradition veut qu'en chassant dans la forêt, Christophore ait rencontré une belle fille occupée à cueillir des airelles. Entre le grand seigneur et la villageoise, l'idylle aussitôt se noua, et se poursuivit jusqu'au jour où le chancelier vit apparaître, au lieu même de leur première rencontre, un cerf portant sur ses bois une croix rayonnante.⁠b Cette vision décida Pac à un repentir qu'il manifesta en faisant édifier là un monastère. Le privilège de construire fut octroyé en 1664. Pendant quarante-huit années, une nuée d'ouvriers italiens guidés par des artistes, italiens eux-mêmes, travaillèrent avec ardeur. L'un d'eux, le peintre Fredo Putini, après avoir consacré vingt ans à décorer les murs du sanctuaire, résolut d'y finir ses jours sous l'habit religieux.⁠c

Mais nous voici arrivés. L'église, dont le gros œuvre est en briques, dresse haut ses trois clochers. On trouve ici le style russe, toits piriformes et coupole, uni au style italien, révélé  p65 par les lignes ondulées d'une façade qui laisse pressentir les formes incurvées, triomphant cinquante années plus tard avec le baroque lithuanien, dont la floraison s'admire aux églises de Vilna. Unique exemple dans l'architecture italienne, l'édifice est intérieurement une tour hexagonale ; des panneaux de marbre, à grand'peine apportés de Toscane, revêtent les murailles, entourant les fresques dont les tons sont demeurés d'une lumineuse fraîcheur.


[Au bout d'une longue allée rectiligne vers le fond de la photo, une haute église baroque à cinq étages, comportant des beffrois octogonaux jumeaux.]
L'église de Pazaïslis, l'église aux fleurs de lis

Nous levons la tête vers les balcons intérieurs d'où les moines suivaient l'office. La voûte qui les domine est d'une idéale beauté.

— Certains experts en attribuent les peintures à Aldemonte, plus probablement sont‑elles de l'Albane.⁠d

T… n'a point désir d'entamer une description technique. Il m'accompagne vers les sacristies. Ce sont de hautes pièces au plafond cloisonné, dont les armoires recèlent d'antiques évangéliaires vieux-slaves, souvenirs du temps où le schisme russe, s'étant emparé de Pazaïslis, affublait de tiares moscovites les bienheureux planant aux régions supérieures de l'église. Aux culs-de-lampe soutenant le plafond, des palmes terminées en fleurs de lys jaillissent d'une couronne.

— Voyez, me dit T…, nous retrouvons votre France au cœur même de notre Lithuanie…

Mais il est temps de rendre visite à la dépouille de celui dont la volonté fit naître ce poème de grâce. Descendons : l'homme qui vécut sur les  p66 marches d'un trône n'est plus qu'une ombre, et c'est au fond d'un caveau qu'il donne ses audiences. Sur des tréteaux s'allonge une sorte de sarcophage en palissandre ; à travers la vitre sertie de satin blanc, apparaissent, noircis par le déroulement des siècles, des tibias, des côtes, une mâchoire riant dans le pénombre… C'est tout ce qui reste ici-bas du puissant chancelier de Lithuanie, de son fils, et de cette Claire de Mailli, si resplendissante qu'à la cour de Pologne on expliquait sa beauté par ce fait qu'elle descendait des impératrices byzantines, d'éblouissante mémoire.⁠a2

— D'où vient que ces ossements sont enfermés dans un cercueil si neuf ?

La religieuse qui nous accompagne désigne, dans l'ombre, un tombeau fracturé d'où s'échappent encore des morceaux de linceuls. Là reposaient les derniers des Pac, avant que les envahisseurs, voilà quelques années, n'eussent éventré la sépulture du magnat, pour en arracher les joyaux parant les cadavres.

— Votre couvent a beaucoup souffert de l'occupation, ma sœur ?

— Beaucoup. Depuis le revêtement de cuivre de la coupole jusqu'au dallage de marbre, tout ce qui avait de la valeur a été enlevé par les Allemands. Penser qu'une écurie était installée dans la nef !…

La petite sœur de Saint-Casimir, dont l'ordre a remplacé ici les Camaldules, après l'insurrection de 1831, frémit d'indignation. Puis elle  p67 nous guide au verger, saupoudré d'été et de soleil.

Entre les poiriers chargés de promesses, nichent des maisonnettes éparses :

— Là demeuraient les moines. Chaque logis comptait quatre pièces, un convers apportait la nourriture. Quand ils voulaient se délasser de leurs méditations, les religieux montaient à cette tour carrée qui s'élève au bord du Niémen. Sur l'escalier raide, les plus respectés d'entre les Camaldules avaient le droit de monter le plus haut, pour comprendre mieux, en embrassant du regard un paysage plus étendu, les merveilles de l'œuvre divine.


[Une vue aérienne d'une propriété sise au milieu d'un terrain largement boisé, pas loin d'un cours d'eau.]
Vue en avion du couvent des Camaldules de Pazaïslis, au bord du Niémen

Cependant, la supérieure vient à nous :

— Mgr Krucas,⁠e Lithuanien de Chicago, est en ce moment notre hôte ; il me prie de vous dire, monsieur, qu'il s'entretiendra volontiers avec vous.

Je salue un prélat grand ami de la France ; il me parle de la colonie lithuanienne aux États-Unis.

— Nous formons en Amérique des groupements importants : rien qu'à Chicago, nous sommes cent mille Lithuaniens répartis en douze paroisses.

— Ces expatriés ont certainement gardé des liens avec la métropole ?

— Sans doute, socialement et personnellement. Se trouvant associés à la vie économique américaine, ils ont vu leur prospérité s'accroître pendant la guerre, et constituent une réserve  p68 économique pour la mère patrie. D'un mot, ils financent, en quelque sorte, la Lithuanie, dont l'unité monétaire, le litas, suit les cours du dollar, dix pour un.

— Certains de vos compatriotes ne reviendront‑ils pas dans leur pays d'origine, pour imprimer aux affaires un vigoureux développement ?

— Quelques‑uns l'ont tenté, nul n'a réussi. La Lithuanie est trop jeune encore, et trop mal outillée, pour que les méthodes américaines y puissent être appliquées avec fruit. Mieux vaut que notre patrie se forme peu à peu à la mode d'Europe, avec l'argent que nous lui envoyons. D'ailleurs, elle s'en acquitte fort bien : depuis six ans qu'elle est indépendante, la Lithuanie s'est développée d'une manière surprenante…

L'essor pris par la petite nation balte me parut logique lorsque, au soir, je pris contact avec quelques dirigeants de la Lithuanie, à la table de M. Vailokaïtis, directeur de la Banque. Se trouvaient réunis là, entre autres : M. Bistras, président de la Chambre ; Mgr Staugaïtis et M. Raulinaïtis, vice-présidents ; l'abbé Krupavicius, ministre de l'Agriculture ; le R. P. Bucys, recteur sortant de l'Université, et plusieurs de ses professeurs ; Mgr Dambrauskas, président de la Société de Saint-Casimir, qui détient à peu près le monopole de la littérature en Lithuanie, tant pour l'édition que pour la vente. Et le maître de céans, soutenu par M. Purickis, directeur de l'officieuse Lietuva, déclara que, ce  p69 soir, on parlerait uniquement français, en hommage pour la grande nation lointaine…

Le professeur Salkauskis⁠f m'exposa, avec toute la persuasion qu'un philosophe peut apporter à défendre sa doctrine, la thèse de la mission lithuanienne, développée dans son remarquable ouvrage : Sur les confins de deux mondes.

— Pour vivre et prospérer, le peuple lithuanien doit réaliser, dans sa politique et sa civilisation, un équilibre entre l'Orient et l'Occident. Notre nation ne peut vivre d'une vie intégrale que si elle réussit à fondre chez elle les principes de culture de ces deux mondes, dans une synthèse nationale lithuanienne, et à établir un équilibre au moins local entre les nations germaniques et slaves. C'est, adaptée à notre époque, la tâche de jadis : contenir l'humeur belliqueuse des chevaliers teutons qui menaçaient l'Orient, et opposer une barrière à l'invasion de l'Occident par les Tartares.

J'admire qu'un si grand rôle soit échu à un si petit peuple ; n'y a‑t‑il pas cependant une vérité certaine dans ces propos ?

Voici l'heure des discours, paroles admiratives exprimées à la France. J'y réponds en traçant les grandes lignes de ce qui, à mon sens, pourrait aider au rapprochement littéraire franco-lithuanien : extension de la vente de nos livres, traduction de nos meilleures œuvres, organisation à Kaunas de conférences annuelles.

Cet exposé rencontre une approbation unanime. Puis une discussion amicale s'institue  p70 quant à la manière la plus favorable de faire pénétrer ces données d'ordre général dans le domaine pratique.

C'est ici que, ce soir-là, les choses se sont gâtées. Après un sérieux débat, mes interlocuteurs conclurent qu'à l'heure actuelle il ne se trouve pas en Lithuanie un public suffisamment nombreux pour assurer le succès de conférences en français. Il est évident que ce temps viendra, et avec une rapidité dépendant des progrès que feront les rapports intellectuels entre Paris et le pays de Mickievicz. Mais pour le moment…

T…, voyant ma déception, me dit le lendemain :

— La Société de Saint-Casimir pourrait s'approvisionner en livres français pour les diffuser un peu partout, dans le pays.

— Parfait. Mais, dites-moi, la Société de Saint-Casimir, c'est Mgr Dambrauskas ?… Je l'ai très peu vu, hier soir. Allons chez lui.

Nous gagnons, à l'extrémité de la cité, une place dominée par un hôtel de ville au beffroi oriental.


[Un édifice en pierre, de style baroque, servant surtout de support à une tour à cinq étages carrés ou octognoaux, qui vont s'amenuisant pour terminer en une courte flèche. C'est l'hôtel de ville de Kaunas en Lithuanie en 1925.]
Kaunas. L'Hôtel de Ville

T… m'entretient du prélat :

— C'est une de nos gloires nationales ; il a écrit dans plusieurs langues et a publié, à l'autre pôle de l'activité intellectuelle, des études mathématiques estimées de tous les milieux scientifiques. Son esprit est ouvert à tout : vous verrez.

… J'ai vu. Le prélat, branlant une tête longue et maigre, très caractéristique, m'a écouté fort courtoisement. Après quoi, feuilletant d'un  p71 doigt amusé les documents que je lui présentais, il m'a démontré, à cette deuxième entrevue, que l'art d'accueillir en toute amabilité un hôte, sans s'engager en quoi que ce soit à son égard, peut être pratiqué, avec une maëstria qui confine à la virtuosité, par certains grands esprits de la Lithuanie.


Notes de Thayer :

a1 a2 Il s'agit de Claire-Isabelle de Mailly-Lespine. Je n'ai pu trouver aucune source l'apparentant à la célèbre famille Lascaris ; sans doute Mauclère aura‑t‑il mal lu ses notes prises au vol.

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b Echo des légendes de S. Eustache et de S. Hubert.

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c Ici encore, presque certainement, Mauclère semble avoir mal lu ses notes, créant par là la chimère « Fredo Putini ».

L'architecte qui travailla douze ans au monastère de Pažaislis et qui se fit moine camaldule, est Lodovico Fredo, originaire de Venise ; il est enterré dans la crypte de l'église.

Les frères Pietro et Carlo Puttini prirent part à la conception et à la construction du monastère ; du moins, c'est ce que nous lisons en ligne.

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d Les fresques intérieures de l'église sont en très grande partie l'œuvre de Michele Arcangelo Palloni, qui exerça de nombreuses années dans l'Union lituano-polonaise, où il mourut.

Quant à Aldemonte et « l'Albane » je reste bredouille sur mes recherches : je ne parviens à identifier ni l'un ni l'autre. (Le peintre Francesco Albani est mort en 1660, quatre ans au moins avant la construction de cette église, et sans avoir exercé ailleurs qu'en Italie.) Si vous avez des bonnes informations à partager, je vous invite à me faire signe !

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e Mykolas Krušas, dit Michael Krusas aux Etats-Unis (avec grande adaptabilité vu que Mykolas = Nicolas plutôt que Michel), 1879‑1950. Sa nécrologie, à la p22 de Dienas Lietuvių (The Lithuanian Days), No. 2, February, 1950 :

Monsignor Krusas dies

Deces de Monseigneur Krusas

Monsignor Michael Krusas, long-time pastor of St. George's parish in Chicago, died in his Monrovia, Calif., home on the morning of January 31, at the age of 71.

Monsignor Krusas was born on a farm in Zasinas, Lithuania, on September 28, 1879. When he was 17 years old he came to the United States and attended several colleges before taking sacred orders for the priesthood in Chicago, in 1908. In 1924 he was made a Monsignor by Cardinal Mundelein for his great services on behalf of the Church.

Monsignor Krusas was a strong-willed man, a man of considerable energy and determination. From an unschooled farm boy he rose to the eminence of a dignitary of the Church. This he accomplished through perseverance and hard work. He will long be remembered by his Lithuanian followers as a man of God and an untiring supporter of Lithuanian thought.

Monseigneur Michael Krusas, curé de longue date de la paroisse St. George de Chicago, est décédé chez lui à Monrovia, en Californie, le matin du 31 janvier, à l'âge de 71 ans.

Monseigneur Krusas est né dans une ferme à Žąsinas, en Lituanie, le 28 septembre 1879. A l'âge de 17 ans, il est arrivé aux États-Unis où il fréquenta plusieurs universités avant de prendre les ordres sacrés pour la prêtrise à Chicago, en 1908. En 1924, il fut nommé Monseigneur par le cardinal Mundelein pour ses grands services pour le compte de l'Église.

Monseigneur Krusas était un homme de volonté, un homme d'une énergie et d'une détermination considérables. De jeune paysan sans éducation, il s'est élevé au rang éminent d'un dignitaire de l'Église. Il y est parvenu grâce à sa persévérance et à son travail acharné. Ses disciples lituaniens se souviendront longtemps de lui comme d'un homme de Dieu et d'un partisan infatigable de la pensée lituanienne.

(ma traduction)

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f Stasys Šalkauskis (1886‑1941), philosophe chrétien, auteur de Sur les confins de deux mondes (Genève, 1919) et de L'Ame du monde dans la philosophie de Vladimir Soloviev (Berlin, 1920) : voir l'esquisse biographique dans Lituanus, Vol. 9, No. 3 (1963), avec bibliographie sommaire.


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Page mise à jour le 13 janv 25

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