I

Le Roi mon père arriva au Temple avec sa famille le lundi 13 août 1792, à 7 heures du soir.

Les canonniers voulurent conduire mon père à la tour seul, et nous laisser au château. Manuel avoit reçu dans le chemin un arrêté de la commune pour nous conduire tous à la tour.

Péthion1 calma la rage des canonniers, et nous entrâmes au château. Les municipaux gardèrent à vue mon père. Péthion s'en alla. Manuel resta.

Mon père soupa avec nous. Mon frère mouroit d'envie de dormir. Mde de Tourzelle2 le conduisit à onze heures à la tour qui devoit décidément être notre demeure.

Louis Charles, Dauphin de France

Mon père arriva à la tour avec nous à une heure du matin ; il n'y avoit rien de préparé. Ma tante coucha dans une cuisine, et on prétend que Manuel fut honteux en l'y conduisant.

Voici les noms des personnes qui s'enfermèrent avec nous dans ce triste séjour.

Mde de Lamballe ;

Mde de Tourzelle et Pauline, sa fille ;

Mrs3 et Chamilly, appartenant à mon père, et qui couchoient dans sa chambre en haut ;

Mde de Navarre à ma tante, et qui couchoit avec elle, et Pauline, dans la cuisine, avec ma tante ;

Mde Cimbris,4 à mon frère, et qui couchoit dans un billard, avec mon frère et Mde de Tourzelle.

Mde Thibaut, à ma mère, et Mde Basire, à moi ; elles couchoient toutes les deux en bas.

Mon père avoit à la cuisine trois hommes à lui, Thurgé,5 Chrétien et Marchand.

Le lendemain, 14, mon père vint déjeuner avec ma mère, et après nous allâmes voir les grandes halles de la tour, où l'on dit qu'on feroit des logemens, parce que, où nous étions, dans une tourelle, c'étoit trop petit pour tant de monde.

L'après-diner, Manuel et Santerre étant venus, nous allâmes promener dans le jardin.

On murmuroit beaucoup contre les femmes qui nous avoient suivis. Dès notre arrviée, nous en avions trouvées d'autres nommées par Péthion pour nous servir, nous n'en voulûmes pas.

Le surlendemain, à dîner, on apporta un arrêté de la commune qui ordonnoit le départ des personnes qui étoient venues avec nous.

Mon père et ma mère s'y opposèrent, ainsi que les Municipaux de garde au Temple.

L'ordre fut pour lors révoqué.

Nous passions la journée tous ensemble.

Mon père montroit à mon frère la géographie, ma mère lui montroit l'histoire et lui faisoit apprendre des vers, ma tante montroit le calcul.

Mon père avoit heureusement trouvé une bibliothèque qui l'occupoit. Ma mère avoit de la Tapisserie pour travailler.

Les Municipaux étoient très familiers et avoient très peu de respect pour mon père ; il en restoit toujours [un] qui le garda à vue.

Mon père fit demander un homme et une femme pour faire le gros ouvrage.

La nuit du 19 au 20 août, on apporta à une heure du matin un arrêté de la commune qui ordonnoit d'emmener du Temple toutes les personnes qui n'étoient pas de la famille Royale.

On emmena Mrs Hü et Chamilly de chez mon père, qui resta seul avec un municipal.

On descendit ensuite chez ma Mère pour enlever Mde de Lamballe ; ma Mère s'y opposa en vain, disant, ce qui étoit vrai, qu'elle étoit sa parente. On l'emmena toujours.

Ma tante descendit avec Pauline de Tourzelle et Mde de Navarre. Les municipaux assurèrent que ces dames reviendroient après avoir été interrogées.

On traîna mon frère dans la chambre de ma Mère, pour ne pas le laisser seul.

Nous embrassâmes ces dames, espérant les revoir le lendemain. Deux Municipaux restèrent chez ma Mère. Nous restâmes tous les quatre sans dormir.

Mon père, quoique éveillé par le bruit, resta chez lui.

Le lendemain, à 7 heures, nous apprîmes que ces dames ne reviendroient pas au Temple et qu'on les avoit conduites à la force.6

Nous fûmes bien étonnés, à 9 heures, en voyant arriver Mr Hü, qui dit à mon père que le conseil général l'avoit trouvé innocent et renvoyé au Temple.

L'aprée diner, Péthion envoya à mon Père un homme et une femme nommés Tison, pour faire le gros ouvrage.

Ma mère prit mon frère dans sa chambre et j'allai dans l'autre avec ma Tante ; nous n'étions séparé de ma Mère que par une petite pièce où étoit un Municipal et un sentinelle.

Mon père resta en haut, et sachant qu'on lui préparoit un autre appartement, il ne s'en soucia plus parce qu'il n'étoit plus gêné, n'ayant plus tant de monde et qu'il étoit plus près de ma Mère.

Il fit venir Paloi,7 le maître des ouvriers, pour ne pas faire achever le logement. Paloi répondit insolemment qu'il ne prenoit d'ordres que de la commune.

Nous montions tous les matins chez mon père pour déjeuner, ensuite nouss redescendions chez ma Mère, où mon père passoit avec nous la journée.

Nous allions promener tous les jours dans le jardin pour la santé de mon frère, et mon père étoit presque toujours insulté par la garde.

Le jour de la St Louis, à 7 heures du matin, on chanta l'air « Ça ira » auprès du Temple.

Nous apprîmes le matin par un municipal que Mr de la fayette avoit passé.

Manuel confirma cette nouvelle le soir à mon père. Il apporta à ma tante Élisabeth une lettre de mes tantes de Rome ; c'est la dernière que ma famille ait reçu du dehors.

Mon père n'étoit plus traité en Roi. On n'avoit aucun respect pour lui, on ne l'appeloit plus ni « Sire » ni « Sa Majesté » ; mais « Monsieur » ou « Louis ».

Les Municipaux étoient toujours assis dans sa chambre et avoient leur chapeau sur leurs [têtes]. Ils ôtèrent à mon père son épée, qu'il avoit encore, et fouillèrent dans ses poches.

Péthion envoya Cléry à mon père pour servir mon père, à qui il appartenoit.

Péthion envoya aussi pour porte-clefs ou guichetier Rocher, l'horrible homme qui força la porte de mon père le 20 juin 1792 et qui pensa l'assassiner.

Cet homme fut toujours à la tour et essaya de toutes les manières de tourmenter mon père ; tantôt il chantoit la carmagnole et mille autres horreurs, tantôt, comme il savoit que mon père n'aimoit pas l'odeur de la pipe, il lui en souffloit une bouffée quand il passoit.

Il étoit toujours couché le soir quand nous allions souper, parce qu'il falloit passer par sa chambre ; quelquefois même il étoit dans son lit quand nous allions dîner.

Il n'est sorte de tourments et d'injures qu'il n'inventa. Mon père souffroit tout avec douceur et pardonnant de tout son cœur à cet homme.

Mon père manquoit de tout ; il écrivit à Péthion pour avoir l'argent qui lui étoit destiné, il n'en reçut aucune réponse.

Le jardin étoit plein d'ouvriers qui injurioent souvent mon père ; il y en eut un qui se vanta d'abattre la tête de ma mère avec ses outils ; Péthion le fit arrêter.

Les injures redoublèrent le 2 7bre ; nous ignorions ce qui se passoit.

Des fenêtres on jetta des pierres à mon père, qui heureusement ne tombèrent ni sur lui ni sur personne.

A une autre fenêtre, une femme écrivit sur un grand carton : « Verdun est pris. » Elle le mit à la fenêtre et ma tante eut le tems de le lire. Les municipaux ne le virent pas.

A peine venions-nous d'apprendre cette nouvelle qu'il arriva un nouveau Municipal nommé Mathieu ; il étoit enflammé de colère et dit à mon père de remonter chez lui.

Nous le suivîmes, craignant qu'on ne voulût nous séparer.

En arrivant en haut, il trouva Mr Hü, lui sauta au collet et lui dit qu'il l'arrêtoit. Mr Hü demanda de faire son paquet d'affaires, Mathieu le lui refusa ; mais un autre municipal plus charitable, demanda cette faveur pour Mr Hü, qu'il emmena prendre ses affaires.

Mathieu alors se retournant vers mon père, lui dit tout ce que la rage peut suggérer ; entre autres il dit : « La générale a battu, le tocsin a sonné, le canon d'allarme a tiré, les ennemis sont à Verdun ; s'ils viennent, nous périrons tous, mais vous mourrez le premier. »

Mon père écouta ces injures et mille autres pareilles avec le calme que donne l'innocence. Mon frère fondit en larmes et s'enfuit dans l'autre chambre ; j'eus toutes les peines du monde à le consoler, il croyoit déjà voir mon père mort.

Mr Hü revint, et Mathieu, après avoir recommencé ses injures, partit avec lui.

Mr Hü fut conduit à la mairie, le massacre étant déjà commencé à l'abbaye. Il resta un mois en prison ; après il en sortit, mais ne revint pas du tout au Temple.

Les municipaux de garde condamnèrent tous la conduite violente de Mathieu, cependant ils ne pensoient guère mieux. Ils dirent à mon Père qu'on étoit sûr que le Roi de Prusse marchoit et tuoit les soldats françois par un ordre signé Louis.

Mon père fut très affligé de cette calomnie et pria les municipaux de la détruire dans le monde.

Ma Mère entendit battre la générale toute la nuit ; nous ignorions cependant ce qui se passoit.

Le 3 7bre, à 10 heures du matin, Manuel vint voir mon père et l'assura que Mme de Lamballe et les autres personnes qu'on avoit ôté du Temple se portoient bien et étoient toutes ensembles et tranquilles à la force.

A 3 heures nous entendîmes des cris affreux ; comme mon père sortoit de table et jouoit au tritrac avec ma mère, le municipal se conduisit bien et ferma porte et fenêtre ainsi que les rideaux pour qu'on ne voye pas, ce qui étoit bien fait.

Les ouvriers du Temple et le guichetier Rocher se joignirent aux assassins, ce qui augmenta le bruit.

Plusieurs Municipaux et officiers de la garde arrivèrent ; ces derniers vouloient que mon père se montra aux fenêtres ; les premiers s'y opposèrent avec raison.

Mon père ayant demandé ce qui se passoit, un jeune officier lui dit : « hé bien, Monsieur, puisque vous voulez le savoir, c'est la tête de Mde de Lamballe qu'on veut vous montrer. »

Ma mère fut glacée d'horreur ; les municipaux grondèrent l'officier ; mais mon père avec sa bonté ordinaire l'excusa, disant que c'étoit sa faute et non pas à l'officier, qui n'avoit fait que lui répondre.

Le bruit dura jusqu'à 5 heures. Nous sûmes depuis que le peuple avoit voulu forcer les portes, que les Municipaux l'en empêchèrent en mettant à la porte un ruban tricolor, qu'enfin ils avoient permis que six des assassins fissent le tour de la tour avec la tête de Mme de Lamballe, mais qu'on laisseroit à la porte le corps, qu'on vouloit traîner.

Quand cette députation entra, Rocher poussa mille cris de joie en voyant la tête de Mde de Lamballe et gronda un jeune [homme] qui se trouva mal, saisi d'horreur de ce spectacle.

A peine le tumulte étoit-il fini que Péthion, qui auroit dû s'occuper d'arrêter le massacre, envoya froidement son secrétaire à mon père pour compter de l'argent.

Cet homme étoit très ridicule et dit mille bêtises qui auroient fait rire dans un autre moment. Il croyoit que ma Mère se tenoit debout pour lui.

Le Municipal qui avoit sacrifié son écharpe en la mettant à la porte se la fit payer par mon père.

Ma tante et moi, nous entendîmes battre la générale toute la nuit ; nous ne croyons pas que le massacre duroit encore. Ma malheureuse Mère ne put pas dormir de la nuit, ce ne fut que quelque tems après que nous sûmes qu'il avoit duré trois jours.

Il est incroyable toutes les scènes qui arrivèrent tant des Municipaux que de la garde ; tout leur faisoit peur, tant ils se sentoient coupables.

Un jour, dans l'extérieur, un homme tira un nouveau fusil pour l'essayer ; ils en firent un procès-verbal et l'interrogèrent soigneusement.

Un autre soir, pendant le soupé, on cria plusieurs fois aux armes, ils crurent que c'étoit les Étrangers ; l'horrible Rocher prit son grand sabre et dit à mon père : « Si ils arrivent, je te tue. » Ce n'étoit pourtant rien qu'un embarras de patrouille.

Une autre fois, une centaine d'ouvriers entreprirent de forcer la grille du côté de la Rotonde ; les municipaux et la garde y accoururent, ils furent dispersés.

Toutes ces peurs augmentoient la sévérité. Nous trouvâmes cependant deux municipaux qui adoucirent les tourments de mon père en lui montrant de la sensibilité et lui donnant de l'espérance ; je crois qu'ils sont morts.

Il y eut aussi une sentinelle qui le soir eut une conversation avec ma tante par le trou de la serrure. Ce malheureux ne fit que pleurer tout le tems qu'il fut au Temple ; j'ignore ce qu'il est devenu ; puisse le ciel l'avoir récompensé de son profond attachement pour son Roi !

Je faisois des règles de chiffres et j'écrivois des extraits, il falloit toujours qu'il y eût un municipal qui regardât sur mon épaule, croyant toujours que c'étoient des conjurations.

On nous ôta les journaux, craignant que nous ne sachions des nouvelles étrangères. On en apporta cependant un jour à mon père avec joie, disant qu'il y avoit quelque chose d'intéressante ; l'horreur ! on disoit qu'on mettroit sa tête en boulet rouge, et on lui apporta cet infernal écrit avec joie.

Il y eut aussi un soir un municipal qui arrivant le soir dit mille injures, entre autres que nous péririons tous si les ennemis approchoient, et que mon frère seul lui faisoit pitié, mais qu'étant né d'un Tyran il devoit mourir.

Voici les scènes que ma famille avoit tous les jours.

La république fut établie le 22 7bre, on nous l'apprit avec joie ; on nous annonça aussi le départ des étrangers ; nous ne voulûmes pas y croire, mais c'étoit vrai.

Au commencement d'octobre, on vint nous ôter plumes, encre, papier et crayons ; ils cherchèrent partout bien soigneusement et même durement, mais cela n'empêcha que ma mère et moi nous ne leur cachâmes nos crayons, que nous gardirent ; ma tante et mon père donnèrent les leurs.

Le soir du même jour, comme mon père revenoit de souper et alloit monter chez lui, on lui dit d'attendre ; il vint d'autres municipaux qui lui dire qu'il iroit dans l'autre logement et qu'il seroit séparé de nous. Nous le quittâmes avec bien de larmes, espérant cependant le revoir le lendemain matin.

On nous apporta le déjeuner séparément, ma mère ne voulut rien prendre. Les municipaux, effrayés et touchés de notre douleur, nous accordèrent de voir mon père, mais aux repas seulement, et nous déffendirent de parler bas, ou des langues étrangères, mais haut et bon français.

Nous descendîmes pour dîner chez mon père avec bien de la joie de le voir. Il y eut un municipal qui crut s'appercevoir que ma tante avoit parlé bas à mon père et lui en fit une scène

Le soir, pour souper, comme mon frère étoit couché, ma mère ou ma tante restoit avec lui et l'autre venoit souper avec moi chez mon père. Le matin nous y restions après déjeuner, le tems que Cléry pût nous coiffer, parce qu'il ne pouvoit pas venir chez ma mère.

Nous allions promener tous ensemble tous les jours à Midi. Manuel vint chez mon père et lui ôta avec dureté son cordon Rouge. Il assura à mon père qu'il n'y avoit que Mde de Lamballe qui eût péri de toutes les personnes qui avoient été au Temple.

On fit prêter serment à Cléry, à Tison et à sa femme d'être fidèles à la nation.

Un municipal, un soir, en arrivant, éveilla brusquement mon frère pour voir s'il y étoit.

Il y en eut un autre aussi qui dit à ma mère un projet qu'avoit Péthion de ne pas faire mourir mon père, mais de l'enfermer pour la vie dans le château de Chambord, avec défense à mon frère de se marier. J'ignore quel étoit le dessein de cet homme en disant ce projet ; ce que je sais, c'est que nous ne l'avons pas revu depuis.

On fit loger ma mère dans un appartement au-dessus de mon père. On vouloit nous séparer, ma tante et moi, de ma mère ; cela n'eut cependant lieu, et nous allâmes avec elle.

On ôta mon frère à ma mère et on le mit auprès de mon père ; il coucha dans sa chambre. Cléry couchoit aussi dans l'appartement avec un municipal.

En haut, ma Mère avoit avec elle ma Tante, moi, Tison et sa femme, et un municipal.

Les fenêtres étoient bouchées avec des barreaux de fer et des abats-jours, les cheminées étoient en tuyaux de poêle, ce qui nous incommoda beaucoup de la fumée.

Voici comme se passoit les journées de mes augustes parens :

Mon père se levoit à 7 heures, prioit Dieu jusqu'à huit, ensuite s'habilloit avec mon frère jusqu'à 9 heures, qu'ils montoient déjeuner chez ma mère.

Après le déjeuner, mon père redescendoit avec mon frère, à qui il donnoit des leçons jusqu'à 11 heures, que mon frère jouoit jusqu'à Midi, que nous allions promener tous ensemble quel tems qu'il fasse, parce que la garde qui relevoit à cette heure-là vouloit voir mon père et s'assurer qu'il étoit au Temple.

La promenade duroit jusqu'à deux heures que nous dînions ; après le dîner, mon Père et ma Mère jouoient ensemble au Trictrac ou au piquet.

A 4 heures, ma mère remontoit chez elle avec mon frère, parce que mon père dormoit ordinairement.

A 6, mon frère redescendoit, mon père le faisoit apprendre et jouer jusqu'au soupé.

A 9 heures, après le soupé, ma mère déshabilloit promptement mon frère et le mettoit dans son lit. Nous remontions ensuite, et mon père ne se couchoit qu'à onze heures.

Ma mère avoit à peu près la même vie ; elle travailloit beaucoup en tapisserie.

Ma tante prioit souvent Dieu dans la journée, elle disoit tous les jours l'office, lisoit beaucoup de livres de piété et faisoit de grandes méditations. Elle faisoit, ainsi que mon père, maigre et jeûne les jours marqués par l'église.

On nous rendit les journaux pour voir le départ des Etrangers et les horreurs contre mon père dont ils étoient pleins.

On nous dit un jour : « Mesdames, je vous [annonce] une bonne nouvelle, le traître Bouillé est pris, si vous êtes patriotes, vous devez vous en réjouir », ma mère ne dit mot.

Le jour de la Toussaint, la convention vint pour la première fois voir mon père. Les membres lui demandèrent si il n'avoit point de plaintes à porter, il dit que non et qu'il étoit content quand il étoit avec sa famille.

Cléry se plaignit qu'on ne payoit pas les Marchands qui fournissoient à mon père. Chabot reprit fièrement : « La nation n'est pas à un sou près. »

Les députés qui vinrent furent Chabot, Dupra,8 Drouai,9 Lecointre Puiravaux10 ; ils revinrent encore l'aprée dîner et firent les mêmes questions à nous tous et eurent les mêmes réponses.

Un jour d'après, Drouai revint encore tout seul et demanda si on n'avoit pas de plaintes à porter : ma mère dit que non.

Quelque tems après, comme nous étions à dîner, il arriva des gendarmes qui se jettèrent brusquement sur Cléry et lui ordonnèrent de venir au tribunal. C'est qu'il y a quelques jours auparavant Cléry, descendant l'escalier avec un municipal, avoit rencontré un jeune homme de garde de sa connoissance ; ils se dirent bonjour et se serrèrent la main. Le municipal le trouva mauvais, fit arrêter le jeune homme, c'étoit pour comparoître au Tribunal devant lui qu'on vint chercher Cléry. Mon père demanda qu'il revînt, les municipaux l'assurèrent qu'il ne reviendroit pas ; cependant il arriva à minuit.

Cléry demanda pardon à mon père de sa conduite passée et dont les manière de mon père dans sa prison et les exhortations de ma Tante l'avoient fait revenir. Il fut depuis toujours très fidèles à mon Père.

Un jour, nous entendîmes de grands cris de gens qui demandoient les têtes de mon Père et de marat11 ; on eut la cruauté de venir crier cela sous les fenêtres du Temple.

Mon père tomba malade d'un gros Rhume et eut la fièvre assez fort ; on lui accorda son médecin et son apoticaire, le Monnier12 et Robert. La commune fut inquiète, il y eut un bulletin tous les jours de la santé de mon père, qui se rétablit. Toute ma famille fut incommodée de ce Rhume, mais mon père fut le plus malade.

La commune changea le deux Décembre. Les nouveaux municipaux vinrent reconnaître mon père et sa famille à 10 heures du soir.

Quelques jours après, il y eut un arrêté de la commune qui ordonnoit d'ôter de nos appartemen Cléry et Tison, de nous ôter aussi couteaux, ciseaux et tous instruments tranchant et ordonnoit aussi de déguster avec soin tous les plats que l'on nous servoit.

La première [dernière] chose n'eut pas lieu, mon père et ma mère s'y opposèrent, disant qu'ils pouvoient se trouver mal et que cela exposeroit les municipaux si ils les soignoient.

La visite fut faite soigneusement pour les instrumens tranchans ; ma mère et moi nous leur cachâmes nos ciseaux. Les municipaux redoublèrent de sévérité.

Le 11 décembre, nous fûmes fort inquiets du tambour qui battoit et de la garde qui arrivoit au Temple. Mon père redessendit chez lui après le déjeuner avec mon frère.

A onze heures, arrivèrent chez mon père Chambon, le maire, Chaumet,13 procureur général de la commune, Colombo,14 secrétaire-greffier. Ils signifièrent à mon père le décret de la convention qui ordonnoit qu'il seroit amené à la barre pour être interrogé. Ils engagèrent mon père à renvoyer mon frère à ma mère, mais n'ayant pas dans leurs mains le décret de la convention, ils firent attendre mon père deux heures.

Il ne partit qu'à une heure et monta dans la voiture du Maire ; avec lui, Chaumet et Colombo ; la voiture étant escortée par des municipaux à pied.

Mon père ayant observé que Colombo saluait beaucoup de monde, lui demanda si ils étoient tous ses amis. Colombo dit « Ce sont les braves citoyens du 10 août, que je ne vois jamais qu'avec beaucoup de joie. »

Je ne parle pas de la conduite de mon père à la Convention, tout le monde la connoît ; sa dignité, sa fermeté, sa douceur, sa bonté, son courage, au milieu d'assassins altérés de son sang, sont des traits qui ne s'oubliront jamais et que la postérité la plus reculée admirera encore.

Il revint à 6 heures à la tour du Temple avec le même cortège ; ma mère et nous, nous avions été très inquiètes.

Ma mère, entendant les tambours, avoit fait l'impossible auprès du municipal qui la gardoit pour apprendre ce qui se passoit, cet homme n'avoit jamais voulu le dire ; ce ne fut qu'à onze heures, à l'arrivée de mon père, que nous l'apprîmes. Quand elle l'a sue, elle dit qu'elle étoit tranquille, puisqu'elle savoit mon père au sein de la convention.

Quand mon père fut rentré, elle demanda ardemment de le voir. Ma mère lui fit demander à Chambon et n'en reçut point de réponse.

Mon frère passa la nuit chez ma mère, il n'avoit pas de lit, ma mère lui donna le sien.

Le lendemain, ma mère redemanda à voir mon père et à avoir les journeaux pour voir son procès. Elle demanda au moins que si elle ne pouvoit pas voir mon père, mon frère et moi nous puissions le voir.

On porta cette demande au conseil général. Les journaux furent refusés ; on nous permit à mon frère et à moi que nous voyons mon père ; mais, étant absolument séparés séparés de ma mère, on en fit part à mon père, qui dit que quelque plaisir qu'il eût de voir ses enfans, les grandes affaires qu'il avoit ne lui permettoit pas de s'occcuper de son fils, et que sa fille ne pouvoit pas quitter sa mère.

On fit monter le lit de mon frère.

La convention vint voir mon père ; il demanda des conseillers, de l'encre et du papier, et des rasoirs pour faire sa barbe ; toutes ces demandes lui furent accordée.

Mr de Malsherbes,15 Tronchet et Desèze,16 ses conseillers, vinrent le voir. Il étoit souvent obligé, pour leur parler, d'aller dans sa tourelle pour n'être pas entendu.

Mon père ne descendoit plus au jardin, ni nous non plus ; mon père ne savoit de nos nouvelles et nous des siennes que par les municipaux, et bien strictement.

J'eus mal au pied, mon père le sut et me montra sa bonté ordinaire en s'informant avec soin de ma santé.

Ma famille trouva encore dans cette commune quelques hommes charitable qui, par leur sensibilité, adoucirent leur tourment. Ils assurèrent ma mère que mon père ne périroit pas et que son affaire seroit renvoyée aux assemblées primaires, qui le sauveroit certainement.

La convention vint encore voir mon père.

Le 26 décembre, St Étienne, mon père fit son testamen, parce qu'il croyoit être assassiné le lendemain en allant à la convention. Le 26, mon père alla encore à la barre avec son courage ordinaire. Il laissa à Mr de Sèze à lire sa défense ; il partit à onze heures et revint à 3 heures. Mon père voyoit tous les jours ses conseillers.

Enfin, le 18 janvier, jour auquel le jugement fut porté, les municipaux entrèrent à onze heures chez mon père et lui dirent qu'ils avoient ordre de le garder à vue. Mon père leur demanda si son sort étoit décidé, ils l'assurèrent que non.

Le lendemain au matin, Mr de Malsherbes vint apprendre à mon père que la sentence étoit prononcée. « Mais, sire, ajouta-t-il, les scélérats ne sont pas encore les maîtres et tout ce qu'il y a d'honnêtes gens viendront sauver votre majesté ou périr à ses pieds. » — « Non, Mr de Malsherbes, dit mon père, cela exposeroit beaucoup de monde, mettroit la guerre civile dans Paris ; j'aime mieux mourir, et je vous prie de leur ordonner de ma part de ne faire aucun mouvement pour me sauver. »

Il ne put plus voir ses conseillers ; il donna une note aux municipaux pour les redemander et se plaindre de la gêne qu'il avoit, ayant de si grandes affaires, d'être toujours gardé à vue ; on ne fit aucune attention à ses demandes.

Le Dimanche 20 janvier, Garat, membre [ministre] de la justice, et les autres membres du pouvoir exécutif, vinrent lui notifier sa sentence de mort pour le lendemain. Mon père l'écouta avec courage et religion, il demanda un sursis de 3 jours, de savoir ce que deviendroit sa famille, et d'avoir un confesseur catholique.

Le sursis fut refusé, Garat assura mon père qu'il n'y avoit aucune charge contre sa famille et qu'on la renverroit hors de France, et ensuite il lui amena pour confesseur l'abbé Edjorce ou de firmont.17

Mon père dîna comme à l'ordinaire, ce qui surprit beaucoup les municipaux, qui croyoient qu'il se tueroit.

Nous apprîmes la [sentence de] mort de mon père le dimanche 20, par les colporteur.

A 7 heures du soir, on vint nous dire qu'un décret de la convention nous permettoit de descendre chez mon père. Nous courrûmes chez lui et nous le trouvâmes bien changé ; il pleura de notre douleur, mais non de sa mort. Il raconta à ma mère son procès, excusant les scélérats qui le faisoit mourir, répéta à ma mère qu'on vouloit les assemblées primaires, mais qu'il ne le vouloit pas, parce que cela mettroit le trouble dans la france ; il donna ensuite de bonnes instruction religieuses à mon frère et lui recommenda surtout de pardonner à ceux qui le faisoient mourir. Il donna sa bénédiction à mon frère et à moi.

Ma mère désiroit extrêmement que nous passion la nuit avec mon père, il le refusa, ayant besoin de tranquilité.

Ma mère demanda au moins de revenir le lendemain matin, mon père le lui accorda ; mais quand nous fûmes partis, il demanda aux gardes que nous ne redescendions pas, parce que cela lui faisoit trop de peine.

Il revint ensuite avec son confesseur, ; il se coucha à minuit, dormit jusqu'à 4 heures, qu'il fut éveillé par les tambours.

A 6 heures, l'abbé dit la messe, à laquelle mon père communia ; il partit sur les 9 heures. En descendant l'escalier, il donna son testatment à un municipal. Il leur donna aussi une somme d'argent que Mr de Malsherbes lui avoit prêté et les pria de la lui faire remettre, mais ils la gardèrent pour eux.

Il rencontra ensuite un guichetier qu'il avoit repris un peu brusquement la veille ; il lui tendit la main en disant : « Mathé, je suis fâché de vous avoir offensé, je vous prie de me pardonner. »

Il lut les prières des agonissants dans le chemin. Arrivé à l'échafaud, il voulut parler au peuple, Santerre l'en empêcha en faisant battre le tambour. Son discours fut entendu de peu de monde.

Il se déshabilla ensuite tout seul, il se fit lier les mains avec son mouchoir et non une corde.

L'abbé, qui l'avoit suivi, lui dit, au moment qu'il alloit mourir : « Allez, fils de St Louis, les portes de l'éternité vous sont ouvertes. »

Il reçut le coup de la mort le 21 Janvier 1793, un lundi, à 10 heures 10 minutes.

Ainsi périt Louis 16, roi de france et de Navarre, âgé de 39 ans, 5 mois moins 3 jours, après avoir régné 18 ans et avoir été en prison 5 mois et 8 jours.

Telle fut la vie du Roi mon père pendant une rigoureuse prison. On n'y voit que Piété, grandeur d'âme, fermeté, douceur, courage, bonté, patience à supporter les plus horribles calomnies, clémence à pardonner de tout son cœur à ses assassins, grand amour de Dieu, sa famille et son peuple, dont il donna des marques jusqu'à son dernier soupir, et dont il a été recevoir la récompense dans le sein d'un Dieu tout-puissant et tout miséricordieux.


Notes

1. Pétion.

2. Tourzel.

3. Hüe.

4. Saint-Brice.

5. Turgy.

6. La Force.

7. Palloi.

8. Dupont.

9. Drouet.

10. Lecointre-Puyravaux.

11. ma mère.

12. Lemonnier.

13. Chaumette.

14. Colombeau.

15. Malesherbes

16. De Sèze.

17. Edgeworth de Firmont.


Mémoire écrit par Marie-Thérèse-Charlotte de France sur la captivité des princes et princesses ses parents. Depuis le 10 août 1792 jusqu'à la mort de son frère arrivée le 9 juin 1795. Publié sur le manuscrit autographe appartenant à Madame la Duchesse de Madrid. Paris : Librairie Plon, n.d [1892]. I, pp. 55-95.


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