URL courte pour cette page :
tinyurl.com/2MOUPAP2


[Une grande partie de mon site vous sera inutile si vous naviguez sans les images !]
courrier :
William Thayer

[Lien à des pages d'aide]
Aide
[Lien au niveau immédiatement supérieur]
Amont

[Lien à ma page d'accueil]
Accueil
précédent :

[Link to previous section]
Chapitre II.1

Cette page reproduit un chapitre de
La Papauté
de Fernand Mourret

publié chez
Bloud & Gay
[Paris]
1929

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de m'en faire part !

suivant :

[Lien à la page suivante]
Chapitre II.3

Deuxième partie :
La Papauté et l'Eglise

 p88  Chapitre II
La Papauté et l'Eglise au moyen âge

I. La Papauté et l'Eglise au milieu des invasions barbares

La chute de l'empire romain sous les coups des barbares est une grande épreuve pour la foi des chrétiens. Ils sont si habitués à le considérer comme le cadre naturel de leur Eglise ! Sans doute l'esprit de l'Evangile est le démenti le plus absolu qui puisse être donné à l'esprit du paganisme ; mais ce « renversement des valeurs », que le Christ est venu proclamer dans son discours sur la Montagne n'est‑il pas en voie de se réaliser dans l'empire même ? La dure Loi des Douze-Tables ne fait‑elle point place, peu à peu, dans les mœurs, à la douce Loi des Béatitudes ? Qu'un nouveau Constantin, qu'un nouveau Théodose surgisse, et la pacifique Révolution spirituelle s'achèvera. Ces divisions administratives  p89 de l'Empire, où l'Eglise a établi ses primats, ses métropolitains et ses évêques ; ce droit romain, dont elle a extrait tant de sages prescriptions ; ces rites, dont elle a expulsé le venin idolâtrique et qu'elle a transformés en les baptisant ; ces basiliques et ces temples, dont elle a fait, en les purifiant, des sanctuaires du Christ, ne sont‑ils pas les formes providentielles, préparées par Dieu, sous lesquelles l'œuvre de Jésus-Christ doit se développer jusqu'à la fin des siècles ? Ou plutôt ne serait‑ce pas la fin des siècles qui va venir ? Ne nous étonnons pas de voir quelques‑uns des esprits les plus cultivés et les mieux équilibrés du Ve et du VIe siècle, un saint Jérôme, un saint Grégoire le Grand, se poser cette dernière question.1

Mais ce trouble, qui saisira les chrétiens de la fin du moyen âge, lorsqu'ils verront se briser l'édifice de la Chrétienté, et qui se renouvellera au déclin du XVIIIe siècle, au moment où s'écroulera l'Ancien Régime sous les coups de la Révolution, ce trouble n'est qu'une tentation. Une grande foi le fera surmonter. Celui qui s'en fait l'écho le plus éloquent, saint Grégoire, se fera l'apôtre le plus zélé et le plus intelligent des temps nouveaux. L'empire est peut-être à la veille de périr : qu'importe ? Le devoir est de sauver ce qu'on pourra de ce qu'il y a de bon, de grand et de beau. Les barbares sont peut-être les précurseurs de l'Antechrist ; qu'importe encore ? Le devoir est de les gagner au Christ dans la mesure du possible.

Tel est le cas de conscience qui se pose dans l'âme de saint Grégoire ; telle est la solution qu'il lui donne. C'est la solution chrétienne ; ce sera celle de la Papauté. Rien ne peut nous suggérer une idée plus juste de l'œuvre du Saint-Siège au début du moyen âge que le tableau sommaire du pontificat de saint Grégoire le Grand.

 p90  II. L'attitude du Pape saint Grégoire le Grand
en face du monde oriental

Quelles que soient les destinées que Dieu réserve à son Eglise et au monde, cette Eglise, dont la Providence vient de confier le gouvernement au fils du sénateur Gordien, au noble descendant de l'antique famille des Anicii, est actuellement menacée d'un triple péril, auquel il est urgent de parer sans retard. Le schisme, l'hérésie et l'idolatrie païenne, contre lesquels les Papes ont eu à lutter depuis les origines, ne vont‑ils pas profiter du bouleversement du monde pour troubler, dans sa hiérarchie, dans son dogme et dans ses mœurs, la Société dont le successeur de saint Pierre a la charge ?

Le péril du schisme est en Orient. En face de Rome décadente, ruinée par les invasions barbares, se dresse la fastueuse Constantinople. Le potentat byzantin prétend se couvrir de tout le prestige perdu par l'empereur d'Occident. En faisant bâtir, dans des proportions gigantesques, l'église de Sainte-Sophie, et en prodiguant, dans la décoration du nouveau Temple, l'or, l'argent, les marbres précieux, les émaux et les pierreries, l'empereur Justinien a eu l'ambition d'éclipser la gloire de la basilique élevée à Rome par l'empereur Constantin sur le tombeau du Prince des apôtres. En comblant d'honneurs le patriarche de Constantinople et en multipliant ses prérogatives, les empereurs d'Orient en ont fait leur créature, et, par lui, se sont asservi tout le clergé. « L'empereur se déplace‑t‑il, écrit Mgr Duchesne, son épiscopat s'ébranle avec lui… Il est difficile d'imaginer un corps épiscopal mieux organisé… Pour donner à ce groupe ecclésiastique son nom véritable, il faudrait l'appeler l'épiscopat de l'empereur ».2 Au Concile de Constantinople, en 381, la jeune Rome orientale a réclamé pour son évêque  p91 les mêmes honneurs que pour celui de la vieille Rome. De la prétention à l'égalité, elle s'élève à la prétention à la supériorité.

Saint Grégoire, pendant le séjour qu'il a fait à la cour de Byzance en qualité d'apocrisiaire, ou représentant diplomatique, s'est rendu compte par lui-même de la gravité de la situation. Il a vu, aux jours des réceptions solennelles, l'auguste Souverain parader dans le grand triclinium de la salle du trône, revêtu de la chlamyde de pourpre brochée d'or ; il a vu les courtisans, suivant un rite dont un cérémonial très précis a fixé les détails, courber trois fois leur front aux pieds de l'omnipotent Basileus ; il a connu ce patriarche Jean le Jeûneur, qui s'attribue le titre de « patriarche œcuménique », et qui, comptant pour rien tout ce qui n'est pas grec, considère son siège comme le centre du monde chrétien.

III. Saint Grégoire et le monde barbare

Saint Grégoire ne se dissimule pas davantage le péril de l'hérésie. Celui‑ci, né en Orient, est devenue très redoutable en Occident.

Parmi les peuples barbares qui ont envahi l'Europe, tandis que les uns, généralement de race teutonique, sont restés farouchement attachés à leur religion et à leurs mœurs, d'autres, appartenant plutôt à la race gothique, se sont peu à peu assimilés aux mœurs des pays où ils ont pénétré. Tels sont les Wisigots, les Ostrogoths, les Burgondes, les Vandales. Incorporés dans les armées ou dans les diverses administrations de la Rome décadente, quelques‑uns d'entre eux s'y sont élevés aux plus hautes dignités ; d'autres, venus en corps prêter main forte à l'empire impuissant, se sont hardiment établis sur les terres qu'ils ont aidé à conquérir ou à conserver. Sous le sayon du militaire ou sous la toge du fonctionnaire, ils se laissent amollir par les coutumes de la décadence romaine. Or, un des leurs, Ulphilas, envoyé comme otage à Constantinople, y a été séduit par les formules souples et vagues de  p92 l'arianisme. Ce compromis entre le paganisme et le christianisme, a plu à ces demi-civilisés. Par ces barbares de race gothique, l'hérésie arienne a gagné l'Italie, le sud de la Gaule, l'Espagne. En Italie, la splendeur du règne de Théodoric le Grand lui a donné un prestige particulier.

Pendant son enfance, Grégoire a vu passer les plus terribles de ces envahisseurs, demi barbares, demi chrétiens, ces Lombards, qui mêlent à leurs croyances ariennes les plus sauvages pratiques de l'idolâtrie. Il en retrace, dans ses Dialogues, le souvenir épouvanté. Sans doute, au moment où Grégoire est appelé à prendre le gouvernement de l'Eglise universelle, l'erreur d'Arius semble partout en décadence ; mais le grand Pape n'ignore pas que, même abolies dans leurs formules et abandonnées dans leurs pratiques, les sophistications de l'esprit et les déviations du cœur laissent dans les âmes des tendances prêtes à se réaliser et sur lesquelles un chef attentif ne doit pas cesser de veiller.

Chez d'autres peuples, l'idolâtrie s'est conservée plus rude et sans mélange. Tels sont les peuples de race teutonique installés en Germanie, en Saxe, en Grande-Bretagne, dans les pays scandinaves et dans le nord de la Gaule. Entre ces barbares et les nations de civilisation gréco-romaine, la lutte paraît être sans merci. Mais Grégoire, à l'exemple de son Maître, ne désire pas la mort de ses pécheurs ; il souhaite leur conversion. Sur le Forum de Rome, alors qu'il était simple moine au couvent de Saint-André, il a rencontré un jour quelques enfants de cette race, de jeunes « Angles », mis en vente comme esclaves, et il a regretté « que la grâce de Dieu n'habitât pas sous ces beaux fronts ». Il a même formé dès lors le projet, lui, le Romain de vieille race, d'aller porter au pays des Angles la lumière de l'Evangile. Devenu Pape, il n'oubliera pas ce dessein de sa jeunesse monastique.

 p93  IV. La Papauté et les hérésies orientales

Saint Grégoire le Grand, écrivant à l'empereur byzantin Maurice, termine sa lettre par ces mots : « Pour moi, j'ai rempli maintenant mon double devoir : j'ai rendu à mon empereur le tribut de mon obéissance, qui est due à mon empereur, et à Dieu le témoignage de ma conscience, qui n'est qu'à Dieu ». Cette formule exprime admirablement l'attitude prise par ce Pape et par ses successeurs à l'égard du pouvoir impérial de Constantinople. Quels que puissent être leurs légitimes griefs contre la politique de la cour de Byzance, les Pontifes de Rome n'oublient jamais l'obéissance et le respect qu'ils doivent aux pouvoirs légitimes, et ils en multiplient les témoignages. Mais que l'empereur Maurice, par un édit de 592, interdise à ses fonctionnaires et à ses soldats d'entrer dans le clergé ou dans les monastères, le Pape Grégoire protestera, menacera de la justice divine l'auteur de l'injuste loi, et il ne cessera de protester et de menacer que lorsque, cinq ans plus tard, l'empereur se sera enfin décidé à retirer son odieuse prohibition. Que le patriarche Jean IV s'attribue et se réserve à lui seul le titre de patriarche œcuménique, le Pape lui rappellera que cette dénomination prétentieuse a été interdite par le Pape Pélage II, et que les évêques de Rome, au Concile de Chalcédoine l'ont refusée pour eux-mêmes. Et il signe : Grégoire, « serviteur des serviteurs de Dieu », formule que ses successeurs adopteront désormais.

Ces premiers conflits ne sont que les préludes de querelles plus graves, celles du monothélisme et de l'iconoclasme, qui prépareront d'une manière plus immédiate la définitive séparation, le schisme. Désormais, pendant quatre siècles et demi, de la mort de saint Grégoire le Grand, en 604, à la rupture suprême, consommée, en 1054, par le patriarche Michel Cérulaire, la lutte de l'Eglise d'Orient contre l'Eglise d'Occident a un but surtout politique : la séparation d'avec  p94 le Pape. L'hérésie en est le prétexte ou le moyen ; le schisme en est le but. Controverses sur le monothélisme ou l'unité de volonté dans le Christ, querelles sur l'iconoclasme, ou la suppression des images pieuses, descriptions sur l'épiclèse, ou l'invocation de l'Esprit-Saint à la Sainte Messe, débats sur l'introduction du Filioque dans le Credo, argumentations sophistiques sur l'état des âmes après la mort et sur les indulgences : toutes ces polémiques, et quelques autres, ne seront soulevées, comme on l'a justement fait remarquer, « que pour en venir à se soustraire à l'autorité du Pape » ;3 car, ainsi que l'avouera, au XIXe siècle, le Procureur du Saint-Synode, M. Pobiedonostsef, « là est le point le plus important, là est l'obstacle insurmontable » ;4 « le point capital et le seul capital », dira le Pape Léon XIII dans son Encyclique Præclara Gratulationis.

Telle est la conclusion qui ressort des faits historiques impartialement étudiés.

Que les origines du monothélisme soient aussi de source toute politique, et que ses chefs aient les mêmes tendances séparatistes, c'est ce qui ne souffre pas l'ombre d'un doute.

En montant sur le trône au début du VIIe siècle, l'empereur Héraclius a trouvé l'empire dans une situation lamentable, que sa victoire sur Chosroès, roi des Perses, en 622, empêche de dégénérer en catastrophe irrémédiable, mais ne relève pas. Les tronçons dispersés du monophysisme se sont coalisés en groupes, autant politiques que religieux, qui deviennent une menace perpétuelle d'anarchie. Le patriarche Sergius, personnage intelligent et ambitieux, plus homme d'Etat qu'homme d'Eglise, conçoit alors le projet de gagner en bloc à l'empereur toutes les sectes monophysites. Il croit trouver un terrain d'entente, en proposant d'abandonner toute description sur l'unité ou la dualité de nature du Christ ; on se contentera de professer l'unité de volonté, le monothélisme (du préfixe mono  p95 et du verbe thélein, vouloir). L'équivoque de ce mot, par lequel on peut entendre, soit l'absorption de la volonté humaine dans la volonté divine, soit la subordination nécessaire de celle-là à celle‑ci par une sorte d'union mal définie, fait son succès. La plupart des chefs de groupes monophysites y souscrivent. Autant, pense‑t‑on, d'arraché au Pape et de gagné à l'empire.

V. La Papauté et les préludes du schisme oriental

Le caractère politique du schisme et de l'hérésie s'affirme avec plus d'évidence encore, lorsque l'empereur Héraclius, en 638, donne une forme officielle et obligatoire à la profession de foi monothélite, et statue que nulle élection de Pape ne sera confirmée sans une soumission préalable de l'élu à la dite profession de foi.

Comme on pouvait s'y attendre, un si audacieux empiètement sur le pouvoir spirituel soulève, tant en Orient qu'en Occident, une réprobation devant laquelle le pouvoir impérial doit reculer. Le second successeur d'Héraclius, Constant II, croit pouvoir tout apaiser, en 648, par un édit, qui prescrit, sous les peines les plus sévères de faire le silence sur les questions débattues. Mais le Pape saint Martin, troisième successeur d'Honorius, qui est élu en 649, ne se laisse pas prendre au piège. Le dogme catholique ne peut admettre que l'on mutile la nature humaine du Christ, vraiment homme comme il est vraiment Dieu, ni que l'on tolère aucune équivoque sur ce point. Il condamne l'édit de Constant II, comme ses prédécesseurs ont condamné l'édit d'Héraclius. Exilé en Chersonèse, Martin y meurt, épuisé par les privations et les mauvais traitements. L'Eglise l'honore comme un martyr.

Devant un nouveau mouvement d'indignation de l'opinion publique, Constant II s'arrête dans la voie de la persécution. Constantin IV, en 675, engage même avec le Pape Donus, puis avec le Pape Agathon, des négociations pacifiques ;  p96 et, en 680, sous la présidence d'honneur du même empereur et la présidence effective des légats du Pape Agathon, le Concile œcuménique de Constantinople apporte la solution pacifique, en proclamant l'existence dans le Christ de « deux vouloirs naturels, non pas deux vouloirs opposés l'un à l'autre, mais un vouloir humain subordonné au divin et puissant vouloir ».

Une tentative de réviviscence du schisme se produit sous l'empereur Justinien II, qui prend au sérieux les titres que lui donnent ses courtisans, de « docteur de la foi orthodoxe » et d'« arbitre du ciel et de la terre ». Il réunit en 692, en son palais impérial un soi‑disant Concile, qui échoue honteusement, mais qui témoigne de l'obstination des potentats orientaux et de leur servile épiscopat dans l'esprit de révolte contre Rome.

Cet esprit de révolte se réveille en 726 avec l'empereur Léon l'Isaurien, dit l'Iconoclaste ou le Briseur d'images. En donnant l'ordre à tous les sujets de son empire de faire disparaître toutes les images pieuses, le souverain oriental subit‑il l'influence de l'islamisme ou du judaïsme ? Il semble plus naturel de supposer qu'il a simplement l'ambition d'étendre aux choses du sanctuaire la réforme qu'il se glorifie d'avoir accomplie dans l'ordre militaire, administratif et social. Quoi qu'il en soit, l'édit impérial rencontre dans le Saint-Siège et dans le peuple une énergique protestation. Le soulèvement populaire est même si grand en Italie, que le Souverain Pontife est obligé d'intervenir pour l'apaiser. Une reprise du mouvement iconoclaste vers le milieu du VIIIe siècle a le même insuccès.

Dorénavant les tentatives de schisme en Orient ne se produiront plus sous les formes agressives contre Rome qu'elles ont eues jusque-là. On se cantonnera dans le monde grec, en liant de plus en plus l'Eglise au gouvernement national. Mais, sous cette forme, l'esprit schismatique ne sera pas moins redoutable et fera craindre, dans un avenir plus ou moins lointain, une rupture avec le Saint-Siège.

 p97  Dans leur lutte contre l'arianisme des peuples barbares, les Papes se trouvent en face d'une véritable hérésie, organisée nationalement sans doute, mais où la doctrine n'est pas strictement subordonnée aux caprices du pouvoir, comme en Orient.

Au surplus, au moment où saint Grégoire prend possession du souverain pontificat, en 590, ce christianisme amoindri, vidé des dogmes les plus vivifiants du catholicisme, paralysé par la dépendance excessive de son épiscopat à l'égard du pouvoir civil, amolli par un contact trop intime avec la civilisation décadente de Rome, est frappé de mort. Il a disparu de la Gaule, depuis trois quarts de siècle, avec les royaumes des Burgondes et des Wisigoths ; de l'Afrique, depuis un demi-siècle, par la ruine du royaume des Vandales. L'Espagne vient de l'abjurer publiquement et officiellement, en 589, au troisième Concile national de Tolède. En Italie, après avoir jeté un grand éclat, sous le règne, aussi florissant qu'éphémère, de Théodoric le Grand, il se survit, pour ainsi dire, dans une existence précaire, avec les Lombards, race puissante, terrible et sanguinaire à ses heures, d'où les pratiques idolâtriques n'ont pas encore complètement disparu ; mais en 589, par le mariage du roi Autharis avec la princesse catholique Théodelinde, fille du duc de Bavière, la foi romaine vient de pénétrer dans ce dernier royaume.

Saint Grégoire le Grand seconde les efforts de la pieuse reine pour la disparition de l'hérésie. Après la mort d'Autharis, sous la régence de Théodelinde, pendant la minorité de son fils, les conversions se multiplient. Le catholicisme acquiert une telle influence dans la nation, qu'une nouvelle succession de rois ariens est impuissante à en arrêter les progrès. A la fin du VIIe siècle, l'arianisme a disparu complètement de l'Italie, et l'on n'en trouve plus de traces en Occident.

 p98  VI. La Papauté et l'évangélisation des peuples barbares

Par delà les terres d'Orient, où un grand schisme se prépare, et les terres d'Occident, où une grande hérésie meurt lentement, s'étend la vaste zone où s'agitent des peuples barbares que la foi chrétienne n'a pas atteints. La Papauté ne les oublie pas. L'éclat des campagnes apostoliques et civilisatrices des grands missionnaires du haut moyen âge : d'un saint Remi en France, d'un saint Augustin de Cantorbéry en Angleterre, d'un saint Boniface en Allemagne, d'un saint Cyrille et d'un saint Méthode chez les Slaves, d'un Saint Anschaire chez les Scandinaves, voile parfois, dans l'histoire, l'œuvre continue, patiente, attentive des Papes, qui ont envoyé et qui conseillent, dirigent, rectifient au besoin ces héroïques prédicateurs de l'Evangile.

Pour ce qui concerne la Gaule, l'erreur, sur ce point, d'un historien éminent, Fustel de Coulanges, a été relevée, en France, par Mgr Duchesne et par Paul Viollet, en Belgique, par Bondroit et Codefroid Kurth, en Allemagne par le P. Grisar. « Après comme avant les invasions du Ve siècle, écrit Mgr Duchesne, on voit les évêques gallicans recourir de temps en temps au Siège Apostolique et lui demander une direction dans leurs difficultés ».5 La pénurie des documents sur ces rapports, qui a frappé Fustel de Coulanges, s'explique par la perte, bien connue, des archives épiscopales de la France au VIe siècle. Mais des faits généraux historiquement attestés et de nombreux indices particuliers jettent une pleine lumière sur la question. Ainsi aucun historien ne met en doute l'autorité suprême dont les Papes jouissaient en Gaule avant les invasions barbares. L'institution de la vicairie d'Arles en 417, par le Pape Zozime, en serait à elle seule la preuve irréfutable.  p99 Cette dépendance de l'Eglise franque à l'égard du Saint-Siège a‑t‑elle été reprise après les invasions ? Le P. Grisar n'hésite pas à le déduire d'un ensemble de faits et notamment de ce fait, que les prérogatives octroyées aux évêques d'Arles en leur qualité de représentants du Saint-Siège ont été reconnues par l'épiscopat et par la royauté elle-même des temps mérovingiens. Quelques traits cités par Grégoire de Tours confirment cette conclusion.6 On connaît l'action prépondérante des moines bénédictins en France au VIIe siècle ; mais qui ignore les liens étroits de cet ordre avec le Saint-Siège ? Au temps de saint Grégoire le Grand les documents sont plus directs. « Saint Grégoire, dit un historien, exerce les pouvoirs qui ont affirmé son autorité au Ve siècle et ont été précisés au VIe siècle dans le sud des Gaules… Il rappelle, dans une lettre à l'épiscopat franc, les lois concernant les nominations épiscopales et la tenue des Conciles provinciaux. »7 Nous avons des lettres de ce Pape jugeant la conduite de l'évêque Mena de Toulon, de Virgile d'Arles, de Soacre d'Autun, de Théodore de Marseille, et de plusieurs autres évêques.8

L'intervention de la Papauté dans les origines chrétiennes de la Grande-Bretagne est trop connue pour qu'il soit besoin d'insister. C'est le Pape saint Grégoire qui envoie en Angleterre, en 596, pour y prêcher l'Evangile, le moine Augustin et ses compagnons, et c'est en s'inspirant de ses conseils patiemment renouvelés, que les nouveaux missionnaires parviennent à résoudre les multiples difficultés que rencontre leur délicat ministère. Une abondante correspondance, heureusement conservée jusqu'à nos jours, en est le témoignage authentique. Un historien n'a pas craint d'affirmer que les lettres de saint Grégoire à saint Augustin de Cantorbéry mériteraient d'être placées, avant la Déclaration des Droits et avant  p100 la Grande Charte, dans les archives nationales de la Grande-Bretagne.9

Quand le moine Winfrid, plus connu sous le nom de saint Boniface, entreprend, en 716, l'évangélisation de la Germanie, il se rend d'abord à Rome, auprès du Pape saint Grégoire II, pour s'y munir d'une mission officielle du Chef de l'Eglise, et sa correspondance avec ce Pape, ainsi qu'avec ses deux successeurs immédiats, saint Grégoire III et saint Zacharie, nous le montre tenant au courant ces Pontifes de tous ses travaux, les consultant sur toutes ses difficultés. L'historien protestant Hauck a écrit que « l'Eglise de l'Allemagne Centrale est l'œuvre de saint Boniface ». Il aurait pu parler de toute la Germanie chrétienne, et dire qu'elle est l'œuvre de la Papauté.

L'évangélisation des peuples scandinaves n'est entreprise, en 922, par les moines Ebbon et Haligar, et poursuivie, en 830, par saint Anschaire, qu'en vertu d'une mission du Pape saint Pascal Ier, et sous les auspices de ce Pape et de ses trois successeurs, Eugène II, Valentin et Grégoire IV. Saint Cyrille et saint Méthode, qui prêchent la religion chrétienne aux peuples slaves dans la seconde partie du IXe siècle, sous les pontificats d'Hadrien II et de Jean VIII, au milieu de difficultés toute spéciales, cherchent et trouvent leur appui dans le Saint-Siège, et les liens qu'ils établissent entre la Papauté et les nations qu'ils ont évangélisées sont si forts, que le roi Swatopluck, le « Charlemagne des peoples slaves », veut placer son empire sous la dépendance immédiate du Saint-Siège. Il est le premier des princes chrétiens qui ait ainsi mis son Etat sous la vassalité directe du Pontife Romain. Un siècle plus tard, en l'an 1000, le roi saint Etienne de Hongrie suivra cet exemple, il voudra recevoir sa couronne directement du Pape Sylvestre II ; et ce pontife, en raison des attaches particulières qui unissent le peuple hongrois avec l'Eglise Romaine, concèdera à ses souverains des droits exceptionnels relatifs à l'organisation des diocèses et à la collation des bénéfices.

 p101  Ces attaches romaines seront pour la Hongrie, comme pour la Pologne, non moins reliée au Saint-Siège dès les débuts de sa conversion, et comme pour les peuples de Bulgarie et de Moravie, tant que ceux‑ci ne se laisseront pas fasciner par le mirage byzantin, le meilleur préservatif contre l'appel au schisme, qui, depuis la fin du IXe siècle, se fait entendre, de plus en plus pressant, du côté de l'Orient.

VII. La Papauté et le schisme d'Orient

Ce schisme, que le patriarche Photius déclenche en 880, et que le patriarche Michel Cérulaire consommera en 1054, tout l'a fait craindre, nous l'avons vu, à la Papauté, depuis trois siècles.10

Dans leurs efforts pour dominer Rome et le monde, les fastueux Basileus de Constantinople et leurs serviles patriarches ont décidément échoué. Toutes leurs intrigues et toutes leurs violences sont venues se briser contre le roc inébranlable de la Papauté. Il n'est pas difficile de s'en rendre compte au milieu du VIIIe siècle. Mais ne serait‑il pas possible de satisfaire cette persistante rivalité en donnant à la lutte un autre but ? On renoncera à conquérir l'Occident, mais on s'établira en maîtres autonomes et absolus en Orient. Un homme habile et résolu conçoit ce dessein et emploie toutes ses forces à le faire aboutir. Cet homme est Photius.

Que le premier principe des manœuvres schismatiques ce Photius ait été la satisfaction d'une ambition et d'une rancune personnelles, c'est possible. Mais l'astucieux patriarche a le talent de se faire passer pour le représentant de toutes les aspirations populaires. Il fait appel à cet esprit de jalouse indépendance  p102 que ses prédécesseurs se sont appliqués à nourrir à développer autour d'eux. De sa propre cause, il fait une revendication nationale. Si Rome n'est pas déchue de tout son pouvoir, elle aura, du moins, pense‑t‑il, l'humiliation de se voir arracher la plus belle moitié de son empire.

Photius est a coup sûr l'homme le plus savant de son époque et peut-être de tout le haut moyen âge. Mais nul ne sut joindre à une science plus vaste et à une intelligence plus souple plus de raffinement dans l'hypocrisie et plus d'audace dans le mensonge.

Ses violences et ses ruses se heurtent à l'inébranlable fermeté de trois Papes : saint Nicolas Ier, Hadrien II et Jean VIII.

Le drame du premier déchirement de l'Eglise, à la fin du IXe siècle, se déroule comme en trois actes.

Tout d'abord, Photius, patriarche intrus de Constantinople par la faveur de l'indigne César Bardas, remue ciel et terre pour obtenir du Pape Nicolas Ier la confirmation de son usurpation. Ce dernier, après une enquête qui lui révèle de nombreuses irrégularités, violences et intrigues de toutes sortes, casse l'élection. Photius se décide alors à rompre avec Rome et à entraîner dans sa rupture l'Orient tout entier. C'est le premier acte du drame.

Second acte. Le patriarche usurpateur, dans une sort d'encyclique habilement rédigée, codifie tous les griefs des Orientaux contre l'Eglise latine, en exagère le nombre, le caractère et la portée. Il travestit, ridiculise, dénonce comme des hérésies et de graves infractions à la discipline traditionnelle : le jeûne du samedi, le retranchement d'une semaine au jeûne du carême, le célibat ecclésiastique, et surtout cette « abominable » addition du Filioque au Credo, par laquelle le tyrannique Pontife de Rome a commis « le blasphème contre l'Esprit-Saint », blasphème si grand, dit‑il, que, « quand même il n'y aurait pas tout le reste, ce crime suffirait à rendre l'Eglise romaine digne de dix mille anathèmes. » Pour toutes ces raisons, l'Eglise romaine ne peut plus être considérée comme orthodoxe.

 p103  Un prétendu Concile, réuni sous la présidence de l'empereur Michel l'Ivrogne, en 867, trouve ces griefs suffisants pour prononcer contre le Pape Nicolas la peine de l'excommunication et celle de la déposition. En realité, vingt et un évêques seulement ont eu la faiblesse de signer ; mais Photius en a ajouté frauduleusement un millier. Il triomphe.

Au troisième acte, les péripéties de précipitent. Quelques jours après la clôture du pseudo-concile, l'emperor Michel l'Ivrogne est assassiné par le César Basile le Macédonien, qui exile les principaux courtisans du régime disparu, y compris Photius. Le successeur de Nicolas Ier, Hadrien II, envoie alors à Constantinople des légats, qui président en son nom le huitième Concile œcuménique. Photius y est condamné, excommunié, et l'empereur le relègue dans le couvent de Sképi. Mais le patriarche déposé, aussi tenace en ses projets que fécond en ressources, ne se tient pas pour battu. Après la mort d'Hadrien II, il écrit, de son exil, au nouveau Pape, Jean VIII, des lettres hypocrites, multiplie à l'égard de l'Empereur les marques de la plus basse adulation, et obtient finalement, de l'un et de l'autre, la faculté de réunir une synode. Ce synode, tenu en 879, ne fait que reprendre, en les atténuant à peine, les prétentions insolentes du conciliabule de 867. Photius y renouvelle les falsifications de textes dont il est coutumier, il parvient même à circonvenir les légats accrédités par le Pape. Mais, moins crédule que ses ambassadeurs, Jean VIII déjoue les ruses de l'imposteur et lance contre lui l'anathème, que renouvelleront ses successeurs Marin Ier et Etienne V. L'empereur Basile soutient encore la cause de Photius ; mais son fils et successeur, Léon le Sage, ayant percé à jour les menées suspectes de l'ambitieux intrigant, le relègue dans un monastère, où il meurt en 897 ou 898.

Après la mort de Photius, pendant un siècle et demi, l'esprit schismatique persiste en Orient à l'état latent. Au milieu du XIe siècle, un autre Photius, non par la science, mais par l'audace et l'ambition, le patriarche Michel Cérulaire, se fait de nouveau l'écho des griefs imputés aux Latins. Plus habile  p104 que son précurseur, ou mieux instruit par l'expérience, il laisse au second plan les questions théologiques, mais insiste beaucoup sur les divergences extérieures, disciplinaires et rituelles, qui frappent davantage le peuple. Il excite les passions, en interprétant dans un sens abominable certains usages occidentaux. Le résultat était à prévoir. Des scènes de violence et de sauvagerie se produisent dans les églises latines de Constantinople. On va jusqu'à fouler aux pieds les saintes Hosties, sous prétexte qu'étant faites de pain azyme, elle ne sont pas consacrées.

Le Pape Léon IX, après avoir, dans un noble langage, qui contraste avec les paroles violentes des révoltés, exposé sous leur vrai jour les doctrines et les pratiques de l'Eglise incriminées, essaie de négocier pacifiquement avec les chefs de la révolte, mais il se voit forcé de prononcer une sentence publique d'excommunication contre Michel Cérulaire. Quatre jours après, le 20 juillet 1054, celui‑ci prononce l'anathème contre le Pape. Le schisme est consommé.

La Papauté ne s'est jamais résignée à cette douloureuse séparation, et beaucoup de nos « frères séparés » en souffrent. Deux tentatives d'union, l'une au Concile de Lyon de 1274, l'autre au Concile de Florence de 1439, n'ont obtenu que des résultats précaires. Les appels à l'union renouvelés par les Papes du XXe siècle seront‑ils plus heureux ? Divers indices permettent de l'espérer.

Des écrivains « orthodoxes », protestants, rationalistes, et même quelques catholiques, ont cherché à rendre les Papes responsables, au moins en partie, du Schisme oriental. On a mis en avant leur prétendue ambition, leur prétendue intolérance, et les violences exercées sur des Orientaux par des Latins sous l'impulsion des Pontifes de Rome. Que des excès regrettables, commis au cours de la lutte, doivent être imputés aux Occidentaux, on ne saurait le contester. Mais l'Eglise a été la première à les blâmer. Quant à la conduite des Papes, le récit des événements suffit, ce nous semble, à la justifier.

 p105  VIII. La Papauté et la Chrétienté

Le schisme, en attaquant l'autorité du Pape, l'a fortifiée ; il a forcé l'Eglise à en préciser les formules. Le huitième Concile œcuménique, tenu à Constantinople en 869, en même temps qu'il prononce contre Photius une condamnation définitive, promulgue la profession de foi suivante : « Dans l'Eglise Romaine, la foi s'est toujours conservée pure et sans tache. Désirant ne nous séparer en rien de sa foi et de sa doctrine, nous espérons mériter d'être dans l'unique communion que prêche le Siège Apostolique. » Le Concile du Vatican ne trouvera pas de meilleure formule à placer en tête du chapitre qui définit l'infaillible magistère du Souverain Pontife.

Deux siècles plus tard, tandis que Michel Cérulaire consomme le schisme oriental, le Pape saint Léon IX, conseillé par le moine Hildebrand, commence la longue et laborieuse lutte qui, en affranchissant l'Eglise de la tutelle impériale, assurera à la Papauté la pleine indépendance et la profonde efficacité de son action dans la Chrétienté.

Nous n'avons pas à raconter ici cette fameuse « Querelle des Investitures », où des historiens, mal informés ou inspirés par un parti pris, n'ont voulu voir que le conflit de deux ambitions. L'histoire impartiale n'y peut discerner que la volonté tenace de la Papauté, tendant à libérer l'Eglise de cette emprise du temporel sur le spirituel, qui a toujours favorisé l'ambition, la simonie et l'abaissement des mœurs dans le clergé, le désordre dans l'Eglise et le malaise dans la société.

Si l'on peut faire quelque reproche aux Pontifes du XIe et du XIIe siècle, c'est, au contraire, d'avoir été, dans un désir excessif de pacification, trop généreux envers leurs adversaires. Ce qu'on pourrait regretter, dans la politique de Grégoire VII, c'est qu'il se soit montré, en 1077, à Canossa, trop miséricordieux envers l'hypocrite empereur Henri IV, venant, en habit de pénitent implorer de sa pitié une absolution,  p106 qui le réhabilitera aux yeux de ses seigneurs révoltés et dont ensuite il fera fi avec une insolente désinvolture. Ce dont on pourrait faire un grief à Pascal II, c'est d'avoir en 1111, dans un mouvement de fière indépendance, trop libéralement abandonné à l'empereur Henri V des biens que la justice assignait sans conteste à l'épiscopat d'Allemagne. Mais ce dont on doit glorifier tous les Papes de cette période, c'est d'avoir conduit la lutte et d'avoir conclu la paix pour le triomphe d'une formule destinée à réconcilier tous les pouvoirs en respectant tous les droits. Le Concordat de Worms, signé le 23 septembre 1122, établit une distinction nette entre l'évêque, pasteur des âmes en vertu de son sacre, et l'évêque, vassal de l'empire par son fief. Au premier titre, il sera investi par l'Eglise au moyen de la crosse et de l'anneau, symboles de son autorité spirituelle ; au second titre, il sera investi par l'empereur au moyen du sceptre, symbole de son autorité temporelle.

Certes, les Souverains Pontifes n'oublieront pas que « le sacerdoce est autant au‑dessus de la royauté que l'âme est au‑dessus du corps » et qu' « il appartient au pouvoir spirituel de juger le pouvoir terrestre ». La première formule est d'Innocent III ; la seconde de Boniface VIII ; et l'une et l'autre sont de doctrine élémentaire dans l'Eglise catholique. Mais à ceux qui reprocheront aux Papes d'empiéter sur les droits des pouvoirs civils, chacun de ces Papes pourra répondre, par la voix de Boniface VIII : « Nous savons fort bien qu'il y a deux puissances, et que ces deux puissances sont ordonnées par Dieu. Aussi n'avons‑nous pas la prétention d'empiéter sur la juridiction du roi ; mais le roi ne peut nier qu'il nous est soumis du point de vue de toute infraction à la loi divine, ratione peccati. »

 p107  IX. La Papauté et les grandes institutions du moyen âge

Je viens de nommer saint Grégoire VII, Innocent III et Boniface VIII. Les pontificats de ces trois Papes caractérisent bien cette période, la plus brillante du moyen âge, qui va du milieu du IXe siècle à la fin du XIIIe. Jamais l'esprit chrétien ne pénétra plus profondément et plus universellement l'âme d'une société, et l'autorité de la Papauté ne s'exerça jamais d'une manière plus efficace sur l'esprit chrétien. Or, c'est l'âge des grands ordres religieux et de la chevalerie, des pèlerinages lointains et des croisades héroïques, des universités où se presse une jeunesse avide de science et de foi et des splendides cathédrales que la foule des fidèles envahit, des corporations pour les ouvriers et des confréries pour toutes les classes de la société. La sainteté monte alors sur le trône avec saint Louis, et saint Ferdinand, elle enseigne dans les hautes chaires avec saint Bonaventure et saint Thomas, elle entraîne les foules vers un idéal de pauvreté et de mortification avec saint François d'Assise, elle soulève l'Europe entière pour la délivrance du tombeau de Jésus-Christ avec saint Bernard, et la forte discipline de l'Eglise n'arrive, certes, pas toujours à maîtriser les passions bouillonnantes de cet âge ; elle les atteint du moins par le châtiment ; elle venge la justice violée, par le supplice.

L'autorité suprême des Papes, en effet, se manifeste à la fois dans les œuvres de moralisation et d'apostolat, dont ils se font les promoteurs out les protecteurs, et contre les œuvres de perversion, qu'ils anathématisent et qu'ils repoussent.

Parmi les institutions qu'ils protègent, sont ces armées de moines et de religieux, Bénédictins, Chartreux, Frères Prêcheurs, Frères Mineurs, qui, relevant plus directement du Saint-Siège, se font plus naturellement ses porte-voix et deviennent plus facilement les exécuteurs de ses mots d'ordre.

 p108  X. La Papauté et la répression des hérésies

Les œuvres que les Papes réprouvent et condamnent sont celles des hérétiques et schismatiques. Albigeois qui saccagent les églises, Vaudois qui repoussent toute hiérarchie, Béguines et Béghards qui se livrent à toutes sortes d'extravagances, Frères du libre Esprit et Fraticelles qui s'autorisent d'une prétendue perfection spirituelle pour s'affranchir de toute règle morale, Hussites et Wicleffistes qui déclarent déchu de toute autorité quiconque s'est rendu coupable d'un péché mortel, agitateurs populaires qui suscitent des antipapes, et courtisans flatteurs qui soufflent méchamment la haine du Saint-Siège à leurs souverains : ces hommes ne sont pas moins les ennemis de la société que de l'Eglise ; car, par cela seul qu'ils ruinent la base de la plus respectable des autorités, ils sont, aux yeux de opinion publique, comme de l'Eglise, des fauteurs d'anarchie.

Aussi les Papes ne se contentent‑ils pas de les condamner comme hérétiques ou schismatiques ; ils les dénoncent aux princes chrétiens, qui les frappent de peines temporelles suivant la gravité de leurs attentats.

L'Eglise a d'ailleurs ses tribunaux, chargés de procéder aux enquêtes nécessaires et de graduer le culpabilités. Ce sont les tribunaux de l'Inquisition, dont le Pape Lucius III promulgue les règles par une Constitution du 4 November 1184.

Renouvelons ici, à propos des mesures de répression de l'hérésie au moyen âge, les réflexions que nous avons faites plus haut à propos des conflits entre la Papauté et les pouvoirs civils. Il serait injuste de rendre l'institution de la Papauté responsable des excès commis par ses représentants hiérarchiques à tous les degrés. Encore moins aurait‑on raison de lui imputer les répressions trop sévères ou trop précipitées exercées par les rois d'Espagne et d'ailleurs, abusant des tribunaux inquisitoriaux pour le service de leur politique, ou les  p109 violences de Simon de Montfort, parvenant à transformer en une guerre politique la croisade contre les Albigeois dont il a pris le commandement, ou encore la rudesse des procédures et des pénalités, dont les mœurs du temps sont seules responsables et que l'Eglise n'a pu que progressivement adoucir.

Les efforts des Papes en vue d'introduire plus de modération et de mansuétude dans les procédés de l'Inquisition, sont incontestables. Le protestant Lea, dans son histoire de l'Inquisition, cherche à les expliquer par des calculs de politique humaine, mais il ne peut que les constater.11

Malgré tout, dira‑t‑on, ce système mediéval, comportant une intervention si fréquente du Pape dans la vie individuelle et sociale, ce groupement des princes chrétiens autour du Chef de la Chrétienté et obéissant à son mot d'ordre, cette soumission de la pensée et de l'action à la surveillance de tribunaux inquisiteurs, n'ont‑ils pas constitué, dans leur ensemble, un régime oppressif, mettant obstacle au libre élan de la pensée et aux initiatives audacieuses de l'activité humaine ?

Consultons l'histoire. Elle nous répond, avec un historien peu suspect de préventions en faveur de l'Eglise, que cette période du moyen âge, où l'influence de la Papauté fut si prépondérante, a été « l'une des plus fécondes de l'histoire » :12 avec Auguste Comte, qu' « elle est l'époque où le monde a été le mieux organisé » ;13 avec Hippolyte Taine, que cette époque a vu « l'Eglise sauver tout ce qu'on pouvait encore sauver de la culture humaine ».14 Et de tous ces bienfaits, l'histoire impartiale ne craint pas de rendre hommage à la Papauté. Si « à aucune époque de l'histoire, disent Lavisse et Rambaud, on  p110 n'a pu voir plus nettement l'influence des idées sur la matière », c'est que, « pendant que tant de roitelets à noms teutoniques et gothiques se disputent l'héritage temporel de Rome, dans la Ville aux sept collines il y a un vieillard qui en transmet à d'autres vieillards l'héritage spirituel. »15 « Supprimez la Papauté, dit ailleurs Ernest Lavisse, du même coup disparaît la communauté de la civilisation ecclésiastique et chrétienne où les peuples sont demeurés longtemps confondus. »16 « Figurez‑vous, dit Silvestre de Sacy, ce que serait notre littérature moderne, notre pensée moderne, si l'on en retranchait l'histoire de ces conciles, de ces ordres religieux et de ces Papes, qui, pendant mille ans, ont gouverné ce monde par leurs bulles. »17

Répliquera‑t‑on que tous ces biens ont été conquis d'autorité, sans laisser aucune place à la spontanéité des hommes et des peuples ? Mais ces ordres religieux, principaux auxiliaires de la Papauté, sont nés de l'initiative d'un saint Benoît, d'un saint Bruno, d'un saint Bernard, d'un saint Dominique et d'un saint François. Les tiers-ordres et les confréries, les corporations et les universités se sont d'abord organisés spontanément. Dans la plupart des cas, le Pape n'a fait que les discerner, les contrôler, les encourager, les confirmer enfin de son autorité suprême. Un saint Thomas, un saint Bonaventure, un Bienheureux Duns Scot, se sont formés par eux-mêmes. Et que de discussions, que d'écoles rivales, que d'héroïques combats ont pu librement s'engager entre philosophes et théologiens, du IXe au XIVe siècle !

Si tant de seigneurs, de princes, de rois sont venus, les uns après les autres, se ranger sous la protection, sous la vassalité même du Pontife Romain, ils ne l'ont fait que d'une manière libre et réfléchie. Dans telle et telle circonstance, ils ont trouvé là le moyen d'échapper à une autre centralisation,  p111 plus redoutable, qui les aurait entraînés autour d'un despotique protecteur.

L'Inquisition elle-même n'est pas une création des Papes. L'Idée première en est surgie spontanément dans le peuple, sous une forme lumineuse, dirigée contre des hommes considérés comme ennemis de l'ordre social. Les seigneurs et les rois ont ensuite organisé cette répression, en se plaçant au même point de vue. L'Eglise n'est intervenue qu'en troisième lieu, d'abord par ses évêques, plus compétents que des laïques pour discerner des doctrines sociales qui se présentaient toujours sous une forme religieuse. En 1233, le Pape Grégoire IX, désirant décharger les évêques, très occupés par ce surcroît de besogne, substitue à l'Inquisition épiscopale l'Inquisition monacale. Cette Inquisition monacale fonctionne sans doute, sous le contrôle des Papes ; mais l'Inquisition papale proprement dite18 n'apparaîtra que bien plus tard, sous le pontificat de Paul III, qui établira en 1542 l'Inquisition romaine.

XI. La Papauté et le schisme d'Occident

Que ces initiatives du peuple fidèle dans ses coutumes, des fondateurs de confréries et de congrégations dans leurs systèmes de spiritualité, des évêques dans leur gouvernement, n'aient jamais dépassé la mesure, n'aient jamais eu besoin d'être redressées ou condamnées, ce que nous avons dit plus haut des hérésies suffirait à démentir une pareille assertion. Mais voici que, vers la fin du XIVe siècle, le désordre gagne les plus hautes régions de la hiérarchie. Cette autorité  p112 suprême du Pontife Romain, unanimement acceptée en Occident, se voit gravement troublée dans son exercice et, finalement, dans ses droits.

L'élection tumultueuse, à Rome, en 1378, d'Urbain VI, bientôt regardée comme douteuse par le Sacré Collège, et suivie de l'élection, plus douteuse encore, de Clément VII, divise la Chrétienté en deux obédiences : celle de Rome et celle d'Avignon.

La générale bonne foi des chrétiens ainsi divisés et l'« erreur commune », permettent heureusement de considérer comme valides tous les sacrements conférés dans l'une et l'autre obédience ; mais une assemblée des évêques, réunis en Concile à Constance en 1417, met seule fin au schisme douloureux.

Sans doute cette reconstitution de l'unité dans des circonstances pareilles, au milieu de difficultés en apparence inextricables, est une merveille que les hérétiques eux-mêmes ont admirée. « Un royaume temporel, a écrit le protestant Grégorovius, eût sans doute succombé dans la crise ; l'organisation du royaume spirituel était si merveilleuse, l'idée de la Papauté si indestructible, que cette scission, la plus grave de toutes, ne fit qu'en démontrer l'indivisibilité. » Mais du procédé même qui a si heureusement réalisé la paix, vont surgir des difficultés nouvelles.

Antérieurement à l'élection qui a mis fin au schisme en proclamant Pape le vertueux cardinal Otto Colonna sous le nom de Martin V, l'assemblée, après avoir délibéré en trois groupes de nations, nationaliter, a rédigé une déclaration dont voici le passage essentiel : « Le Concile de Constance, légitimement assemblé… tient sa puissance immédiatement de Dieu ; et tout le monde, y compris le Pape, est obligé de lui obéir en ce qui concerne la foi, l'extinction du schisme et la réforme de l'Eglise dans son chef et dans ses membres ».

On a pu soutenir avec vraisemblance que le décret, pris en lui-même, ne proclame la supériorité de Concile que dans les circonstances données, c'est-à‑dire en cas de doute sur la  p113 légitimité des Papes ; dans ce sens, la proposition ne serait pas hétérodoxe ; et il semble bien que, jusqu'au Concile de Bâle, on n'y a pas attaché une autre signification. Mais ce qui est décisif contre le caractère dogmatique de la proposition, c'est qu'elle a été votée dans la cinquième session de l'assemblée, et que cette session n'a pas l'autorité d'une assemblée conciliaire pour plusieurs raisons : elle s'est tenue en l'absence volontaire de quatre cardinaux et malgré la protestation de onze autres ; le vote a eu un caractère tumultueux, sans suffrages exprimés, et des gens qui n'y avaient aucun droit y ont pris part. L'approbation du Pape Martin V, indispensable, comme nous l'avons vu, pour donner un caractère œcuménique au Concile, a été restreinte intentionnellement aux décisions du Concile prises conciliariter et non pas nationaliter ; elle exclut donc absolument le décret relatif à la prétendue supériorité du Concile sur le Pape.

Mais les esprits sont agités. Pendant la crise, des hommes de valeur : les Français Jean Gerson et Pierre d'Ailly, les Allemands Gelnhausen et Langenstein, l'Italien Zarabella, l'Anglais Guillaume d'Occam, ne voyant de salut que dans un Concile, en ont exagéré l'autorité dans leurs écrits. Il y a plus. Le schisme occidental, fidèle aux traditions de l'hérésie arienne, du schisme oriental, de la plupart des hérésies et des schismes, fait appel au bras séculier. « Défends-moi par ton épée, et je te défendrai par ma parole », dit Guillaume d'Occam à l'empereur Louis de Bavière, Defende me gladio et defendam te verbo. Le pseudo-concile de Bâle, qui, en 1432, renouvelle les déclarations du Concile de Constance, en généralisant leur portée, a été réuni par l'initiative des princes et délibère sous leur pression. Ses décrets, il est vrai, n'ont, du point de vue canonique, aucune autorité dogmatique, pour cette double raison, que l'assemblée n'a pas représenté moralement l'Eglise universelle et que le Pape refuse de confirmer ses actes ; mais de pareilles manifestations impressionnent l'opinion publique et encouragent les princes dans leur opposition au Saint-Siège. Le roi de France Charles VII et l'empereur  p114 d'Allemagne Albert II essaient, le premier par sa Pragmatique Sanction en 1438, et le second par la décision d'une diète de Mayence en 1439, d'appliquer les décrets de Bâle. Mais le Pape Eugène IV n'accepte ni la Pragmatique de Bourges ni la décision de Mayence ; et la Papauté, victorieuse en droit, ne tarde pas à triompher en fait. L'antipape que le pseudo-concile a soutenu, Félix V, est peu à peu abandonné de tous, et se décide à abdiquer ; les déclarations de Mayence ne sont pas appliquées ; la Pragmatique française, plus longtemps en vigueur, ne fera place au concordat conclu entre le Pape Léon X et le roi François Ier qu'au siècle suivant ; mais le jugement de l'histoire sur la Pragmatique de Bourges sera celui du Pape Pie II : « Cette loi, à l'abri de laquelle les prélats français croyaient trouver la liberté, leur a, au contraire, imposé une lourde servitude ; elle a fait d'eux des esclaves des laïques. »

La pénétration momentanée d'un humanisme païen à la cour pontificale peut faire craindre, en la seconde moitié du XVe siècle et au début du XVIe, que ne s'affirme à Rome une politique trop dominée par des intérêts temporels ; mais la Papauté ne tarde pas à prendre conscience du danger qui la menace. Ænéas Sylvius Piccolomini, si engagé dans les voies d'une existence toute mondaine avant son élection au souverain pontificat, réagit avec vigueur, une fois Pape sous le nom de Pie II, autant par son exemple que par ses actes officiels, contre les tendances de sa jeunesse. Avec l'aide du célèbre cardinal Nicolas de Cuse, il prépare une vaste réforme. Son successeur Paul II la met énergiquement en exécution, soit en modifiant le « Collège des Abbréviateurs », foyer d'humanistes suspects, soit en prononçant la dissolution de l'« Académie Romaine », rendez-vous de littérateurs et de savants aux mœurs dissolues. On voit enfin le plus justement discrédité de tous les Papes de cette époque, Alexandre VI, se préoccuper efficacement de l'ordre extérieur dans l'Eglise et chez les peuples chrétiens. Si les remords qu'il manifeste publiquement des scandales de sa vie privée n'ont pas de  p115 suite, si sa bulle de réformation générale des mœurs reste à l'état de projet, du moins les critiques les plus exigeants ne trouveront rien, ni dans ses règlements disciplinaires, ni dans ses enseignements doctrinaux, qui ne soit digne d'un Chef suprême de l'Eglise.


Notes de l'auteur :

1 J. S. Gregoire. Homélies sur Eséchiel, t. II, Hom. 6.

2 Duchesne. Eglises séparées, p173‑174.

3 R.‑P. Michel. L'Orient et Rome, p257.

4 Ibid.

5 Duchesne. Les origines du culte chrétien, 2e édit., p90‑91.

6 Monumenta Germaniæ historica, II, 1 ; V, 20 ; X, 1.

7 Vaes. La Papauté et l'Eglise Franque, dans la Revue d'histoire ecclésiastique de Louvain, t. VI (1905), p782.

8 Voir les références dans Hist. gén. de l'Eglise, t. III, p161.

9 L. Pingaud. La Politique de saint Grégoire le Grand, p260.

10 Voir Bousquet, L'Unité de l'Eglise et le Schisme grec, en particulier le chapitre VII, p230‑276, intitulé : Est‑ce la faute des Papes si l'Eglise grecque est séparée de l'Eglise romaine ? Voir aussi, à ce sujet l'Encyclique Ex quo de Pie X, du 26 décembre 1910, donné dans les Acta Ap. Sedis du 31 mars 1911, reproduite dans l'Ami du clergé du 27 avril 1911.

11 Lea. Hist. de l'Inquisition, t. II, p290. Sur l'Inquisition, voir l'art. de Jean Giraud dans le Dict. Apol., t. II, col. 823‑890, et son abondante bibliographie. Voir surtout son ouvrage, l'Inquisition médiévale, un vol. in‑12, Paris, 1928.

12 André Berthelot, dans l'Hist. générale de Lavisse et Rambaud, t. I, p1.

13 Cité par Faguet. Politiques et moralistes du XIXe siècle, p338.

14 Taine. Les Origines de la France contemporaine, l'ancien Régime, p4.

15 Lavisse et Rambaud, Histoire générale, Préface, p3.

16 Revue des Deux-Mondes, du 15 décembre 1896, p843.

17 Silvestre de Sacy, Préface aux Lettres de saint François de Sales, p6‑9.

18 Nous disons : l'Inquisition papale proprement dite, pour la distinguer des Inquisitions épiscopale, monacale, légatine, mais l'Inquisition sous toutes ces formes, c'est-à‑dire la répression de l'hérésie organisée par l'Eglise, a été papale dès le début, en ce sens qu'elle s'est organisée sous la direction des Papes.


[HTML 4.01 valide.]

Page mise à jour le 17 avr 23

Accessibilité