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Il y a quelques mois, on célébrait à Washington, par des réjouissances publiques, la remise par la France aux États‑Unis de la statue du général Rochambeau. Ce fut là, pour la presse française, une source féconde de retours sur cette guerre de l'Indépendance américaine à laquelle Lafayette et ses collaborateurs prirent une si grande part, et principalement sur l'inaltérable amitié qui, dans la croyance générale, n'a jamais cessé d'unir les deux pays.
Combien de gens se rappellent aujourd'hui, — ou ont jamais eu l'occasion d'apprendre, — que cette amitié a subi une longue éclipse ; que, quelques années à peine après avoir lutté côte à côte contre l'Angleterre, les Républiques sœurs en vinrent aux mains ? C'est un de ces épisodes étranges, comme il s'en rencontre dans les annales de toutes les contrées, et qui doivent à la concomitance d'événements plus graves de rester pour ainsi dire ignorés de la postérité, quoique, dans leur temps, ils aient paru assumer une importance assez considérable. L'histoire les ramène à leurs véritables proportions, mais ce n'est pas une raison pour les laisser tomber dans l'oubli.
Les événements auxquels nous faisions allusion plus haut méritent, sans contredit, d'être mieux connus. Ils constituent, en effet, un cas unique dans les traditions internationales, celui où deux nations, sans interrompre leurs relations diplomatiques, et tout en se livrant à des démonstrations de cordialité aussi exagérées que superficielles, se trouvèrent, par le fait, en état de guerre l'une contre l'autre.
A un différent point de vue, l'étude de cette crise ouvre des aperçus intéressants sur la politique extérieure de la première République.
Disons‑le tout de suite, ces aperçus, considérés avec impartialité, ne sont pas absolument à l'honneur des divers gouvernements de la France entre 1793 et 1801. Mais les hommes alors au pouvoir p289 avaient à faire face à des difficultés si variées, si formidables qu'il doit leur être beaucoup pardonné…
Pour comprendre l'origine du conflit, il faut se souvenir qu'un des plus actifs ennemis du gouvernement révolutionnaire était l'Angleterre.
Le Comité de Salut Public, dès le printemps de 1793, laissait percer l'espoir que la République américaine, en retour de l'appui prêté par la France quelques années auparavant, consentirait à sortir de sa neutralité. Une telle ligne de conduite eût été du goût du parti francophile, très nombreux aux États‑Unis à ce moment. Toutefois Washington, quelle que fût son affection pour la France, ne pouvait replonger son pays, épuisé par une longue guerre, dans une nouvelle lutte pour laquelle il n'existait d'autres motifs qu'un sentiment de reconnaissance. Il s'opposa donc, d'accord avec la majorité des hommes politiques américains, à une alliance offensive avec les Français. Sa decision était si conforme au plus élémentaire bon sens que le Comité de Salut Public lui-même s'abstint d'insister en vue d'un acte officiel de la part du Congrès ; il changea de tactique et fit adroitement sonder le président des États‑Unis au sujet d'une interprétation particulière, et toute en faveur de la France, par les autorités américaines, des lois de la neutralité.1
Une proposition de ce genre aurait peut-être des chances de succès au siècle où nous vivons ; mais, alors, les politiciens de l'Union, plutôt soldats que diplomates, avaient sur l'honneur des idées très arrêtées. Washington, poliment mais fermement, déclina l'offre qui lui était faite en sous-main.
Dès lors, l'attitude du Comité changea. Dans ses communications avec le ministre des États‑Unis, il commença à se manifester de l'aigreur, mal dissimulée sous les fleurs de rhétorique de l'époque ; on voit poindre des allusions à l'ingratitude des Américains, voire mêmes de vagues menaces.
Ces dernières, d'ailleurs, étaient superflues, car, depuis des mois déjà, la marine marchande des États‑Unis se voyait persécutée par les croiseurs et surtout les corsaires français. Les vaisseaux américains, par le seul fait que leurs équipages ne parlaient qu'anglais, étaient saisis au large aussi bien que sur les côtes et amenés au port le plus voisin, où ils avaient à faire la preuve de leur nationalité. Or, cette formalité, par suite de l'état chaotique de l'administration et du mauvais vouloir des fonctionnaires, était d'une extrême complication.
p290 L'embargo était placé sur le bâtiment, l'équipage le plus souvent soumis à la détention préventive et les papiers du bord expédiés à Paris pour y être examinés. Le bien fondé de la déclaration du capitaine finissait toujours par être reconnu, mais après des délais exorbitants. Si alors la cargaison ne se trouvait pas irrémédiablement gâtée, on devait s'en débarrasser en tout cas sur place, loin souvent de la localité pour laquelle elle avait été consignée, et par suite, à vil prix. Dans nombre de cas, le capitaine, pour obtenir satisfaction, était obligé de faire le voyage de Paris.2 De 1793 à 1795, la perte éprouvée de ce chef par le seul commerce de Philadelphie s'éleva à deux millions de dollars.3
Les représentations faites par les États‑Unis demeurèrent infructueuses. En vain Washington choisit‑il comme envoyé plénipotentiaire en France Monroe, bien connu par son caractère conciliant et ses sentiments francophiles ; l'accueil fait à cet ambassadeur fut glacial. Il est vrai qu'un peu plus tard ce même Monroe était embrassé publiquement par le président de la Convention, Merlin de Douai, et que la salle des séances de la redoutable Assemblée resta pendant des semaines pavoisée aux couleurs des deux nations. Cela n'avança pas les affaires, et tout ce que Monroe put obtenir, en fin de compte, fut la reconnaissance platonique qu'une réparation était due à son gouvernement pour la saisie en masse de cent voiliers américains qui avaient été détenus une année dans le port de Bordeaux.
Les choses allèrent ainsi de mal en pis jusqu'en 1796. Le Directoire, aussi indifférent d'abord que le Comité de Salut Public aux plaintes du ministre Monroe, avait pris, dans la suite, une attitude plus nettement agressive, causée par la nouvelle que les États‑Unis étaient en négociations avec l'Angleterre pour un traité de commerce.
Il fit parvenir à l'ambassade américaine une longue note accusant l'Union : 1o d'avoir violé les lois de la neutralité en recevant dans ses ports des vaisseaux anglais qui avaient effectué des prises sur la marine marchande française ; 2o de manquer aux devoirs de la courtoisie internationale en refusant de sanctionner les jugements rendus entre Français par les consuls de France aux États‑Unis. A peu près au même moment, l'ambassadeur français à Washington remettait au gouvernement américain une plainte non moins volumineuse, mais plus claire ; elle abordait la question du traité avec l'Angleterre et déclarait sans ambages que cela faisait perdre à la p291 France presque tous les avantages qui lui avaient été antérieurement concédés par l'Amérique. C'était là le grand grief ! On ne pouvait se résigner, à Paris, à voir les États‑Unis faire bande à part et suivre une politique pacifique.
Aussi, devant la force d'inertie opposée par le Congrès, les petites tracasseries se multiplient. L'ambassadeur français va jusqu'à réclamer, parce que, sur des almanachs publiés par des particuliers, les noms des fonctionnaires anglais précèdent ceux des consuls et agents de la France accrédités en Amérique !4
Quant aux saisies sur mer, elles atteignent des proportions intolérables. Aux remontrances réitérées de Monroe, on répond simplement qu'en vertu d'une ordonnance antérieure à la Révolution et encore en vigueur, les croiseurs français ont le droit d'arrêter, sous l'inculpation de piraterie, tout navire qui ne possède pas de role d'équipage. Or, cette formalité n'étant pas exigée par la loi maritime américaine, cela revient à dire que les vaisseaux des États‑Unis, pour pouvoir circuler librement sur l'océan, sont tenus de se conformer aux lois françaises.
Cependant, malgré le caractère plus qu'étrange de ces prétentions, le Directoire avait, de l'autre côté de l'Atlantique, de chauds partisans dont l'organe, The Aurora, dépassant en violence la presse la plus jacobine de France, traînait Washington dans la boue. Le président, néanmoins, sourd à ces attaques, saisit officiellement le Congrès de l'état des relations avec le gouvernement français, le 7 décembre 1796, et lui demanda d'agir. Ou la France, dit‑il, doit renoncer à ces inexplicables procédés, ou les traités qui l'unissent à la République américaine doivent être considérés comme rompus. Cette déclaration eut naturellement pour résultat d'attirer l'attention sur la situation de la marine de guerre du pays ; et, pour la première fois, depuis la fin de la lutte pour l'Indépendance, on se rendit compte de sa faiblesse. Elle ne se composait que de trois frégates : « United States », « Constitution », chacune de 44 canons, et « Constellation », de 38 canons. C'est, somme toute, la France qui fut la cause première de la création des forces navales des États‑Unis ; nous le verrons bientôt.
Toutefois, aucune mesure offensive ne fut prise par le Congrès avant 1797. Le président Adams, qui avait succédé à Washington, ne fut pas plus heureux que celui‑ci dans ses efforts pour arriver à une entente avec le Directoire, malgré les protestations de fraternité faites par Barras au ministre Monroe. Une commission spéciale fut p292 envoyée à Paris, et c'est alors que se produisit l'incident dit « des lettres X, Y, Z », qui, s'il paraît plus qu'aux trois quarts oublié aujourd'hui, fit, à l'époque, un grand bruit en Europe parmi les nations coalisées contre la France.
Résumons‑le brièvement.
Talleyrand refusa formellement de recevoir la Commission américaine et de lui reconnaître un caractère officiel.
Mais il se garda bien de laisse perdre ce qui lui semblait une chance de terminer la crise à l'avantage de la République. Le Directoire manquait d'argent ; les États‑Unis, au contraire, avaient déjà remboursé, en 1795, les 53 millions de livres avancés par la France product la guerre de l'Indépendance, et qui n'étaient dus qu'en 1802…5 Des intermédiaires, qui restèrent anonymes et se désignèrent réciproquement sous les lettres X, Y, Z, s'abouchèrent avec les envoyés américains. Ils s'arrangèrent pour entretenir ceux‑ci isolément, mettant tout en œuvre pour les empêcher de se concerter et pour les amener à promettre le versement par les États‑Unis d'une somme de 250,000 dollars, moyennant laquelle la France renoncerait à arrêter les navires marchands américains. Une telle démarche peut paraître absurde aujourd'hui ; elle s'expliquait alors par la condition absolument précaire du Trésor Public, condition qui devait d'ailleurs pousser le gouvernement, lors de l'occupation de la Suisse, à s'emparer, sans aucun droit, de la caisse de la ville de Berne.6
Les envoyés des États‑Unis ne dissimulèrent pas l'indignation que leur causait la conduite de Talleyrand. « Des millions pour la défense du sol, s'écria l'un d'eux, M. Pinckney, mais pas un sou pour un tribut ! »
L'Angleterre saisit avec empressement l'occasion de jeter la déconsidération sur la politique du Directoire. Tout ce qui avait trait à l'affaire X, Y, Z fut traduit, imprimé et distribué par les soins du Cabinet de Londres dans toutes les cours européennes, « pour donner une nouvelle preuve de la rapacité et de l'extravagance de la République française. »7
Aux États‑Unis, comme bien l'on pense, l'effet de cet incident fut considérable. Pour causer une diversion et tenter de raviver le zèle du parti français, qui avait reçu un coup bien rude, le ministre de p293 France à Washington, Adet, fit paraître une longue diatribe officielle contre l'ingratitude de l'Amérique.
Qu'étaient devenues les protestations d'amitié et de reconnaissance éternelles faites à Lafayette, à Grasse et à Rochambeau ?
A ceci, Pickering, secrétaire d'État, répondit que les motifs du gouvernement de Louis XVI, en venant au secours de la République américaine, n'étaient pas, au bout du compte, aussi désintéressés qu'on voulait maintenant le faire croire, mais que le roi avait surtout eu en vue l'abaissement possible de l'Angleterre. La meilleure preuve en était dans le long retard et la mauvaise volonté évidentes mis par la France, une fois la guerre terminée, à reconnaître les États‑Unis comme nation indépendante. Cette même France, qui parle si haut de générosité, n'a‑t‑elle pas essayé déjà de priver l'Union de quelques‑uns des plus heureux résultats, du droit de se servir du Mississipi, entre autres ; ne lui a‑t‑elle pas créé de grosses difficultés à Terre-Neuve ?
Maintenant, elle veut se faire payer ses services passés, en entrainant dans une lutte d'issue problématique un pays dont l'intérêt primordial est en une politique de paix.8
Cette polémique fut le prélude d'une guerre de pamphlets, bien caractéristique de l'époque, qui dura plusieurs années aux États‑Unis entre les deux partis. La presse entière, sauf The Aurora, — l'organe officieux de Talleyrand, — soutenait d'ailleurs le Cabinet. On doit parcourir les recueils de journaux du temps pour se rendre compte de l'exaspération produite sur les esprits par les traitements auxquels était en butte le commerce maritime national.9 Comme il ne fallait pas que l'esprit sportif de l'Américain perdît ses droits, une gazette entreprenante paria 100 dollars que, dans trois mois, les croiseurs français viendraient saisir les navires des États‑Unis dans les portes de l'Union.
Sur le terrain pratique, l'incident X, Y, Z devait avoir pour résultat immédiat de donner à la marine de guerre des Américains sa première impulsion.
Au début de 1798, un crédit de 950,000 livres sterling permet l'achat de douze vaisseaux de 22 canons. En juin, le Congrès vote 80,000 livres sterling pour la défense des côtes et crée le corps de l'infanterie de marine ; enfin, il décide l'achat de douze bâtiments p294 de 18 à 32 canons. En juillet, un autre crédit de 600,000 livres sterling est affecté à la construction de trois frégates (« Congress », « Chesapeake », « President »). Par suite, les États‑Unis, qui, avant les difficultés avec la France, ne possédaient, comme le dit Winsor,10 que « l'ombre d'une marine », avaient, au 31 juillet 1798, douze frégates de 32 à 44 canons, douze navires de 20 à 24, huit cutters des douanes, six corvettes de 18 (ou moins), soit trente‑huit bâtiments, un département maritime et un corps de soldats de marine.
Dès le 28 mars, le Congrès, sur les vives sollicitations des armateurs et des commerçants, dont les pertes augmentaient dans des proportions énormes, avait renoncé à continuer ses négociations avec le Directoire. Dans un acte en date de ce jour, il avait donné au président les pouvoirs nécessaires pour enjoindre aux croiseurs de s'emparer de tout vaisseau français armé en guerre qui aurait commis des déprédations sur les bâtiments de commerce américains ou serait trouvé en vedette près des côtes dans ce but.
Le 7 juillet, il déclara suspendu l'effet des traités avec la France. En même temps, les navires de la flotte étaient envoyés en croisière les uns après les autres, aussi rapidement que les ports d'armement pouvaient le faire.
Ce qui montre bien l'état vacillant de la politique du Directoire en cette affaire est la déclaration faite par Talleyrand, le 22 juillet 1798, alors que le gouvernement français, en réponse à l'acte du Congrès ci‑dessus mentionné, mettait l'embargo sur tous les bâtiments américains relâchant dans les ports de France ;11 le ministre des relations extérieures reconnaissait officiellement que des violences avaient été commises sur des « sujets américains » par des corsaires français. Il est vrai qu'un peu plus tard on voit le Directoire même, dans un décret, spécifier qu'un certain nombre de croiseurs, « ou se disant tels », ont violé les lois de la République relatives aux croisières et aux prises, et que des pirates font abus du pavillon français. Mais il ne sort pas du domaine des constatations platoniques et ne tente rien pour remédier à cet ordre de choses. Cette incompréhensible conduite donna lieu, à l'époque, à des interprétations que nous rapportons à titre de curiosité. Goldsborough, dans sa Chronique, mentionne que, d'après une opinion très répandue aux États‑Unis, les procédés employés à l'égard de la marine marchande américaine étaient trop profitables à la France pour que le gouvernement de celle‑ci se hâtât d'y mettre un terme ; d'abord, disait‑on, il y avait p295 un grand intérêt à laisser les corsaires se faire la main et se multiplier, car ils formaient une sort de réserve maritime dans laquelle on trouvait au besoin d'excellentes recrues pour la flotte de guerre ; en outre, le butin pris par ces corsaires et les ventes faites, ainsi que nous l'avons vu, à bas prix par les capitaines des navires américains retenus dans les ports français, fournissaient au commerce local des « occasions » aussi nombreuses qu'avantageuses.
Cependant, les croiseurs de l'Union s'étaient mis à la chasse des corsaires français, et, au mois de septembre, le « Delaware, » capitaine Decatur, s'emparait, sans coup férir, du schooner Croyable12 de 14 canons, qui fut rebaptisé « Retaliation » et passa ainsi au service de la marine de guerre des États‑Unis. Toutefois, ce ne fut pas pour longtemps. En décembre, une escadre volante de trois petits vaisseaux (« Montezuma, » « Norfolk » et « Retaliation ») rencontra inopinément, dans les eaux des Antilles, deux grosses frégates françaises, le Volontaire et l'Insurgente, avec lesquelles elle ne pouvait songer à entrer en lutte. Cependant, le capitaine Bainbridge, officier plus téméraire qu'expérimenté, qui avait le commandement de la « Retaliation, » s'avança si près de l'ennemi qu'il fut aisément capturé. Les deux autres vaisseaux de l'escadre volante américaine étaient trop loin pour qu'il fût possible aux bâtiments français d'estimer leur force. Le commandement du groupe français, capitaine Laurent, envoya l'Insurgente les reconnaître. Pendant ce temps, il s'avisa de demander à Bainbridge, son prisonnier, quel était l'armement du « Montezuma » et du « Norfolk. » — « L'une a 28 pièces de 12 et l'autre 20 pièces de 9 livres, » répondit l'américain avec un aplomb et un sérieux qui en imposèrent entièrement au trop crédule Laurent. Ce dernier, craignant pour l'Insurgente, s'empressa de la rappeler. Mais, lorsque le capitaine Barrault, de cette frégate, se trouva à portée de voix, il exprima à son chef son étonnement d'une telle manœuvre. « Sans votre signal de ralliement, dit‑il, je vous aurais ramené ces deux petits bateaux en dix minutes ! » Laurent, déconcerté, se retournant vers l'officier américain, celui‑ci lui avoua en riant sa patriotique supercherie. Est‑il besoin d'ajouter que Bainbridge n'en fut pas moins bien traité par ses vainqueurs ?13
Cette Insurgente, qui avait participé à la capture de la « Retaliation, » p296 fut elle-même prise par les Américains, le 8 février 1799,a dans les circonstances suivantes : elle rencontra près de Nevis, dans les Antilles, la frégate des États‑Unis « Constellation, » montée par 309 hommes d'équipage, et possédant 38 pièces de 12, 10 caronades de 32 ; l'Insurgente avait 409 hommes et son armement se composait de 26 pièces de 12, 10 pièces de 6, 4 caronades de 36. L'Américain commença le feu en envoyant sa bordée par la hanche de babord de l'Insurgente. « Malheureusement, nous dit Troude, le capitaine Barrault ne donna pas à son équipage l'élan et les encouragements qui dénotent la fermeté et la présence d'esprit du chef. » La confusion fut bientôt à son comble à bord du navire français. « Chacun y commandait. » A un certain moment, les hommes abandonnèrent leurs postes pour sauter sur leurs armes, en réclamant à grands cris l'abordage. Enfin, « la barre fut mise au vent sans qu'aucun officier en eût donné l'ordre. » Pendant ce temps, les bordées de la « Constellation » faisaient rage. L'Insurgente amena son pavillon et le commodore américain Truxtun la fit occuper par un officier et onze hommes, qui éprouvèrent les plus grandes difficultés à amener la prise à Saint-Kitt, par suite de l'état de la mer et de l'esprit d'insubordination des matelots français prisonniers.14 Le capitaine Barrault, qui n'avait pas été à la hauteur de sa tâche et fut accusé par ses propres officiers, dut être déféré au tribunal maritime de Lorient en octobre 1799. Il essaya de se justifier en disant qu'ignorant la déclaration de guerre,15 il avait amené son pavillon pour obtenir des explications. La Cour ne lui en administra pas moins un blâme sévère pour sa « résistance insuffisante ».
Ce petit échec donna‑t‑il à réfléchir au Directoire ? Toujours est‑il qu'en décembre, le président Adams apprit indirectement, par l'intermédiaire de M. Murray, ambassadeur des États‑Unis en Hollande, que la France était disposée à examiner de nouveau les réclamations américaines. Telle était la hâte du président d'arriver à un arrangement à l'amiable, que, sans consulter son Cabinet, — ce qui lui fut reproché dans la suite, — il nomma une Commission composée de MM. Murray, Davies et Ellsworth, Chief Justice des États‑Unis, pour s'entendre avec le ministre Talleyrand. Ceci n'empêchait pas d'ailleurs les autorités maritimes de l'Union de continuer leurs armements. p297 Deux nouveaux schooners, spécialement adaptés à la poursuite des picaroons ou pirates des Antilles françaises, furent mis à la mer.
Le 2 février 1800b eut lieu l'engagement le plus sérieux de cette singulière campagne. La frégate française Vengeance, qui n'avait qu'un équipage réduit de 77 hommes, revenait des Antilles quand, près de la Guadeloupe, elle se trouva en vue de la « Constellation, » le vaisseau du commodore Truxtun. Les deux navires avaient un armement à peu près identique : Vengeance, 26 canons de 18, 10 canons de 6, 4 caronades de 36 ; « Constellation, » 28 canons de 18, 10 canons de 12, 10 caronades de 32. Mais le capitaine Picot, de la Vengeance, ne se souciait pas, avec un aussi faible équipage, de risquer la bataille ; toutefois, poursuivi par l'Américain, force lui fut de l'accepter. La lutte dura cinq heures, à très courte distance, et les deux adversaires furent très maltraités. La frégate « Constellation » eut 14 tués et 26 blessés. Il y a des doutes sur le chiffre de pertes de la Vengeance ; la relation américaine parle de 50 tués et 110 blessés, ce qui absolument inadmissible, puisque l'équipage, qui aurait dû être de 310 hommes environ, n'en comptait, d'après Troude, que 77,c et qu'il resta finalement assez de bras au capitaine Picot pour conduire son navire relâcher à Curaçao, après que la nuit eut interrompu la bataille. La Vengeance avait reçu plus d'avaries qu'on ne l'avait cru tout d'abord,16 car, lorsqu'on se mit à travailler au gréement, les mâts s'écroulèrent les uns après les autres. Quant à la « Constellation, » elle n'était guère en meilleure condition et dut également se réfugier dans un port des Antilles. Truxtun, cependant, s'attribua la victoire. Il prétendit plus tard que le capitaine Picot avait plusieurs fois, au cours de la lutte, amené son pavillon, mais que l'obscurité et la fumée empêchèrent les officiers américains d'apercevoir ce signal. Il s'était cru en face d'un adversaire très supérieur en matière d'armement, car des rapports erronés donnaient à la Vengeance 54 canons. C'est probablement pour récompenser son audace à commencer l'attaque que le Congrès lui décerna une médaille d'or.17
Enfin, le 12 octobre, nous voyons le dernier combat de cette guerre sans l'être entre le Berceau, corvette française de 30, capitaine Senez (22 canons de 8, 8 caronades de 12), et la frégate américaine « Boston, » capitaine Little, qui avait un nombre de p298 canons bien supérieur (26 de 12, 12 de 9 et 10 caronades de 32).
La rencontre eut lieu à 260 lieues de Cayenne. Malgré l'inégalité des forces, le combat fut long et acharné. Il y eut, à vrai dire, deux engagements : l'un, de 3 heures 40 à 6 heures du soir, l'autre, de 8 heures 30 du soir à 11 heures. L'obscurité obligea les deux adversaires à cesser le feu, et presque aussitôt les deux mâts du Berceau s'abattirent. Cette corvette se croyait débarrassée de l'Américain ; au petit jour, elle aperçut son ennemi, moins maltraité qu'elle, la guettant encore. Une plus longue résistance était impossible ; le Berceau se rendit à deux heures de l'après-midi.
Le capitaine Senez, à son retour de captivité, se plaignit des procédés des Américains. Ses bagages auraient été pillés et les matelots français, aux fers, durement traités.18
Nous avons vu qu'une Commission de trois membres avait été envoyée à Paris par le président Adams. La vigoureuse attitude prise par les États‑Unis et l'avènement en France d'un gouvernement moins intransigeant que le Directoire donnèrent aux négociations un caractère beaucoup plus défini qu'elles ne l'avaient eu jusqu'alors. Les hauts fonctionnaires désignés par les consuls pour s'entendre avec M. Murray, Davies et Ellsworth ne contestèrent plus à l'Amérique le droit de conclure un traité avec l'Angleterre, mais ils n'étaient pas disposés à abandonner les anciens traités avec les États‑Unis que ceux‑ci avaient déclarés déchus le 7 juillet 1798. La France tenait spécialement aux clauses relatives à l'admission des corsaires français, avec leurs prises, dans les ports de l'Union. La puissance de ces privilèges était d'autant plus importante que le récent Jay Treaty entre les États‑Unis et le Royaume‑Uni contenait une disposition analogue en faveur de l'Angleterre.
D'autre part, les envoyés américains penchaient vers un nouveau traité, stipulant les indemnités dues par la France aux États‑Unis en compensation du tort considérable fait sans motif par sa marine de guerre et ses corsaires au commerce maritime de l'Union. Cette question d'indemnité, dans la condition où se trouvaient alors les finances de la France, était le point épineux. Finalement, le 23 mars 1801, une convention fut conclue entre les deux pays, en vertu de laquelle les anciens traités rentraient en vigueur, la France s'engageait à ne plus inquiéter la marine marchande américaine et recevait, de la part des États‑Unis, le traitement de la nation la plus favorisée. Les prises respectives seraient rendues dans la mesure du possible et p299 l'indemnité à la charge de la République française « réglée ultérieurement. »
Ainsi se termina ce curieux incident diplomatique, qui reste connu, dans l'histoire des États‑Unis, sous le nom de Quasi-Guerre. S'il coûta des millions de dollars aux armateurs et aux exportateurs américains, la France y perdit, de son côté, environ 90 bâtiments, — marchands, picaroons, corsaires et croiseurs, — avec un total de 700 canons. Le Berceau fut rendu aux autorités maritimes françaises ; quant à l'Insurgente, montée par un équipage américain sous le capitaine Fletcher, elle avait disparu au cours d'une croisière entreprise le 14 juillet 1800.
George-Nestler Tricoche
1 Hildreth, History of the United States. New‑York, 1852.
2 Lettre de l'ambassadeur Monroe à son gouvernement, octobre 1794.
3 American Daily Advertiser. — Boston Gazette. — New‑York Journal (1794).
4 The United States Naval Chronicle, par Goldsborough. New‑York, 1824.
5 A Comprehensive and popular History of the United States, par H. Stephens. Syracuse, 1882. — History of the people of the United States, par Mac Master, vol. II. New‑York, Appleton and Co, 1885.
6 Ajoutons que cette cité fut, plus tard, intégralement remboursée.
7 Hildreth, loc. cit.
8 Mac Master, loc. cit.
9 Les en‑têtes des premiers pages étaient sensationnels à l'envi : « Notre chère sœur France. » — « Une fraternelle étreinte. » — « La fraternité française. » — « Piraterie sans-culotte, » etc., etc.
10 Narrative and critical History of America, 1888.
11 Troude, Batailles navales de la France. Paris, 1867. Vol. III : 1799‑1800.
12 Pour plus de clarté, nous mettons les noms des bâtiments français en italiques, ceux des navires américains entre guillemets.
13 En 1801, ce même officier, se trouvant en station dans le port d'Alger, eut l'occasion de rendre à la France un service signalé. Il prit à son bord le consul et quarante sujets français qui avaient été l'objet de menaces de la part du dey.
14 Soit dit en passant, les états d'effectifs donnent 409 hommes à l'équipage de la frégate française ; or, le rapport américain ne parle que de 173 prisonniers ; comme il est certain que l'engagement n'avait pas mis 236 matelots de l'Insurgente hors de combat, on est évidemment là en présence de quelque erreur.
15 En fait, il n'y en avait pas eu, comme nous l'avons vu plus haut.
16 Troude, loc. cit.
17 La Vengeance, le 20 août suivant, fut prise par la frégate anglaise « Seine. »
18 Le Berceau, le 13 juillet précédent, s'était distingué en capturant un navire portugais.
a La date normalement donnée est le 9 février.
b La date normalement donnée est le 1er février.
c Selon Ferguson, Truxtun of the Constellation, p196, l'équipage français était de 320, plus 80 « passagers militaires » parmi lesquels de nombreux officiers d'artillerie. Le capitaine français fit rapport de 28 tués, 40 blessés (p197).
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