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Chapitre II.3

Cette page reproduit un chapitre de
La Papauté
de Fernand Mourret

publié chez
Bloud & Gay
[Paris]
1929

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de m'en faire part !

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Chapitre III.2

Troisième partie :
La Papauté et le mouvement général de la civilisation

 p129  Chapitre I
L'action civilisatrice de la Papauté dans le monde gréco-romain

I. Ce qu'il faut entendre par le mot de civilisation

Il est peu de mots dont le sens soit plus indeterminé, plus arbitraire que celui de civilisation.

Un pur individualiste la définirait sans doute : l'état social qui exalte le plus la valeur individuelle. Un pur nationaliste y verrait les conditions les plus favorables à la forte organisation de son pays et à son « égoïsme sacré ». Pour un internationaliste humanitaire, la civilisation serait l'état qui assure le mieux une vague fraternité entre les hommes, fût-ce au détriment des familles et des patries. Un « impérialiste »  p130 la ferait consister dans le régime social qui favorise l'hégémonie d'une race prédestinée ou d'un « bon tyran ».

Il va sans dire que, quelles que fussent leurs conceptions diverses, un matérialiste ne considérerait dans la civilisation que les biens d'ordre matériel, et un rationaliste en exclurait tout élément d'ordre surnaturel.

L'idée que se fait l'Eglise de la civilisation est plus large et plus haute. Nous allons voir la Papauté, au cours des siècles, favoriser à la fois ce qui exalte la valeur personnelle des hommes, ce qui contribue à la cohésion intérieure des familles, et des patries, ce qui facilite leurs relations pacifiques et leurs coopérations bienfaisantes. A ces fins, nous verrons le Chef Suprême de l'Eglise, non seulement s'attribuer, en vertu de sa mission divine, une primauté toute spirituelle sur les princes et les peuples chrétiens, mais encore accepter volontiers, quand « le consentement des peuples et le bien de la société »1 le solliciteront d'intervenir, une autorité d'arbitrage sur des intérêts d'ordre temporel.

Dans toutes ces interventions, la Papauté recherchera avant tout les biens moraux et surnaturels, subordonnera tout à la fin de l'homme, sachant bien que cette poursuite, loin d'entraver l'obtention des intérêts d'ordre inférieur, en sera le premier, l'indispensable ressort.2 Comment en effet, en dehors de la croyance en un Dieu personnel et Providence du monde, apprécier  p131 à leur vraie valeur et la personne humaine et cet « ordre de la charité » (pour employer l'expression des théologiens scolastiques) qui lie les personnes et les familles aux patries et les patries à l'humanité ? Et quelle foi religieuse, mieux que la foi chrétienne, qui nous fait adorer l'Homme-Dieu donnant sa vie pour tous les hommes, sera capable d'imprimer au fond des cœurs ce dévouement plein d'amour, cet héroïque don de soi, qu'exige, à certaines heures, le bien de la grande famille humaine ?

Rien n'est donc mieux justifié que la notion de civilisation donnée, au siècle dernier, par l'archevêque de Pérouse Joachim Pecci, depuis le Pape Léon XIII, lorsque, considérant les hommes « au triple point de vue de leur bien-être physique, des relations morales qu'ils ont entre eux et des organisations politiques des nations », il faisait contraster la civilisation dans « le progrès des différents degrés de ces organismes », dans « le système de perfection organisé parmi les hommes pour leur procurer à la fois leur bien-être temporel et leur félicité éternelle. »3

II. La civilisation gréco-romaine
au lendemain de la mort de Jésus-Christ

A l'arrivée de l'apôtre Pierre à Rome, vers l'an 42, la civilisation gréco-romaine est à l'apogée de son éclat. Les hommes d'âge mûr ont pu connaître Virgile, et les vieillards, Cicéron ; Tacite et Suétone vont naître. Une période de tranquillité, la « paix romaine », célébrée par les rhéteurs et les poètes, semble devoir perpétuer indéfiniment les splendeurs du siècle d'Auguste. Sous le régime d'un empereur adoré comme un dieu, une aristocratie opulente accumule les objets les plus précieux dans d'immenses demeures ornées de marbres, de statues, de mosaïques ; mène une vie toute adonnée aux  p132 plaisirs dans des villas somptueuses. La plèbe elle-même, est sans cesse divertie par des fêtes de toutes sortes : combats de gladiateurs, représentations théâtrales, simulacres de batailles navales sur des lacs artificiels. Comptant du reste sur l'annona, ou distribution périodique de vivres, elle offre l'aspect d'une population satisfaite. Les réclamations des provinces sont prévenues ou étouffées par d'abondantes largesses ou par des privilèges savamment gradués : celle‑ci est régie par le droit latin, celle-là par le droit italique, cette autre par le régime qui lui confère son titre de province alliée. Le droit romain, si rigide dans son principe, s'assouplit, s'accommode aux circonstances par l'intervention des « réponses des jurisconsultes » et du droit prétorien, sans rien perdre de ce fond logique qui le fera qualifier, non sans justice, de raison écrite. A cette civilisation matérielle, la Grèce ajoute le large et splendide tribut de son art, de sa littérature et de sa philosophie. Au moment où se dessine le mieux la merveilleuse organisation de l'empire et son influence universelle, la culture littéraire et artistique arrive à son point culminant.

Une religion éminemment nationale, vénérable par son antiquité, poétique par ses rites, unissant le culte de la nature au culte des héros, semble consolider cette majestueuse unité du monde romain, en associant au patriotisme les puissances les plus hautes du sentiment et de l'imagination. Le culte de la Divinité Impériale, inauguré par Auguste, ne fortifie pas seulement ce caractère de la religion romaine, il multiplie la force d'expansion du peuple‑roi. La participation à ce culte devient l'expression du loyalisme des provinces. Pour se faire pardonner une révolte, les Gaulois n'ont qu'à élever, au confluent de la Saône et du Rhône, un temple à l'empereur Auguste et à Rome Eternelle.

 p133  III. Les misères de cette civilisation

Mais tout cela n'est que le dehors brillant d'une civilisation qui cache des misères profondes. La dignité de la personne humaine méconnue, le despotisme sur le trône, le mépris du Barbare, l'immoralité presque partout et l'impuissance absolue de la philosophie, des lettres et des arts à remédier à tous ces maux : tels sont les éléments de dissolution et de ruine que porte en elle la civilisation du monde gréco-romain.

Une des grandes plaies du monde antique est l'esclavage. En Grèce comme à Rome, l'esclave est considéré comme « une chose ». A Athènes, il est traité en fait avec une certaine douceur relative ; mais à Sparte toute férocité est permise contre les Ilotes ; à Rome les jurisconsultes rangent les esclaves, avec les bêtes de somme, parmi les res mancipi.º Et partout le maître peut les vouer impunément à la débauche. Ce sont des êtres, dit le jurisconsulte Ulpien, in quos stuprum non commititur.

La condition de la femme et de l'enfant, pour être moins odieuse, n'en est pas moins lamentable. Chez les Grecs sans doute la monogamie est le régime de droit, et l'adultère est puni en principe. Mais la pratique mitige singulièrement ce droit. Au surplus, la femme, qui n'a pas été consultée pour son mariage, qui est jugée incapable de tout acte de la vie civile, qui est soumise de ce chef à une tutelle perpétuelle, ext exclue de toute vie commune avec son mari. Elle ne peut ni inviter à son foyer ses parents, ni être admise à la table de son mari lorsque celui‑ci reçoit ses amis. Elle ne sort du « gynécée » où elle est enfermée, que dans certains cas prévus par la loi. Il ne peut être question pour elle d'autorité maternelle, ni d'intervention quelconque dans l'éducation de ses enfants. Le mariage est conçu à une seule fin : la propagation de la race. Il est vrai que certaines femmes ont plus de liberté, qu'on les voit se livrer à des études littéraires, prendre une part active dans la vie publique, jouer parfois un rôle de premier plan dans  p134 la vie grecque : mais ce sont les courtisanes. C'est là un résultat de la conception grecque du mariage. Il en est un second : le vice ignoble qui a été la honte de la Grèce et que mentionne l'apôtre saint Paul dans ses Epîtres.4 A Rome, quel que soit le statut juridique de la femme, sous les trois formes admises par la foi, justæ nuptiæ, matrimonium injustum ou concubinatus, elle est un être inférieur, toujours soumise à une patria potestas qui donne à son mari ou conserve à son père un droit de vie et de mort sur elle et qui la prive de ses biens. Primitivement conçue sur des bases plus conservatrices que chez les Grecs, l'union conjugale, chez les Romains, associe d'une certaine manière la femme à la vie de son mari, lui donne une participation à l'éducation de ses enfants, ne la relègue pas dans un gynécée, et, pendant quatre siècles, la famille romaine conserve une stabilité et une dignité relatives. Mais, au contact de la société grecque, elle se corrompt rapidement. Tous les liens domestiques se relâchent ; les divorces se multiplient. Sénèque prétend que les matrones romaines de son temps comptent les années, non plus par les consuls, mais par leurs maris ; une inscription de Pompéi signale une femme ensevelie avec son onzième époux. La monogamie reste le régime de droit ; mais le mari, qui a à sa disposition toutes les ancillæ, élargit volontiers le sens de ce mot ; et la femme, qui fréquente les théâtres et qui prend part aux combats des athlètes, est prête à répondre aux observations de son mari, comme la matrone dont parle Juvénal : « Homo sum ! Je me tiens pour un homme,⁠a moi aussi ! » c'est-à‑dire : « Je veux prendre toutes les libertés de l'homme. »

Au milieu de pareilles mœurs, quelle peut être la condition de l'enfant ? La patria potestas qui pèse sur lui n'a pas été instituée dans son intérêt, mais dans celui de l'Etat ; la patria potestas donne au père le droit de vie et de mort sur ses enfants, le droit de les vendre et de les exposer, et la patria potestas dure toujours ; il n'y a pas de majorité pour le fils de famille ;  p135 ou plutôt elle dépend du caprice du père, qui peut, à son gré, émanciper ses propres enfants et leur substituer des fils adoptifs. Brutale dans son fonctionnement, la famille antique est, de plus, souvent artificielle.

L'homme libre lui-même semble n'avoir de valeur qu'en fonction de l'Etat. Aristote, dans sa Politique,5 n'hésite pas à déclarer que, comme l'autorité du maître sur l'esclave a pour but le bien propre du maître, l'autorité du magistrat de la Cité doit avoir pour terme le bien de la Cité. La souveraineté de l'Etat est par elle-même illimitée, Quod principi placuit, dit un texte d'Ulpien inséré au Digeste, legis habet vigorem.6 L'omnipotence de l'Etat atteint aussi bien les choses religieuses que les matières civiles. Suivant l'expression de Fustel de Coulanges, « la religion et l'Etat ne font qu'un ; le même code règle les relations entre les hommes et les devoirs envers les dieux de la Cité. »7 On voit comment, sous un mauvais prince, la plus odieuse terreur pourra régner. C'est alors que, comme dit Tacite, « chacun tremblera devant ses proches, on n'osera plus s'aborder, toute oreille sera suspecte, et les choses inanimées elles-mêmes exciteront la frayeur ».

Un tel culte exclusif de l'Etat et de la patrie comporte le mépris de l'étranger, ou tout au moins l'indifférence à son égard. Chez les Grecs comme chez les Romains, l'étranger est inhabile à invoquer la protection des lois de la Cité ; elles ne sont pas faites pour lui. A Athènes, il ne peut se livrer au commerce, ou même conclure un simple contrat, que par l'intermédiaire d'un patron ; à Rome, il peut jouir de certains droits restreints, s'il est pérégrin, c'est-à‑dire s'il réside dans une certaine zone ; il n'a aucun droit s'il est barbare.

On objectera peut-être qu'Aristote a une conception un peu plus large de l'Etat, et que Sénèque parle à deux reprises d'une  p136 « Cité Universelle ». Mais ces aspirations isolées ne pénètrent pas les masses, n'exercent aucune influence appréciable sur l'organisation de la Cité et sur la mentalité des hommes.

IV. Le paganisme se révèle incapable de remédier à ces misères

La religion, une religion vivante, s'adressant à la fois à l'intelligence, au cœur et à la volonté, élevant les âmes vers un Dieu de justice et d'amour, Père et Providence de tous les hommes, « en qui tous puisent l'être, le mouvement et la vie », pourrait seule guérir les plaies du monde antique.

Quelques grandes âmes en ont l'intuition.

Hésiode célèbre le Grand Dieu, « Jupiter, d'où viennent tous les mortels, grands et petits, nobles et obscurs ; qui élève et qui abaisse à son gré tout ce qui lui plaît, et qui dirige les conseils des hommes dans les voies de la justice ». Homère enseigne à respecter le pauvre et l'étranger comme envoyés de Dieu même. Sophocle parle de « ces divines lois, qui, sans être écrites, sont immuables », et qu'aucune loi humaine n'a le droit de violer. Ne peut‑on pas voir enfin l'expression d'un besoin de la Révélation dans les paroles de Socrate, souhaitant que les dieux lui envoient « des conseillers, pour lui enseigner ce qu'il doit faire » ? Ne trouve‑t‑on pas quelque idée de l'Incarnation dans les écrits de Platon, parlant de « Quelqu'un qui doit venir et qu'il faut attendre » ? quelque vague pressentiment des dogmes de la Chute et de la Rédemption dans le mythe eschillien du « Prométhée enchaîné », dévoré par le vautour né d'une femme-serpent et délivré par un mystérieux Libérateur, descendant d'une vierge ?

Ce sont là de ces cris de l'âme, où Tertullien a vu avec raison « le témoignage d'une âme naturellement chrétienne », l'attestation de cet appel de tous les hommes à la vie surnaturelle que révèlera l'Evangile.

 p137  Même sous ses formes les plus hautes, le paganisme reste une religion naturaliste. Son objectif est, dans la Cité, l'ordre et la discipline ; chez les individus, la force, la beauté, les plaisirs du corps et de l'esprit. Sous sa forme la plus haute, le stoïcisme, il professe le culte de la conscience, le culte d'une vague divinité ; mais, à y regarder de près, cette divinité n'est que la divinisation de la nature et de l'homme. Montaigne lui reprochera, avec d'autant d'esprit que d'à‑propos, « de vouloir faire la brassée plus grande que le bras, et l'enjambée plus grande que la jambe ».

Le rajeunissement du paganisme, tenté, sous les empereurs, par l'admission, à Rome et en Italie, des cultes orientaux, lui donne un regain factice. La part faite, dans ces cultes, à des rites de purification, à un sentimentalisme mystique inconnu du polythéisme romain, répond mieux, sans doute, à certaines tendances profondes de l'âme humaine ; mais les cérémonies expiatoires de ces cultes n'ont en vue qu'une purification extérieure et rituelle ; les fables et légendes sur lesquelles reposent leurs cérémonies sont le plus souvent bizarres, hideuses, immorales, impropres à suggérer de hautes pensées et à donner de sérieuses règles de vie ; enfin, les sens ésotériques de ces religions, réservés à de rares initiés, et les initiations mystérieuses, dont Apulée, dans ses Métamorphoses, nous a donné une description pleine de réticences significatives, ne laissent aucun doute sur leur caractère foncièrement licencieux et corrupteur.

Cette importation ne parvient donc pas à vivifier un paganisme qui, comme religion, a perdu sa force. Le menu peuple n'en retient que les superstitions et les rites magiques ; et les esprits cultivés ne se font pas scrupule de sourire des aventures d'un Jupiter et d'une Junon, d'une Vénus et d'un Vulcain, dont les ménages offrent de si singuliers exemples de mauvaise humeur, de dispute et d'infidélité.

 p138  V. La force du paganisme : les appuis qu'il conserve
dans le gouvernement et dans les mœurs

Est‑ce à dire que le paganisme est devenu une religion caduque, prête à disparaître sans résistance devant le premier culte qui se présentera pour la supplanter ? Bien loin de là, sa position n'a jamais été, politiquement et socialement, plus forte. Plus que jamais, il est essentiellement une institution d'Etat. Ses prêtres, ses pontifes de tous ordres, restent, plus que jamais, de purs fonctionnaires, dépendant en tout des pouvoirs publics ; ses manifestations, ses fêtes sont réglementées par les services administratifs ; et une vieille loi de la République, peu appliquée jusqu'alors, reçoit une interprétation et une force nouvelles, qui en font désormais une loi terriblement protectrice du polythéisme traditionnel. Cette loi, dite « loi de majesté », punit de mort quiconque est convaincu d' « avoir nui à la grandeur ou à la dignité du peuple romain ». L'apothéose impériale, inaugurée par Auguste, unit désormais de la manière la plus étroite le culte des dieux et celui de la patrie. Les attaquer, les mépriser ou les dédaigner, c'est attenter aux institutions les plus fondamentales de la patrie romaine, à ces traditions nationales dont l'empereur est le gardien suprême et le défenseur. Les princes les plus persécuteurs ne seront donc pas toujours les plus débauchés ou les plus sceptiques, ce seront parfois les plus conservateurs dans le sens le plus strict du mot.

D'autre part, si inefficaces que soient, pour la réforme des mœurs, les rites de la religion païenne, ces rites sont si intimement liés à la vie privée des citoyens et à leur vie de famille, comme à leur vie publique, que ceux‑ci y tiennent comme à un héritage sacré. Leur imagination est pleines des légendes mythologiques qui servent de support à la religion païenne ; leurs habitudes journalières en répètent presque automatiquement les gestes ancestraux. Leurs passions, par ailleurs, se meuvent  p139 si complètement à l'aise dans ce culte traditionnel ! Le jour où on leur dénoncera un ennemi réel ou fictif de ce culte, on verra les fureurs de la populace se déchaîner et venir en aide à l'impitoyable législation de l'empire.

Il était nécessaire d'exposer avec ces détails l'état de la civilisation païenne au début du christianisme. Au fond, c'est contre ce naturalisme individuel, politique et social que, de saint Pierre à Pie XI, les Papes auront instamment à lutter, car la vraie civilisation qu'ils auront à promouvoir et à défendre, c'est une civilisation qui est la contradiction vivante de celle que l'on vient de décrire ; c'est la civilisation chrétienne, à laquelle deux Papes de notre siècle ont donné ces deux belles devises : Instaurare omnia in Christo, Pax Christi in regno Christi.

VI. Les Papes des premiers siècles et le respect de la dignité de la personne humaine

Ce respect de la personne humaine, à propos duquel nous ne trouvons, dans l'antiquité païenne, que quelques maximes de philosophes et de poètes, sans influence appréciable sur la vie publique ou privée, le premier Pape, l'apôtre Pierre le proclame, l'exige des premiers chrétiens, avec une force incomparable.

Les chrétiens doivent considérer d'abord qu'affranchi de la servitude de l'idolâtrie, et appelés, avec la grâce de Dieu, à vaincre leurs passions, ils sont des hommes libres, ne dépendant que de leur conscience et de Dieu. « Comportez‑vous, leur écrit le premier Pape, comme des hommes libres » (I Petr., II, 5). Régénérés par le baptême, nourris de l'Eucharistie, les chrétiens sont investis d'une sorte de sacerdoce (I Petr., II, 9), ils participent de quelque manière à la nature divine (I Petr., 8, 4) ; mais qu'ils se souviennent que ces dignités ne leur ont pas été réservées à eux seuls, que « les promesses sont aussi pour tous ceux qui sont au loin, en aussi grand nombre que le  p140 Seigneur les appellera ». (Act., II, 30). Ils ne sont que les prémices du monde nouveau (Act., III, 26). Autour d'eux sont les Gentils, les païens, qui les méconnaissent, qui les calomnient parfois. Mais il ne leur appartient pas à eux, chrétiens, de « rendre l'injure pour l'injure » (I Petr., III, 9) ; qu'ils s'appliquent plutôt « à vivre d'une manière honnête au milieu de ces Gentils, afin qu'en y regardant bien, ceux‑ci arrivent à glorifier Dieu » (I Petr., II, 12). Qu'ils évitent, par dessus tout, de se laisser entraîner par les païens à imiter leur vie. Et, entrant dans les détails, l'apôtre énumère les dangers à éviter, les principales vertus à pratiquer.

Ces instructions, adressées aux « chrétiens dispersés » dans diverses contrées d'Europe et d'Asie, atteignent ces groupes de fidèles auxquels saint Paul a déjà écrit : « Il n'y a plus (parmi vous) ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre (Gal., III, 28) ; il n'y a plus ni circoncis ni incirconcis, ni Barbare ni Scythe » (Col., III, 11).

VII. La Papauté et l'esclavage

Des deux pontificats très courts qui suivent celui de saint Pierre, aucun document ne nous est resté ; mais le troisième successeur de l'apôtre, saint Clément, dans cette célèbre Lettre aux Corinthiens, qui est un des monuments les plus authentiques et les plus vénérables de l'antiquité chrétienne, fait allusion au dévouement des fidèles de son temps, et sans doute du temps de ses prédécesseurs, pour la rédemption des esclaves : « Nous avons connu, dit‑il, plusieurs des nôtres qui se sont livrés eux‑mêmes en captivité, afin de racheter leurs frères ». Sous le patronage des Papes, les communautés chrétiennes constituent des sortes de caisses collectives, ayant pour objet le rachat de leurs membres esclaves. L'Eglise, dans ses conciles, multiplie les canons en faveur des esclaves. Elle honore d'un culte public ceux d'entre eux qui, comme sainte Blandine, sainte Félicité, sainte Potamienne, ont versé leur sang pour la  p141 foi. Au IIIe siècle, le Pape saint Calliste, ancien esclave, rend une décision fameuse, permettant aux chrétiennes de famille noble et de rang sénatorial de contracter, devant Dieu et devant l'Eglise, avec un plébéïen, un affranchi et même avec un esclave, un mariage que la loi civile considère comme nul ; et l'on peut voir, dans la Catacombe de Domitille, le tombeau qu'un affranchi ou un esclave, Onésiphore, a élevé à son épouse, femina clarissima, c'est-à‑dire de famille sénatoriale, descendant peut-être de la race impériale des Flaviens.8

Personnellement d'ailleurs les Papes des premiers siècles, par leur attitude au milieu des persécutions, par la haute sainteté et la noblesse de leur vie, sont des modèles de courage et de dignité, qui s'imposent souvent aux païens eux-mêmes. « Lisez les noms des cinquante premiers Papes, a écrit Edgard Quinet, c'est-à‑dire de ceux qui soutiennent l'édifice. Ces fondateurs sont des saints, des héros du monde moral ».9

Jusqu'au grand Pape que l'on peut considérer comme le dernier de la période gréco-romaine et le premier du moyen-âge, saint Grégoire le Grand, cette noble tradition ne se dément pas. La lettre par laquelle saint Grégoire affranchit Thomas et Montana, esclaves de l'Eglise Romaine, débute ainsi : « Puisque notre Rédempteur, auteur de toute créature, n'a daigné prendre une chair humaine que pour briser la chaîne de notre servitude et nous rendre à l'antique liberté, nous ne saurions mieux faire, à notre tour, que d'avoir pitié de ces hommes que la nature avait fait libres et que le droit des gens a fait esclaves, afin de les rendre, par l'affranchissement, à la liberté pour laquelle ils sont nés ». « Ce que je veux, écrit‑il à l'exarque Gennadius, c'est faire fleurir ensemble la justice et la liberté ». « Les rois des nations, écrit‑il encore, sont des maîtres d'esclaves, mais celui qui commande aux Romains doit être un maître d'homme libres ». « C'est bien là, dit l'historien libre-penseur que nous venons de citer, la grande voix des Papes,  p142 devenant, quand l'âme des peuples est encore endormie, la conscience vivante du monde de l'esprit ».10 C'est à propos de paroles et de faits de ce genre que Taine a pu dire que le christianisme a créé un mot nouveau, dont le sens « mesure la distance énorme qui sépare une âme antique d'une âme moderne : la conscience ».11

VIII. La Papauté et le respect des pouvoirs publics

Si l'Eglise et la Papauté développent la conscience de la « personne », elles n'ont jamais favorisé les instincts d'indépendance de l'« individu ».12 L'individualisme n'a pas eu de plus irréductible ennemi que l'esprit catholique.

« Soyez soumis à toute institution humaine, écrit, avec une autorité souveraine, le premier des Papes, soit au roi, qui est le premier de vos supérieurs, soit aux gouvernements, qui sont délégués par Lui… Rendez honneur à tous ; aimez tous les frères ; craignez Dieu ; honorez le roi ». (I Petr., II13‑14‑17).

Au lendemain de la persécution de Domitien, le Pape saint Clément exprime en ces termes les sentiments des chrétiens à l'égard du gouvernement : « A nos princes, à ceux qui nous gouvernent sur la terre, c'est Toi, Seigneur, qui as donné le pouvoir de la royauté, par la vertu magnifique et inénarrable de ta puissance… Accorde-leur, Seigneur, la santé, la paix, la concorde et la stabilité ». Trois siècles plus tard, saint Augustin rappellera cet enseignement traditionnel du Saint-Siège : « Les  p143 soldats des premiers siècles, dit‑il, servaient un empereur infidèle… Ils distinguaient certes le Maître éternel du maître temporel ; et cependant ils étaient soumis, pour le Maître éternel lui-même, au maître temporel ». Au XIXe siècle, le Pape Grégoire XVI, dans son Encyclique Mirari vos, dirigée contre le libéralisme, s'appuiera sur cette discipline primitive, pour renouveler aux catholiques le même commandement de loyalisme politique. « Les premiers chrétiens, dit‑il, au milieu de la fureur des persécutions, surent bien servir les empereurs et travailler au salut de l'empire. C'est l'exemple que donna l'invincible martyr Maurice, lorsqu'il répondit à l'empereur : « Prince, nous le déclarons librement : nous sommes les serviteurs de Dieu ; mais nous sommes tes soldats. C'est pourquoi, ayant des armes, nous ne te résisterons pas. Nous aimons mieux mourir que tuer ». « Cette fidélité des anciens chrétiens, ajoute Grégoire XVI, brille avec bien plus d'éclat, si l'on remarque, avec Tertullien, qu'alors les chrétiens ne manquaient ni par le nombre ni par la force, s'ils eussent voulu se montrer ennemis déclarés ».

Les Souverains Pontifes des premiers siècles ne se contentent pas de recommander aux chrétiens, à l'égard des pouvoirs publics, une attitude d'obéissance passive ; ils les encouragent à collaborer activement au bien de l'Etat et de la société.

Cette collaboration est déjà assurée dans ses fondements essentiels par les instructions si précises sur la bonne organisation de la famille, sur le bon accord entre maîtres et serviteurs, et sur la charité envers tous, dont les deux Epîtres de saint Pierre sont pleines, et que redisent, en des termes équivalents, tous les Chefs de l'Eglise. Mais il y a plus. Par les œuvres intellectuelles, artistiques et sociales qu'elle fonde ou qu'elle protège, par les condamnations qu'elle porte contre les erreurs et contre les mouvements perturbateurs de la société, enfin par l'influence qu'elle exerce, plus ou moins directement, sur la législation de l'empire, la Papauté des premiers siècles, pour tout esprit impartial, doit être considérée comme l'institution la plus bienfaitrice de la civilisation à cette époque.

 p144  IX. La Papauté et les œuvres d'éducation

Sous le patronage des Papes, des écoles s'ouvrent, à Rome et ailleurs, pour les enfants du peuple. Au second siècle, le philosophe païen Celse, dans son Discours véritable, reproche aux chrétiens de tenir des « écoles domestiques » au profit « des ignorants, des esprits bornés, des incultes, des niais, des esclaves ». Il y a même des maîtres chrétiens dans les écoles publiques. On trouve dans les Catacombes l'épitaphe d'un Primus Magister Gorgonus, du IIIe siècle.⁠b Au IVe siècle, saint Cassien est martyrisé à Imola par ses propres élèves, pour avoir refusé de sacrifier aux dieux. Il y a aussi, parmi les chrétiens, des professeurs de l'enseignement que nous appellerions aujourd'hui secondaire ou supérieur. « On trouve chez nous, dit Arnobe, à la fin du IIIe siècle, des professeurs d'éloquence, des jurisconsultes, de profonds philosophes ». Arnobe est lui-même un rhéteur célèbre. Après l'édit libérateur de Milan, au IVe siècle, les écoles catholiques se multiplient. Elles deviennent si influentes que Julien l'Apostat juge à propos, par un édit de 362, d'interdire l'enseignement aux chrétiens. Au Ve siècle, sous le coup des invasions barbares, les écoles civiles sont en décadence ; mais des écoles monastiques et cathédrales sont fondées partout. « Vers la fin du VIe siècle, dit Guizot, il n'y a plus d'écoles civiles ; les écoles ecclésiastiques subsistent seules… La vie monastique allume un foyer de développement intellectuel. Les monastères du Midi de la Gaule sont les écoles philosophiques du christianisme ».13

 p145  X. La Papauté et le mouvement intellectuel et artistique

La littérature chrétienne des premiers siècles porte le témoignage de la haute culture de cette époque. Des Epîtres de saint Paul, dont Rome, au témoignage de Bossuet, devra se tenir « plus honorée que des plus fameuses harangues de son Cicéron », à ces apologistes du IIe siècle, à propos desquels on a pu dire que « jamais l'éloquence n'a servi une plus grande cause ni produit des résultats plus féconds pour les destinées de la société humaine » ;14 et, de ces apologistes, à cette grande lignée des Pères du IVe et du Ve siècles, qui va, en Orient, de saint Athanase à saint Jean Chrysostome, et, en Occident, de saint Hilaire à saint Augustin et à saint Grégoire le Grand, « que de grands hommes ! écrit Villemain, quel prodigieux mouvement d'esprit ! quelle transformation de la société tout entière ! »15

Parmi ces maîtres de la parole et de la pensée, de saint Clément à saint Damase, de saint Damase à saint Léon le Grand et de saint Léon le Grand à saint Grégoire le Grand, on compte de nombreux Papes. Au surplus, les seuls actes pontificaux de ces grands hommes, qui posent les bases du droit chrétien en face du droit païen, ne méritent‑ils pas, à eux seuls, dans leur forte et sévère beauté, cet éloge de Villemain : « La tribune impérissable de Rome, celle que l'épée ne brise pas, celle qui survit à la force barbare aussi bien qu'à la force éclairée, c'est la Chaire Pontificale, s'adressant au monde, du sein de la grandeur comme du sein de la captivité ».16

On a vu plus haut la grande part prise par les Papes à la construction et à l'ornementation des Catacombes, puis, plus  p146 tard, à l'édification des grandes basiliques que la paix constantinienne permet aux chrétiens de bâtir. Ces antiques monuments ne nous sont pas seulement vénérables en tant que témoignages de la foi de nos pères, ils nous sont aussi précieux comme berceaux de cet art chrétien qui, ouvrant aux artistes des horizons nouveaux, empliront le monde de merveilles. « Certes, s'écriera l'orateur de Notre-Dame, ceux qui, à la lueur projetée par une lampe, dans les demeures mystérieuses des Catacombes, reproduisaient, dans ces cimetières souterrains, les aspirations de la grande âme chrétienne, étaient pour la plupart des artisans plus que des artistes. Mais leur foi, et surtout leur espérance, donnait à leur pinceau inexpérimenté des touches que le génie sans foi et l'art sans espérance n'eussent jamais trouvées. C'est que, du fond des Catacombes, ils voyaient étinceler le fond du paradis. Ces tombeaux des martyrs tressaillaient d'espérance ».17 Que ne fera pas ce génie chrétien, quand il lui sera permis de se déployer en plein jour par la peinture, la sculpture et l'architecture ? Cette liberté coïncidera avec une décadence générale de l'art profane ; mais la basilique constantinienne, par le caractère simple et grave de ses lignes, sera, au milieu d'un dissolution croissante du goût, le prélude d'un art renaissant.

Pour les chrétiens, le culte du beau a toujours été inséparable du culte du bien. Si les diacres et les diaconesses des premiers âges ont exercé leurs œuvres de charité dans de pauvres demeures, ils l'ont fait du moins au chant des psaumes et en récitant quelques‑unes de ces prières antiques dont les rares fragments qui nous en restent nous émeuvent encore si profondément par leur rythme harmonieux et pur. C'est dans les basiliques, aux jours des grandes fêtes, au milieu des cérémonies les plus solennelles de la liturgie, que se font les affranchissements d'esclaves.18

 p147  XI. La Papauté et les œuvres de bienfaisance

« Ayez un ardent amour les uns pour les autres, a dit saint Pierre, car la charité couvre la multitude des péchés… Que chacun mette au service des autres le don qu'il a reçu ». Le Liber Pontificalis nous apprend qu'à la fin du Ier siècle, le Pape saint Clément a divisé la ville de Rome en sept quartiers, qui sont des circonscriptions à la fois culturelles et charitables. Des interventions du Pape Evariste en 112, du Pape Pie Ier vers 150, du Pape Fabien en 238, attestent la sollicitude des Pontifes pour ce ministère charitable et son développement progressif.

Les Constitutions Apostoliques et la Didachè nous donnent des détails sur l'organisation de la charité à cette époque. Les noms des pauvres assistés sont inscrits sur un catalogue spécial. Les aumônes se font en aliments, en vêtements, en chaussures ou en argent. On ne supporte aucun mendiant paresseux. On donne des outils et du travail à ceux qui peuvent travailler, et on leur procure, autant que possible, des situations fixes. Les orphelins sont confiés à des familles chrétiennes, les enfants sont placés chez des artisans, qui leur apprennent un métier. Au Ve siècle, le Pape Gélase sauve Rome de la famine, nous dit le Liber Pontificalis, et sa correspondance nous laisse entendre qu'il subvient aux besoins des indigents grâce aux biens patrimoniaux du Saint-Siège. De lui est cette maxime : « Rien ne convient mieux à la fonction sacerdotale que la protection des pauvres et des faibles ».

Saint Grégoire le Grand n'est pas seulement un grand bienfaiteur des pauvres, il est un incomparable organisateur de la charité. Ses œuvres de prévoyance, d'assistance, de patronage stimulent le zèle des évêques de toutes nations. Pressentant l'insuffisance du droit traditionnel dans une société qui se transforme, il organise des institutions nouvelles à côté et même à l'encontre de ce vieux droit. Des populations, fuyant  p148 devant les Barbares ou voulant se soustraire à des voisins tyranniques, viennent se mettre sous sa protection ou sous la protection d'un évêque ou d'un abbé ; Grégoire accepte ce rôle de protecteur et lui donne un caractère juridique. Les mots de patronage, de protection, de recommandation, de défense, tuitio, commendatio, defensio, sont de plus en plus usités ; ils se propagent malgré la résistance des jurisconsultes, car, dit Fustel de Coulanges, « le droit romain, qui avait été créé par l'Etat, ne pouvait pas admettre une institution qui était l'opposé de l'Etat, et le patronage, la clientèle étaient, sous l'empire romain, des institutions extralégales ».19 Mais le courant est irrésistible. Et c'est ainsi que le Pape Grégoire devient le grand initiateur du droit féodal, qui va s'imposer et qui sera la base de la Chrétienté.

XII. La Papauté et le loyalisme politique et national

La Papauté des premiers siècles lutte encore pour la civilisation quand elle condamne les hérésies. Car gnostiques et montanistes, donatistes et novatiens, ariens et semi-ariens, lucifériens et apollinaristes, pélagiens et semi-pélagiens, nestoriens, eutychiens et prédestinianistes, ceux qui s'appuient sur leur sens individuel et préparent ainsi l'anarchie, comme ceux qui s'appuient sur le pouvoir civil et favorisent par là les empiètements du temporel sur le spirituel, tous ruinent plus ou moins par la base l'ordre social.

D'une manière plus positive, l'intervention des Papes se manifeste par l'influence qu'ils exercent sur les empereurs chrétiens. Les innovations de la législation constantinienne, qui assurent une meilleure division du spirituel et du temporel, qui font progressivement et sagement disparaître les inégalités  p149 injustifiées frappant la femme, l'enfant et l'esclave, et qui favorisent la publicité et la sincérité de la procédure, sont manifestement inspirées par le « droit pontifical » de l'Eglise, dont Constantin se dit « l'évêque du dehors ». Autant peut‑on en dire de la législation de l'empereur Théodose. L'esprit de cette législation se trouve suffisamment exprimé dans le célèbre édit impérial du 28 février 380, inséré par la suite dans le Code Théodosien : « C'est notre volonté que tous les peuples soumis au gouvernement de notre clémence demeurent dans la religion telle que le Bienheureux apôtre Pierre l'a transmise aux Romains et telle que la suit aujourd'hui, comme chacun sait, le Pape Damase. »

Qui ne voit qu'en agissant ainsi la Papauté travaille, non seulement au bon ordre social, mais encore au salut de l'empire romain, qui se meurt de la corruption de ses institutions politiques, de l'immoralité de ses sujets, de la plaie morale et économique de l'esclavage et de l'insuffisance d'une religion déconsidérée chez les esprits cultivés, dégénérée en basse superstition dans le menu peuple ? Qui ne voit que, loin d'être « les vampires de l'empire », comme a osé l'écrire Nietzsche, les Papes auraient pu en devenir les sauveurs ?

La pensée des Papes, d'ailleurs, se porte plus loin. S'ils aiment leur patrie, si le Pape saint Grégoire tremble à la pensée de la disparition de l'empire et semble y voir le prélude de la fin du monde, l'égoïsme national est une des plaies du monde antique que les Papes combattent avec le plus de force. La paix dans le justice entre les nations est leur vœu le plus cher. Le Pape saint Clément nous a conservé cette prière, récitée par les chrétiens du Ier siècle : « Seigneur, donnez la concorde et la paix à nous et à tous ceux qui habitent la terre… Dirigez le conseil des princes selon ce qui est bien et ce qui vous plaît, afin qu'exerçant dans la paix, la douceur et la piété l'autorité que vous leur avez donnée, ils vous trouvent propice. » Quand, au IVe siècle, saint Ambroise, dans son traité De Officiis, protestera contre l'appellation d'ennemi ou même d'adversaire, donné à un peuple étranger, simplement parce  p150 qu'il est étranger, ou quand il demandera que l'on soit loyal envers un ennemi, même en état de guerre ; quand, au siècle suivant, saint Augustin, dans son traité De Doctrina Christiana, fera dériver l'amour de la patrie de l'amour de l'humanité, dont il n'est qu'une forme, l'un et l'autre ne feront que commenter la belle et grave prière rapportée par saint Clément.20

Le chrétien anonyme qui écrivit, vers la fin du IIe siècle, alors que le « petit troupeau du Christ » vivait inaperçu du monde, le célèbre opuscule connu sous le titre d'Epître à Diognète, ne prévoyait‑il pas déjà la merveilleuse transformation dont le christianisme serait le ferment, lorsqu'il disait : « Ce que l'âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde ;… les chrétiens sont dans le monde comme dans une prison, mais eux-mêmes contiennent et embrassent le monde ».


Notes de l'auteur :

1 Ce sont là les propres expressions de Pie IX dans son allocution du 20 juillet 1871. Cf. F. Mourret. Le Concile du Vatican, p339.

2 Nous ne disons pas qu'une « certaine civilisation », consistant en une certaine stabilité politique et sociale, ne puisse être organisée en faisant abstraction de cette subordination essentielle ; nous soutenons seulement qu'une pareille civilisation ne peut avoir sa perfection complète ni sa justification complète (cf. Guy de Broglie, Science politique et doctrine chrétienne, dans les Recherches de science religieuse de décembre 1928) ; et nous osons même prétendre qu'une civilisation pareille, dans la mesure où elle exclurait systématiquement la considération de la fin de l'homme, et où elle se limiterait à la sphère des intérêts matériels et de l'ordre extérieur, serait une fausse civilisation, plus encore, une « contre‑civilisation ».

3 Joachim Pecci. Œuvres pastorales, éd. française, p322. Cf., p3.

4 Rom., I, 23 ; I Cor., VI, 10.

5 Aristote. Politique, l. I, ch. 2.

6 Digeste, I, 4, 1. 1.

7 Fustel de Coulanges. La Cité antique, 6e éd., p477‑478.

8 J.‑B. de Rossi. Bollettino di arch. crist., 1884, p67‑69.

9 Edgard Quinet. Le Christianisme et la Révolution française, p141.

10 Ibid., p102.

11 Taine. Les Origines de la France contemporaine, t. VII, p134.

12 « La personne, c'est l'être raisonnable et libre, maître de ses actes, sui juris… Développer son individualité, c'est vivre de la vie égoïste des passions, se faire le centre de tout et aboutir finalement à être esclave. » R. P. Garrigou-Lagrange. Le Sens commun, la philosophie de l'être et les formules dogmatiques, un vol. in‑16, 2e édition, Paris 1922, p323‑333.

13 Guizot. Hist. de la civil. en France, t. I, p117 et s.

14 Freppel. Les Apologistes chrétiens du IIe siècle, p8.

15 Villemain. Tableau de l'éloquence chrétienne au IVe siècle, p81.

16 Ibid., Introduction, p7.

17 R. P. Félix. Conférence de Notre-Dame de 1867, sixième conférence.

18 Cf. Abel Fabre, Manuel d'art chrétien, un vol. in‑8, Paris, 1928.

19 Fustel de Coulanges. Les Origines du système féodal, dans la Revue des Deux Mondes, du Ier août 1874, p556.

20 S. Ambroise. De Officiis, liv. I, ch. XXIX : S. Augustin. De Doctrina Christiana, liv. I, ch. XXIX.


Notes de Thayer :

a Notre auteur s'est laissé emporter. Le mot latin homo n'a jamais signifié « homme » dans le sens de « mâle », mais veut tout simplement dire « un humain ». Cette femme chez Juvénal (6.284) s'écrie tout simplement qu'elle est un être humain — à quoi on ne peut rien trouver à redire — et qu'elle doit bénéficier de la dignité et des droits innés de tout être humain.

b Il n'est pas absolument certain que Gorgonus ait été enseignant. Dans sa thèse doctorale, A Study of Ausonius' Professores (1974), p82 n. 1, Alan Booth remarque :

 p82  There are few inscriptions which mention ludi magistri. Dessau 7763 (CE 91) mentions: magister ludi litterari Philocalus; Diehl 717: m]agister ludi litt[erarii]. Diehl 718 and CIL 6.9530 mention ludi magistri. These are all I know of, and none of them has a definite date. Some inscriptions have the simple designation magister (Diehl 721‑24; CIL 6.10012, 10013; 13.1176), but this does not necessarily mean "teacher", and if it does, it may indicate a teacher of any rank (cf. e.g. Dessau 7762: m. liberalium litterarum; 7765: m. artis grammaticae). Marrou (p390) takes Gorgonus (Diehl 720) as a ludi magister, because he is called magister primus and Augustine (Conf. 1.13.20) calls elementary teachers primi magistri. The figure in the inscription carries a scroll, but then many sepulcral figures carry rolls and books without being teachers. We read of one Flavius Hariso  p83 (Diehl 464; Dessau 2801) who was: magister primus de numero Erolorum seniorum. The significance of this rank in the army is not known, but it is worth bearing in mind that Gorgonus may have been a soldier rather than a teacher. For magistri in the army see A. von Domaszewski, Die Rangordnung des römischen Heeres (2 Aufl. durchgesehen von B. Dobson; Köln: Böhlau, 1967), pp59 ff.


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