Chapitre XII

Monsieur de Pougens nommé membre du jury pour l'examen des ouvrages élémentaires sur l'éducation de la jeunesse. — Homme de lettres. — M. Blondin. — La docte Emilie sortant du cabinet de Voltaire. — Apogée de la Terreur. — Fête de l'Être Suprême. — Costume des femmes. — Officiers à leur tête. — Marche au son du tambour. — Anecdote.


Une foule d'hommes de lettres apportaient sans cesse des manuscrits ou des brochures et sollicitaient Monsieur de Pougens de leur accorder un jugement favorable. On devine facilement combien il y avait d'importuns dans ce nombre et quelle patience il fallait pour entendre tranquillement l'apologie que chacun de ces messieurs faisait de son ouvrage.

Un jour me trouvant chez Monsieur de Pougens, je rencontrai dans l'antichambre l'un de ces hommes de lettres : c'était le bon M. Blondin, auteur des Elémens de la langue française. S'inclinant profondément devant moi, il me dit : — « Je crois voir la docte Emilie sortant du cabinet de Voltaire, » et il me pria de le recommander à Monsieur de Pougens. — « Monsieur, lui répondis-je, je ne suis pas docte et je ne m'appelle point Emilie ; mais croyez que ma recommandation, qui d'ailleurs serait fort peu de chose, deviendrait inutile ; Monsieur de Pougens est trop bon juge pour ne pas apprécier votre mérite et la meilleure recommandation que vous puissiez avoir, c'est votre ouvrage. » En effet, je crois me rappeler que celui de M. Blondin a obtenu une mention favorable du jury.

Cependant la terreur était à son comble. Chaque jour cinquante ou soixante personnes étaient traînées à l'échafaud et l'on ne pouvait sortir sans rencontrer les nombreux crieurs qui parcouraient les rues en proclamant le nom des victimes. Robespierre, à l'apogée de son horrible puissance, résolut vers le mois de juin 1795 de donner cette espèce de drame gigantesque dans lequel la France devait réduire en cendres la statue de l'athéisme et reconnaître l'existence de Dieu.

Parmi les personnes qui venaient voir M. de Pougens il y avait un jeune homme dont autrefois il avait connu la famille. Ce jeune homme, qui depuis a joué le rôle du plus zélé royaliste, professait alors des principes bien différens ; en un mot, il était l'un des affidés du comité de salut public et s'introduisait dans les maisons pour épier ce qui s'y passait. Nous n'ignorions pas sa vile et coupable mission et il nous inspirait autant d'horreur que d'effroi ; cependant il fallait dissimuler ces impressions et le recevoir avec politesse.

Un soir que nous étions tristement réunis chez Monsieur de Pougens, ce jeune homme y arrive. Après avoir parlé de Robespierre avec un vif enthousiasme, il nous annonça que dans trois jours aurait lieu la fête de l'Être-Suprême. « Les vrais patriotes, ajouta-t-il en promenant sur nous de regards scrutateurs, ne manqueront point sans doute d'en faire partie en se joignant au cortège ; au surplus, ceux qui jugeront à propos de s'en exempter seront notés comme suspects, et je plains d'avance leur sort. »

Ma mère demanda dans quel lieu il fallait se réunir et s'il y aurait un costume pour les femmes. Le jeune terroriste répliqua : « Les citoyennes doivent se rassembler dans les cours de la bibliothèque nationale ; elles auront soin d'être vêtues de blanc avec une ceinture tricolore, un ruban des mêmes couleurs sera placé dans leurs cheveux ou sur leurs bonnets ; de plus elles doivent tenir à la main un bouquet de roses. Les hommes seront en noir et porteront un faisceau de feuilles de chêne. »

Lorsque cet effrayant donneur d'avis s'en alla, nous tînmes conseil : Monsieur de Pougens nous dit qu'il fallait soumettre à l'avertissement que nous venions de recevoir ; ainsi il fut décidé que nous ferions partie du cortège.

Le jour indiqué nous nous rendîmes à huit heures du matin au lieu de notre destination ; les femmes furent rangées dans la grande cour de la bibliothèque nationale, je ne sais où allèrent les hommes, et Monsieur de Pougens donnant le bras à M. Thiery se sépara de nous en nous recommandant d'avoir bon courage. Certes il en fallait, ainsi que de la patience.

On nous aligna en bataillon carré ; un officier l'épée nue à la main se plaça à notre tête, le tambour battit et l'on essaya de nous faire faire plusieurs évolutions ; mais nullement accoutumées à un pareil exercice le désordre se mit dans nos rangs ; alors notre commandant se contenta de nous recommander de suivre en mesure le son du tambour lorsque nous serions en marche. Nous obéîmes de notre mieux et après avoir traversé des rues dont les maisons étaient pavoisées, nous arrivâmes aux Tuileries.

Les femmes furent placées sur une seule ligne le long de la terrasse du bord de l'eau ; les hommes de même sur celle des Feuillans. Nous restâmes ainsi debout jusqu'à onze heures. Le soleil était brûlant et notre fatigue extrême ; enfin succombant à la mienne je m'assis par terre, ma mère et plusieurs de nos compagnes imitèrent mon exemple ; mais notre commandant vint bientôt nous donner l'ordre de nous relever.

« Citoyen, lui dis-je, permettez-nous d'aller nous reposer quelques instans sur les bancs du jardin, nous vous promettons de revenir avant que la cérémonie commence. » — « Non, citoyenne, répondit-il, vous ne pouvez quitter votre poste. » Et il s'éloigna brusquement.

Que faire ? se soumettre, il le fallut bien ; nous tâchâmes de reprendre courage ; mais je pensais avec effroi que, par ce soleil brûlant nous devions nous rendre tambour battant jusqu'au Champ de Mars ; et ma pauvre mère, hors d'état de faire un pareil trajet d'après sa fatigue présente, me dit en soupirant, jamais, jamais je ne pourrai arriver jusque là. Inquiète de la voir pâlir, je lui dis tout bas : « Désertons, aussi bien voilà que l'on nous a changé de commandant : partons avant que le nouveau vienne nous inspecter. »

Nous exécutâmes notre résolution en nous glissant avec précaution le long de la ligne de nos compagnes. Madame et mademoiselle Thiery à qui nous proposâmes de suivre notre exemple refusèrent ; elles eurent la générosité de se dévouer pour qu'au moins toutes les personnes composant notre société intime ne disparussent point à la fois.

Arrivées chez nous harassées, mourant de soif, nous respirâmes enfin en nous félicitant de la démarche que nous venions de faire. Peu de momens après nous vîmes entrer Monsieur de Pougens avec M. Thiery. Comme nous, ils avaient déserté. Nous craignîmes d'abord de nous être compromis en quittant le cortège, mais on nous avait vus long-temps, nous espérâmes que dans la foule on ne s'apercevrait point de notre disparition, et heureusement c'est ce qui arriva.

Quand je me reporte à ces temps désastreux, aux frayeurs, aux angoisses que nous éprouvions sans cesse, je m'étonne comment nous pûmes résister à une semblable position ; mais la nôtre particulièrement devait devenir plus terrible encore.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre XII: pp. 171-176.

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