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Chapitre III.2

Cette page reproduit un chapitre de
La Papauté
de Fernand Mourret

publié chez
Bloud & Gay
[Paris]
1929

dont le texte relève du domaine public.

Cette page a fait l'objet d'une relecture soignée
et je la crois donc sans erreur.
Si toutefois vous en trouviez une,
je vous prie de m'en faire part !

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Troisième partie :
La Papauté et le mouvement général de la civilisation

 p177  Chapitre III
L'action civilisatrice de la Papauté
dans les temps modernes et contemporains

I. L'esprit de la Renaissance et des temps modernes en général

« Ce qu'il y a de défectueux et de mauvais au moyen âge, a écrit Frédéric de Schlegel, est dû au caractère barbare des mœurs du temps ; ce qu'il y a de beau et de respectable est dû au sentiment religieux dont il était pénétré ».1 On a une impression tout opposée en abordant l'histoire des temps modernes et contemporains. Ce qu'on y voit de mauvais y apparaît comme le résultat de l'abandon des idées religieuses, et ce qu'il y a de bon comme un produit des mœurs ; ces mœurs,  p178 du reste, ne sont qu'un effet lointain des idées chrétiennes du moyen âge, ainsi que l'a justement observé Jacques Balmès.2

Au premier regard jeté sur les hommes et les institutions de cette époque, il est impossible de ne point remarquer : dans le domaine des lettres, des sciences et des arts, un goût plus raffiné et plus sûr, une érudition plus étendue, une critique plus sévère ; dans la vie privée et publique, un sentiment plus accentué de la valeur de la personne humaine ; dans le domaine politique et social, un patriotisme plus ardent et plus raisonné ; enfin, dans le domaine des relations internationales, grâce à la découverte du nouveau monde, une vue plus élargie des problèmes que se pose l'humanité.

Mais une étude plus attentive fait bientôt découvrir, dans les générations qui suivent l'époque de la Renaissance, de graves lacunes et de redoutables déviations vers ce paganisme que la Papauté des temps anciens et du moyen âge avait si persévéramment combattu.

Ce culte des lettres, des sciences et des arts, dont l'éclat fascine au premier coup d'œil, s'oriente vers un naturalisme suspect ; le sentiment qui se présente d'abord comme une noble conception de la valeur de la personne humaine, n'est, chez un grand nombre, qu'un bas individualisme, lâchant la bride à toutes les passions ; le patriotisme se transforme trop en égoïsme national ; et, tandis que l'Eglise envoie vers le nouveau monde des missionnaires pour en convertir les peuples, telles nations européennes semblent n'y voir que des races à asservir.

Il n'y a pas à se le dissimuler, la civilisation est en voie de rétrograder vers le paganisme des temps antiques ; et la cause de ce retour en arrière est dans le discrédit jeté, pendant les derniers temps du moyen âge, sur l'Eglise, ses institutions et sa hiérarchie.

Certes, tout n'est pas à condamner dans le mouvement des  p179 temps nouveaux ; l'Eglise, renouvelant la tactique heureusement employée par elle dans le monde gréco-romain et dans le monde barbare, travaillera à assimiler à son œuvre tout ce qu'elle trouvera de grand, de juste et de beau dans la nouvelle époque ; mais, sous la direction de son Chef infaillible, elle en combattra le paganisme renaissant avec une inlassable énergie.

II. L'humanisme païen ; ses diverses formes

Cette renaissance du paganisme, l'Eglise la rencontre dans l'individu, dans l'Etat et dans les rapports internationaux.

Ce qui caractérise le programme de l' « homme de la Renaissance », c'est le culte païen de la force et de la volupté. Machiavel et Pogge en exprimeraient bien les deux aspects ; les Borgia en donneraient la synthèse. Mais l'esprit de la Renaissance ne se présente pas d'abord avec un caractère aussi tranché. Chez un Nicolas de Cuse et chez un Bessarion, la foi catholique est pure de tout mélange. Chez un Pétrarque et un Marsile Ficin, chez un Giotto et un Masaccio, la passion de la gloire et l'amour du beau sont dominés ou tempérés par un sentiment chrétien très sincère. Aussi voit‑on les Papes Benoît XI, Clement VI, Martin V, Eugène IV, Nicolas V, s'appliquer à discerner et à encourager les tendances chrétiennes dans les lettres, les arts, la philosophie et les sciences. Chateaubriand exagère à peine lorsque, avec un certaine emphase, il représente la Rome de la Renaissance « recueillant, comme un grand port, les débris des naufrages des arts ». « Constantinople, dit‑il, tombe sous le joug des Turcs : aussitôt l'Eglise ouvre mille retraites honorables aux illustres fugitifs de Byzance et d'Athènes. Des cardinaux épuisent leur fortune à fouiller les ruines de la Grèce et à acquérir des manuscrits ; et c'est une grande gloire pour l'Eglise qu'un Pape⁠a ait donné son nom au siècle qui commence l'ère de l'Europe civilisé ».3

 p180  Ce culte des lettres et de l'art antique, pénétrant en Italie au moment où les institutions du moyen âge sont en décadence et où une prospérité matérielle inouïe endurcit les âmes, a malheureusement pour effet de propager la pensée païenne, de s'absorber dans un culte de la beauté physique et de la force brutale. Le flot montant d'un paganisme sans morale gagne, sous Nicolas V et Calixte III, la noblesse et les lettrés ; il pénètre, sous Pie II, dans la cour pontificale ; il s'introduit, au temps de Sixte IV, dans le collège des cardinaux, et monte enfin sur le trône pontifical avec Innocent VIII et Alexandre VI. Mais les plus compromis de ces Papes ne peuvent s'empêcher de protester avec force. Pie II, qui a besoin de se faire pardonner une jeunesse très mondaine, rétracte courageusement ses erreurs par une bulle spéciale, et, mieux encore, par l'exemple d'une vie exemplairement austère et pieuse. Paul II brave la haine et les représailles de la puissante école des humanistes, en réformant le « Collège des Abbréviateurs », peuplé d'écrivains licencieux, et en prononçant la dissolution d'une « Académie Romaine », devenue le rendez‑vous des doctrines les plus suspectes. Alexandre VI enfin, Alexandre VI lui-même, s'il n'a pas le courage de donner suite à sa bulle de pénitence du 19 juin 1497 et à son dessein de commencer la réforme des mœurs par celle de sa propre vie, reste fidèle à son devoir de Pape, en inaugurant, en 1501, la procédure de l'Index et en interdisant la lecture des mauvais livres sous les peines les plus sévères. En 1515, au Ve concile de Latran, Léon X promulgue une loi semblable, accompagnée de sanctions plus précises. Jules II et Léon X font sortir l'art de la fange où il s'enlise, en protégeant Raphaël et Michel-Ange. Raphaël, sans atteindre à la pureté d'expression d'un Fra Angelico, fait rayonner, du moins, sur le front de ses madones, l'idéal d'une chaste maternité, et la Pietà de Michel-Ange, sa Déposition du Dôme de Florence, les puissantes figures qu'il peint dans la Chapelle Sixtine, tant d'autres œuvres géniales de ce grand homme, respirent le plus profond sentiment religieux.

Le Pape Pie IV et le concile de Trente achèveront la réaction  p181 de la conscience catholique, en prenant de nouvelles mesures contre les mauvais livres et en proscrivant les images lascives. L'Index promulgué par le pape Pie IV est, à l'égard des publications offensantes pour la foi ou pour les mœurs, d'une précision qui ne laisse rien à désirer.4

Au paganisme littéraire, artistique, philosophique, d'autant plus dangereux qu'il se formule en œuvres d'une incontestable valeur, s'ajoute un paganisme juridique, qui s'exprime ou tend à s'exprimer en institutions durables.

L'étude du droit romain, très encouragée par les empereurs Frédéric Barberousse et Frédéric II, parce qu'ils espèrent y trouver, dans sa partie constitutionnelle, une justification de leurs prétentions despotiques, a donné lieu, dès la fin du moyen âge, à des traités remarquables ; mais les auteurs de ces ouvrages trop influencés par les doctrines païennes des Pandectes, ne font pas aux idées de justice et de charité la place qui leur est due. Ces traités sont étudiés et commentés par les légistes de la Renaissance. Le droit canonique des Décrétales des Papes vient heureusement remédier à leurs lacunes et à leurs erreurs. La renommée qui s'attache à l'enseignement de certains canonistes célèbres, porte les magistrats séculiers à étudier leurs œuvres, et c'est ainsi que certaines conceptions trop rigides de la subordination de la femme et de l'enfant, telle interprétation trop étroite du droit de propriété individuelle, telle application trop littérale de contrats, sont adoucis, assouplis, mieux subordonnés à la loi morale et à l'intérêt social.

 p182  III. Le protestantisme, le gallicanisme et la civilisation

Que la Papauté ait travaillé pour la civilisation en combattant le protestantisme, c'est ce qui ne nous paraît pas pouvoir faire de doute pour un historien impartial.

Une doctrine qui nie le libre-arbitre, qui refuse d'admettre la possibilité d'une régénération intérieure, et qui, par là, risque de décourager tout effort de l'homme sur lui-même ; une doctrine qui sépare la foi des œuvres et l'Evangile de la loi, fournissant ainsi des prétextes à l'abandon des œuvres charitables et à une législation toute fondée sur l'ordre extérieur ; une religion qui, par l'admission du divorce, menace la famille, et, par l'interpretation individuelle des Livres Saints, ouvre la porte aux utopies les plus extravagantes et les plus anarchiques ; une religion enfin qui n'échappe à ces graves conséquences qu'en se contredisant elle-même par l'établissement d'un dogme et d'une hiérarchie, ou par la soumission de ses intérêts spirituels à l'autorité d'un prince temporel, une telle religion ne doit‑elle pas être considérée comme ruineuse par elle-même de la vraie civilisation ? Et les Papes, en la condamnant, n'ont‑ils pas servi la cause de la dignité de la personne humaine, en même temps que celle de la foi chrétienne ?

Le gallicanisme, qui tend à l'empiétement du temporel sur le spirituel, le jansénisme, qui, par son triste pessimisme, sa négation presque totale de la liberté, son dogme du petit nombre des élus, son esprit frondeur et méfiant de l'autorité, se présente comme si peu social ; le quiétisme d'un Molinos, qui, par son sentimentalisme individualiste, prélude à la libre morale de Jean-Jacques Rousseau : toutes ces doctrines, que la Papauté proscrit, ne méritent‑elles pas, dans des mesures diverses, le reproche fait au protestantisme, auquel elles s'apparentent par plus d'un côté ?

 p183  IV. L'ère des concordats

On voit déjà comment en travaillant à sauvegarder la dignité de la personne humaine, la Papauté des temps modernes contribue à assurer le bon ordre des Etats.

Quand la ruine de la Chrétienté leur est apparue comme un fait accompli, les Pontifes de Rome ne se sont pas attardés à tenter de la relever. Comme ils ont traité avec l'empire, ils traiteront avec les divers Etats. Au régime de la Chrétienté succèdera le régime des Concordats. Pour le bien de la paix, la Papauté fera des concessions aux chefs d'Etat, leur accordera, par exemple, une participation à la nomination des évêques. « Le nom de concordat, écrit Mgr Baudrillart, fait sa première apparition à Worms, en 1122, pour mettre fin au premier grand conflit du sacerdoce et de l'empire… Au concile de Constance, en 1418, on le prononce de nouveau. Cinq concordats sont conclus avec les cinq nations du concile : la France, la Allemagne, l'Espagne, l'Angleterre et l'Italie… L'idée est jetée et fait son chemin. En 1447 et 1448 pour l'Allemagne, en 1516 pour la France, le régime des concordats s'établit, solide et durable. La catholique Espagne suit l'exemple. Ferdinand et Isabelle, Philippe V, Ferdinand VI concluent, avec Sixte IV, Clement XII et Benoît XIV de véritables concordats. Si bien qu'on peut dire que, pour les Etats catholiques, l'ancien régime, du XVIe siècle à la fin du XVIIIe siècle, est bien l'ère des concordats, de concordats supposant l'union vraie de l'Eglise et de l'Etat, de l'Eglise romaine et de l'Etat chrétien ».5

Qu'entre les mains de rois despotes ou peu consciencieux, les concordats aient été la source de nombreux abus, c'est ce qui ne peut être contesté ; mais il serait difficile de ne pas reconnaître qu'ils ont été, dans les temps modernes, les conditions nécessaires et souvent très bienfaisantes de la bonne harmonie  p184 entre l'Eglise et les Etats. « Dieu, dira Léon XIII, a divisé le gouvernement du genre humain entre deux puissances : la puissance ecclésiastique et la puissance civile ; celle-là préposée aux choses divines, celle‑ci aux choses humaines. Chacune d'elles en son genre est souveraine. Toutefois, leur autorité s'exerçant sur les mêmes sujets, il peut arriver qu'une même chose, bien qu'à un titre différent, ressortisse à la juridiction de l'une et de l'autre puissance. Et parfois les circonstances sont telles que, pour assurer la concorde et garantir la paix, les chefs d'Etat et les Souverains Pontifes se mettent d'accord par un traité ; dans ces cas, l'Eglise donne des preuves éclatantes de sa charité maternelle, en poussant aussi loin que possible l'indulgence et la condescendance ».6

Cette condescendance a des bornes pourtant. Qu'un chef d'Etat en prenne prétexte pour empiéter sur les droits inaliénables de l'Eglise, fût‑il puissant comme Louis XIV, retors comme Philippe le Bel, tenace comme Joseph II, le Pape se dresse contre lui pour le rappeler au respect de la justice et du droit. « Nous savons fort bien, écrit Boniface VIII à Philippe le Bel, qu'il y a deux puissances ordonnées par Dieu. Nous ne voulons pas empiéter sur la juridiction du roi. Mais le roi ne peut nier qu'il nous est soumis du point de vue de toute infraction à la loi divine ». Alexandre VII, par sa bulle Inter multiplices, de 1689, déclare « nuls, invalides et sans force » les actes de l'Assemblée de 1682, réunie par l'ordre de Louis XIV, et Pie VI, par sa bulle Auctorem fidei, du 28 août 1794, condamne quatre-vingt‑cinq propositions du synode de Pistoie, où le grand‑duc Léopold de Toscane a fait formuler par des prêtres schismatiques les théories gallicanes et jansénistes de son frère l'empereur Joseph II.

En agissant ainsi, les Souverains Pontifes servent la cause de l'indépendance du spirituel, de la liberté des âmes, de la vraie civilisation. « Liberté à l'égard des Papes, a‑t‑on dit, servitude à l'égard des rois ». « On pourrait, a écrit le gallican Fleury,  p185 faire un traité des servitudes de l'Eglise gallicane, comme on a fait des libertés, et on ne manquerait pas de preuves ».7

V. Les interventions des Papes des temps modernes pour la paix entre nations

En travaillant à défendre la moralité de la personne humaine, la paix des Etats et l'indépendance du pouvoir spirituel, les Papes travaillent, par là même, à la paix générale entre les nations.

Du XVIe au XVIIIe siècle, cette paix est souvent compromise. Elle l'est quand, vers la fin du XVe siècle, à la suite de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, les Portugais et les Espagnols se disputent la possession du nouveau monde. Une guerre est près d'éclater, qui entraînera peut-être une conflagration générale. Le péril est conjuré, lorsque le Pape, répondant au vœu général des peuples, fixe, par des actes du 3 et du 4 mai 1493, une ligne idéale de démarcation à travers l'océan, déterminant les zones dans lesquelles devront se maintenir l'une et l'autre nation. Ce pape est Alexandre VI.

Un autre péril menace la paix dans les terres conquises elles-mêmes. Des Portugais osent prétendre que l'acte du Pontife leur confère par lui-même un droit sur les indigènes ; Alexandre VI, par une décision de 1497, précis que les concessions faites aux Européens ne sont faites que sous réserve de « la soumission volontaire des habitants », et le théologien espagnol François de Vitoria, commentant ces actes d'Alexandre VI, enseigne que « le Pape a compétence pour accorder aux Espagnols le monopole de la prédication dans les Indes, qu'il a même le droit d'intervenir, en vue d'un intérêt spirituel, dans des questions temporelles touchant les Etats chrétiens, mais qu'il ne peut ni disposer du territoire de l'Amérique au profit des Espagnols, ni intervenir dans les affaires  p186 des Indiens et d'autres infidèles, lesquels échappent à sa juridiction ». La conduite des Papes reste conforme à cette doctrine. En 1537, Paul III dit, à propos des Indiens : « Quoiqu'ils ignorent la foi de Jésus-Christ, ils ne doivent pas pour cela être privés de leur liberté ou être réduits en servitude ».

Pour ce qui concerne, d'une manière générale, les conflits entre nations, l'attitude de la Papauté est constante. Le concile de Latran, qui se réunit en 1512, sur l'ordre de Jules II, déclare que « rien n'est plus pernicieux, rien n'est plus funeste à la République chrétienne que la guerre ». Au XVIe siècle et pendant la première moitié du XVIIe siècle, au cours des longues luttes suscitées par la rivalité des Bourbons de France et des Habsbourgs d'Autriche, il faut bien reconnaître que parfois « la nécessité de sauvegarder leur indépendance, de garantir à l'Italie sa liberté, entraîne des Pontifes romains dans le conflit, les pousse dans l'un ou l'autre camp. C'est cependant l'exception dans l'ensemble. La plupart des chefs de l'Eglise ont à tâche de demeurer neutres. Durant ces longues et douloureuses luttes, presque tous peuvent, comme le Pape Marcel II, affirmer « leur volonté de n'être ni Français ni Espagnols, de n'être que les apôtres de la paix, les pères communs des fidèles ».8

La pensée des Souverains Pontifes se manifeste aussi dans les éloges qu'ils décernent et dans l'autorité qu'ils attribuent à deux illustres théologiens du XVIe siècle : François de Vitoria et François Suarez. Or, pendant cette période des temps modernes, qu'un récent historien a cru pouvoir appeler « la période des guerres de nations »,9 ces deux maîtres en science théologique s'appliquent à rappeler plus qu'on ne l'avait fait avant eux, le premier dans son traité De Indis, le second dans son traité De Legibus, le dogme chrétien de la fraternité des peuples. « Le genre humain, dit Suarez, a beau être divisé  p187 en nations et en royaumes divers ; il conserve une unité, non seulement spécifique, mais encore morale et politique, car le précepte de l'amour mutuel qui doit unir les hommes s'étend à tous, quels qu'ils soient, aux étrangers comme aux autres… Chaque membre d'une patrie, si indépendante qu'elle soit, reste membre de la grande famille humaine, et aucune patrie ne peut se flatter de se suffire, de se passer de l'aide, du concours des autres patries ».10

Si, par sa bulle Zelus domus meæ, du 26 novembre 1648, le Pape Innocent X condamne certains articles du traité de Westphalie, c'est d'abord pour protester contre le monstrueux axiome érigé en loi par le fameux traité : Cujus regio, illius religio ; mais c'est aussi pour réprouver cette politique d' « égoïsme national » (c'est ainsi que la qualifie Ernest Lavisse), qu'on prétend inaugurer dans les relations diplomatiques.11

VI. Les Papes et l'œuvre internationale de la franc-maçonnerie

Mais voici qu'au XVIIIe siècle un péril, tout opposé en apparence, menace la civilisation. La franc-maçonnerie, se dégageant ostensiblement de tout dogme, se donne pour but, dans sa Constitution de 1723, d'organiser une « religion de l'humanité », dans laquelle s'accorderont les hommes de toutes nations et dont « elle sera le centre ». Son organisation est rigoureusement secrète ; ses doctrines sont nuageuses, du moins pour les profanes et pour les derniers des initiés ; mais son vague idéalisme n'est autre, de l'aveu de ses adeptes les mieux informés, que celui des philosophes libres-penseurs du XVIIIe siècle. « L'objet de la franc-maçonnerie, écrit Condorcet, est de suppléer le prosélytisme philosophique, en  p188 répandant sans danger les vérités essentielles de la philosophie parmi quelques adeptes ».12

Les souverains ne voient point, ou feignent de ne point voir les dangers qui menacent leurs trônes et la société tout entière. Les hautes classes se laissent prendre aux manifestations philanthropiques de la secte. Les Papes seuls voient nettement le péril et le dénoncent. Clément XII, par sa bulle In eminenti, du 4 mai 1738, frappe d'excommunication majeure les francs-maçons, comme « ennemis de la sûreté publique ». Benoît XIV, par son Encyclique Providas, du 18 mai 1751, condamne de nouveau le naturalisme et les tendances révolutionnaires de la secte. Clément XIII et Pie VI, sans la nommer expressément, mettent en garde les fidèles contre ses doctrines. Au XIXe siècle, tous les Papes, sans exception, renouvelleront ces condamnations. Tous la dénonceront comme une des causes principales des bouleversements de l'Europe et du monde.

VII. Les Papes et la Révolution

A en croire certains écrivains, la Révolution de 1789, que la franc-maçonnerie a souvent présentée, non sans quelque raison, comme son œuvre, aurait ouvert à la civilisation une ère nouvelle. Quelques‑uns feraient même dater d'elle toute civilisation. Edgard Quinet la glorifie d'avoir « arraché à la Papauté le gouvernement des âmes »,13 Jules Michelet la considère comme substituant à la « Cité du mal la Cité du bien »,14 et Renan s'écrie qu' « un jour viendra où on ne dira plus que  p189 la Sainte Révolution », que la salle du « Jeu de Paume sera un temple, et qu'on s'y rendra comme a Jérusalem ».15

Il semble plus juste d'admettre, avec Albert Sorel, que « la Révolution Française, qui apparaît aux uns comme la subversion, aux autres comme la régénération du vieux monde européen, n'est que la suite naturelle et nécessaire de l'histoire de l'Europe ».16 Des deux actes qui en résument l'esprit, l'un, la Déclaration des droits de l'homme, n'est que le fruit du rationalisme libre-penseur propagé dans les salons du XVIIIe siècle, et l'autre, la Constitution civile du clergé, n'est que l'application exagérée des Libertés de l'Eglise gallicane. De 1789 à 1928, la Papauté aura donc à défendre, comme aux temps anciens, tantôt la dignité de la personne humaine et de la famille, tantôt le bon ordre dans les Etats, tantôt la justice entre nations.

La Révolution française, ses répercussions dans l'Europe entière, et même au delà, le triomphe momentané de ses utopies, et les scènes de carnage elles-mêmes par lesquelles elle en poursuit l'application ; tout cela paraît être le résultat d'une double cause : la recrudescence d'un mouvement rationaliste et gallican, coïncidant avec une crise générale des institutions sociales et politiques de l'ancien régime. Comme au XVIe siècle, une réforme nécessaire, tentée dans un esprit subversif, puis anticatholique, et finalement antireligieux, n'aboutit qu'à l'aggravation des désordres auxquels on a prétendu remédier.

Au milieu de la tourmente, le Pape Pie VI, au cours de son pontificat, qui s'étend de 1775 à 1799, assume la charge de défendre la cause de la civilisation, gravement compromise. Après avoir tout fait pour conjurer la catastrophe, il s'applique à en atténuer les excès et à en abréger la durée.

Dès son avènement, Pie VI est de ceux qui ne se font pas illusion sur la gravité des événements qui se préparent. Du point de vue des hautes fonctions que la Providence lui a confiées,  p190 il a compris sans doute plus que d'autres combien les doctrines rationalistes des philosophes et les théories gallicanes des juristes du XVIIIe siècle battent en brèche les fondements les plus essentiels de la civilisation, à savoir : l'influence de la pensée religieuse dans le bon fonctionnement des sociétés et l'indépendance du spirituel à l'égard du pouvoir temporel. La sujétion de l'Eglise à une autorité politique chrétienne est déjà chose odieuse ; que dire de sa sujétion à un pouvoir impie ? Si des transformations politiques et sociales s'imposent, qu'elles ne se fassent pas du moins sous l'inspiration de l'impiété et par l'asservissement des consciences.

Par la première de ses Encycliques, publiée le 25 décembre 1775, le Pontife dénonce, d'une part, « la corruption des mœurs, du langage et de la vie », qui caractérisent la société de l'ancien régime, et, d'autre part, « la hardiesse de ces malheureux philosophes, qui, répétant à satiété que l'homme naît libre et qu'il ne doit se soumettre à l'empire de personne, n'aboutissent qu'à relâcher les liens qui unissent les hommes entre eux. »

L'asservissement de l'Eglise à l'Etat est surtout professé, à la fin du XVIIIe siècle, par l'empereur d'Allemagne Joseph II. Le « joséphisme » est la forme la plus radicale du gallicanisme. Le Pontife ne se contente pas de multiplier les avertissements au souverain, il fait le voyage de Vienne, et, dans de nombreux entretiens avec le chef de l'Etat, essaie de le détourner d'une politique aussi nuisible aux intérêts de la nation et à civilisation elle-même qu'au bien de l'Eglise.

Pie VI a bientôt la douleur de constater que sa démarche auprès de l'empereur n'a pas plus réussi à changer la politique du souverain, que son Encyclique n'a eu le résultat de faire ouvrir les yeux du monde intellectuel sur les ravages préparés par les doctrines des philosophes rationalistes.

La Révolution se déchaîne. Un de ses premiers actes est de promulguer une Déclaration des devoirs de l'homme et du citoyen, dans laquelle est volontairement omise la déclaration des devoirs de l'homme et des droits de Dieu. Un autre de ses  p191 actes est d'imposer au clergé une Constitution civile, qui le soumet, dans sa hiérarchie, dans son enseignement, dans son ministère et dans l'exercice du culte dont il est chargé, aux ordres d'un gouvernement sans foi.

Pie VI hésite longtemps à condamner cette Constitution civile, non certes qu'il n'en aperçoive pas le caractère schismatique et manifestement hérétique ; mais, prévoyant les terribles conséquences de l'acte qui s'imposera peut-être à lui, le schisme des uns, la persécution sanglante pour les autres, il tente tous les moyens d'obtenir le retrait de l'odieuse loi. Consultations des évêques, pourparlers avec les diplomates, correspondance directe avec le roi de France : ce n'est qu'après l'échec de tous ces moyens de pacification, que, le 10 mars 1791, par un bref adressé aux évêques députés, le Pape dénonce les principes hérétiques et schismatiques de la Constitution. Le 13 avril de la même année, il prononce la suspense des ecclésiastiques qui ont prêté serment à cette Constitution et les menace de l'excommunication.

Alors, c'est l'Eglise, non seulement déchue de ses légitimes privilèges et de ses droits, spoliée de ses biens, c'est l'Eglise persécutée dans la personne de ces ministres et de ses fidèles ; c'est l'exil, la déportation, l'échafaud ; ce sont les condamnations arbitraires ; c'est la bride lâchée aux passions populaires ; ce sont les hideuses scènes de carnage qui couvrent la France de sang.

Assailli dans sa ville de Rome, dépouillé de ses Etats, Pie VI ne cesse de soutenir et d'encourager les persécutés ; mais, en même temps, il ne néglige rien pour obtenir la fin de la persécution. En juin 1796, il consent à négocier avec le général Bonaparte sur les bases d'une entente, où l'Eglise fera toutes les concessions compatibles avec le droit, mais la négociation ne peut aboutir, et Pie VI meurt exilé à Valence, en pouvant se rendre le témoignage qu'il périt lui aussi, comme Grégoire VII, loin de son Siège de Rome, « pour avoir aimé la justice et haï l'iniquité », c'est-à‑dire pour avoir défendu la vraie civilisation.

 p192  VIII. Attitude générale des Papes du XIXe et du XXe siècle

Avons‑nous besoin de faire remarquer que, sous le consulat et sous le premier empire, Pie VII, en négociant et en faisant exécuter un concordat, qui sert de modèle à plus de trente concordats conclus avec les divers gouvernements de l'Europe, sert, à son tour, la cause de la pacification ? Mais, par sa résistance au puissant empereur, soit lorsque celui‑ci veut empiéter sur le domaine du spirituel, soit lorsqu'il prétend faire sanctionner par l'autorité ecclésiastique des infractions aux lois sacrées du mariage, soit quand il va jusqu'à exiger l'acquiescement du Pape à des mesures purement politiques, telles que le blocus continental, le Pontife sait montrer qu'il est toujours l'inébranlable défenseur de la morale individuelle, des légitimes limites des droits de l'Etat et de l'ordre international.

La cause des droits de l'individu, de la famille et de la société, conciliée avec la préoccupation la plus paternelle de la paix, trouve de non moins courageux défenseurs dans les successeurs de Pie VII, au cours du XIXe et du XXe siècles.

C'est la cause de la civilisation que servent les Papes Léon XII, Pie VIII, Grégoire XVI et Pie IX, en refusant, d'une part, de mettre leur autorité spirituelle au service de la politique de la Sainte-Alliance, et en mettant en garde, d'autre part, les catholiques de Belgique et de Pologne contre des alliances possibles avec les libéraux révolutionnaires.

IX. Les Encycliques « Mirari vos » et « Quanta cura ». Le « Syllabus »

Les Encycliques Mirari vos de Grégoire XVI et Quanta cura de Pie IX sont, quoi qu'on ait voulu dire, des actes inspirés par les plus hautes pensées civilisatrices.

 p193  L'Encyclique Mirari vos, du 15 août 1832, condamne « une liberté de conscience complète et immodérée », « une liberté de la presse consistant à répandre n'importe quel ouvrage dans n'importe quel public », et « la passion effrénée d'une liberté insolente » (plena illa atque immoderata libertas opinionum, libertas artis librariæ ad scripta quælibet edenda in vulgus, effrenata procacis libertatis cupiditas) ; elle proscrit, en d'autres termes, l'anarchie absolue dans l'ordre de la pensée comme dans l'ordre politique et social. L'Encyclique flétrit avec la même énergie les chefs d'Etat qui ne se préoccupent pas de faire passer la cause de la vérité, la cause de la justice, la cause de la religion avant celle des intérêts propres de l'Etat, (pluris sibi suadeant fidei causam esse debere quam regni), et elle réprouve les sujets ou citoyens qui croiraient pouvoir se révolter contre un gouvernement établi, sous le prétexte qu'il est mauvais ou persécuteur, allant à l'encontre des premiers chrétiens ; car, « au milieu même des persécutions, ils servaient les empereurs et travaillaient au salut de l'empire » (sævientibus licet persecutionibus, optime tamen eos de imperatoribus ac de imperii incolumitate meritos fuisse constat).

L'Encyclique Quanta cura, du 8 décembre 1864, condamne l'opinion suivant laquelle « le progrès consisterait à gouverner les Etats sans faire aucune différence entre la vraie religion et les fausses » ; mais elle se réfère expressément à l'allocution Singulari quadam, du 9 décembre 1854, où il est dit qu' « il faut reconnaître avec certitude que ceux qui sont à l'égard de la vraie religion dans une ignorance invincible n'en portent pas la faute aux yeux de Dieu ». L'Encyclique censure à la fois le libéralisme en tant qu'il proclame que « tout citoyen a droit à la pleine liberté de manifester publiquement ses opinions, quelles qu'elles soient », et le gallicanisme des princes affirmant que « les actes des Pontifes romains relatifs à la religion ont besoin de la sanction des pouvoirs civils ». Le Pape enfin dans ce document condamne à la fois le libéralisme économique et le socialisme d'Etat.

 p194  Sans doute le Syllabus, annexé à l'Encyclique Quanta cura déclare, dans sa quatre-vingtième proposition, que « le Pontife romain ne peut ni ne doit se réconcilier et transiger avec la civilisation moderne » ; mais chacun sait que le sens de chaque proposition du Syllabus doit être cherché dans le contexte du document d'où elle a été extraite. Et voici le contexte de cette proposition, tel qu'on le trouve dans l'allocution Jamdudum cernimus du 18 mars 1861 : « Si, sous le nom de civilisation, il faut entendre un système inventé précisément pour affaiblir, et peut-être même pour renverser l'Eglise ; non, jamais le Saint-Siège et le Pontife romain ne pourront s'allier avec une telle civilisation… Qu'on rende aux choses leur vrai nom, et le Saint-Siège paraîtra toujours constant avec lui-même. En effet, il fut perpétuellement le protecteur et l'initiateur de la vraie civilisation ; les monuments l'attestent éloquemment à tous les siècles. »

X. Les enseignements de Léon XIII

On n'a jamais contesté que l'un des principaux buts de Léon XIII, au cours de son long pontificat, n'ait été de montrer que l'Eglise catholique, par son enseignement comme par ses œuvres, favorise le mouvement de la civilisation dans toutes les branches de son activité. Qu'il encourage l'étude de la philosophie par son Encyclique Eterni Patris ; celle de la Sainte Ecriture par son Encyclique Providentissimus ; celle de l'histoire en ouvrant largement les archives du Vatican aux savants de toutes nations et de toutes croyances ; celle des sciences, en encourageant les congrès scientifiques internationaux des catholiques ; qu'il expose la doctrine de l'Eglise sur l'organisation de la famille dans l'Encyclique Arcanum, sur l'organisation des Etats dans l'Encyclique Diuturnum, sur les rapports de l'Eglise et des Etats dans l'Encyclique Immortale Dei, sur les libertés civiles et politiques dans l'Encyclique Libertas, sur les droits et les devoirs des citoyens dans l'Encyclique  p195 Sapientiæ, sur la condition des ouvriers dans l'Encyclique Rerum novarum, son but est toujours celui qu'il s'est proposé au début de son pontificat et qu'il a exprimé dans sa première Encyclique : « montrer aux princes et aux peuples que leur paix, leur tranquillité, leur vrai bonheur sont dans l'obéissance à la loi du Christ. »

Il serait facile d'extraire des Encycliques de Léon XIII une doctrine complète sur la civilisation, appuyée sur l'enseignement traditionnel et sur la pratique constante de l'Eglise. On la verrait relevant la dignité de la personne humaine par la notion vraie de la liberté (Libertas), celle de la famille par l'unité et l'indissolubilité du mariage (Arcanum), celle de la profession par l'union du capital et du travail dans les institutions corporatives (Rerum novarum), et celle de la cité, dont la forme importe peu à l'Eglise, pourvu que les citoyens s'y montrent loyalement soumis aux pouvoirs établis et que ceux‑ci y garantissent aux citoyens la liberté de faire le bien (Diuturnum, Immortale Dei, Sapientiæ).

XI. La Papauté contemporaine et l'ordre international

Pour ce qui concerne l'ordre international, la Papauté du XIXe et du XXe siècle, a plus d'une fois l'occasion d'y intervenir.

A la veille du concile du Vatican, le protestant David Urquhart dédie au Pape Pie IX un ouvrage intitulé : Appel d'un protestant au Pape pour le rétablissement du droit des nations, et provoque parmi ses coreligionnaires l'envoi au Souverain Pontife d'une requête où on le supplie de prendre en main, à l'occasion du futur concile, la cause du droit des gens. Le 10 mars 1870, pendant que siège le concile, les évêques d'Arménie sollicitent l'Assemblée de préparer un décret « promulguant les conditions d'une juste guerre, telles qu'elles sont établies par le droit canonique, si souvent foulé aux pieds. »

 p196  L'injuste et brutale agression qui, au lendemain de la suspension du concile, prive le Saint-Siège de son domaine temporel, n'enlève rien à son prestige. « Il y a beaucoup de vrai, écrit le R. P. Yves de la Brière, dans la boutade fameuse de Spuller : Croyez‑vous que la souveraineté du Pape tienne à une motte de terre ? »17

Le 17 septembre 1885, un différend survenue entre l'Allemagne et l'Espagne, à propos des archipels Carolines et Palaos, est réglé pacifiquement, grâce à la médiation diplomatique du Pape Léon XIII. Le 12 avril 1886, le même Pontife écrivant au cardinal Mermillod, à l'occasion d'un congrès international de catholiques tenu à Fribourg, fait des vœux pour voir la justice, le droit et la religion dans cette « société humaine » qui embrasse toutes les nations.18 C'est sous la plume de Léon XIII, dans une lettre apostolique du 5 mai 1882, que l'on trouve pour la première fois cette expression de « société des nations », qui deviendra plus tard courante dans la langue juridique.19 En 1890, un sociologue catholique, Gaspard Decurtins, ayant présenté au Conseil fédéral helvétique un vœu en faveur d'une législation internationale du travail, Léon XIII s'empresse de le féliciter par l'intermédiaire du cardinal Jacobini. En 1894, prévoyant de futures catastrophes, il s'écrie, dans sa Lettre Præclaræ gratulationis « Nous vivons dans une paix plus apparente que réelle… Les nations sont prises de la fièvre des armements… Il faut en venir aux vertus chrétiennes et surtout à la justice. » En 1899, il fait des vœux en faveur de la Conférence de La Haye, « afin qu'elle réussisse à résoudre les litiges entre nations par le simple moyen des forces morales. » Le 25 mai de la même année, par son Encyclique Annum sacrum, il consacre le genre humain au Christ Rédempteur.

 p197  En présence de questions semblables, Pie X a une attitude pareille. Sous son pontificat, le 8 septembre 1909 et le 12 août 1910, des litiges, survenus entre le Brésil et le Pérou, d'une part, et le Brésil et la Bolivie, d'autre part, sont réglés pacifiquement, grâce à une commission pontificale d'arbitrage. Le délégué de Saint-Siège, en prononçant la sentence au nom de Pie X, se déclare heureux de constater que « le principe de l'arbitrage marque un nouveau progrès vers le but auquel aspire l'humanité. » En 1906, le cardinal Merry del Val, répondant au Président du XVe Congrès international de la paix, marque l'importance de cette idée, « qu'il convient de prévenir la guerre, plutôt que d'avoir, quand elle est devenue inévitable, à chercher les moyens d'en diminuer les horreurs. » Le 11 juin 1911, Pie X, rappelant que le « Pape, s'il n'est solidaire des intérêts particuliers d'aucun peuple, n'est étranger nulle part », déclare que « la paix, telle que l'entend l'Eglise, est la tranquillité de l'ordre, fondée sur la justice et la charité. » Le 24 mai 1914, deux mois avant la déclaration de la plus épouvantable des guerres, à l'occasion du centenaire de l'Edit de Milan, Pie X s'écrie : « Il faut que la croix du Sauveur apparaisse comme un symbole de paix ! » Quelques semaines plus tard, sollicité de bénir les armées alliées de l'Autriche et de l'Allemagne, il répond : « Je bénis la paix ». Et son dernier acte pontifical, une lettre de dix‑huit lignes, datée du 2 août 1914, est un cri de douleur « vers le Christ, prince de la paix et médiateur tout-puissant auprès de Dieu ».

XII. La Papauté et la grande guerre de 1914‑1918

Au milieu des événements tragiques de la guerre mondiale de 1914‑1918, et au lendemain des traités de paix, le Pape Benoît XV ne cesse d'élever la voix pour la défense de la justice, de l'humanité, d'une paix fondée sur le droit et l'équité ; et il le fait avec un tact, une mesure, un souci courageux d'impartialité envers les belligérants, que ceux‑ci ne savent pas  p198 toujours reconnaître, emportés qu'ils sont par l'ardeur de la lutte, mais que la postérité admirera de plus en plus.

Qu'il suffise de citer : sa proposition de médiation, offerte le 1er août 1917 aux nations belligérantes en vue de négociations pour la paix ; ses interventions charitables auprès des belligérants, le 19 décembre 1914, le 11 janvier, le 14 mai, les 23 et 25 août 1915 et le 18 juillet 1916, en faveur des prisonniers de guerre et des détenus civils ; la part qu'il prend, par ses représentants, Mgr Marchetti et Mgr Maglione, aux importantes conventions diplomatiques signées à Berne le 26 avril 1918, dont le résultat est la délivrance d'un grand nombre de prisonniers et l'amélioration du sort d'un certain nombre d'autres. La guerre terminée, c'est à la Société des Nations, établie à Genève, que pense Benoît XV, lorsque, dans son Encyclique Pacem, du 23 mai 1920, il écrit : « L'Eglise prêterait son concours actif et empressé aux nations unies dans une ligue fondée sur la loi chrétienne, pour toutes leurs enterprises inspirées par la justice et la charité. »

Le lendemain de la Grande Guerre doit‑il être considéré, ainsi que l'ont pensé quelques‑uns, comme le point de départ d'une ère nouvelle dans l'histoire de la civilisation ? Il a été du moins l'occasion de nombreux programmes de régénération sociale, littéraire, philosophique, politique et économique, où des vues ingénieuses et sages se sont mêlées aux conceptions les plus aventureuses et les plus folles.

Comme après la chute de l'empire romain, ainsi qu'à la suite de la désagrégation de la chrétienté, de même qu'au lendemain de la tourmente révolutionnaire, la Papauté fait entendre sa voix, pour indiquer et pour faire appliquer aux maux de la société les remèdes opportuns.

XIII. La Papauté après la grande guerre

Le Pape Pie XI, dans sa première Encyclique, Ubi arcano, du 23 décembre 1922, commence par énumérer les plaies  p199 sociales qui atteignent l'individu, la famille, la cité, et surtout celles qui menacent la paix du monde. Une éducation dans laquelle le nom de Dieu est omis ne peut donner à l'individu qu'une morale inconsistante et sans base. L'oubli du caractère sacramentel du mariage et la pratique du divorce préparent la ruine de la famille. Le dédain de la loi chrétienne de la charité, en ouvrant les cœurs à la haine et à la violence, les ferme à tout respect des autorités religieuses et civiles ; et l'égoïsme national, fruit de cette morale sans Dieu et sans charité, arme les peuples les uns contre les autres pour des luttes fratricides.

Les remèdes ? Le Pontife les résume en ces mots : « Nous avons fait voir qu'une des principales causes de la situation troublée où l'on vit, c'est la grave atteinte portée au prestige du droit et au respect de l'autorité, et cela depuis qu'on a voulu refuser de reconnaître en Dieu, créateur et maître du monde, le principe de tout droit et de toute autorité. » A ce mal, où le Saint-Père voit un « modernisme moral, juridique et social » pourront seules remédier « les règles établies par le Christ sur la dignité de la personne, sur la pureté des mœurs, le devoir de l'obéissance, l'organisation par Dieu de la société humaine ». Or de ces règles, continue le Pontife, Dieu a confié le dépôt à l'Eglise. L'Eglise, d'ailleurs, n'est‑elle pas la seule institution capable « de sauvegarder le caractère sacré du droit des gens », elle qui « touche à toutes les nations, et, placée au‑dessus de toutes les nations, est investie d'une autorité souveraine ; autorité qu'elle tient à la fois d'un mandat divin, de sa propre constitution, et de cette incomparable majesté séculaire que les orages mêmes des guerres, loin de l'abattre, n'ont fait que fortifier de façon merveilleuse ».20

Tout l'enseignement de Pie XI est dans cette première Encyclique ; les actes postérieurs de son pontificat ne feront que le commenter et l'appliquer. A bien des reprises, il aimera à répéter la devise par laquelle se termine et se résume cette  p200 première communication officielle de pensée à l'univers catholique : « La paix du Christ par le règne du Christ, Pax Christi in regno Christi ».

Le 31 janvier 1923, le Pontife rappelle la nécessité de prier pour éviter de nouvelles conflagrations. Le 29 juin de la même année, il ajoute à ce devoir de la prière, celui d'une instruction vraiment chrétienne. Le 11 décembre 1925, revenant sur cette idée du règne du Christ, fondement de la paix pour les individus, les familles, les états, ainsi que pour les rapports internationaux, il institue une fête du Christ‑Roi. « L'empire du Christ, dit‑il, en faisant siennes les paroles de son prédécesseur Léon XIII, ne s'étend pas seulement aux catholiques ni aux chrétiens baptisés ; il embrasse sans exception tous les hommes… Oh ! quel serait le bonheur de l'humanité si tous, individus, familles, Etats, se laissaient gouverner par le Christ !

Le 28 février 1926, le Saint-Père, reprenant une pensée qui l'occupe depuis le début de son pontificat, appelle l'attention des chrétiens sur les hommes étrangers à notre foi, et que nous devons aimer, car, dit‑il, « rien ne serait plus contraire à la charité que de vivre dans le bercail du Christ, sans avoir aucun souci de ceux qui sont au dehors, sans vouloir augmenter le nombre de ceux qui connaissent le Christ et qui l'adorent en esprit et en vérité ». Nous devons admettre aussi que, convertis, « les peuples indigènes se donnent des prêtres de leur race. Les apôtres ne préposaient‑ils pas aux Eglises des premiers siècles un clergé de leur sang ? »

Cette grande idée de la restauration de toutes choses dans le Christ avait été déjà l'idée dominante du Pape Pie X, lequel avait pris pour devise de son pontificat la formule : Instaurare omnia in Christo. Ce Pontife avait même condamné, le 29 janvier 1914, après une enquête et un avis unanime des Consulteurs du Saint‑Office, les œuvres d'un écrivain, Charles Maurras, et la revue mensuelle l'Action Française, où cette idée du règne du Christ lui avait paru passée sous silence, sinon combattue. Le Souverain Pontife, il est vrai, par condescendance  p201 à de hautes et pressantes supplications, avait consenti à différer la publication de cette condamnation. Mais le Pape Pie XI, en présence de l'influence croissante exercée par le dit écrivain sur un groupe de catholiques, qui le reconnaissaient comme leur maître, juge opportun, le 29 décembre 1926, de promulguer le décret de son prédécesseur.

Un des actes les plus importants du pontificat de Pie XI est aussi le Message adressé par lui, le 1er août 1928, « au grand et très noble peuple chinois ». Le Saint-Père rappelle qu'il a été le premier à traiter le peuple chinois sur un pied d'égalité, et il fait des vœux « pour que soient pleinement reconnues les aspirations légitimes d'un peuple qui connut des périodes de grandeur et qui, s'il se maintient dans les voies de la justice et de l'ordre, peut être assuré d'un grand avenir. » Le Pape enfin rappelle aux catholiques chinois leurs devoirs d'obéissance aux autorités légitimes, et demande, pour les missions catholiques, « la liberté et la garantie du droit commun ».

XIV. La situation actuelle de la Papauté dans le monde international

Par ailleurs, les événements de la Grande Guerre et de l'après-guerre semblent avoir eu pour résultat d'augmenter la participation du Saint-Siège à la vie internationale. De nombreux Etats, anciens et nouveaux, se trouvent obligés, quelles que soient leurs tendances, de nouer ou de renouer des relations diplomatiques avec la Papauté, pour assurer la paix religieuse et la paix civique dans les régions multiples dont les traités internationaux ont changé le statut.21 Actuellement, en janvier 1929, une ambassade ou légation diplomatique est accréditée auprès du Souverain Pontife par les Etats suivants : Allemagne, Argentine, Autriche, Bavière, Belgique, Bolivie, Brésil, Chili, Colombie, Costa-Rica, Espagne, France, Grande-Bretagne,  p202 Hollande, Hongrie, Lettonie, Nicaragua, Pérou, Pologne, Portugal, Roumanie, Tchéco-Slovaquie, Vénézuela, Yougo-Slavie. D'autres nations, comme le Japon et les Etats-Unis, ont envoyé au Vatican des négociateurs transitoires pour le règlement de certaines affaires particulières.

« N'oublions pas, disait un jour un homme politique français à la Chambre des députés, que le Saint-Siège est encore une grande puissance, une aussi grande puissance qu'avant la suppression de son pouvoir temporel ». « Maintenant, écrivait en 1923 M. Jean Carrère, que s'est déroulée la guerre mondiale et que le successeur de Pierre, en dépit des passions contradictoires soulevées par la tempête, en est sorti plus fort aux yeux de l'univers, il n'y a plus aucun doute sur sa pérennité. Son avenir est incommensurable. »22

Ceux qui s'exprimaient ainsi ne prévoyaient pas, sans doute, qu'un avenir très prochain apporterait à leurs pressentiments une confirmation éclatante.

Le pacte de conciliation et de pacification, signé le 11 février 1929, par les représentants autorisés du Vatican et du Quirinal, n'est pas seulement un grand événement historique par l'Auguste Autorité qui en a discuté et approuvé les clauses, par la fin qu'il apporte à cette « Question Romaine », que plusieurs jugeaient insoluble, par les fêtes religieuses et civiles qui en célèbrent en ce moment la conclusion dans la Ville Eternelle. L'Acte diplomatique du Latran vaut moins par ce qu'il donne actuellement que par ce qu'il fait augurer pour l'avenir. Pour qui sait en voir la portée à la lumière de l'histoire, il est un des éléments les plus considérables de l'ordre international, une des étapes les plus marquantes de l'œuvre de pacification chrétienne enterprise par les Papes du XXe siècle, par les Papes de tous les temps.

Le territoire, dont un traité « d'une portée internationale », vient d'assurer au Chef de l'Eglise Catholique la souveraineté absolue, est petit par son étendue. Mais, suivant l'expression  p203 de Pie XI lui-même, « il est le plus grand du monde si l'on considère les trésors de souvenirs, de reliques, d'art et de science qu'il contient ». Il l'est aussi par les grands événements dont il est destiné à être le théâtre, par les conciles, par les conclaves qui se tiendront, par les enseignements et les directions qui partiront de ce coin de terre sacrée pour éclairer et gouverner avec l'indépendance la plus manifeste les catholiques du monde entier ; et au cours de cette année jubilaire où les pèlerinages de toutes nations apporteront le tribut des hommages des catholiques au successeur de saint Pierre, les interprétations malveillantes des ennemis de la papauté et les vaines critiques de quelques dissidents, non encore désabusés, se perdront dans les acclamations unanimes des vrais fils de l'Eglise et du Pape.

Paris, 12 février 1929.


Notes de l'auteur :

1 Fr. de Schlegel. Philosophie de l'histoire, trad. Lechat, t. II, p170.

2 J. Balmès. Du catholicisme comparé au protestantisme dans ses rapports avec la civilisation, t. II, ch. XXVIII‑XXXIII.

3 Chateaubriand. Génie du Christianisme, liv. VI, ch. VI.

4 Canones Concilii Tridentini, Sessio XXIV, De invocatione, sessio XXV : De Indice, et De libris prohibitis regulæ decem.

5 Mgr Baudrillart. Quatre cents ans de concordat, p17‑18.

6 Léon XIII. Encyclique Immortale Dei.

7 Fleury. Discours sur les libertés de l'Eglise gallicane, n. 24.

8 R. P. Delos, dans La Société Internationale, p96‑97.

9 René Pinon. Histoire diplomatique, dans l'Hist. de France d'Hanotaux.

10 Suarez. De Legibus, liv. II, ch. XIX, n. 9.

11 Lavisse. Hist. de France, t. VII, 1re partie, p23.

12 Condorcet. Des Progrès de l'esprit humain, dixième époque. Sur la franc-maçonnerie au XVIIIe siècle, voir G. Gautterot, art. franc-maçonnerie dans le Dict. Apol. de la foi cath., et Gustave Bord, La franc-maçonnerie en France, t. I.

13 Quinet et Michelet. Jésuites.

14 Ibid.

15 Cité par Guilloux. L'Esprit de Renan, p175‑177.

16 A. Sorel. L'Europe et la Révolution française, t. I, p3.

17 Y. de la Brière, au mot Papauté, dans le Dict. Prat. des Sciences religieuses, t. V, col. 228.

18 Leonis XIII. Acta, t. VI, p65.

19 Leonis XIII. Acta, t. VIII, p175.

20 Voir la traduction et le commentaire de cette Encyclique Ubi arcano dans le remarquable opuscule du R. P. Dargent. L'Encyclique Ubi arcano.

21 R. P. de la Brière. Dict. Prat. des Sc. rel., t. V, col. 230.

22 J. Carrère. Le Pape, p306.


Note de Thayer :

a Il s'agit de Léon X.


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Page mise à jour le 21 avr 23

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