Fin

III

Nous ignorâmes, ma Tante et moi, la mort de ma mère, et quoique nous ayons entendu crier par un colporteur qu'on vouloit la juger sans désemparer, l'espérance, qui est si naturelle aux malheureux, nous fit croire qu'on la sauveroit.

Nous ne pouvions pas aussi imaginer l'indigne conduite de l'empereur, qui laissa la Reine sa parente périr sur l'échafaud sans faire des démarches pour la sauver. C'est pourtant ce qui est arrivé, mais nous ne pouvions pas croire ce dernier trait d'indignité de la maison d'Autriche.

Cependant il y avoit des instans où nous craignons beaucoup pour ma mère, voyant la range du peuple égaré contre elle.

Je suis toujours resté dans ce malheureux doute un an et demi, où j'appris mon malheur et la mort de ma vertueuse et auguste Mère.

Nous apprîmes par les colporteurs la mort du duc d'Orléans ; ce fut la seule nouvelle que nous sûmes de l'hyver.

Les fouilles recommencèrent, on nous traita avec dureté ; ma tante, qui avoit un cotère au bras, eut beaucoup de peine à obtenir de quoi le soigner, on la fit attendre longtems ; enfin, un jour, un municipal remontra l'inhumanité d'un tel procédé et envoya chercher de l'onguent.

On m'ôta aussi les bouillons de jus d'herbes que je prenois le matin pour ma santé.

Ma tante n'ayant plus de poisson les jours maigres, demanda instamment qu'on lui donnât des plats maigres pour pouvoir remplir ce devoir ; on le lui refusa disant que par l'égalité il n'y avoit pas de différence dans les jours, qu'il n'y avoit plus de semaines, mais des décades. On nous apporta un nouvel almanach, mais nous n'y regardâmes pas.

Un autre jour, que ma tante demandoit encore du maigre, on lui dit : « Mais, citoyenne, tu ne sais pas ce qui se passe ; on n'a pas au marché tout ce qu'on veut. » Ma tante ne le demanda plus.

Nous eûmes toujours des fouilles et particulièrement au mois de novembre. Il fut ordonné de nous fouiller tous les jours, trois fois dans la journée. Il y eut une fouille, entr'autre, qui dura depuis 4 heures jusqu'à 8 heures et demi du soir. Les 4 municipaux qui la firent étaient absolument ivres. On ne peut pas se faire d'idées de leurs propos, de leurs injures et de leurs juremens pendant ces 4 heures.

Il nous emportèrent plusieurs bêtises, comme des chapeaux, des cartes avec des Rois et des livres où il y avoit des armes ; ils laissèrent les livres de piété, mais après avoir dit mille impiétés.

Simon nous accusa de faire des faux assignats et d'avoir correspondances au dehors ; il prétendit que nous avions communiqué avec mon père pendant son procès. Simon fit cette déclaration au nom de mon frère, qu'il força de signer.

Ce bruit qu'il croyoit être de faux moyonneur étoit le bruit de notre trictrac, parce que nous y jouions le soir.

L'hyver se passa assez tranquillement ; beaucoup de visites et de fouilles, mais on nous donna du bois.

Le 19 de Janvier, nous entendîmes un grand bruit chez mon frère, ce qui nous fit conjecturer qu'il s'en alloit du Temple, et nous en fûmes convaincus quand, regardant par un trou de notre abat-jour, nous vîmes emporter beaucoup de paquets.

Les jours d'après nous entendîmes ouvrir sa porte, et, toujours persuadé qu'il étoit parti, nous crûmes qu'on avoit mis en bas quelque prisonnier Allemand ou étranger, et nous l'avions déjà baptisé Melchisédec, pour lui donner un nom ; mais j'ai su depuis que c'étoit seulement Simon qui étoit parti, qu'on lui avoit dit de choisir ou de municipal ou de gardien de mon frère et qu'il avoit opté pour la première charge, et qu'on avoit eu la cruauté de laisser mon malheureux petit frère tout seul.

Barbarie inouie de laisser un malheureux enfant de 8 ans seul, enfermé dans sa chambre, sous verroux et clefs, n'ayant aucun secours et qu'une mauvaise sonnette qu'il ne tiroit jamais, aimant mieux manquer de tout que de demander à ses persécuteurs.

Il étoit dans un lit qui ne fut pas fait de six mois, mon frère n'ayant pas la force de le faire ; les punaises et les puces le couvroient, son linge et sa personne en étaient pleins. Ses ordures restèrent dans sa chambre ; jamais il ne les jettoient, ni personne non plus ; la fenêtre n'étoit jamais ouverte, on ne pouvoit pas tenir dans sa chambre par l'odeur infecte. De son naturel il étoit sale et paresseux, car il aurait pu avoir plus de soin de sa personne.

Souvent on ne lui donnoit pas de lumière ; ce malheureux mouroit de peur, mais ne demandoit jamais rien. Il passoit sa journée sans rien faire, et cet état où il vécut fit beaucoup de mal à son moral et à son phisique ; ce n'est pas [étonnant] que sa santé se soit dans la suite dérangée ; mais le tems qu'il s'est encore bien porté prouve sa bonne constitution.

On nous tutoya beaucoup pendant l'hyver.

Ma tante fit tout le carême en entier, quoique n'ayant pas de quoi vivre. Elle ne déjeunoit point, prenoit à dîner une ecueille de café ; à soupé, de pain.

Il n'y a rien de si édifiant que cette conduite, qui dura tout le carême. Depuis le tems qu'on lui avoit refusé du poisson, elle n'avoit pas manqué malgré cela de faire maigre.

Au commencement du printems, on nous ôta la chandelle ; nous ne pûmes plus en avoir ; nous soupions à 7 heures et demie, 8 heures, et nous couchions tout de suite, parce qu'on n'y voyoit pas.

Il ne se passa rien de remarquable jusqu'au 9 de mai. Au moment où nous nous couchions, on ouvrit nos verroux et on vint frapper à notre porte ; ma Tante dit qu'elle passoit sa robe, on dit que cela n'étoit pas si long et on frappa si fort qu'on pensa enfoncer la porte.

Ma tante ouvrit quand elle fut habillée.

On lui dit :

« Citoyenne, veux-tu bien descendre ?

Et ma nièce ?

— On s'en occupera après. »

Ma Tante m'embrassa et me dit qu'elle alloit remonter.

« Non, citoyenne, tu ne remontras pas, prends ton bonnet et descendre. »

Ils accablèrent ma Tante d'injures ; ma Tante les souffrit avec patience, prit son bonnet, ensuite elle m'embrassa, me dit d'avoir courage et d'esperer toujours en Dieu.

Elle sortit avec ces diables. Arrivée en bas, on lui demanda ses poches, où il n'y avoit rien. Cela dura longtems, parce que les municipaux firent un procès-verbal pour se décharger de sa personne.

Enfin, après mille injures, elle partit avec l'huissier du tribunal ; elle monta en fiacre et arriva à la conciergerie, où elle passa la nuit.

Le lendemain, elle fut traduite au tribunal ; on lui fit trois questions :

« Son nom ?

— Élisabeth.

— Où es-tu le 10 d'août ?

— Au château des Thuileries, auprès de mon frère.

— Qu'as-tu fait de tes diamants ?

— Je ne sais pas, du reste, toutes les questions sont inutiles, vous avez résolu ma mort, j'ai fait à Dieu le sacrifice de ma vie, et je suis prête à mourir. »

On la condamna à mort. Elle se fit conduire dans la chambre de ceux qui devoient périr avec elle. Elle les exhorta tous à la mort.

Sur la charette, elle eut toujours le même calme, encourageant les femmes qui étaient avec elle.

Le peuple l'admira et ne l'insulta point.

Arrivée au pied de l'échaffaud, on eut la cruauté de la faire périr la dernière. Toutes les femmes sortant de la charette lui demandèrent la permission de l'embrasser, ce qu'elle fit avec sa douceur ordinaire, et les encourageant.

Ses couleurs ne l'abandonnèrent pas jusqu'au dernier moment, qu'elle souffrit avec force et religion, où son âme se sépara de son corps pour aller jouir du bonheur dans le sein d'un Dieu qu'elle avoit toujours beaucoup aimé.

Marie-Philippine-Élisabeth-hélène, sœur du roi Louis 16, mourut le 10 de mai 1794, âgée de trente ans. Ayant toujours été un modèle de vertu, n'ayant eu jamais les écarts de la jeunesse. Depuis l'âge de 15 ans, elle s'étoit donnée à Dieu et ne songea plus qu'à son salut.

Madame Eliabeth, soeur de Louis XVI

Depuis 89 que je la connois plus, je n'ai jamais trouvé en elle que religion, grand amour de Dieu, horreur du péché, douceur, modestie, courage et grand attachement à sa famille, pour qui elle a sacrifié sa vie, n'ayant jamais voulu quitter le Roi mon père ; enfin, ce fut une princesse digne du sang dont elle sortoit.

Je ne puis en dire assez de bien par les bontés qu'elle a eu pour moi, qui n'ont fini qu'avec sa vie. Elle me regarda toujours comme une fille, et moi je la vis toujours comme une seconde mère et je lui en donnai tous les sentiments.

Nous avions absolument le même caractère, nous nous ressemblions beaucoup . Puissai-je avoir ses vertus et l'aller retrouver un jour dans le sein de Dieu, où je ne doute point qu'elle jouisse du prix de sa vie et de sa mort qui ont été si méritoires.

IV

Je restai dans une grande désolation quand je me vis séparée de ma Tante ; je ne savois pas ce qu'elle étoit devenue, on ne voulut pas me le dire. Je passais une triste nuit, et quoique je fusse bien inquiète d'elle, j'étois loin de croire que j'allois la perdre dans quelques heures, je croyois fermement qu'elle étoit hors de france.

Cependant la manière dure dont on l'avoit emmenée me faisoit craindre pour elle ; je passai la nuit dans ces incertitudes ; le lendemain matin, je demandois aux municipaux ce qu'elle étoit devenue ; ils me dirent qu'elle avoit été prendre l'air ; je leur demandai d'être réunie à ma mère, puisque j'étois séparée de ma tante, et de savoir des nouvelles de cette dernière ; ils me dirent qu'ils en parleroient.

On vint ensuite m'apporter la clef de l'armoire où étoit le linge de ma Tante, je leur demandai de le lui faire parvenir, parce que ma Tante n'en avoit point, ils me dirent qu'ils ne le pouvoient pas.

Je demandai souvent aux municipaux d'être réunie à ma Mère et de savoir des nouvelles de ma Tante, ils me dirent toujours qu'ils en parleroient.

Enfin, voyant que mes demandes n'avoient pas de fruit, et me souvenant que ma tante m'avoit dit que si j'étois jamais seule, mon devoir étoit de demander une femme, je le fis avec répugnance, bien sûre d'être refusée.

En effet, quand je demandai aux municipaux une femme, ils me dirent :

« Citoyenne, conseil général, nous verrons. »

Ils redoublèrent de sévérité pour moi, ils m'ôtèrent les couteaux qu'ils m'avoient rendu.

Ils me dirent :

« Citoyenne, dis-nous donc, est-ce que tu as beaucoup de couteaux ?

— Non, monsieur, deux.

— Et dans ta table à toilette, tu n'en as pas, ni de ciseaux ?

— Non, monsieur, non. »

Une autre fois ils m'ôtèrent le briquet ; ils arrivèrent pour m'interroger et dirent, ayant trouvé le poêle chaud :

« Peut-on savoir pourquoi tu as fait du feu ?

— Pour mettre mes pieds dans l'eau.

— Avec quoi as-tu allumé le feu ?

— Avec le briquet.

— Qui te l'a donné ?

— Il est resté de Tison.

— Ne t'a-t-on rien donné depuis ?

— Si, des allumettes et de l'amadou.

— Quand ?

— Il y a 8 mois.

— Qui te l'a donné ?

— Je ne sais pas.

— Provisoirement, nous allons ôter le briquet.

— Comme il vous plaira.

— C'est pour ta sûreté, de peur que tu ne t'endorme et ne brûle auprès du feu.

— Je vous remercie.

Tu n'as pas autre chose ?

— Non, monsieur.

— En honneur et conscience, tu nous assures que tu n'as pas autre chose ?

— Pour cela, non, monsieur. »

Souvent c'étoit des scènes comme cela, encore des visites.

Il vint un jour un homme que je crois qui étoit Robespierre ; les municipaux avoient beaucoup de respect pour lui et sa visite fut un secret ; les gens de la Tour ne surent pas qui il étoit. Il vint chez moi, me regarda insolemment, regarda les livres, et après avoir chuchoté avec les municipaux il s'en alla.

Les gardes étoient souvent ivres, cependant nous restâmes tranquilles, mon frère et moi, chacun dans notre appartement, jusqu'au 9 thermidor.

Les municipaux laissèrent toujours mon frère languir dans son ordure et n'entroit qu'aux repas, sans avoir pitié de ce malheureux enfant ; il n'y en eut qu'un qui parla de la dureté qu'on exerçoit envers mon frère, il fut chassé le lendemain.

Pour moi, je ne demandois à ces gens que l'absolu nécessaire, souvent ils le refusoit avec dureté ; je balayois mes chambres tous les jours ; elles étoient finies à 9 heures pour le déjeuner, que les gardes entroient.

Ils ne voulurent plus me donner de livres et je n'avois que des livres de piété, des voyages, que j'avois lus mille fois, et un tricot qui m'ennuyoit beaucoup.

Tel étoit notre état quand le 9 thermidor arriva. Nous entendîmes battre la générale, sonner le tocsin, je fus très inquiète. Les municipaux qui étoient de garde au Temple ne changèrent pas ; je n'osois pas leur demander ce qui se passoit [de crainte] d'être refusée.

Enfin le 10 thermidor, à 6 heures du matin, j'entendis un bruit affreux au Temple ; la garde crioit aux armes, le tambour rappeloit, les portes se fermoient et s'ouvroient. Tout ce tapage étoit pour des membres de la convention nationale qui venoit voir si tout étoit tranquille.

J'entendis les verroux de mon frère qu'on ouvrit, je me jetai à bas de mon lit et j'étois habillée quand les membres de la convention, Barras et Delmas, arrivèrent chez moi. Ils étoient en grand costume, ce qui m'étonna un peu, parce que je n'y étois pas accoutumée.

Barras me parla, m'appela par mon nom ; il fut étonné de me trouver levée. Il me dit encore d'autres choses auquelles je ne répondis pas, tant j'étois surprise. Enfin, voyant qu'ils restoient toujours, je leur dis que je ne m'attendois pas à les voir si matin.

Ils sortirent et je les entendis haranguer la garde, qui étoit sous les fenêtres, d'être fidèles à la convention nationale. Il s'éleva mille cris de « vive la République ! vive la convention ! » La garde fut redoublée, les trois municipaux qui étoient au Temple y restèrent trois jours.

Enfin, à la fin du troisième, à 9 heures et demie, comme j'étois dans mon lit, n'ayant pas de chandelle, mais que je ne dormois pas, inquiète de ce qui se passoit, on ouvrit ma porte pour me montrer à Laurent, commissaire de la convention, chargé de garder mon frère et moi.

Marie-Therese-Charlotte et Louis Charles

Je me levai ; ces messieurs ils firent une grande visite en montrant tout à Laurent, et ils s'en allèrent.

Le lendemain, à dix heures, Laurent entra dans ma chambre et me demanda avec politesse si je n'avois besoin de rien. Il entroit tous les jours trois fois par jour, mais il étoit d'une grande politesse et ne faisoit jamais la visite des barreaux.

La convention revint trois jours après ; elle eut pitié de l'état de mon frère et ordonna qu'on le traitât mieux.

Laurent fit descendre pour mon frère un lit qui étoit chez moi, le sien étant plein de punaises ; ensuite il donna des bains à mon frère et le lava de la vermine dont il étoit couvert. Cependant on le laissa toujours seul dans sa chambre.

Je demandai bientôt à Laurent ce qui me tenoit à cœur, c'est-à-dire de savoir des nouvelles de mes parens dont j'ignorai la mort, et surtout d'être réunie à ma mère ; il me dit que cela ne le regardoit.

Le lendemain il vint des gens en écharpes à qui je fis la même question ; ils me dirent que cela ne les regardoit pas et qu'ils ne savoient pas pourquoi je demandois de n'être plus ici, parce qu'il leur paroissoit que j'y étois bien.

« Oui, monsieur, on y étoit très bien pour le local, mais très mal pour le cœur, parce que quand on est séparé de sa mère depuis deux ans sans savoir de ses nouvelles, c'est très triste.

— Vous n'êtes pas malade ?

— Non, monsieur, mais c'est la plus cruelle maladie que celle du cœur.

— Je vous dis que nous n'y pouvons rien et je vous conseille de prendre patience et d'espérer en la bonté et la justice des François. »

Je ne répondis rien.

Le reste de l'été se passa très tranquillement. Je fus éveillée un matin par l'explosion de Grenelle. Mon frère resta toujours seul chez lui pendant tout l'été.

Laurent entroit chez lui trois fois ; mais par peur de se compromettre, il n'osoit pas. Il avoit plus de soin de moi, aussi je n'ai qu'à me louer de ses manières avec moi ; pendant les trois mois qu'il a été seul il m'a souvent demandé si je n'avois besoin de rien et m'a priée de lui demander ce que je voudrois et de le sonner. Il me rendit le briquet et de la chandelle.

A la fin d'octobre, comme je dormois, à une heure du matin, on ouvrit ma porte ; je me levai, j'ouvris et je vis entrer deux hommes du comité avec Laurent ; ils me regardèrent et sortirent sans me rien dire.

Au commencement de novembre arriva des commissaires civils, c'est-adire un homme de chaque section qui venoit passer 24 heures au Temple pour constater l'existence de mon frère.

Il arriva aussi, les premiers jours de novembre, un autre commissaire de la convention pour être avec Laurent, nommé Gomin.1 Il eut un soin extrême de mon frère, fut pénétré de l'état où il le trouva ; cela lui fit tant de peine qu'il voulut tout de suite donner sa démission ; mais cependant, pour adoucir les tourments de mon frère, il se résolut d'y rester.

On laissoit ce malheureux enfant depuis la fin du jour jusqu'au soupé à 8 heures sans lumière, il mouroit de peur, n'aimant pas l'obscurité, mais Laurent ne vouloit pas monter l'escalier pour lui en porter.

Mais Gomin lui en donna à la fin du jour, et même passa quelques heures avec lui pour l'amuser. Gomin s'apperçut bientôt que les genoux et les poignets de mon frère étoient enflés, il crut qu'il alloit se nouer, en parla au comité et demanda qu'il pût descendre dans le jardin pour faire de l'exercice.

Gomin cependant fit descendre mon frère dans sa chambre, en bas, dans le petit sallon, ce que mon frère aimoit beaucoup, parce qu'il aimoit à changer de lieu. Il s'apperçut bientôt des attentions de Gomin pour lui ; il en fut touché, ce malheureux enfant étant depuis longtems accoutumé qu'aux mauvais traitemens.

Le 19 décembre, le comité de sûreté générale vint au Temple ; ils virent mon frère pour sa maladie, ils vinrent aussi chez moi, mais ne me dirent rien.

L'hyver se passa assez tranquillement ; je fus très contente de l'honnêteté de mes gardiens. Ils voulurent faire mon feu, ce qui me fit plaisir, et ils me donnèrent des livres. Laurent m'en avoit déjà donné un peu, ils me donnèrent beaucoup de bois.

Mon frère eut pendant l'hyver quelques accès de fièvre ; il étoit toujours auprès du feu et on ne pouvoit pas l'en tirer, il n'aimoit pas à marcher.

Laurent et Gomin le firent monter sur la Tour pour prendre l'air, mais il y restoit à peine un quart d'heure et on avoit beau le presser il ne vouloit pas marcher, sa maladie étant déjà bien commencée et ses genoux s'enflant toujours de plus en plus.

Laurent s'en alla, accusé de terrorisme ; on mit à sa place un nommé Lasne, bien bon homme, qui eut avec Gomin bien soin de mon frère.

Au commencement du printemps ils m'engagèrent à monter sur la tour, ce que je fis.

La maladie de mon frère empiroit de jour en jour, ses forces diminuoient, son esprit même s'en ressentoit de la dureté qu'on avoit exercée et tomboit sensiblement.

Le comité de sûreté générale envoya pour le soigner le médecin Dusceaux2 ; il se chargea cependant de guérir mon frère, quoique sa maladie fût dangereuse.

Mais Dusceaux mourut, on lui donna pour successeur le médecin Dumangin et le chirurgien Pelletan ; ils ne virent pas d'espérance à l'état de mon frère. On lui donna des drogues qu'il prit avec peine, cependant il les avaloit.

Sa maladie heureusement ne le faisoit pas beaucoup souffrir, c'étoit plutôt un engourdissement et abattement que douleur vive, il se consumoit comme un vieillard. IL eut plusieurs crises facheuses ; la fièvre le prit et, ses forces diminuant toujours, il expira doucement, sans agonie, le 9 de Juin, à trois heures après Midi, après avoir eu la fièvre 8 jours et deux jours allité. Il étoit âgé de 10 ans 2 mois.

Les commissaires pleurèrent amèrement, tant il s'étoit fait aimer d'eux par ses qualités aimable.

Il avoit beaucoup d'esprit, mais sa prison lui avoit fait beaucoup de tort et même, s'il eût vécu, il y auroit eu à craindre qu'il ne devint imbécile.

Il avoit toutes les bonnes qualités de son père ; sans sa prison, il auroit été un grand homme, car il avoit du caractère, aimoit bien sa patrie et les grandes choses à exécuter.

Ce n'est point vrai qu'il eut été empoisonné comme on l'a dit et le dit encore, c'est faux par le témoignage des médecins qui ont ouvert son corps et n'ont pas trouvé le moindre poison.

Les drogues qu'il apris dans sa dernière maladie ont été décomposées et on les a trouvées saines.

Il auroit pu être empoisonné par la commune , mais c'est faux ; le seul poison qui a abrégé ses jours est la malpropreté où il a vécu près d'un an et la dureté qu'on a exercée envers lui.

Telle a été la vie de mes vertueux et malheureux parens durant les dernières années de leur auguste vie.

J'atteste que ce mémoire contient vérité.

Marie-Thérèse-Charlotte.

Fait à la Tour du Temple, ce 14 octobre.

FIN.


Notes

1. Gomain.

2. Desault.


Mémoire écrit par Marie-Thérèse-Charlotte de France sur la captivité des princes et princesses ses parents. Depuis le 10 août 1792 jusqu'à la mort de son frère arrivée le 9 juin 1795. Publié sur le manuscrit autographe appartenant à Madame la Duchesse de Madrid. Paris : Librairie Plon, n.d [1892]. III-IV, pp. 139-167.


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