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Chapitre III.1

Cette page reproduit un chapitre de
La Papauté
de Fernand Mourret

publié chez
Bloud & Gay
[Paris]
1929

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de m'en faire part !

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Chapitre III.3

Troisième partie :
La Papauté et le mouvement général de la civilisation

 p151  Chapitre II
L'action civilisatrice de la Papauté au moyen âge

I. Etat du monde barbare au moment de la chute de l'empire romain

Si les invasions barbares épouvantent certains chrétiens, tels que saint Jérôme, appréhendant de voir l'effondrement de cette culture antique qu'il a tant aimée, et saint Grégoire, voyant dans les événements dont il est le témoin les préludes de la fin du monde ; d'autres chrétiens, tels que Salvien et Paul Orose, envisagent l'avenir avec plus de sérénité : « Vous pensez être meilleurs que les barbares, s'écrie Salvien. Certes, par la foi nous sommes meilleurs, mais par notre vie nous sommes pires. Les Goths sont perfides, mais  p152 pudiques ; les Alains voluptueux, mais fidèles ; les Francs menteurs, mais hospitaliers ; la cruauté des Saxons fait horreur, mais on loue leur chasteté… Et nous nous étonnons que Dieu ait livré nos provinces aux barbares, quand leur pudeur purifie la terre, encore toute souillée des débauches romaines ! » En même temps, Paul Orose, disciple de saint Augustin, écrit ces paroles prophétiques : « Vous me dites que les barbares sont les ennemis de l'Etat. Ainsi parlaient des Romains des peuples ignorés dont ils allaient troubler le repos. Les Germains bouleversent actuellement toute la terre ; mais si (ce qu'à Dieu ne plaise !) ils finissaient par en demeurer les maîtres et par la gouverner selon leurs mœurs, peut-être un jour la postérité saluerait‑elle du titre de grands rois ceux en qui nous ne savons encore voir que des ennemis. »

Les épouvantes des uns et les espérances des autres se comprennent. Ces peuples barbares, Germains, Celtes et Scandinaves, qui, au Ve siècle, encerclent l'empire romain et débordent ses frontières, valent‑ils moins que ces Romains et ces Grecs du Ier siècle, que les apôtres vinrent évangéliser ? Si l'individualisme farouche de ces derniers semble les rendre incapables de s'incorporer dans une société hiérarchique, l'absorption, chez les premiers, de toute personnalité dans le service d'un Etat formidablement puissant ne paraissait‑elle pas former un bloc impénétrable à la prédication chrétienne ?

Les vertus prônées et pratiquées par ces barbares sont l'honneur, la courtoisie, le courage, la dignité de la personne ; et l'Eglise peut entrevoir là le germe des qualités qui feront le chevalier ; le barbare associe au souci de sa dignité tout ce qui touche à sa parenté et à sa race, et ce sont là les bases de ce que sera le patriotisme chrétien. Mais ces qualités sont ternies par bien des défauts. Il n'y a pas de place, dans l'âme du barbare, pour l'humilité, la douceur, l'abnégation, qui froissent sa fierté. Il n'y a pas de ville proprement dite chez les Germains, mais des sortes de bourgs constitués par des maisons séparées l'une de l'autre. Les outrages à la personne ou à  p153 la propriété sont considérés, moins comme des offenses à la loi morale, que comme des attentats contre l'individu et ses parents ; ils sont expiés par la compensation légale du wergheld. Les blessures sont taxées à six sols, à trente sols, à quarante‑cinq sols ; les procès se résolvent par le combat singulier, ou par l'ordalie, c'est-à‑dire par l'épreuve du chaudron plein d'eau bouillante ou par le feu incandescent, ou par toute épreuve de ce genre. Chacun, en principe, du moins en temps de paix, n'a que faire de considérer ce que fait son voisin ; il n'a qu'à obéir à son destin particulier, à son geis. Dans la littérature des Germains, les héros sont conduits par leur geis personnel.

La patria potestas n'existe pas chez les Germains. Seuls les enfants mâles mineurs et les filles à tout âge obéissent à leur père ; tous ceux qui peuvent porter les armes sont égaux ; la famille offre l'aspect d'une confédération militaire. La femme n'est pas une sorte d'esclave, comme chez les Romains, elle a un patrimoine ; mais les rapts sont fréquents, et Tacite nous apprend que les chefs pratiquent la polygamie.

Les peuples germains n'ont, pour ainsi dire, pas de pouvoir public. Les hommes libres de Germanie se groupent en communautés concentriques, suggéré par le voisinage, l'intérêt commun ou un libre choix. Les jeunes gens se choisissent un chef, et s'organisent en bandes de guerre. En cas de danger national, tous les hommes en état de porter les armes sont convoqués. Leur courage est terrible. « Le cri qu'ils poussent au moment du combat, dit Tacite, est effrayant. » Ils s'excitent en répétant des odes guerrières. « Nous avons combattu avec l'épée, chantent‑ils, nous sourirons quand il faudra mourir. »

La religion des barbares, Germains, Celtes et Scandinaves, ne fait que confirmer cet individualisme indomptable et fier. Leur dieu, Wogan-Odin, est le dieu des vents et des tempêtes, le dieu des combats. Il trône dans la Walhalla, séjour des guerriers qui ont versé leur sang dans les batailles. Chaque tribu a, du reste, un dieu particulier qui la protège. Les prêtres ne sont pas de simples sacrificateurs, comme à Rome ; en temps  p154 de passions, ils sont les gardiens des lois ; en temps de guerre, ils ont un pouvoir coercitif sur les soldats.

II. L'œuvre de l'Eglise dans le monde barbare

Tel est le monde que l'Eglise catholique va civiliser sous la direction de ses Pontifes.

Faire courber la fière indépendance de ces guerriers sous la douce loi de l'Evangile ; introduire dans la famille et dans l'Etat la charité du Christ ; élever les âmes, au dessus de tout particularisme de race et de patrie, vers une fraternité fondée sur la paternité d'un Dieu Créateur et Rédempteur du monde : telle est la rude tâche que les Papes du moyen âge vont entreprendre et, avec l'aide de Dieu, mener à bonne fin, dans la mesure où la liberté, souvent rebelle, des hommes, et les difficultés inhérentes à toute œuvre humaine, le permettront.

Nous avons, de parti pris, dans le tableau qui vient d'être esquissé, laissé de côté les peuples de race gothique : Ostrogoths, Visigoths, Hérules, Vandales, et autres. Tandis que les peuples de race teutonique, convertis au christianisme, fonderont la France, l'Allemagne, l'Angleterre et les trois Etats de Scandinavie, ceux-là, agrégés à ces Eglises semi-chrétiennes semi-païennes, que sont les Eglises ariennes, ne réussiront, après avoir jeté sur le monde un éclat fugitif et trompeur, qu'à constituer des groupes éphémères. Amollis par les mœurs de l'empire décadent, civilement et religieusement organisés sous le gouvernement d'un prince qui nomme et révoque leurs évêques et leurs prêtres, comme leurs gouverneurs et leurs magistrats, les Eglises ariennes et les royaumes gothiques disparaîtront peu à peu, les uns après les autres, étouffés par la vie catholique. La Papauté, dans son œuvre de civilisation, n'aura à s'en occuper que momentanément, en essayant de les arracher à l'hérésie et de les faire entrer dans le grand courant de l'Eglise romaine.

Chez tous ces peuples, d'ailleurs, chez les Germains et les  p155 Celtes comme chez les Goths, le paganisme gréco-romain exerce son influence. Ce n'est pas seulement l'historien César, dont on pourrait soupçonner les préjugés patriotiques, ce sont les monuments épigraphiques eux-mêmes, qui nous révèlent une confusion entre les panthéons des peuples barbares et celui du peuple romain ; cette confusion s'accentuera à un tel point, dans certains peuples, qu'elle déroutera les historiens futurs des religions. C'est donc contre toutes les mythologies de l'antiquité, orientales et occidentales, barbares et romaines, que l'Eglise va avoir à lutter, sous la conduite de ses Pontifes, au début du moyen âge ; c'est contre le naturalisme qui sert de base à toutes ces mythologies ; c'est contre les pratiques immorales qui en sont les conséquences plus ou moins directes.

III. Les Papes du moyen âge et la réforme de la conscience individuelle

Un des moyens le plus fréquemment et le plus efficacement employés pour former dans les âmes barbares une conscience chrétienne, nous est indiquée dans la correspondance de saint Grégoire le Grand. « Je veux, écrit‑il, que, parmi tous les usages de Rome ou des Gaules ou de tout autre Eglise, vous choisissiez ce qui vous semblera le plus digne du Tout-Puissant. Prenezy ce qu'il y a de pieux, de religieux, de raisonnable. Après avoir réfléchi, j'ai décidé qu'il ne serait pas à propos de démolir les temples. Aspergez‑les d'eau bénite et mettez‑y des autels. La nation s'apaisera en voyant qu'on laisse debout ses sanctuaires, et elle viendra plus facilement aux lieux qu'elle fréquentait jadis… Les Anglais font des sacrifices aux démons ; il faut changer la coutume en quelque fête chrétienne. » « L'Eglise, dit à ce propos Godefroid Kurth, a traité l'âme des barbares comme un jeune sauvageon plein de sève et de vigueur, sur lequel elle s'est contentée de greffer  p156 les éléments d'une vie plus pure, laissant au temps et au travail le soin d'achever l'œuvre commencée. Les siècles lui ont donné raison. »

En effet, le barbare converti, en se rendant aux lieux où il a rendu un culte sacrilège à de fausses divinités, y trouve le souvenir des martyrs, des confesseurs et des vierges, qui sont désormais ses modèles. Là où, devant l'image d'un Jupiter ou d'un Odin, d'un Neptune ou d'un Thor, d'un Mercure ou d'un Dispater, il avait vu s'éveiller et se justifier ses instincts de domination féroce, de conquête sanguinaire, de ruse ou de volupté, il voit maintenant le rappel aux leçons de douceur, de pureté, d'humilité, d'oubli de soi, d'amour des âmes et d'amour de Dieu, que lui ont données les missionnaires. Sur les collines que ses ancêtres avaient souillées en y offrant des sacrifices humains, il adore la divine Victime immolée pour le salut de tous les hommes. Et, peu à peu, une conscience chrétienne se substitue, en chacun, à la conscience païenne ; un « renversement de valeurs » s'opère dans les jugements du barbare. Son individualisme égoïste disparaît, son sentiment de l'honneur et sa fierté naturelle se rectifient. Le premier élément de la civilisation chrétienne est assuré ; il le sera du moins quand l'Eglise, par ses enseignements, ses rites et ses lois, aura suffisamment imprimé dans les âmes de ses nouveaux fidèles les principes et les habitudes de la vie nouvelle apportée au monde par le Christ. Ce sera l'œuvre de longs et patients efforts.

C'est dans les actes des conciles, convoqué par les Papes ou confirmés par leur autorité, c'est dans les recueils de lois rédigés par leur ordre ou officiellement approuvés par eux, que l'on se rend compte de leur persévérante sollicitude à faire surgir, dans la ruine du « vieil homme », la personnalité de « l'homme nouveau ».

Le premier concile national germanique, tenu en 742, sous la présidence de saint Boniface, à l'instigation et suivant les instructions du Pape Zacharie (consilium et præceptum… Apostolicæ Sedis), ordonne à tout évêque « de veiller, avec le secours du comte, qui est le protecteur de son église, à ce que, dans  p157 sa paroisse (diocèse), le peuple ne se livre plus aux pratiques païennes, comme sont les sacrifices païens faits aux morts, les interprétations de l'avenir, la sorcellerie, les amulettes, les augures, les sacrifices idolâtriques. »

Le concile de Leptines, tenu l'année suivante, « par l'ordre du Pape, jussu Pontificis Romani, prescrit aux fidèles suspects d'attachement au paganisme une formule d'abjuration « du culte d'Odin, de Thor et de Saxnot », sorte de trinité divine des païens. Les actes de ce concile contiennent même, sous le titre d'Indiculus superstitionum et paganiarum, une sorte de Syllabus des erreurs religieuses des fidèles de cette époque, ou du moins de celles que l'Eglise juge les plus condamnables ; banquets sur les tombeaux, cérémonies dans les bois et dans les vallées sacrées, horoscopes tirés du vol des oiseaux et du hennissement des chevaux, fêtes chômées en l'honneur du dieu Thor, sacrifices à Mercure et à Jupiter. Il faudra longtemps pour extirper toutes ces coutumes, et les Papes devront les renouveler souvent la prohibition. On trouvera des traces de ces défenses repérées dans les collections juridiques d'Yves de Chartres, de Gratien et de Raymond de Pennafort.

Un autre document, remontant à la seconde moitié du VIIIe siècle, les célèbres Responsa ad consulta Bulgarorum, du Pape Nicolas Ier, témoigne du soin des Pontifes de Rome à faire pénétrer dans les mœurs des peuples récemment convertis, l'esprit du christianisme. Les cent six articles de ce document ont ceci de particulier, qu'ils visent à la fois la rudesse des mœurs barbares, le polythéisme occidental et les habitudes relâchées de l'Orient.

Ces trois éléments dissolvants de l'esprit chrétien ont leur antithèse vivante et leur condamnation dans ces ordres religieux que le zèle des Papes multiplie au cours du moyen âge. A la survivance du sensualisme païen, à la persistance de l'individualisme barbare et à la fascination du luxe oriental, le Bénédictin, le Franciscain et le Dominicain, par l'observance de leur triple vœu, offrent au monde l'exemple quotidien d'une vie chaste, obéissante et pauvre.

 p158  IV. La Papauté du moyen âge et la civilisation dans la cité

Pas plus qu'aux temps antiques, la Papauté n'oublie, au moyen âge, que l'œuvre civilisatrice serait incomplète et précaire si elle se bornait à la réforme de la personne humaine, si elle n'atteignait ce groupement naturel des hommes qui est la nation. Pour parvenir à ce but, elle se préoccupe avant tout de cet élément premier de la nation, qui est la famille. Dans les collections juridiques publiées par l'ordre des Papes et sanctionnées par eux, dans les Conciles qu'ils convoquent et qu'ils président, dans les exhortations qu'ils adressent aux princes et aux peuples, la législation du mariage, son unité, son indissolubilité, sa pureté, sa dignité, ont une place prépondérante. Les actes du quatrième Concile de Latran, promulgués par le Pape Innocent III en 1215, et les Décrétales du Pape Grégoire IX, publiées en 1234, ne font que coordonner, préciser et adapter ces actes antérieurs, et ils assurent par là les bases de la famille chrétienne.

Agglomération, non d'individus, mais de familles, la nation est plus qu'une grande famille. Elle constitue une forme originale et naturelle de société, qui a sa grande place dans le mouvement de la civilisation générale. Laissant aux conditions historiques, géographiques et économiques, comme à la volonté des peuples et à leurs besoins, le soin de déterminer les constitutions politiques des diverses nations, l'Eglise, et tout particulièrement ses Chefs suprêmes, n'ont pu se désintéresser de leur bon fonctionnement.

Dans une de ces lettres que saint Grégoire le Grand écrivait à saint Augustin de Cantorbéry, vers la fin du VIe siècle, et dont un historien a si fortement souligné l'importance, du point de vue de la civilisation générale, et plus particulièrement du point de vue de la Constitution même de l'Angleterre,1  p159 le Pontife demande à son missionnaire de « recueillir ce qu'il y a de religieux et de raisonnable dans le pays et d'en faire comme un bouquet, qui soit « la coutume des Anglais ». Il en dit autant aux missionnaires qui évangélisent la Gaule, l'Espagne et les autres régions. Le respect des coutumes nationales sera une des traditions les plus constantes de la politique des Papes. Le titre IV du Premier Livre des Décrétales témoigne de ce respect de la coutume, qu'aucune législation n'a porté aussi loin que la législation canonique.2 Après avoir contribué à la constitution d'un droit national parmi les peuples évangélisés, le Saint-Siège ne l'a combattu que dans la mesure où, revenant aux traditions du césarisme païen, le pouvoir civil a prétendu s'en faire une arme contre l'indépendance de l'Eglise.

Il est un fait que l'histoire ne peut oublier, c'est que les Augustin de Cantorbéry, les Boniface, les Martin de Tours, les Anschaire, les Cyrille et les Méthode, ont été, en Angleterre, en Allemagne, en France, dans les pays Scandinaves et Slaves, les envoyés des Papes ou leurs représentants accrédités ; or les historiens nationaux de ces peuples ne peuvent s'empêcher de reconnaître, qu'ils doivent à ces grands hommes leur civilisation. Lingard constate que l'Angleterre doit à saint Augustin le fond de son droit coutumier. L'historien protestant Hauck reconnaît que l'Allemagne centrale vit encore de la vie religieuse organisée par saint Boniface. Guizot fait remarquer que les conciles de Tolède, encouragés par les Papes, ont fait l'Espagne. L'historien russe Hilferding, proclaim que nul héros national n'a plus fait que Cyrille et Méthode pour l'avenir des peuples slaves. L'historien du Danemark Allen déclare que la mémoire de saint Anschaire doit être sacrée pour les Danois. Elargissant une formule du protestant Gibbon, complétée par J. de Maistre, ne pourrait‑on pas dire que les missionnaires de la Papauté « ont fait les nations modernes, comme les abeilles font leurs ruches » ?

 p160  V. L'idée chrétienne de la royauté

Respectueuse des traditions de chaque nation, la Papauté s'applique à en fortifier et à en consacrer les éléments fondamentaux. Les Papes s'efforcent d'abord d'épurer, de transformer l'idée païenne de la royauté. Ce but est particulièrement manifeste dans les cérémonies du sacre, lequel rappelle au prince qu'il n'a d'autorité qu'au nom de Dieu et pour le service de Dieu ; au peuple, qu'en obéissant au prince, il ne s'incline pas devant un homme, mais devant Dieu. « Tels, dit un témoin bien informé du droit du haut moyen âge, Hincmar de Reims, tels sont institués chefs directement par Dieu, comme Moïse ; tels sont également par Dieu, mais sur la désignation des hommes, comme Josué ; d'autres enfin par les hommes eux-mêmes ; mais nul ne l'est sans une volonté providentielle de Dieu. »

On aperçoit les conséquences d'une telle conception. Représentant de Dieu, le roi aura pour principale mission de faire triompher la justice et l'équité. Durant tout le moyen âge, seigneurs et rois entendront répéter et commenter par les Papes et les évêques de cette définition du pouvoir, donnée au VIe siècle par saint Isidore de Séville, passée dans le droit par les Capitulaires de Charlemagne, les traités canoniques de Jonas, d'Hincmar et d'Abbon, les conciles de Paris et de Trosly aux IXe et Xe siècles, invoqué au Xe siècle par le Pape saint Grégoire VII : « L'office spécial du roi est de gouverner son peuple avec équité et justice. Il doit être le défenseur des églises, des serviteurs de Dieu, des veuves, des orphelins, de tous ceux qui sont sans appui. Il doit employer son zèle à empêcher l'injustice. Aussi doit‑il laisser monter vers lui la plainte des pauvres, afin que ceux qui le remplacent auprès des peuples n'osent opprimer les petits par leur négligence ou leur méchanceté. »

Pour commander plus efficacement aux peuples la pratique  p161 de leurs devoirs, les souverains doivent en donner l'exemple. Qu'un Lothaire, qu'un Philippe-Auguste ou qu'un Louis I introduise le désordre dans sa vie privée, il trouvera en face de lui des Papes qui le condamneront avec d'autant plus de sévérité que son scandale est plus retentissant. S'il manque directement aux devoirs essentiels de sa charge, les Papes iront jusqu'à délier ses sujets de leur serment de fidélité. Non pas que cette dernière sanction soit un droit inhérent à la souveraineté pontificale ; « la mauvaise foi seule, s'écriera un jour Pie IX, a pu confondre avec l'autorité infaillible des Pontifes Romains un droit que les Papes n'ont exercé qu'à la sollicitation des peuples et pour le bien général. »3

Ces efforts des Papes ne sont pas inutiles. Le moyen âge voit la sainteté monter sur le trône des rois. Et l'on remarque que les souverains les plus dévoués au bien des peuples, un saint Louis de France, un saint Ferdinand de Castille, un saint Henri d'Allemagne, un saint Edouard d'Angleterre, un saint Canut de Danemark, sont les plus dévoués au Saint-Siège. Chacun d'eux aurait pu signer le testament de saint Louis : « Mon fils, sois dévôt à l'Eglise de Rome et au Souverain Pontife notre Père. Aie le cœur doux et miséricordieux aux pauvres… Maintiens les bonnes coutumes de ton royaume… Sois rigide et loyal à tenir justice et droiture envers tes sujets. Garde‑toi d'exciter guerres sans très grand conseil et apaise‑les au plus tôt que tu pourras ».

VI. La répression des hérésies : l'Inquisition

La Papauté vient encore au secours des rois et des peuples en condamnant ces hérétiques du moyen âge qui, tels que les Albigeois, les Vaudois, les Wiccleffistes et les Hussites, ne sont pas moins les ennemis de l'ordre social que de la loi chrétienne.

 p162  Leur répression, il est vrai, est obtenue au moyen d'une institution dont le nom seul a le don de provoquer, chez beaucoup de nos contemporains, un sursaut d'indignation et d'horreur : l'Inquisition ; et il n'est peut-être pas superflu de compléter ici, du point de vue spécial de la civilisation, ce que nous avons dit plus haut de cette institution.

On ne fait aucune difficulté de reconnaître que les procédés d'enquête et de répression employés par les tribunaux de l'Inquisition médiévale ont souvent une dureté qui se ressent de leur origine barbare, et il y a lieu de se réjouir de voir ces procédés disparus de nos mœurs. Mais, si l'on veut être juste, on disculpera la Papauté et l'Eglise d'un rôle qu'une étude incomplète ou partiale a pu seule leur faire attribuer.

On représente parfois l'Inquisition comme une institution imaginée par la Papauté pour l'oppression des consciences. La Papauté, en imposant cette institution aux rois chrétiens, ou en s'entendant avec eux pour l'organiser, aurait ainsi travaillé pour le despotisme des princes et pour l'asservissement des peuples.

En réalité, les premières exécutions d'hérétiques ont eu un caractère populaire et se sont faites souvent contre le gré des princes et de l'Eglise. Tous les hérétiques poursuivis ou mis à mort au cours du XIe siècle ou pendant la première moitié du XIIe siècle : cathares, patarins, poplicans, piples, bulgares ou boulgres, sont des victimes des soulèvements du peuple. C'est seulement au milieu du XIIe siècle, en présence des progrès des sectes manichéennes et du caractère à la fois anticatholique et antisocial de leurs doctrines, que les princes entrent résolument en campagne et allument des bûchers en France, en Allemagne, en Italie et en Flandre. L'Eglise, loin d'encourager le peuple et les princes dans cette voie, continue de proclamer, par l'organe de ses évêques, de ses docteurs et de ses conciles qu' « elle a horreur du sang ». Cependant, au concile de Tours, en 1162, sur les instances du roi de France, qui lui montre l'hérésie manichéenne « s'étendant comme un chancre dans les provinces du royaume », propageant partout  p163 le désordre et l'anarchie, le Pape Lucius III ordonne aux princes de punir les hérétiques reconnus comme tels par l'Eglise. Au troisième concile de Latran, en 1179, un appel semblable est adressé aux rois, aux seigneurs et aux peuples. Telle est l'origine de l'Inquisition ecclésiastique. Nous avons distingué plus haut quatre formes successives de l'Inquisition : l'Inquisition épiscopale, instituée en 1184 par Lucius III, l'Inquisition légatine, organisée en 1198 par Innocent XIII, l'Inquisition monacale, réglée par un décret de Grégoire IX en 1233, et enfin l'Inquisition romaine, établie en 1542 par Paul III. Il est juste de faire remarquer que, pendant chacune de ces phases, les Papes sont intervenus pour recommander la modération et la douceur. A Louis le Jeune, qui se plaint de la prétendue faiblesse du Saint-Siège envers les hérétiques, le Pape Alexandre III répond que « l'indulgence sied mieux aux gens d'Eglise que la dureté », et qu'il est une maxime chère au clergé : « Ne poussons pas trop loin la justice, Noli nimium esse justus ». Au quatrième concile de Latran, en 1215, le Pape Innocent III fait voter plusieurs canons en vue d'adoucir la procédure accusatoire, et de donner plus de sécurité aux inculpés et ces adoucissements exercent une influence notable sur la procédure civile, à tel point que le peuple, parfois trop avide de répressions, s'en scandalise. « Le peuple, écrit Guibert de Nogent, appréhende, à l'égard des hérétiques, l'indulgence du clergé. »4

VII. L'œuvre générale de la civilisation

Ceux qui troublent l'Eglise et la société sont parfois des seigneurs, des rois, des empereurs.

Au cours du XIe siècle, nous avons eu déjà l'occasion de le constater, trois grandes plaies affligent l'Eglise et la civilisation ; l'inconduite des clercs, la simonie et l'investiture laïque, et il  p164 est bien évident que la troisième plaie est la cause des deux autres. Les clercs ne se conduisent mal que parce qu'ils sont entrés dans le clergé sans la vocation, par l'intrigue ou par l'argent ; et l'emploi de l'intrigue est favorisé par ce fait, que les pouvoirs civils s'arrogent le droit de distribuer les bénéfices ecclésiastiques. C'est donc contre les princes usurpateurs que le Saint-Siège, que les Papes du XIe et du XIIe siècle, vont entreprendre cette longue guerre des Investitures, qui sera la lutte, non pas d'une ambition contre une ambition, mais du droit contre la force, de la morale contre la corruption, de la civilisation contre la barbarie.

La Papauté du moyen âge ne se contente pas de rappeler aux princes et aux peuples leurs droits et leurs devoirs, de leur proposer de grands exemples de vertu et de sainteté, et de combattre avec courage les germes d'immoralité et d'anarchie. Elle collabore, avec toutes les forces dont elle dispose, au bien de l'Etat et de la société.

Il est sans doute superflu d'exposer en détail ces derniers services, rendus par les Papes à chacun des Etats. On ne conteste plus les grandes œuvres du moyen âge, ni la place qu'il occupe dans le mouvement général de la civilisation. L'époque de la chevalerie et des grands ordres monastiques, des universités et des corporations, de nos cathédrales gothiques et de nos vieilles épopées, l'époque où la voix d'un moine soulevait l'Europe pour la délivrance du tombeau du Christ et où le geste d'un évêque imposait à des seigneurs pleins de colère le respect de la Trêve de Dieu, cette époque est considérée désormais, par les historiens les plus désintéressés des croyances dogmatiques, comme celle où se sont ébauchées nos nations modernes, notre culture moderne dans ce qu'elle a de plus élevé. Nous avons cité plus haut les témoignages de Taine, d'Auguste Comte, d'Ernest Lavisse et de Silvestre de Sacy à ce sujet. Or cette époque est précisément celle où, de l'aveu de tous, la Papauté a exercé, sur la vie publique comme sur la vie privée, l'action la plus universelle, la plus profonde et la plus efficace.

 p165  VIII. La Papauté et l'ordre international

« Par delà la société de la famille et par delà la société de la Cité ou de l'Etat, est la grande société du genre humain, société d'autant plus menacée de périls qu'elle est plus grande, quanto major, tanto periculis plenior. »5 Ainsi s'exprime saint Augustin dans cette Cité de Dieu qui fut le livre de chevet de Charlemagne et l'un des ouvrages les plus lus par les hommes du moyen âge. Chefs de l'Eglise « catholique », c'est-à‑dire universelle, les Papes, chargés d' « enseigner toutes les nations », n'ont jamais cessé de porter leurs regards sur le monde entier, ab Urbe ad Orbem, suivant une autre parole de saint Augustin. Faire de tous les hommes, c'est-à‑dire de toutes les familles réunies en nations et de toutes les nations groupées ensemble dans une même foi, « un seul troupeau sous un seul Pasteur », telle est la grande ambition de ces représentants du Christ. Au cours du moyen âge, ils tendront vers ce but : 1o en se faisant, sous toutes les formes, les prédicateurs et les promoteurs de la paix entre les peuples ; 2o en travaillant à organiser un empire romain pénétré d'un esprit chrétien ; 3o en intervenant, par des arbitrages et autres mesures semblables, pour prévenir ou dirimer les conflits entre nations.

Du VIe au XIVe siècle, de saint Grégoire le Grand à Boniface VIII, il n'est peut-être pas un Pape qui n'ait eu l'occasion de prêcher aux nations la concorde et la paix, et qui ne l'ait fait avec autant d'insistance que de charité.

Au VIe siècle, saint Léandre se fait manifestement le porte-parole du Pape saint Grégoire le Grand, dont il est l'ami intime et le confident, lorsqu'il s'écrie, au deuxième concile de Tolède : « Sainte Eglise de Dieu, réjouis-toi, toi qui ne prêches que l'alliance des nations, toi qui ne soupires qu'après l'union des peuples… Issues d'un même homme, l'ordre naturel veut  p166 que les nations soient unies par un réciproque amour. »6 Et le Pontife ne fait que traduire en actes ces sentiments, quand il rappelle au roi des Lombards Agidulphe, à la reine Théodelinde, à l'exarque impérial, le besoin que les peuples ont de la paix, quand il les exhorte à entrer dans cette fédération des nations qu'il appelle une République chrétienne, quatenus christianæ Reipublicæ societatem non rejiciat,7 quand il forme le vœu qu'une paix générale permette à cette République de réparer ses forces pour mieux résister aux éléments dissolvants qui la menacent, dummodo generalis pax valeat, Deo protegente, firmari… ut Reipublicæ resistendi vires, adjuvante Domino, melius reparentur.8

Au IXe siècle, Grégoire IV répond à ceux qui lui contestent un droit d'intervention : « En prêchant la paix et l'unité, qui sont des dons du Christ, je remplis le ministère même du Christ » ; et Serge II, son successeur, menace de sanctions canoniques les princes « qui aiment à suivre le prince de la discorde et qui ne se contiennent pas dans la paix catholique. » Au siècle suivant, le grand Pape Nicolas Ier répond aux Bulgares, qui le consultent au sujet de la guerre : « La guerre est satanique, et il faut toujours s'en abstenir, à moins qu'il ne s'agisse de sa propre défense, de la défense de son pays ou des lois de ses pères. » Le Décret de Gratien, qui est la base de l'enseignement canonique au moyen âge, contient la même doctrine, que saint Thomas transporte à peu près textuellement dans l'enseignement théologique.9 En bénissant l'épée du chevalier, le prêtre adresse à Dieu une prière commençant par ces mots : « O Dieu, qui n'avez permis l'usage de l'épée ici‑bas que pour contenir l'audace des méchants et pour défendre la justice. »

 p167  IX. La paix sociale

Les condamnations portées par les Papes contre la coutume barbare des ordalies ou « jugements de Dieu », quoique ne visant pas directement l'ordre international, contribuent à inspirer l'horreur de la guerre. Les encouragements donnés à la « Paix de Dieu », à la « Trêve de Dieu », ont sur la paix générale entre nations une influence plus directe. Au concile de Clermont, en 1102, le légat du Pape déclare que le clergé, le peuple lui-même, peuvent forcer le violateur de la paix à réparer le dommage causé par lui.

Le « droit censier », c'est-à‑dire l'institution de relations de vassalités garanties par un cens annuel, qui s'établissent au XIIIe siècle, particulièrement sous le pontificat d'Innocent III, entre le Saint-Siège et un grand nombre d'Etats, a été parfois présenté comme une usurpation du Saint-Siège sur l'indépendance des nations. L'histoire attentive de ce droit censier, spécialement dans les travaux de Paul Fabre et de Mgr Duchesne, nous présente l'institution sous un jour tout différent. Les rois d'Angleterre, de Pologne, de Danemark et d'Aragón, les ducs de Bohême et de Croatie, les comtes de Portugal et de Provence, qui se placent ainsi librement sous la tutelle du Saint-Siège, demandent simplement au Pape de cimenter, par une ratification religieuse, des engagements de paix pris entre eux. La tutelle du Pape leur donne une garantie de sécurité ; elle authentique leurs droits et leurs libertés. Aussi appellent‑ils cette tutelle « la liberté romaine » libertas romana.

Malheureusement le règne funeste de l'empereur Frédéric II, l'influence croissante des légistes, dont les théories semi-païennes se répandent partout, viennent compromettre ces heureux résultats. Quand, vers la fin du XIIIe siècle, Boniface VIII prend possession du Siège Apostolique, l'Europe est en feu. Le premier soin du Pontife est de prêcher à tous la justice et la paix. Dans le Registre de sa vaste correspondance  p168 avec les rois d'Angleterre, d'Ecosse, de France, de Norvège, de Danemark, il est peu de lettres qui ne respirent un esprit de condescendance et de paix.

X. La Papauté et la première ébauche du Saint-Empire

Au cours de moyen âge, les Papes ne se sont pas contentés de prêcher aux nations la paix dans la justice ; ils se sont employés de tout leur pouvoir à l'assurer par des institutions.

La plus importante de ces institutions est la création du Saint-Empire, dont il importe d'établir l'histoire, en remontant à ses premières origines.

Nous avons vu, dès le VIe siècle, saint Grégoire le Grand concevoir l'idée d'une fédération des peuples sous le nom vague de République chrétienne. Un siècle plus tôt, saint Avit de Vienne, à l'annonce de la conversion de Clovis, a eu le même pressentiment et exprimé un vœu semblable en s'écriant : « L'Occident a désormais son empereur ! » L'idée d'une restauration de l'empire romain, sous une forme et une inspiration chrétiennes, hante l'esprit de l'Eglise et l'esprit des Papes ; et saint Léandre, dans le discours prononcé au concile de Tolède que nous avons rapporté plus haut, se faisait sans doute l'interprète de l'un comme de l'autre.

Ce qui n'était d'abord qu'une vague inspiration aux Ve et VIe siècles, s'impose comme une nécessité urgente au VIIIe siècle.

En proie, à l'intérieur, aux intrigues de seigneurs turbulents, menacée, à l'extérieur, par les hordes barbares, la Papauté a besoin, pour sauvegarder son indépendance et sa tranquillité, d'un protecteur puissant. Elle s'est tournée en vain vers l'empereur d'Orient, dont l'autorité en Occident n'est plus que nominale. Seuls les Francs ont pu porter à l'Etat de Saint-Pierre menacé un secours efficace.

L'indépendance temporelle de la Papauté n'est pas seulement exigée pour l'exercice de leur mission spirituelle, elle est  p169 demandée pour l'accomplissement de la mission civilisatrice que les Pontifes de Rome tiennent de la confiance des peuples. Le jour où les devoirs de leur charge obligeront les Papes à se prononcer pour ou contre les empereurs d'Orient, leurs maîtres officiels, pour ou contre les Ostrogoths ou les Lombards, dont les territoires confinent au leur, quelle épée pourra les garantir ? Un protecteur puissant, très haut placé, qui se fera le défenseur temporel de l'Eglise, non à titre de roi, mais à un titre demi-sacré, qu'il tiendra du Pape lui-même, dont un pacte solennel règlera l'exercice et que la fédération des nations chrétiennes sanctionnera : telle est la solution. C'est là toute la conception du Saint-Empire.

Cette conception, elle est dans les désirs et les besoins des peuples, comme dans ceux de la Papauté. Saint Léandre, dans le vœu qu'il exprime au concile de Tolède, est l'interprète de l'opinion publique aussi bien que de la pensée de l'Eglise et des Pontifes de Rome. Saint Augustin avait déjà dit que les peuples ont le devoir de s'unir, non seulement parce que tous les hommes ont le même Père et tendent à la même fin, mais encore parce que les peuples ont besoin de s'entr'aider, de se rendre de mutuels services, parce qu'ils ont intérêt à se communiquer les biens temporels, intellectuels et moraux qu'ils possèdent.10 Or, à la fin du VIIIe siècle, si le Pape seul a une autorité morale universelle qui lui permette de parler à tous les peuples, un seul souverain, le chef des Francs, Charlemagne, est capable d'appuyer temporellement cette autorité suprême par l'ascendant qu'il vient d'acquérir sur les nations.

Là est toute la raison de la mémorable cérémonie accomplie en la basilique de Saint-Pierre le jour de Noël de l'an 800, et de l'acclamation unanime qui l'accueille : « A Charles, Auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire ! »

L'esprit de la nouvelle institution est affirmé à la fois par le  p170 Pape saint Léon III et par l'empereur Charlemagne. Le Pontife commémore le grand événement en faisant construire dans le triclinium du palais du Latran une mosaïque, où le Christ est représenté ayant à sa droite le Pape Sylvestre et à sa gauche l'empereur Constantin. Le Sauveur remet au premier les clés du ciel ; au second, une bannière surmontée d'une croix ; et, autour du tableau, se lit la légende : « Gloire à Dieu au plus haut du ciel et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ». Charlemagne, de son côté, exprime la conception qu'il se fait de son rôle d'empereur par cette phrase, qu'il écrit dans une lettre au Pape, et qui pourrait servir d'épigraphe à tout son règne : « Ma mission est de défendre l'Eglise du Christ, au dehors par les armes, contre les attaques des infidèles, et au dedans contre l'ignorance de la vraie foi ».

L'empire de Charlemagne dure peu, et sa législation a bien des côtés faibles ; il y a des duretés dans ses Capitulaires, et le Souverain Pontife est obligé de le rappeler à la modération quand il fait intervenir la force pour déterminer les Saxons à recevoir le baptême et à pratiquer la religion catholique. Mais, dans ses éléments fondamentaux, l'œuvre du grand empereur lui survit. Les peuples barbares fixés au sol et initiés à une forte organisation sociale, la culture intellectuelle restaurée, la fusion des races germanique et romaine réalisée, l'idée de l'empire rajeunie et christianisée, celle d'une confédération des peuples chrétiens rendue possible, une place d'honneur réservée dans cette confédération à cette grande force spirituelle qu'est la Papauté : c'est tout le moyen âge ; c'est, en germe, toute la civilisation moderne.

XI. La Papauté pendant le « siècle de fer »

La mort de Charlemagne ouvre, pour une longue période, l'anarchie : c'est le choc des rivalités turbulentes qui se disputent les débris de l'empire ; c'est l'avènement tumultueux d'une organisation nouvelle, la féodalité.

 p171  De la crise qui atteint toutes les souverainetés, la Papauté elle-même a beaucoup à souffrir. C'est en pensant à elle qu'on appellera le Xe siècle « le siècle de fer ». C'est en elle pourtant qu'on trouvera le plus ferme élément d'ordre et de stabilité dans l'anarchie générale.

Durant la triste période qui va de la mort de Charlemagne, en 814, au traité de Verdun, qui démembre l'empire en 833, tandis que Louis le Débonnaire, deux fois déposé, assiste impuissant à la lutte de ses trois fils, qui se disputent son héritage, les armes à la main, les Papes seuls font quelques démarches efficaces pour l'apaisement des querelles intérieures et pour la protection de l'Europe contre ses ennemis extérieurs.

En 824, Eugène II, sur la demande de Louis le Débonnaire, de son fils Lothaire et d'une délégation des seigneurs, engage des pourparlers, qui aboutissent à la Constitution de 824. Cet acte législatif, prenant pour base le régime institué par saint Léon III et Charlemagne édicte des mesures ayant pour but l'exercice du protectorat impérial, le statut des fonctionnaires, la protection des sujets contre les abus de pouvoir, la liberté des élections pontificales. Cette Constitution donne à l'empire et à l'Eglise une période de paix, qui permet la réunion à Rome, en 826, d'un concile, et, par les décisions de ce concile, une sérieuse restauration de la vie chrétienne.

Sans doute la courageuse intervention de Grégoire IV, le 24 juin 833, dans une plaine d'Alsace, au Rothfeld, entre deux armées prêtes à se précipiter l'une contre l'autre, n'empêche pas la honteuse défection qui a fait donner à cette plaine le nom de « Champ du mensonge » ; et huit ans plus tard, une démarche pareille du même Pape, en vue de mettre fin à une guerre fratricide, est également impuissante à mettre obstacle au choc formidable des armées ennemies à Fontanet ; mais la Papauté, du moins, n'a pas failli à son devoir, de toute faire pour procurer au monde, suivant les expressions du Pape Grégoire IV, « la paix et l'unité, ces dons du Christ ».

En 844, quand Louis le Jeune, roi d'Italie, se présente à  p172 Rome, au nom de l'empereur Lothaire son père, accompagné d'une escorte de grands seigneurs et suivi d'une armée, le Pape Serge II ne le laisse pénétrer nous l'avons vu, dans la basilique de Saint-Pierre qu'après avoir reçu du souverain la protestation de ses « intentions pacifiques pour ce qui concerne l'Eglise et pour ce qui regarde l'Etat ».

En 846, le même Pontife ne peut qu'encourager par ses exhortations et aider de ses prières les troupes impériales qui chassent de Rome et de l'Italie des bandes de Sarrasins ; mais l'année suivante, le péril s'aggravant et l'impuissance des souverains s'accusant de plus en plus, c'est le successeur de Serge II, le grand Pape Léon IV, qui prend en main la défense de la Chrétienté et de la civilisation contre les envahisseurs. La grandeur du rôle de ce Pontife a excité l'admiration de Voltaire : « Le Pape Léon IV, dit‑il, prenant une autorité que les généraux de l'empereur Lothaire semblaient abandonner, se montre digne, en défendant Rome, d'y commander en souverain. Il employe les richesses de l'Eglise à réparer les murailles, à élever des tours, à tendre des chaînes sur le Tibre ». A la suite de ces mesures, les envahisseurs renoncent à leurs excursions. Rome et l'Italie retrouvent la paix.

Deux autres grands Papes du IXe siècle, saint Nicolas Ier et Jean VIII, multiplient leurs efforts pour ramener la paix entre les princes et pour résister aux incursions des Sarrasins et des Normands. Mais voici qu'aux dernières années du IXe siècle, la division, l'anarchie et la vénalité envahissent le centre même de la Chrétienté. Avec Jean XII, la corruption monte sur le Siège de saint Pierre. La cause de la civilisation chrétienne va‑t‑elle être définitivement perdue ?

Certes Jean XII ne la sauvera point par lui-même. Mais à ce Pontife indigne, la Providence qui veille sur l'Eglise inspirera deux mesures qui seront les points de départ de la restauration de l'Eglise et, par là même, de l'ordre chrétien : Jean XII favorisera les ordres monastiques, où les mœurs publiques trouveront les germes de leur régénération, et il rétablira le Saint-Empire, qui donnera à la Chrétienté la sécurité suffisante  p173 pour le développement de ces germes dans la vie privée et dans la vie publique.

XII. Le Saint-Empire, la Chrétienté

Que le sacre d'Otton Ier par Jean XII, le 2 février 962, ait été considéré, vaguement dès le principe, plus distinctement dans la suite, par les empereurs allemands, comme une résurrection du vieil empire romain, comme un titre à la domination du monde au profit de la Germanie, comme une justification de leur prétendu droit d'immixtion dans le domaine spirituel, c'est ce que les événements postérieurs ne prouveront que trop. Mais ni le peuple chrétien ni les Papes ne le comprennent ainsi. « Le peuple, dit l'historien James Bryce, semble avoir senti, par une sorte d'instinct, que le but mystérieux et irrésistible de la mission de l'empereur est le triomphe de la fraternité et de l'égalité chrétiennes, le règne de la paix et de la justice, la répression des puissants et la protection des fidèles ».11 Telle est l'impression qui se dégage des récits des annalistes contemporains. Les Papes, de leur côté, par la cérémonie religieuse du sacre, et par la suprématie spirituelle qu'ils se réservent expressément, affirment ce caractère spécifiquement chrétien et catholique du nouvel empire. La fraternité et l'égalité, dont le Pape est le symbole et le gardien, débordent les vastes domaines qui, de l'Ebre aux Carpathes, ont été le prix de la valeur franque. Elles s'étendent aux nations qui, telles que l'Angleterre, la France, et l'empire d'Orient, n'entreront jamais dans l'organisation du Saint-Empire. Elles se répandent jusqu'aux peuples infidèles, avec lesquels un saint Louis, un saint Ferdinand et un saint Henri traitent de puissance à puissance, sur un pied d'égalité. En somme, conclut James Bryce, « le nouvel empire est romain, mais romain d'une façon  p174 qui aurait bien surpris Trajan ou Sévère, si on avait pu le leur prédire, car l'unité de cet empire n'est que le reflet de l'unité de l'Eglise ».12

XIII. Interventions diverses des Papes pour l'apaisement des conflits internationaux

Comment cette conception du Saint-Empire n'est appliquée que d'une manière relative et intermittente ; comment, trop allemande avec les Otton, elle devient antipontificale avec Henri IV et antichrétienne avec Frédéric II, c'est ce que nous n'avons pas à raconter ici. Mais ce que nous devons noter, ce sont les efforts des Pontifes de Rome pour faire prévaloir entre les nations une politique chrétienne, c'est-à‑dire pacifique et civilisatrice.

« Dès la fin du Xe siècle, écrit le R. P. Delos, en 990‑991, un légat du Pape négocie la paix entre Ethelred, roi des Anglo-Saxons, et le duc Richard de Normandie ». « Le Saint-Siège ne peut souffrir que deux chrétiens tirent l'épée l'un contre l'autre », dit le chroniqueur Guillaume de Malmesbury.

« En 1023 les souverains de Germanie et de France, Henri II et Robert le Pieux, en vue d'établir une paix générale, se rencontrent à Mouzon et se donnent rendez‑vous au concile de Pavie, que doit présider le pape Benoît VIII. Mais en 1021, meurent et le chef de l'Eglise et le chef de l'empire. Force est à Robert le Pieux de se contenter de favoriser les synodes, qui, d'un bout à l'autre de ses Etats, multiplient les associations locales de Paix.

« Pour combattre la violence, Grégoire VII revendique, en faveur du chef de l'Eglise, un droit supérieur à celui des princes temporels. S'érigeant en juge des souverains, tels que Philippe Ier, roi de France, et Henri IV, roi de Germanie, il condamne leurs actes de brigandage, en même temps qu'il dénonce leurs attentats contre la liberté de l'Eglise.

 p175  « Le grand Pape du commencement du XIIIe siècle, Innocent III, menace de la censure et de l'interdit les rois de France et d'Angleterre, pour les contraindre à conclure une trêve ; et, quand Philippe-Auguste rompt la trêve, le Pontife se fonde sur son rôle de représentant de Dieu et de chef de la chrétienté pour lui faire déposer les armes. « Nous sommes obligés, déclare Innocent, de prêcher la paix aux fils de la paix et de faire régner la paix ».

« Au XIVe siècle, Jean XXII, le premier Pape qui fait d'Avignon sa résidence ordinaire, répond aux réclamations du roi de France, en invoquant le droit qui appartient au Saint-Siège d'imposer des trêves.

« Au XVIe siècle, Nicolas V écrit : « Le Pape veut et ordonne, en vertu de l'autorité qu'il tient du Tout-Puissant, que le monde chrétien soit en paix. Les prélats et les autres dignitaires de l'Eglise doivent s'entremettre pour apaiser les querelles et faire aimer la paix.

« En 1461, Pie II manifeste son intention d'ordonner à tous les chrétiens un armistice de cinq ans. En 1470, quand Venise, Florence, Naples et Milan sont en guerre, Paul II les somme solennellement d'avoir à déposer les armes dans les trente jours. Dans le conflit entre la France et l'Angleterre qui s'appelle la Guerre de cent ans, les chefs de l'Eglise ne se lassent pas de provoquer des rapprochements, de tenter des réconciliations. »13 C'est la tâche qu'assument surtout Jean XXII et Benoît XII.

Mais ces appels des Papes, sous la forme qu'ils ont pris au moyen âge, sont de moins en moins entendus. Les liens de solidarité réciproque qui, aux siècles précédents, ont uni les nations entre elles, se relâchent de plus en plus ; l'édifice de la Chrétienté se disjoint. Dans les dernières des croisades, qui furent jadis un grand effort par lequel les seigneurs et les princes, s'arrachant à leurs misérables querelles d'intérêt ou  p176 d'ambition, élevaient leurs âmes vers un but surnaturel et désintéressé, chaque chef d'Etat maintenant semble ne plus travailler que pour sa propre nation. Une évolution sociale irrésistible inaugure une ère nouvelle, dans laquelle la Papauté va être appelée à entreprendre de nouvelles tâches, à employer, pour un but toujours identique, des moyens nouveaux d'influence et d'apostolat.


Notes de l'auteur :

1 L. Pingaud. La Politique de Saint Grégoire le Grand, p260.

2 On trouvera cette thèse amplement développée dans R. Wehrlé. De la Coutume dans le droit canonique, un vol. in‑8, Paris, 1928.

3 Pie IX, Allocution du 20 juillet 1871.

4 Historiens des Gaules, t. XII, p166.

5 S. Augustin. De Civitate Dei, liv. XIX, c. 7.

6 Migne. Patr. Lat., t. LXXII, col. 89.

7 Ibid., t. LXXVII, col. 976.

8 Ibid., t. LXXVII, col. 761.

9 IaII,œ qu. XL, a. 1.

10 S. Augustin. De Doctrina Christiana, liv. I, no 29.

11 James Bryce. Le Saint-Empire romain germanique, trad. Domergue, p169.

12 Ibid., p94‑95.

13 R. P. Delos, O.‑P., dans l'ouvrage collectif intitulé La Société internationale 1 vol. in‑12, Paris, 1928, p86‑89. Cf. p70.


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