Ch. Clermont-Ganneau (1977) "Horus et Saint-Georges". Extrait de la Revue Archéolgique.

HORUS

ET

SAINT GEORGES

I II III IV V VI VII
VIII IX X XI XII XIII Appendice

VI - X

VI.

Pourquoi le rôle d'Horus a-t-il été attribué à Reseph, ces deux divinités étant également connues des Égyptiens? ll serait facile de répondre que cette attribution a pu être faite par les Phéniciens, qui auraient transporté le rôle glorieux d'Horus à un de leurs dieux nationaux, ou par les Grecs, qui auraient été principalement guidés dans cette combinaison par leur goût pour les jeux phonétiques. Mais il n'y aurait rien d'impossible à ce que cette attribution eût été faite sur le terrain égyptien même. C'est ainsi que les fonctions de Set ou de Typhon ont été dévolues au dieu sémitique Baal, que celles d'Apollon l'ont été partiellement à Persée. Ces sortes de dédoublements mythologiques sont loin d'être rares; que de divinités n'ont d'autre origine qu'un épisode du rôle général joué par une autre divinité, parfois même qu'une simple épithète de cette divinité! ce sont comme autant de boutures qui deviennent arbres à leur tour. Ici il y a, en outre, ce fait, que nous sommes en présence de mythologies distinctes, de peuples différents, et que ces boutures transplantées ont pris racine en terres étrangères.

Les emprunts, les transmissions et les assimilations (souvent superficielles et enfantines) ont donné lieu à de nouvelles complications.

La légende d'Horus a été, dans l'un de ses détails, mise au compte du dieu phénicien Reseph. Sur le domaine phénicien proprement dit nous allons rencontrer d'autres dédoublements.

Reseph est, comme nous l'avons vu, Apollon; or, dans Sanchoniathon, le dieu phénicien désigné par le texte grec sous le nom d'Apollon n'apparaît qu'engagé dans une triade qui se compose de Kronos, Zeus-Belos, et Apollon, tout trois fils d'un autre Kronos appelé aussi Ilos.

Ce sont de transparentes hellénisations de El (Ilos), de Baal (Belos) et, d'après ce que j'ai montré, de Reseph (Apollon): les deux premiers noms sont transcrits, le second est traduit ou plutôt représenté par un équivalent mythologique.

Mais cette triade ressemble étrangement à une autre triade d'une des premières cosmogonies de Sanchoniathon, plus symbolique mythologique: Φῶς, Πῦρ, et Φλόξ. En conservant rigoureusement l'ordre de ces deux énumérations parallèles, l'on constate que la lumière correspond à El ou Kronos, le feu à Baal ou Zeus Belos, et la flamme à Reseph ou Apollon: mais nous avons vu que Reseph signifie précisément flamme en hébreu et en phénicien: de telles rencontres sont-elles l'effet du hasard?(27)

Sanchoniathon garde le silence sur les faits et gestes de ces trois personnages Kronos, Zeus-Belos, Apollon; il s'étend au contraire complaisamment sur les actes du premier Ilos-Kronos, père des trois frères et homonyme de l'aîné d'entre eux.

Nous devons nous attendre, d'après ce que je viens de dire des dédoublements mythologiques, à voir les divers fragments de notre mythe répartis entre ces trois personnages placés sur la même ligne, c'est-à-dire que ce qui est attribué par Sanchoniathon au premier Ilos-Kronos peut appartenir aussi bien, non-seulement au second Ilos-Kronos, mais au deux autres comparses ses frères, Zeus-Belos et Apollon, soit Baal et Reseph. Or, que de ressemblances entre Persée et cet Ilos-Kronos, fils d'Ouranos et de Gé,(28) frère d'Atlas et de Dagon, père d'Athéné et de Perséphoné; qui est aidé par Hermès et par Athéné; qui est armé par eux de la harpé et de la lance; qui coupe la tête à sa propre fille;(29) qui ensevelit son frère Atlas dans les profondeurs de la terre; qui joue un rôle militant;(30) à la tête de qui Hermès avait fixé deux ailes, et dont les paraséma, faits par le même Hermès, présentent de si frappantes analogies avec les descriptions des Chérubins et des Séraphins, etc.!

VII.

Mais revenons à Persée. Le monstre marin qu'il tue à Jaffa est tantôt appelé Drakôn, tantôt Ketos; il se pourrait que les Grecs, peu difficiles en matière de rapprochements de ce genre, eussent visé dans Drakôn le nom de Dagon.

En tout cas, un fait certain c'est qu'à Jaffa l'on adorait une déesse pisciforme, Keto ou Derceto; or Ceto est considérée comme la parèdre de Dagon, c'est-à-dire du Dadjdjâl, du monstre combattu par saint Georges et par le Jésus musulman.

Le nom phénicien de Reseph, qui signifie flamme, foudre, est accompagné dans les inscriptions de Chypre de deux épithètes ou surnoms énigmatiques: le premier est khes Ux; le second, Mekil ou Mikel, lkm. Khes voulant dire flèche et éclair, on a comparé Reseph avec cette attribution tantôt à Apollon Hékatébolos,, tantôt à Zeus Keraunios ou Keraunos. Quant au mot Mikel, des inscriptions grecques congénères nous en offrent, sinon une explication, du moins une assimilation, dans Apollon Amyklaios.

Il y aurait beaucoup à dire sur ces surnoms intéressants;(31) je ne toucherai pour l'instant qu'à la signification certaine de Reseph, flamme, foudre.

On lit dans Pausanias de Damas une légende excessivement curieuse, qui tend clairement à donner à Persée un caractère igné et fulgurant. En voici le résumé: Persée régnait sur la Perse; apprenant que les Ionites, descendants des Argiens, s'étaient établis en Syrie, il va les trouver, vers le mont Silpion. Le fleuve dit Drakôn,(32) qui passait près de la ville des Ionites, et qui est l'Oronte,(33) déborde. Persée invite les habitants à prier. Au milieu du sacrifice tombe du ciel une sphère de feu fulgurant,(34) qui arrête l'orage et la crue du fleuve. Persée recueille ce feu religieusement et le rapporte en Perse. Il fonde pour les Ionites un temple qu'il appelle le temple du feu immortel. C'est depuis lors que les Perses adorent le feu.

Ne croirait-on pas que ce récit a été fait comme à souhait pour expliquer le nom de Reseph, flamme, foudre,(35) en même temps que celui de Persée? Il contient d'autres indications précieuses que je discuterai à une autre occasion.

VIII.

Il est bien significatif de voir, après tout ce que je viens de dire, que la rencontre des deux adversaires Reseph et Dagon, autrement dit Persée et le dragon, est placée à Jaffa, c'est-à-dire à peu près à mi-chemin entre Arsouf et Esdoud (Echdod), les villes respectives de ces deux divinités rivales.

Je ferai en outre observer que le nom de Esdoud ou Asdoud, qui est exactement de la forme grammaticale de Arsouf, cache peut-être le nom de Setcomme celui de Arsouf cache le nom de Reseph. On se souvient, en effet, que M. de Rougé était d'avis que le Set égyptien correspondait à un dieu sémitique Sed (cf. Chaddaï et Sed, Sedim, noms de démons en hébreu), qui se montre d'ailleurs dans des inscriptions phéniciennes.(36)

Il ne faut pas oublier à ce propos le combat victorieux de Jéhovah contre notre dieu Dagon dans cette même ville d'Echdod.(37)

L'arche du Dieu israélite, tombée au pouvoir des Philistins, ayant été déposée par ceux-ci dans le temple de Dagon, on trouva le lendemain Dagon renversé devant l'arche et sa tête et ses mains coupées sur le seuil du sanctuaire [1 Samuel 5:1 ff]. Dagon figure encore ici dans son rôle traditionnel de vaincu.(38)

IX.

J'écarte systématiquement de cette esquisse des aperçus qui m'entraîneraient beaucoup trop loin, sur les légendes d'Hercule et d'Hésione,(39) de Cadmus, de Jason, etc., qui ont cependant des affinités notables et depuis longtemps reconnues avec celle qui m'occupe.(40)

Je dois dire toutefois un mot de la légende de Bellérophon, qu'on croirait par moment calquée sur celle de Persée; elle a d'ailleurs été classée avec raison dans le cycle de l'Apollon lycien.

La légende de Bellérophon est surtout importante pour nous à cause du rôle qu'y joue le cheval. Bellérophon, qui portait primitivement le nom d'Hipponoos, est toujours à cheval dans son combat contre la Chimère, qu'il tue soit avec l'épée, soit avec la lance, soit avec l'arc.(41)

Persée, au contraire, qui cependant fait naître Pégase en tranchant la tête de Méduse, qui l'enfourche même immédiatement après cet exploit,(42) ne semble pas s'en servir dans son combat contre le dragon. On dirait qu'il y a eu dans la légende ultérieure une espèce de croisement des deux mythes grecs,(43) de sorte que, par moment, Bellérophon répondrait plutôt à saint Georges(44) et Persée à saint Michel.

Il me faut encore réserver cette grosse question. Je puis toutefois faire observer dès maintenant: 1º que le nom de Perseus retranscrit dans les langues sémitiques, ou même l'interversion directe de Reseph dans ces mêmes langues, nous donne Paras, qui veut dire cheval et cavalier: Psr = srp (45) ; 2º que saint Georges étant, comme nous l'avons vu, complétement identifié par les Arabes de Syrie avec Elias et Aly, une légende bédouine recueillie par moi donne à Aly — et par conséquent à saint Georges, — comme monture, le cheval aîlé Maïmoûn.(46)

X.

Je ne saurais passer entièrement sous silence une nouvelle complication très-bizarre, qui se déclare de bonne heure dans ce mythe déjà si compliqué, et qui l'accompagne jusque dans ses plus récents développements.

C'est un symbolisme agricole dont je ne prétends en aucune façon déterminer l'origine et dont la trace la plus ancienne,(47) sinon le point de départ, se retrouve dans la double signification du mot hébreu Dagon, qui veut dire à la fois blé et poisson.(48)

Cette idée persistante se traduit, entre autres, par les particularités suivantes:

En Égypte, Persée apparaissait fréquemment aux Chemmites et ces apparitions étaient l'annonce de la fécondité pour l'Égypte.(49)

Sanchoniathon explique Dagon par Σιτών, qui rappelle de bien près Σιτώ, surnom de Déméter; il en fait un Zeus Arotrios et lui attribue l'invention du blé et de la charrue.

Le Jupiter adoré à Lydda-Diospolis(50) semble avoir été un Zeus Arotrios, Arouraios ou Georgos;la tête de Jupiter Sérapis(51) sur les monnaies de cette ville est accompagnée de celle de Cérès.

Le Baal de la ville de Tarse, dont tantôt Persée, tantôt Triptolème passait pour le fondateur, est représenté sur les monnaies phéniciennes de cette ville tenant des épis et des raisins (une fois même il est, comme Zeus, accompagné de l'aigle).(52)

Le nom de Γεώργιος,(53) dérivé de γεωργός, indique suffisamment une préoccupation des choses agricoles; le saint subit, entre autres, un supplice qui rappelle la meule.(54)

Le nom arabe de saint Georges, Khidhr, veut dire vert, verdoyant, parce que partout où Khidhr mettait le pied ou s'asseyait, la terre se couvrait de verdure.(55)

Enfin, — et j'accorde à ce renseignement une très-sérieuse importance, — un vieux géographe arabe musulman, né en Palestine, Moqaddesy, nous apprend que le signal des semailles était donné dans son pays par la grande fête annuelle de Lydda, c'est-à-dire la fête de saint Georges, qui se célèbre invariablement le 23 avril.(56)

Il y aurait aussi beaucoup à dire sur une espèce de pivotement qui s'est produit dans notre cycle mythique; il a, pour ainsi dire, tourné de 180°, en ce sens que les deux divinités rivales ont été diamétralement transposées et que l'adoration s'adresse au vaincu, au martyr jouant lui-même par moment le rôle du vainqueur. La mythologie grecque nous fournit de ces cas de rotation, des exemples de dieux s'assimilant aux êtres dont ils ont triomphé: chez les Égyptiens, Set-Typhon remplaçait complètement Horus dans certaines régions.(57)

Ce qu'il y a de plus surprenant c'est que ces deux états de la légende semblent être représentés par une même individualité, par ce Khidhr énigmatique, qui équivaut d'une part à saint Georges, Horus, Persée, et de l'autre s'affilie au groupe typhonien et maritime. Ces deux conceptions radicalement opposées sont venues se confondre sous un même nom (on a déjà comparé Γοργώ et Γεώργιος); j'essayerai de faire comprendre tout à l'heure qu'il y a bien autre chose encore dans Khidhr, et qu'à côté de ce dualisme contradictoire résumé en lui, il reste à en dégager d'autres éléments encore plus héterogènes. J'aurai pour cela à interroger fréquemment la tradition arabe, dont on aurait grand tort de faire systématiquement fi, car bien souvent elle parle, — mais, je veux bien, — mais enfin elle parle là où les autres sont muettes.(58)


NOTES

(27) Qui sait même s'il n'y avait pas eu pour les deux premiers noms, en phénicien aussi, quelqu'un de ces jeux de mots dont les Grecs étaient coutumiers? Φώς et Πύρ seraient en hébreu rwa et reb; il n'en faut guère plus pour prêter à la et leb une étymologie, purement imaginaire bien entendu, mais séduisante (le rech et le lamed s'échangeant volontiers). Étant admis que Reseph signifiait flamme, --- ce qui paraît certain, --- on sera peut-être parti de là pour chercher aux synthrones de Reseph: El et Baal, des équivalents dans le même ordre d'idées, en faisant bon marché des exigences grammaticales et phonétiques.

(28) Comme Horus-Persée est fils d'Osiris et d'Isis = Jupiter et Danaé (le Ciel et la Terre fécondée).

(29) Il est bien regrettable que cette fille ne soit pas nommée par Sanchoniathon. Cet incident me paraît tenir la place de la décapitation de Méduse par Persée. La triple Gorgone n'est point, il est vrai, fille de Persée, mais il n'est pas impossible par un détour de la ramener à cette parenté: elle offre des analogies excessivement remarquables avec la triple Hécate au point de vue des fonctions symboliques (la face lunaire, v. Preller; Hécate avait pour attribut le chien; sur la magnifique sarcophage d'Athiénau représentant la décollation de Méduse figure le chien) : or Hécate est fille de Περσαῖος ou Πέρσης (Titan, fils d'Hélios) et même de Περσεύς, c'est une Perséide; sa mère est Asteria (cf. Astoret, Asteropé, etc.); compagne de Perséphoné, elle finit par s'identifier avec Perséphoné elle-même; d'autre part, la légende de Persée semble faire la moitié du chemin en nous amenant une fille incontestable du Persée argien, nommée Gorgophoné (!) et dont on montrait à Argos le tombeau à côté du lieu où était enterrée la tête de la Gorgone.
La fille de Kronos décapitée par lui serait-elle la Gorgo-Perséphoné phénicienne? Sanchoniathon nous dit seulement qu'elle mourut vierge, πάρθενοι ἐτελεύτα. Homère ne connaît qu'une Gorgone dont la tête est sur l'égide de Zeus; Euripide, également, en fait une fille de la Terre (cf. Perséphoné). Hésiode admet trois Gorgones, filles de Phorkys et de Ceto (ce qui nous ramène droit au mythe céphénien). Méduse était, des trois soeurs, la seule mortelle (cf. la fille de Kronos qui périt vierge: Méduse, en mourant, donne naissance à Chrysaor et à Pégase par des voies non naturelles, et conserve au moins sa virginité puerpérale).

(30) La lutte typhonienne n'est pas indiqué expressément dans cette histoire de Kronos; seulement Sanchoniathon, après avoir mis en regard du groupe Kronos, Belos, Apollon, la triade maritime typhonienne Pontos, Typhon et Nereus, parle d'une guerre d'Ouranos contre Pontos. Ilos-Persée aurait, d'après ma théorie, traité également en adversaire son autre frère Dagon.

(31) Ainsi il est au moins étrange de voir que les deux représentants de Reseph dans les légendes syriennes, saint Georges et saint Michel, Khidhr et Mikael, portent des noms rappelant les deux surnoms de Reseph: pour Michel l'analogie est complète (à l'aleph près); pour Khidhr elle se borne aux deux premières lettres du nom. Il est à noter que c'est à l'époque de la littérature apocalyptique (Daniel) que l'archange Michel prend une importance considérable; il l'a conservée dans l'Apocalypse de saint Jean, dont nous avons vu les rapports avec la tradition de l'Antechrist.
Reseph-Mikel correspondant à l'Apollon Amyklaios, il ne serait pas absolument impossible que Reseph Khes correspondît à l'Apollon Hylatès qui nous est également révélé par des inscriptions de Chypre (Ux = Ue ? = ΥΛΗ ? nom d'une ville de Chypre).
L'Apollon d'Amyklée avait un caractère essentiellement guerrier, à en juger par la fameuse statue décrite par Pausanias; cette statue archaïque, peut-être bien de style asiatique, ressemblait à un cippe où l'on avait indiqué seulement la tête, les mains et les pieds: le dieu était armé du casque, de la lance et de l'arc. La statue reposait sur une base en forme d'autel, que l'on disait être le tombeau de Hyakinthos, l'éromène d'Apollon.

(32) Notons à propos de cette explication, conforme aux idées grecques sur la représentation des fleuves par des dragons, que Dadjdjâl (l'Antechrist monstrueux des musulmans) a aussi le sens de fleuve débordé; s'il n'y a là qu'une coïncidence, il faut avouer qu'elle est singulière. Le dragon de l'Apocalypse vomit un fleuve pour engloutir la femme.

(33) L'Oronte était appelé anciennement Typhon, dit Strabon! Drakon = Typhon. [Strabo Geog. XVI.ii.7 with talk of the legend of Typhon.]

(34) Il faut comparer saint Georges faisant descendre la foudre dans un temple d'Apollon, et Élie faisant descendre le feu du ciel sur le sacrifice du Carmel. Cf. cette σφαῖρα de feu et la saparu ou harpé de Bel-Persée.

(35) Khidhr, selon les musulmans, servait de guide aux Israélites à leur sortie d'Égypte; il tient donc la place de la colonne des nuées et de la colonne de feu. D'autre part, Aly, l'équivalent d'Elias-Khidhr et de El, se montre comme vu un véritable dieu de la foudre, dans des croyances chiytes rapportées par Ibn Khaldoun:
Quoted in Arabic
Il (Aly) est dans les nuages (orageux): la tonnerre est sa voix, et l'éclair, son fouet.
Il faut tenir compte de l'allitération entre sauthosa voix et sautho son fouet. Cf. le Iao des monuments gnostiques, presque constamment armé du fouet divin (le nekhekh égyptien).

(36) Dans le cas où l'opinion encore controversée de M. de Rougé serait définitivement établie et où l'on admettrait le rapprochement, qui lui est subordonné, de Set-Sed et de Esdoud, il y aurait peut-être lieu d'introduire dans ce groupe étymologique le Sadidos, fils de Kronos, tué par son père suivant Sanchoniathon.
Il est assez curieux que dans le nom d'Ascalon, qui contient en hébreu, comme celui d'Echdod, un aleph prosthétique, cet aleph se soit changé, dans la forme arabe, en 'ain (changement fréquent devant les sifflantes), tandis qu'il s'est maintenu intact dans Echdod (esdoud et ezdoud). Cette conservation de la forme primitive, malgré une sollicitation phonétique très-forte, ne viendrait-elle pas de ce qu'on sentit pendant longtemps, sous le nom de la ville le nom du dieu (Sedd, s'doud)? J'ai recueilli sur les lieux mêmes une bizarre tradition des habitants, qui explique le nom de la ville par Sidder-roum, « le Sidd (?) des Grecs », ce qui prouve au moins qu'ils ont la notion, dans ce mot, de l'existence de la racine Sadd, Sadad.

(37) Il faut également comparer le fameux passage d'Isaïe qui semble avoir servi de modèle aux peintures apocalyptiques du combat séculaire étudié par nous; nous y voyons au jour (du jugement dernier) Jéhovah avec son épée dure, grande et puissante châtiant (sur) Léviathan le reptile qui fuit, Léviathan le reptile tortueux, et tuant le dragon qui est dans la mer [Isa 27:1]. Que de remarques n'y aurait-il pas à faire sur ce texte! l'épée de Jéhovah appelée hereb (la harbé du Jésus musulman et la harpé grecque); Léviathan dont l'identification avec le crocodile est depuis longtemps démontrée, et qui est appelé dans les Septante soit δράκων, soit μέγα κῆτος; le monstre fuyantcomme dans la scène d'Horus; le mot tannîn (le dragon), employé encore aujourd'hui par la tradition arabe pour désigner le monstre marin tué par saint Georges, etc. Notons que Léviathan est tantôt considéré par les anciens interprètes comme le crocodile, tantôt comme un animal marin; nous avons entre ces deux oscillations de la légende le moyen de passer du Typhon-crocodile au Dagon-poisson.
Jéhovah apparaît non-seulement armé du hereb, mais aussi de l'arc et des flèches et du chebet (hasta pura et également hasta à pointe); il fend les airs à cheval sur le keroub (γρύψ, γρυποί); la fumée et le feu sortent de sa bouche et de ses narines; le tonnerre est sa voix, etc.

(38) Voici ce qu'est devenu cet épisode dans les traditions musulmanes: les Philistins s'étant emparés de l'arche résolurent de l'ensevelir sous du fumier, mais il n'y réussirent pas et des anges la reportèrent au camp israélite. Suivant un autre récit, les Philistins auraient jeté l'arche sur un fumier;d'autres disent qu'ils l'avaient placée dans le temple de leurs idoles et qu'ils la retrouvèrent sur les idoles jetées à terre. L'intention d'assimiler le fumier aux idoles, c'est-à-dire à Dagon, est marquée avec trop d'insistance pour être révoquée en doute. Or Dadjdjâl a entre autres sens celui de fumier; les musulmans ayant incontestablement en vue, dans cette légende d'origine biblique, le Dagon philistin, le rapprochement que j'ai proposé de faire entre le Dadjdjâl et Dagon en acquiert une nouvelle force. Cela n'empêche pas qu'il ait pu y avoir un certain contact légendaire entre ce fait et celui de la Sakhra ou Roche-Sainte de Jérusalem, recouverte par les chrétiens d'un tas de fumier au dire des musulmans. La conception des idoles comme du fumier, Zebel, est courante chez les écrivains juifs, et l'on a proposé d'expliquer dans ce sens le Beelzebul des Évangiles.

(39) Comme Jonas (dont la légende populaire a confondu sur la côte de Syrie le souvenir avec celui de Persée, ainsi que l'a bien fait voir M. Renan), Hercule est avalé par le monstre marin qui va dévorer Hésione; le dieu demeure pendant trois jours dans le ventre de la bête et il y perd tous ses cheveux. On a proposé de cette bizarre calvitie des explications astronomiques plus ou moins ingénieuses; ne serait-ce pas le lieu de rappeler que Héraklès (Ἀλκείδης ne prit ce nom que sur l'ordre de la Pythie, qu'il s'appelait (sic!) antérieurement Ἀλκαῖος (cf. Περσαῖος variante de Πέρσης et doublet de Περσεύς)?
Personne ne nie le caractère franchement phénicien d'une grande partie du mythe d'Héraklès; nous sommes donc quelque peu en droit de demander aux langues sémitiques, sinon l'origine, du moins une explication du nom Ἀλκαῖος, comme on l'a déjà tenté pour Ἡρακλῆς lui-même: or que voyons-nous? En hébreu halaq veut dire chauve; helqah, calvitie, de la racine qlx; la suppression du khet initial dans la transcription grecque Ἀλκαῖος et son remplacement par le simple esprit doux est tout ce qu'il y a de plus correct (p. ex. Ἀννιβάς de Hannibaal, le Jupiter Ἄλδος ou Ἀλδήμιος de Gaza = rlx et Myqlx, etc.; cf. le nom juif presque identique de Ἄλκιος que j'ai trouvé dans un sépulcre de Lydda et à Gezer, et qui correspond à hyqlm = Χελκίας et Ἐλκίας des Septante et Josèphe). L'histoire de la calvitie d'Hercule n'a peut-être pas d'autre origine que le besoin d'expliquer un des sens apparents de Ἀλκαῖος (= quelque chose comme yqlx), nom, surnom ou épithète de Héraklès.
Cette explication ne serait d'ailleurs pas incompatible avec celle d'Ἀλκαῖος par ἀλκή; si même la philologie classique renonce à analyser le nom d'Héraklès, il sera peut-être possible d'y chercher quelque combinaison de Her (Horus) et de Ἀλκ[αῖος] interverti. La mère d'Hercule était Alkmène.
Ce qui achève à mes yeux de juxtaposer à Persée Hercule combattant (dès Homère) le monstre marin, c'est l'existence d'un Ἀλκαῖος fils de Persée et d'Andromède: encore une de ces parentés qui ne sont qu'une identité déguisée! L'Hercule argien, l'Hercule fondateur de Tarse, l'Hercule dans le temple de qui brûlait un feu éternel, semble aussi passablement marcher sur les brisées de notre héros. Constatons à ce propos les affinités géographiques et mythologiques qui existent entre Jaffa et Tarse: Persée fondateur de Tarse combat à Jaffa; Jonas se rend de Jaffa à Tarse. Le lien est plus lâche, mais cependant parallèle, pour saint Georges, qui appartient à la fois à Lydda et à la Cappadoce. Cf. aussi la symétrie des frères Kilix et Phoenix (= Phineus de Jaffa). Le Dadjdjâl doit renverser toutes les villes excepté quatre: la Mecque, Médine, Jérusalem et Tarsous! Il est vrai que d'autres textes portent Tour, au lieu de Tarsous; mais même si la bonne leçon est Tour, l'erreur (si erreur il y a) indique une telle préoccupation, qu'elle est tout aussi significative pour nous.

(40) A côté d'Apollon vainqueur des monstres Delphiné et Python, nous voyons Zeus combattre Typhon avec la harpé, c'est-à-dire l'ennemi spécial d'Horus avec l'arme de Persée.

(41) Nous retrouvons là encore les trois armes de Reseph, attributs respectifs d'Horus, d'Apollon et de Persée, ainsi que de Zeus se substituant à lui, dans le combat contre Typhon.

(42) Métope de Sélinonte. Cf. ἱππότα Περσεύς d'Hésiode.

(43) Qui peuvent s'être développés d'une façon indépendante, ou bien être issus des deux états différents de la légende d'Horus combattant ou à pied ou à cheval: cette dernière variante, bien que nous n'en possédions jusqu'ici qu'un spécimen unique et de basse époque, peut être beaucoup plus ancienne, et être, par exemple, le résultat d'une influence sémitique réagissant sur le mythe égyptien: nous aurions ainsi dans notre monument un véritable Horus-Reseph, exactement comme nous avons déjà un Set-Baal.
Bellérophon (cf. Bel tuant le lion aîlé) tue non-seulement la Chimère, mais aussi un sanglier (Plutarque), exactement comme le Jésus musulman, doublure de saint Georges, tue le Dadjdjâl et le sanglier.
De même que Bellérophon se lie à Persée-Horus, de même la Chimère se lie symétriquement à Typhon dont elle est la fille (sa mère est Echidna tuée par Hercule dans des conditions semblables); Typhon, Echidna, la Chimère, forment donc une famille homogène. Au sujet de l'origine tant controversée du nom de la Chimère, il n'est peut-être pas hors de propos de rappeler que l'âne (en hébreu hamor, en arabe himar) est le principal emblème de Typhon, c'est-à-dire de l'adversaire de Persée et de Bellérophon, du père de la Chimère. C'est monté sur un âne que Typhon, après sa défaite, s'enfuit pendant sept jours; ensuite il devient père de Hierosolymnos et de Ioudaios. Voilà, soit dit en passant, qui est tout à fait palestinien et nous ramène en plein au Dadjdjâl de Lydda et à sa monture.
L'hydre, tuée également par Hercule, est strictement parallèle à la Chimère, étant comme elle fille de Typhon et d'Echidna. Je pense qu'on retrouverait facilement les prototypes de ces divers monstres dans les alliées du Set égyptien qui l'assistent dans sa lutte contre Osiris et Horus; cette famille typhonienne est très-riche: le chien Orthros, Cerbère, le Sphinx, le dragon des Hespérides, le dragon de Colchide, Scylla, la Gorgone, l'aigle bourreau de Prométhée, le lion de Némée, etc., lui appartiennent également, étant aussi la progéniture de Typhon et d'Echidna.

(44) Bellérophon apparaît souvent dans l'iconographie hellénique avec la tête nimbée.

(45) On sait que plusieurs philologues considèrent ce mot comme non sémitique, et qu'on a déjà proposé d'expliquer Περσεύς par l'ancien perse Pârça et le sanscrit, Parasah, cheval. Bochart était déjà frappé de ce rapport de Perseus et Paras, cavalier.

(46) Maïmoûn est dans la légende arabe l'exact équivalent de Pégase; Pégase est quelquefois la monture de Zeus Keraunios, dont nous avons rappelé l'assimilation très-plausible à Reseph Khes. C'est sur un cheval de feu, et non sur un char, qu'Élias-Élie est monté au ciel suivant quelques musulmans. Pégase a été plusieurs fois interprété, dans certaines de ses fonctions, comme l'image du vaisseau (?); d'un autre côté, Horus combattant Set est souvent monté sur une barque.

(47) Le triomphe d'Osiris (fondateur de l'agriculture) sur les alliés de Typhon était en Égypte l'objet d'une fête agricole consacrant le fumage de la terre par le sang; nous verrons tout à l'heure que Khidhr, le Saint Georges syrien, confine à Osiris aussi bien qu'à Horus.

(48) Cf. l'Erichthonios, moitié monstre, moitié homme (comme Dagon), qui personnifiait chez les Grecs la fécondité de la terre et le germe même qui y était déposé.

(49) A cette superstition caractéristique était jointe la tradition du soulier de Persée grand de deux coudées. Cela rappelle la fertilité que Khidhr fait naître sous ses pas; le Saint Georges de la légende et Khidhr ont de plus la faculté d'apparaître souvent aux mortels.

(50) On a déjà remarqué (M. Grove) que, par une curieuse coïncidence, une des trois Diospolis d'Égypte (dans le Delta: la Diospolis de Sebennys de Strabon [XVII.1.19) portait aujourd'hui le nom de Lydda comme la Diospolis de Palestine; ce rapport n'est peut-être pas étranger à la fixation à la Lydda de Palestine d'une légende manipulée en Égypte; cf. la Byblos égyptienne du Delta, à côté de la Byblos phénicienne où le mythe d'Osiris va se poser de préférence. C'est le même cas pour On-Heliopolis, etc. Ces répliques onomastiques entre l'Égypte et la Syrie sont, à mon sens, extrêmement importantes: il semble qu'on ait fait à une certaine époque une Syrie artificielle à l'image de l'Égypte (comme le Nouveau-Monde à l'image de l'Europe); cela peut au moins servir à marquer dans quel sens s'est dirigé le courant des influences.

(51) Il y aurait des observations considérables à faire sur les rapports possibles (rapports de confusion) entre Sarapis, désigné parfois comme le fondateur d'Argos, Persée, Reseph, et les Seraphim. Les Septante, dans le passage des Chroniques cité plus haut, transposent déjà le nom de Reseph en ΣΑΡΑΦ. On a des représentations de Sérapis à cheval; on connaît l'inscription dédiée à se parèdre: Isidi fructiferæ,avec l'empreinte de deux pieds. Sarapis = Dionysos = Arsaphès.

(52) Il y aurait lieu de soumettre à une révision attentive les monnaies autonomes de Tarse et de certaines villes de Chypre et de Phénicie, dont certaines revers semblent revenir tout autant à Reseph-Persée qu'à Hercule. Cf. surtout le cavalier des monnaies de Tarse.

(53) On peut comparer, pour la forme, Θαλάσσιος, qui est, en même temps qu'un nom propre d'homme, le surnom du démon de la mer,Glaukos; on appelait même cette divinité ὁ Θαλάσσιος tout court.

(54) [A distinctly inconclusive argument, as he underwent nearly every supplice anyone could imagine, and a lot more than I could come up with in even a couple of dozen sittings.]

(55) Cf. Χλόη, la verte, surnom de Déméter; Dagon-Siton est donc à Déméter-Sito comme Khidhr-le-Vert est à Déméter-Chloé. Élias, — adéquat à Khidhr pour les musulmans, — a le pouvoir de faire cesser la pluie et d'amener la famine, mais il a aussi celui de faire pousser le blé et l'herbe. Le Mehdi, qui est opposé directement au Dadjdjâl dans la tradition musulmane relative au jugement dernier, a aussi un rôle de fécondation: « Pour lui Dieu versera la pluie, la terre produira ses plantes; il donnera de l'argent en masse; les troupeaux seront nombreux et la population deviendra énorme. » (Ibn Khaldoun, trad. de M. de Slane.) Avec cette période de sept ou huit années de fécondité, font contraste les sept années dadjdjaliennes (cf. les sept jours de la fuite de Typhon). L'apparition du Mehdi et de Jésus sera précédée de celle d'êtres analogues, El-Hârith (= le laboureur; cf. Γεώργιος) et El-Mansoûr (= le victorieux; cf τροπαιόφορος, surnom de saint Georges dans le rituel grec).

(56) Cette date est importante et pourrait donner lieu à de nouveaux rapprochements que j'omets pour abréger.

(57) Et à certaines époques. Set était très-vénéré sous les XVIIIe, XIXe et XXe dynasties. Identifié avec Sutekh-Baal, il était une divinité solaire adéquate à Horus, et combattait comme lui des monstres, par exemple le serpent Apep.

(58) Qu'on me permette de citer ici, quoique cela n'ait pas un rapport immédiat avec notre sujet, un fait qui montre bien que l'on peut recueillir dans les légendes musulmanes de curieux échos du passé. Je ne prétends point soutenir, bien entendu, que ces échos réfléchissent directement et totalement l'antiquité; ce sont la plupart du temps des répercussions secondaires ou tertiaires, considérablement affaiblies et déformées par les milieux peu fidèles qu'elles traversent; mais il n'est pas indifférent de noter, aussi faible qu'elle soit, la dernière vibration d'un son initial.
Dans la traité d'Isis et d'Osiris, Typhon voulant se débarrasser de son frère Osiris imagine le stratagème suivant: Après avoir pris secrètement la mesure de son frère, il fait faire un coffre (caisse à momie, λάρναξ) élégamment orné et juste de la taille d'Osiris; puis il fait apporter ce coffre dans un festin, disant qu'il appartiendra à la personne qui pourra s'y coucher. Tous les convives l'essayent, mais en vain; Osiris s'y met et le trouve juste de sa taille: aussitôt Typhon et ses complices se précipitent sur le coffre, y adaptent le couvercle, le clouent et le scellent. Alors commencent les péripéties bien connues du coffre jeté dans le Nil, des recherches d'Isis, etc.
Ce guet-apens semble avoir servi de modèle à la manière dont les musulmans racontent (évidemment d'après des traditions talmudiques) la mort d'Aaron. L'ange Gabriel dit à Moïse et à Aaron de le suivre; il les mène jusqu'au mont Hor (où l'on montre aujourd'hui le maqâm d'Aaron). Là ils entrent dans une caverne et y voient un lit (funéraire, ou un sarcophage) d'or richement travaillé, avec cette inscription en hébreu: Ce lit est pour celui à la taille de qui il a été fait. Moïse s'y étend, mais la couche est trop petite; Aaron s'y étend à son tour et la trouve juste de mesure. Aussitôt survient l'ange de la mort qui s'empare de son âme. Les Iraélites accusent ensuite Moïse d'avoir tué son frère (comme Typhon a tué le sien).
Un stratagème analogue est employé plus tard par les anges pour s'emparer, toujours par la même surprise, de l'âme de Moïse.
On dirait par moment qu'on a mis cette histoire au compte d'Aaron à cause de quelque rapprochement arbitraire entre Aharonet haron (Nrha, Nwra), caisse à momie, arche, etc. [One might also note the resemblance in being placed in the Nile: Osiris in a coffin; Moses in a basket; the legend that the body of Joseph was preserved in the Nile (cf. Browne's tract On Mummies).]


This page is part 2 (my division) of Ch. Clermont-Ganneau (1877) Horus et Saint Georges, Paris: Librairie Académique Didier et Cie. The article appeared originally in Revue Archéologique.

It is part of the notes on St. George for Chapter XVII of Book V of Browne's Vulgar Errors.

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