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Chapitre I.1

Cette page reproduit un chapitre de
La Papauté
de Fernand Mourret

publié chez
Bloud & Gay
[Paris]
1929

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
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Chapitre I.3

Première partie :
La Papauté et Rome

 p29  Chapitre II
La papauté et la Rome du Moyen Age

I. Le Pontife romain et l'empire carolingien

Quand, le 6 avril 774, Charlemagne confirme et amplifie la « restitution » faite à la « République de saint Pierre « par le roi Pépin, et quand, le jour de Noël de l'an 800, le Pape saint Léon III pose sur le front de Charles, roi des Francs la couronne d'empereur, l'évêque de Rome, le « Seigneur Apostolique », n'est plus seulement, de fait, le souverain de Rome et de ses dépendances, il l'est de droit. Il est le Pape‑Roi. Il est plus encore : le Chef moral et spirituel de la Chrétienté. L'empereur d'Orient a perdu définitivement, en Italie, toute autorité réelle. Le vrai successeur de Constantin est l'empereur Charles, et celui‑ci veut tenir son nouveau titre et les droits qui y sont attachés, du successeur de saint Pierre.

« Charles, roi des Francs, défenseur, libérateur de l'Eglise romaine et de son peuple spécial » : telle est la formule ordinairement  p30 employée, soit par le Pape écrivant à l'empereur, soit par l'empereur écrivant au Pape. Louis le Débonnaire, dans la fameuse « conversation » avec ses fils, rapportée par Paschase, ne parle que de « la défense du Siège apostolique ». C'est là sa charge, son devoir, officium.1 Et les actes sont en rapport avec les paroles. Charlemagne et les autres rois francs, dans leurs nombreux capitulaires, laissent toujours les Etats de l'Eglise en dehors de leur intervention ; ils n'y nomment aucun fonctionnaire, ils n'y occupent aucune forteresse, ils n'y ont aucun palais. Lorsque Lothaire, fils de Louis le Débonnaire, vient à Rome, en 824, s'il modifie certaines lois qui régissent le peuple romain, il ne le fait qu'avec le consentement du Pape.2 Les serments prêtés à l'empereur par les Romains, en certaines circonstances et avec l'autorisation du Souverain Pontife, renferment toujours la clause : « Sauf la foi que j'ai promise au Seigneur Pape ».3 Si des missi impériaux sont délégués à Rome pour y tenir, en certaines occasions, des « plaids de justice », et si des représentants des empereurs interviennent à Rome aux moments des élections, c'est que les Papes ont demandé eux-mêmes ces interventions. Des historiens ont prétendu que les Souverains Pontifes ont été à Rome « les vicaires de l'empire » ; l'histoire impartiale nous obligerait plutôt à soutenir, au contraire, que les empereurs y ont été « les auxiliaires des Papes ».

Cet accroissement de puissance des évêques de Rome les amène à organiser, à côté des employés de la curia pontificalis, dont nous avons parlé plus haut, d'autres fonctionnaires. Tels sont : les grands officiers du palais, les consuls, les prieurs des communes. Ces fonctionnaires abuseront parfois de leur autorité pour créer de graves embarras à la Papauté ; nous ne tarderons pas à le voir.

Il y a donc encore, dans la Rome de cette époque, des éléments  p31 de désordre ; le développement du pouvoir temporel de la Papauté ne les a point fait disparaître ; il les a, à certains égards, avivés. « Du moment que le Pape tient en ses mains toutes les grandes dignités de l'Etat, comme celles de l'Eglise, l'aristocratie laïque sent le besoin de se mêler plus activement à l'élection pontificale ».4 A la mort du Pape Paul Ier, en 767, et à l'occasion de l'élection de son successeur, de graves tumultes éclatent, provoqués par une partie de la noblesse, et le primicier Christophe, personnage intrigant et ambitieux, y joue le rôle d'un sinistre perturbateur. Ces tristes incidents ont au moins ce résultat, de faire porter, par une assemblée d'évêques tenue à Rome en 769, un très important et très utile décret sur les élections pontificales. Il y est défendu, sous peine d'anathème, de promouvoir à la dignité d'évêque, soit de Rome soit de tout autre diocèse, « aucun laïque, ni un clerc qui ne soit monté, par les degrés normaux, au rang de diacre ou de prêtre « cardinal », c'est-à‑dire attaché à un titre. On y ajoute la défense, sous la même peine de l'anathème, « à tout laïque, soit de la milice, soit des autres corps, de se trouver à l'élection du Pape, laquelle doit être faite par les évêques et tout le clergé ».5 Ce sage décret ne sera pas, malheureusement, toujours observé.

II. Le Pontife romain et la féodalité naissante

Les guerres qui ensanglantent l'Europe à la suite du démembrement de l'empire carolingien, la naissance de la féodalité, qui sera, sous bien des rapports, un bienfait pour l'Europe, mais dont les origines sont tumultueuses, viennent douloureusement compliquer l'état de confusion et de malaise dont souffrent les Etats Pontificaux. Les interventions des Pontifes  p32 pour réconcilier les princes francs n'obtiennent que des résultats précaires, et les conflits entre la Papauté et l'empire se multiplient. La grande préoccupation des Papes est de sauvegarder la liberté des élections pontificales, menacées à la fois par les factions romaines et par les empereurs. Saint Léon III obtient de Louis le Débonnaire une constitution écrite, dite Constitution de 817, par laquelle ce dernier déclare que ni lui ni ses successeurs ne pourront s'immiscer dans les élections des Papes, et que leur droit d'intervention dans le gouvernement temporel de Rome sera limité aux cas de graves désordres. En 824, le Pape Eugène II conclut avec Lothaire un accord, qui, sous le titre de Constitution de 824, punit de l'exil quiconque aura troublé l'élection pontificale, réservée aux seuls Romains.

Ces précautions n'empêchent pas l'élection, en 844, d'un antipape et l'invasion, en la même année, de la campagne romaine par une armée impériale ; mais, quand les ambassadeurs de Lothaire se présentent aux portes de Rome, le Pape Serge II les arrête, et ne les laisse entrer qu'après avoir obtenu d'eux une réponse pacifique. En 851, la défense de Rome par saint Léon IV contre les Sarrasins, en manifestant aux yeux de tous la force et l'ascendant de la Papauté, confirme son autorité souveraine. « Le Pape Léon IV, a dit Voltaire lui-même, en prenant une autorité que les généraux de l'empereur Lothaire semblaient abandonner, se montra digne, en défendant Rome, d'y commander en souverain ».6

Les deux actes diplomatiques de 817 et de 824 dont il vient d'être question, ont, de nouveau, confirmé et garanti la souveraineté du Pape sur Rome, l'Exarchat de Ravenne et les territoires en possession desquels il a été mis précédemment. Cette garantie est plus nécessaire que jamais. Par suite de la situation qui lui est faite le Souverain Pontife a besoin d'une indépendance spirituelle absolue. Or on est en pleine féodalité. La possession de la terre est une condition indispensable  p33 de juridiction. Le Pape ne peut être libre, même dans l'exercice de son sacerdoce, à plus forte raison dans les fonctions d'arbitre qui lui sont demandées, tantôt par les princes, tantôt par les peuples, que s'il est le maître absolu du territoire au centre duquel il a son Siège. Une aveugle passion politique a seule pu faire maudire par Dante ce pouvoir temporel des Papes, qui, malgré les graves désordres dont il sera l'occasion, va être, surtout au moyen âge, en des circonstances mémorables, la suprême garantie du droit contre la force brutale.

C'est la haute situation faite à la Papauté qui permet à saint Nicolas Ier, vers le milieu du IXe siècle, de proclamer, avec une autorité souveraine, les droits essentiels du pontificat romain. En face de Photius, il met si nettement en lumière la primauté du Saint-Siège dans le sacerdoce, dans le gouvernement et dans l'enseignement doctrinal, que les siècles futurs ajouteront peu de chose à la clarté de ses formules. En présence des empereurs, il justifie par des arguments irréfutables le droit exclusif du Pontife romain à juger en dernier ressort toute cause ecclésiastique. Enfin, dans sa fameuse Réponse aux Bulgares, il élucide les cas de conscience les plus délicats que soulève l'organisation des peuples barbares dans la société chrétienne.

III. Décadence momentanée de l'autorité pontificale aux IXe et Xe siècles

Par malheur, les Pontifes qui succèdent à saint Nicolas n'ont ni son intelligence ni sa sainteté, et, quand les passions, les mécontentements, les sourdes colères, réprimées par ce grand Pape, se réveilleront, ils cèderont à leur violente poussée. Quelques‑uns même de ces Papes seront portés au pouvoir par ces passions déchaînées ; et l'on va voir s'ouvrir, pour la Papauté, la période la plus humiliante qu'elle ait eu à traverser. C'est le « siècle de fer ».

 p34  Les intrigues de quelques hauts fonctionnaires de la curie pontificale, les ambitions sans scrupules de quelques femmes sans pudeur, la haine des factions s'assouvissant sur le cadavre d'un Pape, l'anarchie déchaînée poussant au trône pontifical au moins trois prêtres indignes : tels sont les tableaux que nous ont tracés de cette époque deux annalistes, dont la partialité passionnée contre les Papes ne fait pas de doute et dont les exagérations sont manifestes ;7 mais le fond de leurs récits est indiscutable. Pendant environ un siècle, le flot de corruption qui avait envahi l'aristocratie est monté jusqu'au trône pontifical ; au cours du Xe siècle, le Siège de saint Pierre est souillé par la vie privée d'un Serge III, d'un Jean XI et surtout d'un Jean XII,8 et, au XIe siècle, avec un Benoît IX, au XVIe siècle, avec un Alexandre VI, on verra de nouveaux scandales s'ajouter à ces scandales. Mais « le bullaire de ces monstres, pour parler comme John de Maistre, est impeccable ». « Dieu, dit le Bienheureux Bellarmin, voulait montrer sans doute que le pouvoir romain ne doit pas sa conservation à une direction humaine ni à la prudence, et que la pierre sur laquelle il repose est tellement munie d'une singulière protection de Dieu, que les puissances de l'Enfer ne prévaudront jamais contre elle ».9 « Nous n'admirons pas assez ce prodige. Il n'est pas un hérétique, pas un schismatique qui n'ait voulu légitimer dogmatiquement sa propre conduite : Photius cherche à justifier son orgueil ; Luther, ses passions sensuelles ; Calvin, sa froide cruauté. Ni Serge III, ni Jean XI, ni Jean XII, ni Benoît IX, ni Alexandre VI, Pontifes suprêmes, définiteurs de la foi, sûrs d'être écoutés, et pouvant, plus que tout autre, compter d'être obéis par l'Eglise entière, ne tenteront de dire, du haut de leur Chaire  p35 Apostolique, un mot qui puisse confirmer leurs désordres ».10 Le plus déréglé de ces Papes, Jean VII, se fera même, à l'occasion, le défenseur de l'ordre social menacé en rétablissant le Saint-Empire ; le redresseur du droit canonique violé, en délivrant, au moins pour un temps, la Papauté du joug odieux de la féodalité italienne ; le restaurateur de la vie religieuse compromise, en favorisant l'institut monastique. Sur seize bulles ou lettres qui nous restent de lui, neuf ont pour objet de sauvegarder les droits et prérogatives de ces monastères, d'où doit venir la restauration de l'Eglise et de la Papauté.

Ce relèvement du pouvoir pontifical, et, par là même, de l'Eglise, s'affirme sous le pontificat du Nicolas II. Ce Pontife parvient d'abord à se dégager à la fois de la féodalité romaine et de l'empire, en s'appuyant sur deux nouvelles puissances, les Toscans et les Normands ; puis, par un décret d'une importance capitale, d'avril 1059, il fixe d'une manière définitive les règles de l'élection pontificale, de façon à en assurer l'indépendance à l'avenir. On peut réduire les dispositions essentielles de ce décret à trois points principaux : 1o désormais le droit de choisir le Pape appartiendra exclusivement aux cardinaux ; 2o le nouveau Pape devra être choisi parmi le clergé romain ; 3o on sauvegardera le respect dû à l'empereur, mais seulement dans la mesure des concessions personnelles qui lui ont été faites ou qui pourront être faites éventuellement à ses successeurs. Par ce décret, on le voit, Nicolas II ne se met pas seulement en garde contre les ingérences des princes italiens et des empereurs allemands ; il se prémunit aussi contre les dangers possibles des alliances qu'il vient de contracter. Cet acte pontifical de 1059 est comme le premier jalon de la politique fortement calculée qu'inspire déjà le moine Hildebrand, le futur Grégoire VII.

 p36  IV. L'apogée de la puissance pontificale au cours des XIIe et XIIIe siècles

Aucun historien informé n'ose soutenir aujourd'hui que le but direct des Papes du moyen âge, en particulier de saint Grégoire VII, d'Innocent III et de Boniface VIII, a été l'accroissement de leur puissance temporelle, au détriment de celle des princes et des rois. Il est avéré que la première et la plus constante de leurs préoccupations est la réforme de l'Eglise et, par là, celle des mœurs de la société.11 Mais cette réforme implique forcément, non pas, comme on l'a dit, « la théocratie »,12 mais la primauté du point de vue spirituel sur les affaires temporelles, l'indépendance de l'Eglise à l'égard des Etats, et par suite l'exaltation de l'autorité du Saint-Siège.

La puissance pontificale, au milieu du XIe siècle, vient d'être gravement atteinte, non dans la plénitude de son autorité, mais dans l'amplitude territoriale de son exercice. En 1054 le schisme d'Orient a été consommé. C'est l'aboutissement d'une longue hostilité de Constantinople contre Rome. D'Eusèbe de Nicomédie à Photius, et de Photius à Michel Cérulaire, la jeune et fastueuse Byzance, ses empereurs et ses patriarches n'ont cessé de se dresser contre la vieille Rome de saint Pierre et son Pontife. Fière de son indépendance à l'égard de la capitale de l'Occident, la reine de l'Orient travaille à grouper autour d'elle deux races : celle des Grecs et celle des Slaves ; mais, de l'aveu d'un historien de cette dernière race, enfin éclairé de la vraie lumière, une Eglise ainsi fondée, « privée de tout centre d'unité en dehors de l'Etat national, doit finir par être nécessairement asservie au pouvoir séculier ; et ce dernier, n'ayant plus rien au‑dessus de lui sur  p37 la terre, n'ayant personne de qui il puisse recevoir une sanction religieuse, une délégation partielle de l'autorité du Christ, ne peut qu'aboutir à un absolutisme antichrétien ».13 La vraie déchéance sera celle de l'Eglise d'Orient, et non pas celle de l'Eglise romaine.

Celle‑ci n'aura pas seulement la force de triompher des oppositions renaissantes des empereurs allemands et des factions italiennes, des docteurs hétérodoxes et des antipapes ; elle affirmera son autorité doctrinale dans les conciles, elle imposera son ascendant dans des œuvres de guerre, comme les croisades, et dans des œuvres de paix, telles que la Trêve de Dieu ; et, tandis que de nombreuses congrégations se mettront à son service pour propager et multiplier son influence, elle s'organisera et se fortifiera dans son centre par des institutions nouvelles. La défaillance momentanée d'un de ses Pontifes, au début du XIIe siècle, sera même le prélude d'un déploiement nouveau de sa puissance, d'un groupement plus étroit de ses fidèles atour de sa divine autorité.

Certes, la lutte contre un Henri IV, un Henri V, un Henri VI, un Frédéric Barberousse et un Frédéric II, sera dure. A plusieurs reprises, Rome sera envahie, pillée par les troupes impériales ; à plusieurs reprises, les Pontifes seront réduits à s'exiler de la Ville Eternelle ; mais ni Henri IV, ni Frédéric Barberousse, ni Frédéric II ne pourront se flatter d'avoir abattu l'autorité du Pontife de Rome, et l'épisode de Canossa restera comme le vivant symbole du triomphe pacifique du successeur de Pierre sur tous les pouvoirs humains. Ce jour du 18 janvier 1077, où le plus insolent des empereurs, abandonné des siens, viendra, humilié, fondant en larmes, baiser les pieds du Pape en lui demandant son pardon, ce jour-là sera la date d'une des victoires les plus mémorables de la justice sur la force, de Pierre sur César.

 p38  V. Résultat des attaques menées contre la Papauté par les factions romaines et par l'empire

En même temps que les empereurs reprennent leur offensive, les factions romaines relèvent la tête. Pendant tout le moyen âge, Guelfes et Gibelins troublent la ville de Rome et l'Italie par ces terribles rivalités dont l'écho retentit, au cours du XIVe siècle, dans les vers passionnés de Dante. Les Frangipani, les Pierleone, les Colonna, les Orsini, tentent de renouveler les attentats sacrilèges qui ont fait le « siècle de fer ». Des hommes de cabale, des tribuns, des sophistes, de Jean Crescentius à Arnaudt de Brescia, d'Arnaudt de Brescia à Nicolas Rienzi, déchaînent l'anarchie en soulevant la populace. Du XIe au XIVe siècle, plus de dix antipapes, dont la plupart, à vrai dire, sont plutôt des candidats impuissants que des rivaux redoutables, briguent le trône pontifical. Les défenseurs mêmes que la Papauté a appelés à son secours, les Normands de Robert Guiscard et les Siciliens du comte Roger, cherchent brutalement à se payer, par leurs propres mains, de leurs services. Mais le Siège de saint Pierre est maintenant assez solide, pour ne pas être ébranlé par ces désordres.

Quand un élan unanime pousse la chrétienté vers l'Orient, à la délivrance du tombeau de Jésus-Christ, les Papes seuls sont capables, soit de donner un mot d'ordre à tant de masses disparates, soit de mettre quelque unité et quelque continuité dans les opérations de tant de princes rivaux. Non moins difficiles que les interventions dans les œuvres de guerre, sont les interventions dans les œuvres de paix ; et, là encore, la Papauté seule est à même de faire aboutir à des résultats appréciables la Trêve de Dieu. Son action se multiplie, en se spécifiant, par les nombreuses familles monastiques que le Saint-Siège approuve et encourage à cette époque :  p39 moines de Cluny et de Vallombreuse, Chartreux et Prémontrés, Chevaliers Teutoniques et Templiers, Frères Mineurs et Frères Prêcheurs.

Pour faire face à tant de travaux, la Papauté a besoin de se fortifier dans son centre. Elle s'y applique activement. En 1059, le corps cardinalice est reconstitué : il comprend désormais six cardinaux-évêques, vingt-huit cardinaux-prêtres et dix‑huit cardinaux-diacres. Vers le commencement du XIIIe siècle, Innocent III réprime avec vigueur plusieurs abus introduits dans la curie pontificale. Il en exclut les pages nobles, et, par des mesures énergiques, fait disparaître des officines plus ou moins clandestines, foyers de favoritisme et de malversations. Que des membres de la municipalité romaine, des seigneurs italiens, des officiers impériaux tentent d'empiéter sur son autorité de Chef spirituel de l'Eglise ou de chef temporel des Etats de saint Pierre, les uns et les autres éprouveront combien la fermeté du Pontife, dans la défense des droits de Dieu et de la justice, est indomptable. « Le sacerdoce, écrit Innocent III, est autant au‑dessus de la royauté que l'âme est au‑dessus du corps ».14 Il se hâte d'ailleurs de déclarer que cette primauté du spirituel sur le temporel n'implique aucunement l'absorption de celui‑ci par celui-là. « Nous n'ignorons pas, dit‑il, cette parole de Jésus-Christ dans l'Evangile : rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ».15 Bien plus, ce domaine temporel qu'il exerce sur le « patrimoine de saint Pierre », Innocent III professe qu'il ne tient à le défendre contre tous, que parce qu'il le considère comme indispensable à la défense de l'Eglise et au bien de l'humanité.16

Rien, du reste, ne marque mieux l'ascendant suprême de l'Eglise de Rome à cette époque, que l'attitude des princes et des peuples au lendemain du fléchissement momentané  p40 d'un de ses Pontifes. Le 10 avril 1111, le Pape Pascal II, prisonnier d'Henri V, enfermé dans la forteresse de Tribuco, en Sabine, séparé de tous ses conseillers, entouré seulement de gens de l'empereur, qui lui travestissent la situation et qui le menacent, se décide à concéder au souverain allemand ce droit d'investiture, pour lequel ses prédécesseurs ont tant lutté ; mais, à peine s'est‑il rendu compte de sa faiblesse, qu'il proteste contre une « concession extorquée par la violence »,17 et, en rentrant à Rome, il a la joie de constater, par les acclamations qui l'accueillent, que l'autorité, le respect, la confiance dus au successeur de Pierre n'ont en rien souffert de sa défaillance personnelle. En 1139, au second concile de Latran, Innocent II peut faire acclamer, par les mille prélats qui l'entourent, cette déclaration, que « Rome est la tête du monde ».18

Cette préséance de Rome sur le monde a son expression la plus vigoureuse dans la bulle Unam Sanctam et dans les divers Actes de Boniface VIII, proclamant que, « du point de vue du péché », ratione peccati, « toute créature humaine se trouve placée sous la juridiction du Pape » ; et elle a son symbole dans ce grand Jubilé de 1300, qui attire à Rome, avec les ambassades de toutes les grandes nations, plus de 200.000 pèlerins. Quand le Souverain Pontife, de la splendide Loggia du Latran récemment construite, bénit la ville et le monde, un grand peintre et un grand poète sont là, pour perpétuer le souvenir de ces mémorables solennités. Giotto, dans une vaste fresque, représente le Pape instituant le Jubilé ; et Dante, en des vers immortels, célèbre l'Institution divine qui, malgré les taches qu'il a cru devoir si fortement stigmatiser dans son poème, domine encore, dit‑il, par sa splendeur, toutes les choses mortelles.

Alle cose mortali andò di sopra.


Notes de l'auteur :

1 Mabillon. Acta Sanct. ord. S. Nen., sec. IV, t. I, p512.

2 Dom Bouquet. Recueil des hist. de France, t. VI, p185.

3 Pertz. Mon. German., Leges, t. I, p239.

4 P. Lapôtre, S. J., L'Europe et le Saint-Siège à l'époque carolingienne, p209‑210.

5 Mansi. Conc., t. XII, p710.

6 Voltaire. Essai sur les mœurs, ch. XXVIII.

7 Sur la partialité manifeste de ces deux annalistes, Luitprand de Crémone et Rathier de Vérone, voir Duchesne. Liber Pontificalis, t. II, p. XII, et Molinier, Les Sources de l'histoire de France, t. I, p274.

8 Cf. Baronius. Annales, Introduction au Xe siècle.

9 Bellarmin. De Romano Pontifice, Préface.

10 Hist. Gén. de l'Eglise, t. III, p461.

11 Achille Luchaire, dans Hist. de France de Lavisse, t. II, 2e partie, p210.

12 Ibid.

13 Soloviev. La Russie et l'Eglise universelle, p73.

14 Baluze. Innocentii III Epistolæ, t. I, p548.

15 Ibid., p676.

16 Brequigny. Innocentii III Epistolæ, t. I, p88.

17 Mansi. Conc., t. XX, p1008.

18 Hefele., Hist. des Conc., t. V, p717 et suiv.


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