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Chapitre VII.

Voyage du Marquis de Créquy en Italie. — Vengeance du Chevalier Acton contre lui. — Dépêche diplomatique à ce sujet. — Scrupule de conscience. — Lettre de l'auteur au Cardinal de Bernis. — Affaire du Marquis de Créquy contre le Duc de Chartres (Égalité). — Duel du Prince de Condé avec M. d'Agoult. — Couplets de M. de Champcenets et opinion du Prince de Lambesc sur le Duc de Chartres. — Indisposition mentale et révélation pénible.


A la suite d'une affligeante et longue maladie de mon fils, pendant laquelle je passai quinze ou dix-huit mois dans une réclusion complète, il était allé faire un voyage en Italie, au printemps de l'année 1784 ; vous avez vu comment nous avions été reçus, dans ce pays-là, votre grand-père et moi ; vous allez voir comment y fut accueilli votre père, et vous en conclurez que trop parler nuit ; je l'espère au moins. Je vous dirai donc, car c'est un détail dans lequel je crois devoir entrer avec vous de peur que vous ne l'appreniez par ailleurs et d'une manière inexacte ; je vous dirai donc, et je voudrais ne jamais arriver à la fin de ma phrase à cause de la difficulté de l'entreprise et de la contrariété que j'en éprouve, que votre père avait dit étourdiment, chez le Cardinal de Bernis, Ambassadeur de France, et devant cinquante personnes, au nombre desquelles il se trouvait apparemment des amis ou des obligés du Chevalier Acton, que le père de ce favori de la Reine de Naples, avait été valet-de-chambre du sien, et que lui-même avait été rasé deux ou trois fois par ce domestique irlandais.1 Il faut vous dire que mon fils s'était trompé de personnage, en ce qu'il avait pris un oncle de ce Ministre pour le père de Son Excellence, et quoi qu'il en fût, on lui signifia la défense d'entrer dans le royaume de Naples, ainsi que dans les villas romaines qui appartenaient à cette couronne. Voilà qui fit un bruit terrible, et qui mécontenta le Cardinal de Bernis, au point de le décider à m'en écrire en m'envoyant une copie de sa dépêche officielle, afin que j'en allasse parler directement au Roi, à Monsieur (parce que mon fils était Premier Maître de l'hôtel de Madame), au Ministre des affaires étrangères, à l'Ambassadeur de Naples ; enfin, si j'en avais cru M. de Bernis, je serais allée conjurer toutes les puissances du ciel et de la terre, afin d'obtenir vengeance et réparation d'une pareille énormité.

Je répondis au Cardinal de Bernis que, lorsque le Duc de Créquy avait été insulté dans les rues de Rome, on ne fut pas s'adresser à sa mère, la Princesse de Poix, mais à son cousin, le fils aîné de l'Église, auquel il avait l'honneur d'appartenir tout autrement qu'à raison du protocole usité pour les Cardinaux et les Maréchaux. — Votre Éminence veut bien m'assurer qu'elle compte sur mon activité, lui disais-je ; mais elle ne s'est pas occupée de ma sincérité. Si je ne suis pas encore assez vieille pour mourir, je suis trop vieille pour courir, et surtout, Monseigneur, je suis trop équitable pour aller plaider une affaire où ma conscience ne me permettrait peut-être de témoigner favorablement du côté le plus naturel et suivant l'attrait de mon cœur....

Votre père en conçut une irritation fort injuste. C'est à partir de là que sa tendresse a diminué pour moi ; j'en ai gémi sans en éprouver de repentir. J'avais agi suivant la justice et selon ma conscience ; je vous aime tendrement, et vous n'en sauriez douter ; mais je ne me conduirais pas autrement envers vous dans un cas pareil. Que voulait-on que je fusse dire à Versailles, à moins d'y solliciter indulgence, en compromettant la prudence ou la véracité de mon fils ? Je ne sais rien dire en faveur des gens qui n'ont pas raison, et les liens du sang ou de l'amitié n'y font rien du tout, sinon d'augmenter mon embarras et de fortifier mes scrupules, de manière à les rendre insurmontables.

On a dit aussi qu'ayant parlé de la Maison de Lorraine avec trop de hauteur et d'inconsidération, votre père avait reçu de l'Archiduc Léopold un avis qui l'aurait empêché de séjourner à Florence, et qu'il aurait traversé l'État de Toscane, accompagné par deux gardes forestiers de ce Grand-Duc. Il n'y a pas dans cet épisode une seule mot de vérité. Il demeura pendant trois mois à Florence ; mais ceci n'empêcha pas que ce ne fût un triste voyage, dont vous allez voir que les suites ne furent pas sans inconvénient pour la tranquillité de ma belle-fille et pour la mienne.

M. le Duc de Chartres, environ trois semaines après le retour de votre père, s'était avisé de raconter cette belle histoire de Rome, en ayant la bonté d'ajouter que le chevalier Acton était de ses meilleurs amis : c'était dans un souper à Mousseaux et devant douze ou quinze personnes. Il paraît que cet honorable prince avait appliqué sur mon fils je ne sais quelle expression dont il n'était pas en droit de se servir, et votre père se mit à le poursuivre à dessein d'en obtenir réparation.

On vint me raconter qu'il s'était approché de M. le Duc de Chartres, au milieu de la grande allée des Tuileries, en lui disant : — Monseigneur, si j'avais eu des excuses à vous demander pour avoir parlé, comme je l'ai fait, d'un de vos amis (lequel est fils ou neveu d'un ancien domestique de mon père), j'en aurais été empêché par égard pour vos autres amis, qui sont presque tous de même étoffe que celui-là. Qui se ressemble s'assemble !... Et le voilà qui se tient ferme en attendant la réplique.

— Mais, Monsieur, lui répondit le Duc de Chartres en balbutiant, je ne sais ce que vous voulez dire... je ne sais pas ce que vous voulez dire... je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire ! et voilà tout ce qu'il fut possible d'en tirer pour cette fois-là. — Monseigneur, on dirait que vous êtes encore embarqué sur le St-Esprit ; ne vous effrayez donc pas, vous êtes à côté de M. de la Touche....

Celui-ci voulut prendre la parole, et le Marquis le fit taire en lui disant : — Je parle de vous, mais je ne vous parle pas, laissez répondre votre maître, et tâchez d'en obtenir quelque chose de plus significatif.

M. de la Touche voulut poursuivre, et mon fils laissa tomber de ce côté-là d'étranges paroles : — Monsieur ! Monsieur le Comte de la Touche-Tréville ! répondez d'abord à cette question-ci : répondez-moi pour votre compte, avant de parler pour votre prince : est-ce que vous êtes Gentilhomme ? ...2

On se précipita pour les séparer, mais le Duc de Chartres avait disparu prudemment. Votre père assembla tous ses amis, et chacun fut d'avis qu'il devait se tenir tranquille en attendant Mgr le Duc de Chartres et son chancelier qui devait dire le reste.

Le surlendemain, lettre de ce M. de la Touche, avec proposition de se rencontrer au bois de Vincennes, et réponse de mon fils pour demander si M. le Duc de Chartres ne lui ferait pas l'honneur de s'y trouver ; il ajouta qu'il ne voudrait accorder satisfaction aux officiers de ce Prince, qu'après l'avoir reçue de S.A.S. Et puis des phrases de hauteur amère ; il y aurait beaucoup moins de distance et de condescendance de la part du Prince que du côté de M. de Créquy. Le Duc d'Orléans, frère de Louis XIII, ayant brusqué le Duc de Créquy, son parent, n'avait pas refusé de mesurer son épée avec la sienne ; ensuite arrivait la fameuse histoire du Comte de Créquy-Blanchefort qui s'était assuré, comme dit Samuel Guichenon, de quelle couleur était le sang royal de Savoye, et puis le duel de son fils avec un Duc de Lorraine et de Bar ; item, un combat singulier entre M. le Comte de la Marche (Louis-François de Bourbon-Conty) et le Chevalier d'Aguesseau (combat singulier, s'il en fut jamais) ; enfin l'exemple de M. le Prince de Condé, chef de sa branche, lequel avait naguère accordé la satisfaction des armes au vicomte d'Agoult, puîné de sa famille et parent de M. de Créquy, lequel attendait la même réparation du fils de M. le Duc d'Orléans.3

Le Duc de Chartres en voulait peut-être à mon fils, à qui l'on attribuait la chanson suivante, et c'était bien injustement ; car elle était de ce petit M. de Champcenets ; et votre père qui savait chansonner jusqu'au vif aurait certainement fait beaucoup mieux :

Chartres, de nos princes du sang
Est le plus brave assurément !
Après avoir bravé Neptune,
Bravé l'opinion commune,
Émule de monsieur Robert,
Le voilà qui brave encore l'air.


Admirez comme il est volant
Au sein de cet autre élément !
Quel cœur, et surtout quelle tête !
Rien ne l'émeut, rien ne l'arrête ;
Son rang, ses amis, sa moitié,
Ce héros foule tout aux pieds !


Il peut aller dorénavant
Tête levée, le nez au vent ;
Il est, les preuves en sont claires,
Fort au-dessus de ses affaires.
Ma foi, ce grand prince aujourd'hui
Doit être bien content de lui !


Mais soudain, quel revers, hélas !
Ne vous-je pas mon prince en bas ?
Comme il est fait, comme il se pâme !
On dirait qu'il va rendre l'âme ;
L'âme ! — allons donc, — c'est bien le cas,
Peut-on rendre ce qu'on n'a pas ?

— Mon ami, disait M. de Lambesc à mon fils, c'est comme si tu chantais vêpres ! Ce prince-là, vois-tu bien, remonterait plutôt dans un ballon que de retourner sur un navire, ou d'aller se placer devant la pointe d'une épée. Il a peur du fer et du feu, de l'eau et du plomb ; et comme il est connu pour un lâche, si tu t'acharnes à le faire dégainer, sachant bien que c'est impossible, on dira que c'est ridicule et l'on se moquera de toi. On t'a dit qu'il avait dit en parlant de toi : Ce misérable fou, mon ami le Chevalier Acton n'en aurait fait qu'une bouchée ! Comment, diable, vas-tu ruminer et songer creux sur un pareil propos d'un pareil homme ? Renvoie-lui donc son épithète de misérable, qui n'est qu'une bêtise à propos d'un homme de ta naissance, de ton caractère et de ton esprit, tandis qu'elle est pour un Aëronaute et pour un Vice-Amiral de son étoffe, un double soufflet à lui faire un masque, appliqué tout juste comme de cire ! Il s'est servi du terme de fou, et pour ceci, laisse-moi te dire en bonne amitié que c'est une chose qu'il ne faudrait peut-être pas relever, après quinze mois d'une maladie comme la tienne ?... On se rabattra sur ta réclusion pendant ce temps-là, sur le bruit public et sur des paroles échappées à tes médecins. Ce sera des explications désagréables pour toi, difficiles à donner pour nous, impossibles à tourner favorablement, peut-être ? et tu peux bien compter que les Du Crest, La Touche et Sillery ne manqueront pas d'appuyer précisément là-dessus, en disant, pour t'embarrasser et nous aussi, que M. le Duc de Chartres avait proféré ce mot-là dans un sentiment de compassion, sans air de mépris, sans intention dénigrante, et autres fariboles, à quoi tu ne sauras que répondre. A présent, mon cher ami, rappelle-toi que la Duchesse de Chartres est la fille de M. de Penthièvre qui est au supplice, et que ta mère est au désespoir de tes violences qui ne sauraient aboutir à rien, si ce n'est à vouloir afficher que le gendre d'un prince, un homme exquis, lequel a pour toi des entrailles de père, est un impudent bavard, un coquin sans courage et sans vergogne, ce que tout le monde savait déjà. Jusqu'à présent, mon ami, nous avons renfermé la chose entre nous pour en écarter le public, et pour éviter les caquets de Paris ; mais on en parlait hier à Versailles, et si le père d'Orléans s'en mêle, il est à prévoir que le Roi ne te donnera pas raison. Je sais bien qu'il exècre et méprise le Duc de Chartres ; mais ce sera pour la satisfaction des autres princes du sang, et pour l'honneur de la maison royale. Enfin, souviens-toi bien de ce que je t'assure aujourd'hui : si tu ne laisses pas ces honorables gens du Palais-Royal essuyer tranquillement toutes les saletés que tu leur as jetées à la figure, on dira que tu fais le bravache, et l'on aura soin d'ajouter avec perfidie que tu n'es peut-être pas tout-à-fait revenu dans ton bon sens. Voilà ce qui te menace à mon avis, et ce que j'ose te dire est la plus fort preuve de bonne amitié que je puisse te donner.

Votre pauvre père en eut encore une indisposition capitale. M. le Duc de Penthièvre avait obtenu de son gendre un acte de désaveu ; mais cette déclaration parut à mon fils (qui savait à quoi s'en tenir) si lâchement hypocrite et si platement rédigée, qu'il en éprouva subitement un horrible accès de colère et de mépris ; les tristes effets de cette émotion se prolongèrent pendant cinq ou six mois. Si je me décide à vous laisser quelques instructions sur un si triste sujet, mon cher petit-fils, c'est afin qu'elles ne vous parviennent pas d'une manière infidèle, c'est à contre-cœur et les larmes aux yeux ; mais je sais bien ce que je fais . . . . . .4


Notes

1. Antoine Acton, premier Ministre de LL.MM. Siciliennes, né à Besançon en 1737, mort à Pancerata en 1808. (Note de l'Éditeur)

2. Sarcasme d'autant plus insolite que le Comte de la Touche avait dû faire ses preuves avant d'être reçu dans la marine royale, et qu'il était déjà chevalier de St-Louis. — Son caractère n'était peut-être pas des plus estimables, mais la noblesse de sa naissance était tellement incontestable que le Roi Louis XVI n'avait pu lui refuser son aveu pour exercer la charge de Chancelier de la maison d'Orléans.

3. Le 20 novembre 1779, M. le Prince de Condé, se rendant à Versailles et changeant de chevaux à Sèvres, y fut interpellé par M. d'Agoult, qui monta sur le marche-pied de sa portière et lui témoigna la nécessité où il se trouvait de lui demander satisfaction, ainsi que le jour, le lieu, l'heure du combat et le choix des armes. C'est parce qu'il avait été prié de donner sa démission de la charge de premier écuyer, qu'il occupait auprès de S.A. Sérénissime, en exécution d'un ordre de Monseigneur, et pour avoir tenu quelques propos contre une femme de sa cour (la Princesse de Monaco). Ce jeune seigneur ajouta quelques mots d'excuse au sujet de cette liberté qu'il osait prendre avec une personne du sang royal dont il avait été le domestique.

M. le Prince de Condé s'est découvert et il a dit à M. d'Agoult : — Monsieur, je pourrais vous refuser parce que vous avez été de ma maison, et que je n'ai pas eu l'intention de vous offenser mais celle de vous punir ; cependant, je vous accorde votre demande et j'y fais droit, comme il est de justice entre gentilshommes. — Demain à huit heures, au Champ-de-Mars, à l'épée et en chemise. Il a relevé la glace de son carrosse, et fouette cocher ! Ils se sont battus samedi dernier, en présence de MM. de Choiseul et du Cayla, témoins du Prince, et de MM. de Créquy et de Sabran pour leur cousin M. d'Agoult. Le Prince de Condé a reçu un coup d'épée dans le bras droit ; il s'est fait panser sur le champ de bataille, et s'est fait immédiatement conduire à Versailles, pour déterminer le Roi à ne pas se mêler de cette affaire, et pour le supplier de paraître n'en rien savoir, ce que S.M. a fini par accorder en recommandant à son cousin de ses conduire une autre fois avec plus de soumission pour les lois du royaume et plus de respect pour ses ordonnances. Les deux Messieurs d'Agoult continuent leur service comme si de rien n'était, l'un dans les gardes-du-corps et l'autre dans les Gardes-françaises. Toute la noblesse est enchantée de la bonne tenue du jeune d'Agoult, de la bonne conduite de M. le Prince de Condé et de la bonté de notre bon Roi. (Manus. du Comte de Nugent)

4. En respectant le sentiment qui porte l'auteur à s'exprimer sur un sujet aussi pénible avec une circonspection maternelle, on croit pouvoir ajouter que, depuis cette maladie, Mme de Créquy n'a presque jamais cessé d'éprouver des chagrins ou des inquiétudes à l'égard de son fils. (Note de l'Éditeur)


This page is by James Eason.


Pierre-Marie-Jean Cousin de Courchamps, Souvenirs de la marquise de Créquy de 1710 à 1803, tome VI, chapitre VII, 139-149. Paris, 1855.


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