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Chapitre I.2

Cette page reproduit un chapitre de
La Papauté
de Fernand Mourret

publié chez
Bloud & Gay
[Paris]
1929

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de m'en faire part !

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Chapitre II.1

Première partie :
La Papauté et Rome

 p41  Chapitre III
La papauté et la Rome des temps modernes

I. La Papauté en Avignon

En prédisant à ses disciples que les Puissances de l'Enfer ne prévaudraient jamais contre l'Eglise et contre son Chef infaillible, le Sauveur ne voulait pas leur faire entendre que ces Puissances désarmeraient un jour. De fait, si chacune de leurs attaques a été une occasion d'un triomphe pour l'Eglise ; au lendemain de chacune de ces victoires, leurs assauts se sont renouvelés. A peine la Papauté s'est‑elle relevée de la grande crise du « siècle de fer », qu'elle se trouve en butte à une nouvelle épreuve. Sous des dehors brilliants, les mœurs demi-païennes de la Renaissance vont lui créer un danger non moins redoutable.

C'est en Avignon, pendant le séjour que doivent y faire  p42 les Papes, de 1305 à 1378, que l'histoire place les origines de cet humanisme dont Pétrarque est la personnification la plus illustre et qui se caractérise de plus en plus par le culte de l'antiquité, la passion de la beauté sensible et l'ambition de la gloire humaine. L'art y conserve encore, par certains côtés, le cachet du moyen âge : le colossal Château des Papes, dont l'architecture est conçue sur le modèle de ces églises-forteresses bâties sur les rivages méditerranéens au temps des invasions sarrasines, symbolise bien une Papauté militante, toujours sur la défensive. Mais les somptueuses villas construites sur les bords du Rhône par les prélats de la cour pontificale, n'ont rien des manoirs féodaux ; les peintres amenés d'Italie pour décorer les palais et les églises, se distinguent par une préoccupation de la ligne et du coloris qui leur fait parfois oublier le souci de l'expression religieuse ; et les littérateurs auxquels Urbain V ouvre si largement les portes du « Collège des Secrétaires Apostoliques », les Coluccio Salutati, les Zanobi da Strada, les Francesco Bruni, par leur culte excessif des lettres et des arts, au détriment de l'esprit évangélique, préparent déjà les voies aux Pogge, aux Valla et aux Arétin.

Ce ne sont là que des tendances, dont il serait injuste d'exagérer la portée. Pétrarque et la plupart de ses disciples sont de sincères chrétiens. Autour des Papes d'Avignon, en la personne de saint Elzéar et de sainte Delphine, de sainte Rosaline de Villeneuve et de saint Roch, la plus pure sainteté fleurit. Ces Papes eux-mêmes, de Clément V à Grégoire XI, bien que souvent paralysés par leurs embarras financiers, bien que trop lents parfois à se dégager des coteries d'une cour trop frivole, savent se tenir généralement, même en face des rois de France qui voudraient les dominer, à la hauteur de leur grande tâche ; et les foules qui, de tous les points de la chrétienté, pendant trois quarts de siècle, se rendent en Avignon, pour y vénérer le Chef de l'Eglise universelle, pour y prendre part aux grandes solennités liturgiques de la cour pontificale, y trouvent, malgré tout, dans le cadre le plus merveilleux, fait par la nature et par l'art, ce caractère de  p43 grandeur et de majesté que la Papauté donne à tout ce qu'elle touche.

Mais tandis que « la seconde Rome » brille d'un si grand éclat, la Rome des bords du Tibre dépérit. Les factions la déchirent. Pétrarque, qui n'a pas été toujours juste envers la région qui lui a inspiré ses plus beaux poèmes, s'écrie : « Le toit des apôtres s'écroule dans Rome, tandis que la nouvelle Babylone élève vers le ciel ses tours superbes ». Du veuvage de Rome l'Italie tout entière souffre. « Ah Italie esclave, hôtellerie de douleur », gémit Dante.

Ahi ! serva Italia, di dolore ostello.

Et le poète va jusqu'à supplier le roi de Germanie de venir au secours de la Ville Eternelle, « veuve désolée, qui crie jour et nuit »,

Vieni a veder la tua Roma che piagne,

Vedove e sola, e dì e notte chiama.

Ce n'est pas seulement l'Italie, c'est le monde entier qui se sent comme désaxé par suite de la situation qui éloigne le successeur de Pierre de la Ville de Pierre. Sainte Catherine de Sienne se fait alors l'interprète des aspirations du peuple fidèle, en même temps que d'un appel divin, en rappelant la Papauté des bords du Rhône aux bords du Tibre.

II. La Renaissance et Rome

Quelle que soit la résidence que les malheurs des temps lui assignent, le successeur de saint Pierre reste l'évêque de Rome et le Chef suprême de la chrétienté. Non seulement « le Pape ne peut pas mourir en exil, parce que Dieu lui a donné toutes les nations en héritage » ; mais, quel que soit l'endroit où le jette sa destinée, le Pape peut dire :

Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis.⁠a

 p44  Le siège normal de son autorité est cependant, ainsi que l'Eglise l'a toujours compris, auprès du tombeau du premier Pape.

C'est au milieu d'un enthousiasme général et au chant des psaumes que le peuple romain salue la fin de ce qu'il appelle, avec quelque exagération, la « captivité de Babylone ».

Mais ni le Pape Urbain V, qui rentre dans Rome en 1367, et ne peut s'y fixer que d'une manière provisoire, ni Grégoire XI, qui vient y mourir en 1378, ne peuvent partager pleinement cette joie. La Rome chrétienne du moyen âge, que leur prédécesseur Benoît XI a quittée le 13 avril 1304, est à peine reconnaissable. Plusieurs fois saccagée par des émeutes à main armée, dans des guerres intestines, elle n'est plus, en tel et tel quartier, qu'un amas de marbre et de granit, où les architectes d'un art nouveau vont puiser leurs matériaux come dans une carrière.

Cet art nouveau, ou « renaissant », qui s'affirmera dans l'architecture, avec Alberti, San Gallo, Bramante, Maderne et le Bernin, dans la sculpture, avec Donatello et Ghiberti, dans la peinture avec Andréa del Castagno, Pier della Francesca, Filippo Lippi, Botticelli et Ghirlandajo, symbolise bien la mentalité de ces Papes du XVe siècle, qui, de Martin V à Innocent VIII, réalisent, avec des succès inégaux et une persévérance inlassable, les transformations disciplinaires que demandent les temps nouveaux ; mais leur zèle d'adaptation dépasse les bornes, lorsqu'ils admettent dans leur entourage des Filelfe, des Loschi, des Pogge et des Arétin. Les largesses prodiguées par ces Pontifes aux belles lettres et aux arts font de Rome le centre d'un renouveau artistique inconnu jusque-là. En même temps que la langue d'Homère et celle de Virgile s'y font entendre dans toute leur pureté, les arts plastiques y acquièrent cette perfection de formes, cette science de l'anatomie artistique dont l'antiquité semblait avoir eu seule le secret ; mais à cette antiquité, ces artistes et ces lettrés ont aussi emprunté un naturalisme dans la conception de leurs œuvres et une liberté sensuelle dans l'expression,  p45 qui menacent d'envahir, non seulement les monuments profanes, mais les temples chrétiens eux-mêmes. Heureusement une réaction se dessine, dont le moine Savonarole se fait le fougueux promoteur. Sous les pontificats de Jules II et de Léon X, dans les chefs-d'œuvres de Raphaël et de Michel-Ange, dans la Dispute et dans le Parnasse du Palais du Vatican, dans la Pietà de Saint-Pierre et dans le Jugement Dernier de la Chapelle Sixtine, l'art chrétien, par la grandeur de l'idéal qu'il exprime, comme par la pureté de la forme qu'il revêt, s'élève au‑dessus du sensualisme païen, se montre digne d'orner le palais des Pontifes et de décorer la basilique où reposent les restes du premier Vicaire de Jésus-Christ.

L'un et l'autre, d'ailleurs, de ces deux monuments, la demeure du Pape et la basilique dédiée au Prince des Apôtres, subissent une évolution, ou plutôt sont presque totalement reconstruits suivant une conception qui, pour conforme qu'elle soit au goût des temps nouveaux, ne répudie point la grande inspiration des œuvres chrétiennes.

En rentrant d'Avignon, à la fin du XIVe siècle, les Papes n'ont trouvé à Rome que des ruines. Leur antique demeure du Latran a péri, en 1308, dans un immense incendie. Nicolas V, dont l'ambition est de rendre à la Ville Eternelle son ancienne splendeur, confie à l'architecte Jean-Baptiste Alberti son idée de bâtir, sur la colline du Vatican, auprès du tombeau du premier Pape, une nouvelle demeure, dont l'extérieur, par ses murs crénelés et par ses tours, rappellera le palais-citadelle d'Avignon, et dont l'intérieur, par ses vastes galeries et par ses grandes salles ornées de colonnes de marbre, donnera le spectacle de tout le luxe que l'art de la Renaissance est capable de réaliser. Ce plan sera repris et modifié, dans des proportions plus grandioses, sous Alexandre VI, Sixte IV, Innocent VIII, Jules II, Léon X, Alexandre VII, Sixte-Quint et Urbain VIII, par Bramante, Raphaël, Fontana, Maderne et Le Bernin. Il est peu de Papes, en effet, qui n'aient contribué à embellir ce palais, le plus vaste du monde. A vrai dire, ce « Capitole  p46 de la Rome moderne », come on l'a appelé, n'est qu'une juxtaposition d'édifices à trois étages, sans symétrie, disposés en fausse équerre sur le flanc de la gigantesque Basilique de Saint-Pierre ; mais il n'est pas de musée au monde qui possède plus de précieux chefs-d'œuvre et plus de saints souvenirs, et c'est de ce lieu vénéré que nous viennent depuis cinq siècles les lumières qui éclairent les princes et les peuples.

En demandant à Jean-Baptiste Alberti de bâtir une demeure pour les Papes, Nicolas V lui a confié une œuvre plus grande encore, le soin d'édifier, sur la même colline du Vatican, un temple splendide au Prince des Apôtres. Jules II reprend le projet, à peine ébauché, en lui donnant de plus vastes proportions, et le confie à Bramante, qui le conçoit, sur un plan véritablement colossal, comme une croix grecque, aux voûtes majestueuses, à l'immense coupole, au portique monumental. Ce plan, partiellement modifié, sous Léon X, par San Gallo et Raphaël, est transformé en 1546, sur les instances de Paul III, par Michel-Ange. Le grand architecte est âgé de 72 ans. Il accepte, « pour l'amour de Dieu, de la Sainte Vierge et du Prince des apôtres », la direction gratuite des travaux, et donne à son œuvre ce caractère inimitable d'harmonieuse grandeur et de surhumaine puissance, que les maladresses sculpturales de Maderne ne parviendront pas à effacer. Certes, come l'a dit un grand écrivain catholique, « on peut sentir parfois (dans la basilique de Saint-Pierre) la défaillance des moyens de l'art humain. Certains détails ne sont plus du goût d'aujourd'hui, d'autres ne furent jamais suivant le vrai goût. Mais, même quand l'expression avorte, la pensée est divine… Toute la science, tout l'art, toutes les richesses de la nature, toutes les conceptions et tous les travaux de l'homme sont réunis là, pour attester le Christ… Il n'est pas une pierre dans cette montagne de gloire qui ne soit à sa place… Rome, qui est le résumé de tout, se résume dans Saint-Pierre, et Saint-Pierre crie dans Rome et dans le monde la victoire de la Croix sur Rome et sur le monde ».1

 p47  III. La réforme protestante et Rome

Les monuments dont on vient de pearler semblent bien réaliser le rêve de Nicolas V, lorsque, en présence du Sacré Collège, avec une sincérité qu'il n'est pas permis de mettre en doute, il manifeste son désir de rendre à Rome son antique magnificence, « non par ambition, dit‑il, non pour la pompe ni pour la vaine gloire, ni pour la propagation lointaine de son propre nom, mais pour mieux accroître l'autorité de l'Eglise Romaine, et pour honorer plus amplement le Siège Apostolique auprès de tous les peuples chrétiens ».

Mais, opportune et peut-être nécessaire, cette œuvre de restauration artistique ne suffit pas. Depuis le XIIIe siècle, où elle s'est fait entendre au concile du Vienne, une rumeur, suppliante et respectueuse chez les uns, plus ou moins passionnée et révolutionnaire chez les autres, circule, grandit, se propage et se formule par les mots de « réforme », de « réforme dans la tête et dans les membres », in capite et in membris. Le noble et somptueux Palais du Vatican abrite les désordres d'un Alexandre VI, les fêtes mondaines données par un Jules II et un Léon X.

Alexandre III et Grégoire X ont bien essayé de porter la cognée à la racine du mal en soustrayant les élections de leurs successeurs à toute intervention laïque. Le premier, par sa Constitution Licet de vitanda, a exclusivement réservé l'élection pontificale au Sacré Collège, en exigeant le tiers des suffrages. Le second a institué le Conclave, la clôture forcée des cardinaux, avec limitation du temps des discussions et interdiction absolue de toute communication avec le dehors, le tout sous peine d'excommunication ipso facto. Mais des abus enracinés demandent une réforme plus profonde.

Cette réforme viendra du Concile de Trente ; mais, en attendant, un moine révolté prend prétexte de ces abus, les grossit, et en saisit occasion pour attaquer, avec la dernière injustice et la plus grossière fureur, Rome et le Pape.

 p48  Il est faux de prétendre que les scandales de la cour pontificale ont fait de Luther un apostat et produit le protestantisme. Il ne serait pas plus exact de faire intervenir dans la question de prétendues spéculations financières à propos des indulgences promises aux bienfaiteurs de la Basilique de Saint-Pierre. Les causes qui ont donné lieu à la grande hérésie du XVIe siècle sont plus générales et plus profondes. Mais les chefs de la révolution protestante feignent de croire et prêchent partout que la responsabilité de leur rébellion retombe toute entière sur le Pape et sur Rome ; et Luther, dans sa haine contre Celuiº qu'il appelle l'Antechrist et le suppôt du diable et contre la Ville qu'il désigne sous les noms de Sodome et de Gomorrhe, vomit, contre le Pontife Suprême et contre la Ville Eternelle, plus d'injures et plus de blasphèmes que n'en ont peut-être proféré les hérétiques de tous les siècles.

IV. La Réforme catholique et les Papes

Le Pape et Rome répondent à ces grossières injures par la convocation du Concile de Trente et par les immortels canons dogmatiques et disciplinaires de l'œcuménique Assemblée.

La réforme désirée est appliquée « à la tête et aux membres », in capite et membris. Les « illustrissimes » cardinaux s'inclinent devant « l'illustrissime réforme » qui leur est imposée ; et le Pape sanctionne de son autorité suprême les décrets qui lui rappellent la charge qu'il a, de « veiller sur l'Eglise universelle, » de « prendre soin des Universités placées sous ses ordres » et de « régler tout ce qui est expédient pour l'extirpation des abus ». De si augustes exemples ne peuvent passer inaperçus ; mais de grands obstacles restent encore à vaincre.

Après avoir, au prix d'efforts inouïs, malgré l'opposition d'intérêts et de passions conjurés, réuni à trois reprises le grand concile ; après avoir promulgué ces canons et des décrets, fruits de tant d'études et de tant de savantes discussions, les Papes se trouvent en présence d'une tâche nouvelle,  p49 non moins délicate et non moins difficile : veiller à l'application des réformes, qui vont se heurter à des intérêts puissants, à des habitudes invétérées, peut-être à des partis pris d'opposition systématique.

En instituant une Congrégation spéciale pour interpréter les décisions du récent concile, et en favorisant les œuvres de saint Charles Borromée, Pie IV n'a point d'autre but. Pie V poursuit le même résultat, en mettant les enseignements conciliaires à la portée de tous par la publication du Catéchisme Romain, en faisant disparaître des monuments publics toute décoration païenne, en favorisant la diffusion des livres liturgiques les plus conformes à la vraie tradition. La fondation à Rome de collèges destinés aux étudiants de diverses nations et l'organisation du « Collège Romain » par Grégoire XIII, continuent la même œuvre. La réforme du gouvernement central de l'Eglise par Sixte-Quint, l'institution de quinze Congrégations, sortes de ministères, autour du Saint-Siège, les décrets du même Pape réglementant le recrutement et le fonctionnement du Sacré-Collège, sont de la même inspiration. La Constitution publiée en 1621 par Grégoire XV, relativement à l'élection des Papes, constitution dont les dispositions générales sont encore en vigueur, couronne, en quelque sorte, tous ces efforts. La tâche des Pontifes de la fin du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle consistera surtout à défendre ces résultats contre les agressions plus ou moins dissimulées des gallicans, des jansénistes et des rationalistes.

L'érection d'une croix sur l'obélisque qui décore la Place Saint-Pierre, celle de la statue du Prince des apôtres sur la colonne Trajane, la vieille devise : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat, reparaissant sur les monuments de Rome, sont les symboles, visibles aux yeux de tous, de cette restauration catholique. D'une manière générale, les édifices de cette époque donnent la même impression. Sans doute on ne peut plus s'attendre à y rencontrer ce parfum de piété naïve qui appartient à l'œuvre artistique du moyen âge ; architecture, sculpture et peinture ont, au cours du XVIIe et du  p50 XVIIIe siècle, même à Rome, même auprès des sanctuaires les plus pieux, quelque chose de trop solennel et de trop éblouissant. Mais, pour nous en tenir à la Basilique de Saint-Pierre, les tombeaux des Souverains Pontifes que le Bernin y a si heureusement disposés, ne sont‑ils pas, malgré tout, dans leur magnificence un peu dramatique, un majestueux hommage rendu aux successeurs du Prince des Apôtres ? Et peut‑on refuser son admiration à cette harmonieuse colonnade du même architecte, qui, non contente de former un splendide atrium à l'œuvre colossale du Bramante et de Michel-Ange, étend largement ses deux bras, comme pour embrasser le monde ?

V. Le Pape et Rome sous la révolution et sous l'empire

Le Révolution Française ouvre à la Papauté une ère de douleurs et de triomphes. Peu d'époques ont amené plus de bouleversements dans la Ville des Papes et dans les Etats de l'Eglise ; mais chacune de ces perturbations a fait éclater aux yeux du monde l'ascendant souverain de l'Eglise Romain et du Chef de la Chrétienté.

La première atteinte portée par la Révolution à la souveraineté pontificale est due à la Constituante, qui, le 14 septembre 1791, vote un décret incorporant à la France la ville d'Avignon et le Comtat Venaissin. Cette violation flagrante du droit international émeut les chancelleries de toutes les puissances, qui y voient avec raison le prélude d'autres spoliations.

Cinq ans plus tard, en effet, le 3 février 1796, le Directoire invite le général Bonaparte à « aller à Rome, pour y éteindre le flambeau du fanatisme ». Deux ans après, sous le vain prétexte d'une émeute, à laquelle le gouvernement pontifical est tout à fait étranger, le général Berthier, à la tête d'une troupe de quinze mille hommes, envahit Rome, arrête le Pape Pie VI, et le conduit  p51 en exil à Valence, où il mourra, interné dans une citadelle, le 28 août 1799. Mais, avant de mourir, le Pontife, par l'intermédiaire de son Secrétaire d'Etat, Mgr Odescalchi, a fait parvenir à toutes les cours européennes une énergique protestation, relatant les circonstances de l'injuste invasion des Etats Romains, les criminels attentats commis dans la ville de Rome et les indignes traitements infligés au Pape par le Directoire de Paris. L'appel du Pontife est entendu. De Naples à Londres, de Vienne a Saint-Pétersbourg, il n'y a qu'une voix pour flétrir les procédés du Directoire ; l'opinion publique s'émeut, et, certes, la terrible coalition qui soulève aussitôt l'Europe entière contre la France a d'autres causes ; mais on ne peut contester qu'en blessant au cœur des millions de catholiques répandus dans le monde et en provoquant l'indignation de tous les hommes soucieux de justice et de vraie liberté, les auteurs responsables de pareils attentats n'aient comblé la mesure et contribué au formidable danger qui, en 1799, a menacé si gravement l'intégrité de la France.

La volte-face de politique religieuse qui se manifeste sous le Consulat a aussi d'autres origines ; mais quand Bonaparte, l'ancien envahisseur des Etats Pontificaux, déploie tant d'empressement à traiter avec le Pape, à négocier avec lui un Concordat, il n'est pas téméraire de supposer que cet habile politique a su discerner, dans les récents événements, la puissance morale de la Papauté, puissance morale que des forfaits semblables à ceux qui ont été commis naguère envers le pouvoir pontifical, ne font que rendre plus sensible au cœur des peuples.

Lui-même, il est vrai, plus tard, enivré par le pouvoir, renouvellera, aggravera les mêmes violences. La prise de Rome en février 1808 par le général Miollis, la brutale arrestation du Pape Pie VII, les barbares traitements qu'on lui fait infliger à Savone, semblent aboutir à un triomphe définitif du tout-puissant empereur : à Fontainebleau, terrifié par les menaces et trompé par la ruse, le malheureux Pontife signe de sa main défaillante un concordat dicté par l'impérieux potentat. Mais le triomphe est de courte durée. Comme Libère en face  p52 de l'empereur oriental, comme Pascal II en présence du César germanique, Pie VII rétracte une signature extorquée par la force, et, un an plus tard, le 11 avril 1814, Napoléon, dans ce même palais de Fontainebleau, dont il a voulu faire une prison pour le Vicaire de Jésus-Christ, signe son abdication d'empereur, tandis que le Pape rentre à Rome, après un voyage triomphal « au milieu d'un peuple à genoux ».2

VI. Le Pape et Rome à l'époque contemporaine

La période de la Restauration est, à certains égards, pour l'Eglise et, en particulier, pour les Etats Pontificaux, une période de restauration religieuse. Grâce à l'intervention énergique et habile du cardinal Consalvi, les plénipotentiaires du Congrès de Vienne, dans l'Acte du 9 juin 1815, arrêtent, relativement aux Etats Ecclésiastiques, les stipulations suivantes : « Les Marches, avec Camerino et leurs dépendances, ainsi que le duché de Bénévent et la principauté de Ponte-Corvo, seront rendus au Saint-Siège. Il rentrera en possession des Légations de Ravenne, de Bologne et de Ferrare, à l'exception de la partie de Ferrare située sur la rive gauche du Pô.» Mais une disposition supplémentaire, que les diplomates de l'Assemblée déclarent justifiée par la prévision d'éventualités révolutionnaires, sera une source de tracas et de vexations pour le Saint-Siège. Il est statué que « Sa Majesté impériale et royale apostolique et ses successeurs auront droit de garnison dans les places de Ferrare et de Comacchio. »

La Révolution de 1830 a son contre-coup dans les Etats Pontificaux. Au lendemain de la mort de Pie VIII, des troupes révolutionnaires envahissent le patrimoine de Saint-Pierre, pénètrent dans les rues de Rome, et y marchent enseignes  p53 déployées. Impuissant à se défendre par ses propres forces, le nouveau Pape, Grégoire XVI, s'adresse aux puissances européennes, dont une intervention combinée, conduite avec décision et fermeté, pourrait conjurer le péril. L'Autriche seule répond à cet appel. Les troupes impériales s'établissent même, après la répression de l'émeute, dans les Etats Pontificaux, et il faudra une pression des Etats européens pour les décider à évacuer, quatre mois après, le Domaine du Saint-Siège. Ceux‑ci, par ailleurs, jaloux d'une invasion autrichienne, qu'ils estiment capable de fortifier l'influence du gouvernement de Vienne en Italie, décident de s'immiscer à leur tour dans les affaires de la Péninsule. Ils rédigent un Memorandum, par lequel le Pape est sollicité de donner des institutions libérales à toutes les populations qui dépendent de son autorité. Grégoire XVI ne croit pas que sa dignité lui permette de céder à de pareilles injonctions. Une intervention, en 1832, des troupes françaises, qui devancent, cette fois, les armées autrichiennes, ramène, une seconde fois, l'ordre extérieur sur le territoire pontifical ; mais la Papauté aura encore, par la suite, plus d'une occasion de se plaindre des ingérences abusives de ses protecteurs intéressés, et l'on verra, quarante-cinq ans plus tard, une allusion à de semblables attitudes diplomatiques dans ces paroles d'une allocution de Pie IX : « Il est des gouvernements catholiques qui dépassent parfois les gouvernements protestants dans la honteuse carrière de l'oppression religieuse. »

Vers le milieu du siècle, ce sont les partisans d'un libéralisme sectaire qui, à leur tour, donnent l'assaut à la Papauté.

S'autorisant, bien à tort, de certaines mesures libérales prises, dans un ordre purement politique et administratif, par le Pape Pie IX, les disciples de Mazzini, Mazzini lui-même, feignent d'avoir gagné à eux le Pontife, lui prodiguent les acclamations. Ils organisent autour de lui ce que Louis Veuillot a spirituellement appelé « une émeute permanente, l'émeute des ovations ». Le chef révolutionnaire de la Jeune Italie va jusqu'à proposer publiquement au Pontife de se mettre à la tête du mouvement qui a pour objectif l'affranchissement de l'Italie par une  p54 guerre offensive contre l'Autriche. Devant le refus indigné du Pape, c'est la lutte ouverte contre Pie IX, sa personne, sa politique, son gouvernement, son entourage. Le 15 novembre 1848, son premier ministre, Pellegrino Rossi, est lâchement assassiné sur les marches de la Chambre des députés. Des coups de feu sont tirés sur les fenêtres du Quirinal ; un prélat de la maison du Pape, Mgr Palma, est mortellement atteint. Sur les conseils des membres du Sacré Collège et des membres du corps diplomatique, le Saint-Père quitte Rome, où les forces révolutionnaires sont maîtresses, et se rend à Gaëte, dans les Etats du roi de Naples. De là, il adresse aux puissances une solennelle protestation contre la brutale usurpation dont il est victime. L'exil de Pie IX dure dix‑sept mois ; il prend fin grâce à l'expédition française qui, le 3 juillet 1849, sous les ordres des généraux Oudinot et Vaillant, chasse de Rome les troupes garibaldiennes. En recevant à Gaëte, des mains du colonel Niel, les clés de sa capitale pacifiée, Pie IX lui adresse ces paroles : « La France ne m'avait rien promis ; mais c'est sur elle que j'ai toujours compté. Je sentais qu'au moment opportun, la France donnerait à l'Eglise son sang, et, ce qui est plus difficile, ce courage contenu auquel je dois la conservation de ma ville de Rome. » Et le Pontife écrit au général Oudinot : « Le triomphe de l'armée française a été remporté sur les ennemis de la société humaine. »

VII. Les attaques contre la souveraineté temporelle du Saint-Siège

Le gouvernement français ne se montrera pas toujours digne de pareils éloges. En 1858, un revirement se produit dans la politique du second empire. Diverses brochures, manifestement inspirées par l'empereur, invitent le Souverain Pontife, sous des formes respectueuses, à renoncer à son pouvoir temporel. Le 11 juillet 1859, en notifiant au Pape la paix de Villafranca, Napoléon III lui communique certaines clauses,  p55 dont la singulière audace plonge le Saint-Père dans la stupéfaction. Les trois souverains, de France, d'Autriche et de Piémont, se proposent de faire entrer, dans un remaniement complet de la Péninsule Italique, les Etats du Pape, et déterminent même l'exercice de son autorité. Il s'agit, en réalité, d'organiser l'Italie en une Confédération, dont la présidence honoraire est offerte au Saint-Père, mais dont la présidence effective appartiendra au Piémont. « C'est beau, s'écrie le Pape avec un triste sourire, c'est beau : le doge soulevant ou apaisant d'un geste les flots de l'Adriatique ! Mais je ne veux pas de cette Fédération et de ce gouvernement laïque. »

Les catholiques de toutes nations ne se font plus d'illusions sur les périls qui menacent l'Etat de Saint-Pierre. Ils comprennent que, pour la défense de leur Père commun, ils ne peuvent plus désormais compter que sur eux-mêmes. En 1860, sous le nom de Denier de Saint-Pierre, une contribution permanente est organisée en faveur du Saint-Siège. En même temps, de France, de Belgique, d'Irlande, d'Espagne, de Hollande, des jeunes gens, des hommes de tout âge, viennent se mettre à la disposition du Pape, avec l'intention de la défendre contre ses ennemis au péril de leur vie. Ils forment, sous le commandement du général Lamoricière, le corps des « Volontaires Pontificaux ».

De son côté, pendant ce temps-là, le condottière Garibaldi, dont la popularité croît de jour en jour, dont le nom seul symbolise, plus que celui de Victor-Emmanuel, plus que celui de Cavour, ce mouvement du Risorgimento dont le vague idéal soulève l'imagination des Italiens, Garibaldi organise, avec les éléments les plus disparates et les plus suspects, une armée cosmopolite, prête à tenter toutes les aventures. Son influence grandissante, le mystère dont il couvre ses projets, effraient presque autant l'Autriche et le Piémont que le Saint-Siège. Pour contrecarrer ses menées, Cavour ne trouve rien de mieux que de le devancer à Rome. Sous prétexte d'y défendre l'ordre menacé, il commande aux troupes sardes de franchir la frontière des Etats de l'Eglise et de marcher sur leur capitale. En  p56 essayant de barrer la route aux 45.000 hommes commandés par le général Cialdini, les 5.000 hommes de l'armée de Lamoricière se font hacher héroïquement à Castelfidardo, le 18 septembre 1860, dans la plus glorieuse des défaites.

VIII. Le domaine temporel du Saint-Siège et l'Europe

Non seulement les cabinets de l'Europe restent inertes en présence de cette invasion, que Montalembert qualifiera de « brigandage royal »,3 mais on apprend bientôt que l'empereur Napoléon III essaie de négocier avec l'Italie un accord sur la base des faits accomplis. Ces négociations aboutissent à la célèbre Convention secrète du 15 septembre 1864, par laquelle la France s'engage à retirer de Rome, dans le délais de deux ans, le corps de troupes qu'elle y a entretenu jusque-là pour la protection du Pape. Le 11 décembre 1866, en effet, les derniers bataillons français quittent la Ville Eternelle, abandonnée à ses seules forces.

L'imminence du péril fait alors affluer à Rome de nouveaux volontaires. Le vieux bataillon des zouaves, décimé à Castelfidardo, élargit ses cadres et devient un superbe régiment, qui, en octobre 1867, compte 2.237 hommes. En présence de ce mouvement de l'opinion catholique, Napoléon III, pour protester que le retrait des troupes impériales n'implique pas l'indifférence de son gouvernement à l'égard du Saint-Siège, permet la formation en France d'une légion comptant trente-trois officiers et plus de mille sous-officiers et soldats, destinée à soutenir, dans les Etats Romains, les troupes pontificales. Du nom du port de la Méditerranée où elle a pris naissance, cette légion portera le nom de « Légion d'Antibes ». L'union des deux corps de troupes forme l'armée franco-pontificale.  p57 Les événements ne vont pas tarder à mettre à l'épreuve l'héroïque dévouement de cette armée.

Le 19 octobre 1867, Garibaldi, profitant des embarras d'une crise ministérielle, quitte l'île de Caprera, qui lui a été assignée par le gouvernement piémontais pour résidence, et aborde sur le continent. Quelques jours après, il franchit, sans rencontrer de résistance, le cordon de troupes sardes placées sur la frontière, et fait envahir par ses soldats, sur plusieurs points, les Etats de l'Eglise.

Mais, cette fois, le gouvernement français s'est décidé à intervenir. Le texte même de la Convention de septembre lui en donne le droit. Il y est stipulé, en effet, que l'Italie s'engage à repousser, même par la force, toute violation du territoire pontifical. Deux divisions sont confiées au général de Failly, qui a mission d'éviter avec soin tout engagement avec les troupes royales, mais de soutenir énergiquement l'armée du Pape contre les garibaldiens.

La rencontre entre l'armée papale, appuyée des troupe françaises, avec l'armée garibaldienne, a lieu à Mentana. Les zouaves, qui ont réclamé l'honneur de marcher en tête, s'emparent des premiers postes, dans un élan où s'illustre le lieutenant-colonel de Charette ; et la vigoureuse intervention des troupes françaises achève la déroute des garibaldiens. La ville de Rome est sauvée.

La tranquillité relative dont jouissent désormais les Etats de l'Eglise permet au Souverain Pontife de donner suite à un projet, qu'il paraît avoir formé au temps de son exil à Gaëte : celui de réunir à Rome un concile œcuménique. Ce projet se réalise le 8 décembre 1869.

IX. Le concile du Vatican

Le concile du Vatican, qui, en face du rationalisme révolutionnaire, proclame les principes de la vie surnaturelle, de la hiérarchie de l'Eglise et de l'infaillibilité doctrinale de son  p58 Chef, est, avec le concile de Nicée, qui, au déclin de l'âge antique a condamné l'arianisme, et le concile de Trente, qui, à la fin du moyen âge, a proscrit l'hérésie protestante, un des trois grands conciles qui dominent et résument, en quelque sorte, l'histoire de l'Eglise.

Du 8 décembre 1869 au 20 octobre 1870, date de la bulle de prorogation de l'assemblée, plus de sept cents évêques, abbés et généraux d'ordre, en quatre-vingt-cinq congrégations générales, délibèrent sur les questions les plus agitées dans le monde contemporain : l'existence et les attributs de Dieu, sa Providence, la création, la révélation, la foi, les rapports de la raison avec la foi, la hiérarchie de l'Eglise, la primauté du Pontife Romain et son infaillible magistère. Dans la vaste salle conciliaire, disposée dans le bras droit de la croix latine que forme la basilique de Saint-Pierre, toutes les nations sont représentées : les Eglises d'Amérique à côté de celles de la vieille Europe ; l'Eglise latine, avec ses Pasteurs revêtus de la chape blanche et portant une mître de simple lin, et l'Eglise orientale, avec ses prélats habillés de somptueuses tuniques et coiffés de riches tiares. Le vote, par tous ces représentants authentiques de l'Eglise enseignante, à la presque unanimité des suffrages, des dogmes de l'infaillibilité doctrinale des Papes et de leur autorité disciplinaire suprême, et la soumission de tous les prélats opposants sans exception, sont les manifestations les plus éclatantes peut-être qui aient été faites, au cours des siècles, en faveur de l'autorité des Pontifes Romains. Le concile du Vatican marque une des grandes dates de l'histoire de la Papauté. « Du point de vue théologique, a écrit un historien, il constate la vie latente d'une croyance en l'enregistrant à titre de dogme ; et par là il est une conclusion. Du point de vue historique, comme une explosion de vie catholique, il marque pour l'Eglise le début d'une phase nouvelle. »4

 p59  X. La spoliation des Etats du Saint-Siège ; les protestations des Papes

La guerre franco-allemande de 1870 est venue, dès le mois de juillet, interrompre les travaux du concile ; et ce n'a été là que le prélude d'une plus grande épreuve. Le gouvernement français ayant retiré ses troupes de Rome, par ce motif, que la guerre qui vient de s'ouvrir réclame toutes les forces militaires la France, le roi Victor-Emmanuel a invoqué, une seconde fois, la nécessité d'assurer la sécurité des Etats Pontificaux, et il a fait envahir les Légations par 60.000 hommes. Après une courte résistance, Civita-Vecchia s'est rendue, le 16 septembre. Le 20 septembre, de cinq heures du matin à dix heures, l'artillerie piémontaise bat les vieux remparts de Rome. La première brèche est pratiquée près de la Porta Pia. L'assaut va être donné, quand le drapeau blanc flotte sur les murs et au Château Saint-Ange. Pie IX, voulant éviter une trop grande effusion de sang, a donné l'ordre de cesser la résistance. Le roi du Piémont est maître de Rome ; il ne laisse au Pape que le palais du Vatican et ses jardins.

Pour couvrir l'odieux de l'attentat et se donner une contenance devant l'Europe, le gouvernement de Victor-Emmanuel fait voter, le 13 mai 1871, une prétendue « Loi des Garanties », qui ne rassure ni le Pape ni les catholiques : les diplomates les plus sérieux en reconnaissent l'insuffisance et la fragilité.5 Le Pape refuse de la reconnaître. La ruine du pouvoir temporel est complète.

Le successeur de Pie IX, Léon XIII, renouvelle ses protestations. Le 20 août 1879, dans une allocution adressée au Sacré-Collège, il s'élève avec énergie contre « ces hommes ennemis qui ont voulu, par ruse et par violence, arracher au  p60 Pontife de Rome un Principat Civil qu'avait constitué, avec le suffrage spontané des siècles, un plan manifeste de la Providence, pour maintenir à jamais au Saint-Siège sécurité et liberté ». Pour rendre vivante et permanente ces protestations, des règles proto­colaires sont édictées, relativement aux visites que les souverains voudront faire à l'avenir au Vatican. Les souverains catholiques, s'ils rendent visite au Quirinal, siège du gouvernement usurpateur, ne pourront être admis à présenter leurs homages au Pape. Quant aux souverains protestants, hôtes du roi d'Italie, ils ne pourront ni partir du Quirinal pour se rendre au Vatican, ni s'y rendre avec les voitures de la cour. Ces règles, rigoureusement maintenues sous les pontificats de Léon XIII et de Pie X, ne seront atténuées qu'après la Grande Guerre, sous le pontificat de Benoît XV.

XI. La persistance de la souveraineté spirituelle du Saint-Siège et de son prestige moral après la perte de son domaine temporel

On aurait tort de croire, par ailleurs, que la Papauté ait, par suite des événements que nous venons de raconter, perdu quelque chose de son prestige. A la cérémonie du couronnement du tsar Alexandre III, le nonce pontifical prend rang parmi les princes de toutes les maisons royales de l'Europe, et, selon les règlements des traités de Vienne, renouvelés au traité d'Aix-la‑Chapelle de 1818, il a le pas sur tous les ambassadeurs. Peu de temps après, les souverains d'Allemagne et d'Espagne ayant choisi le pape Léon XIII comme arbitre dans un conflit relatif aux Iles Carolines, l'empereur Guillaume Ier fait déclarer par la Gazette de la Croix qu'il a eu recours au Pape comme à un souverain, « dignité que l'histoire et le droit lui reconnaissent depuis des siècles ». A Londres, à l'occasion des fêtes jubilaires de la reine Victoria, le représentant de Léon XIII est accueilli au palais de Buckingham avec les honneurs  p61 qui ne s'accordent qu'aux souverains. Aussi bien, au lendemain de ces fêtes, Melchior de Vogüé peut‑il écrire dans la Revue des Deux Mondes : « Il suffit d'ouvrir un journal ou de traverser un salon politique, pour comprendre que le Vatican est, à cette heure, l'un des principaux centres diplomatiques de l'Europe ».

Comme les princes, les masses populaires, quand elles ne sont pas aveuglées par d'odieux préjugés, savent, à leur tour, rendre homage à la Papauté. Des pèlerinages d'ouvriers, de plus en plus nombreux, se dirigent vers Rome, et sont paternellement accueillis par le Saint-Père. Le 20 octobre 1889, Léon XIII ayant, devant un auditoire composé en grande partie d'ouvriers et estimé à plus de 10.000 hommes, exposé les grands principes sociaux qu'il doit bientôt proclamer dans son Encyclique Rerum Novarum, un rédacteur du Journal des Débats, présent à l'audience, écrit qu'il a cru voir « entrer solennellement dans Saint-Pierre le nouveau pouvoir social, venu là, comme y vinrent jadis Charlemagne et Barberousse, y chercher le sacre et l'investiture ». Le Pape, en effet, a fait entrer ces humbles travailleurs par une porte qui ne s'ouvre d'ordinaire que pour les rois.

Ces homages se renouvellent sous Pie X, sous Benoît XV, sous Pie XI.

Sous Pie X, contentons‑nous de citer, entre d'autres, ce pèlerinage de quatre cents petits Français, qui viennent, le 14 avril 1912, au nom de 134.000 enfants dont ils ont recueilli les signatures, remercier le Pape du décret qui leur permet de s'approcher de la Sainte Table dès qu'ils ont l'âge de raison. Les enfants des paroisses romaines se joignent à eux et à leurs parents, si bien que la salle du Consistoire est reconnue insuffisante pour les recevoir. Le Saint-Père les fait entrer dans la Chapelle Sixtine, où ils défilent deux à deux, saluant le Pape de leurs acclamations naïves et spontanées.

La guerre mondiale de 1914‑1918 ne permet pas de renouveler ces manifestations sous le pontificat de Benoît XV. Mais alors c'est le Pape qui va aux belligérants, pour adoucir les  p62 douleurs de la guerre et préparer la paix. Sa lettre du mois de décembre 1914, par laquelle il fait accepter aux nations en guerre l'échange des prisonniers mis hors d'état de reprendre les armes, celle du 24 octobre 1915, qui fait triompher le principe du repos dominical pour prisonniers de guerre, celles du 10 janvier 1915 et du 1er décembre 1918, qui organisent une croisade de prières dans le monde entier, en vue d'une paix « durable et fondée sur la justice », tant d'autres interventions qu'il serait trop long d'énumérer, sont des témoignages de l'action exercée par la Papauté sur le monde entier.

Sous le pontificat de Pie XI, le Congrès eucharistique international, qui se tient à Rome du 24 au 29 mai 1922, les fêtes de la béatification de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, le 29 avril 1923, les cérémonies de sa canonisation, le 17 mai 1925, qui amènent à Rome une affluence inouïe de pèlerins de toutes les nations, et les fêtes jubilaires de 1925, renouvellement les plus belles manifestations de foi des âges chrétiens. Le 17 mai 1925, la foule est si considérable, que la parole du Pape ne peut s'entendre que par des hauts-parleurs ; et, le soir, pour la première fois depuis 1870, l'extérieur de la basilique de Saint-Pierre et toute la splendide colonnade qui s'ouvre sur la place, s'illuminent. « Le sourire de la jeune sainte fait faire trêve au deuil que, depuis cinquante-cinq ans, la Colline Vaticane s'est imposé ».6

Est‑ce à dire que tout est beau, parfait, idéal dans le régime de la Rome chrétienne d'aujourd'hui ? qu'il n'y a rien à désirer dans la situation actuelle du Pontife Romain ? Gardons‑nous de le croire. De Pie IX a Pie XI, tous les Papes ont réclamé contre les conditions qui sont faites à l'exercice de leur autorité souveraine. D'un point de vue étranger à notre foi, un historien, Ernest Lavisse, a écrit : « Entre les Alpes et les pointes de Sicile, tout le sol n'est pas italien. Au centre est un palais entouré d'un jardin. C'est le domaine de saint Pierre. Et l'apôtre Pierre réclame son bien, qu'il tient du roi Pépin et que  p63 lui a confirmé Charlemagne. Et la plainte du vieillard sonne comme un glas sans trêve au‑dessus de Rome capitale. Elle inquiète et elle irrite roi et ministres. A quoi sert‑il d'être à Rome, pour qu'il y ait encore une question romaine ? »7

Se plaçant à un point de vue nettement chrétien, un philosophe catholique, Léon Ollé-Laprune, après une visite à Rome et au Pape, a tracé les lignes suivantes, dans lesquelles il nous montre, par le symbolisme même des monuments de la Ville Eternelle, ce qu'il y a d'encore incomplet, et, par suite, de stimulant pour notre action, dans l'œuvre de l'Eglise et de son Chef.

« Pour que le Siège du Pape, écrit‑il, symbolise en tout le rôle du Pape, Rome a, dans ses monuments et jusqu'au Vatican, je ne sais quoi d'inachevé. Les pierres même crient que l'Eglise en ce monde n'est pas l'Eglise triomphante. Si quelque paganisme se mêle aux merveilles des édifices chrétiens, je ne m'en étonne ni je ne m'en fâche ; cela me rappelle que le christianisme n'a pas terminé son œuvre. Il faut travailler, aime à dire Léon XIII. Notre Pape travaille ; travaillons comme lui, et avec lui ».8


Notes de l'auteur :

1Louis Veuillot. Le Parfum de Rome, t. I, liv. IV, § 4, p147‑148.

2 Cette expression, employée par Pie VII lui-même, se rapporte à son premier voyage à travers la France en novembre 1804, mais il s'applique avec autant de vérité à son voyage de Paris à Rome en mai 1814.

3 Montalembert. Œuvres, t. I, Préface, p. XVIII.

4 G. Goyau. La Papauté et la Civilisation, p229.

5 Cf. Emile Ollivier, L'Eglise et l'Etat au Concile du Vatican, t. II, p478 ; Louis Teste, Léon XIII et le Vatican, p162‑163.

6 Goyau et Cheramy. Le Visage de Rome chrétienne, p343.

7 E. Lavisse. Vue générale de l'histoire politique de l'Europe, p210‑212.

8 L. Ollé-Laprune. La Vitalité chrétienne, p256‑257.


Note de Thayer :

a Le beau vers est de Corneille. Celui qui parle n'est pas un pape, mais dans un contexte bien différent, Sertorius dans la pièce dont il est le héros.


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