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Chapitre VIII.

Légères contestations dans la famille royale. — La Reine et Madame. — Mot de M. le Comte d'Artois à ses deux belles-sœurs. — Explication de la Reine avec Monsieur. — Réplique de ce Prince et embarras de la Reine. — Les enfans d'Orléans. — Le Duc de Valois, sa sœur et ses frères. — Leur éducation par M. Bonnard. — Leur éducation par Mme de Genlis. — Plaisanteries de Monsieur sur cette éducation. — Marque du jugement précoce de Louis-Philippe, alors Duc de Valois. — La désapprobation qu'il fait d'un acte de l'Évangile. — Révélation de sa gouvernante au sujet de son caractère. — Son talent chirurgical et résultat d'une saignée qu'il avait opérée sur deux paysans. — Talent de Louis-Philippe pour la poésie française. — Remerciement poétique de sa composition (il est en vers celui-ci).


On a beaucoup parlé de certaines contestations qui seraient survenues entre les Princesses de la famille royale, et l'on allait jusqu'à leur donner un caractère de brouillerie qui n'a jamais existé, du côté de la Reine au moins. Tout ce que j'en ai pu savoir, et je crois que personne n'en a su plus que mon fils, c'est que Madame, Comtesse de Provence, ne voulait pas jouer la comédie sur le théâtre du Petit-Trianon, et qu'elle avait dit que ce serait une inconvenance.

— Mais, je la joue, moi qui vous parle, avait dit la Reine, et le Roi n'y trouve aucun inconvénient.

— Madame, avait répliqué sa belle-sœur, il en est de ceci comme de ce que disait Bossuet sur les spectacles, il y a de grands exemples pour et de bonnes raisons contre, et du reste, une Princesse de Savoie ne saurait manquer de grands exemples à défaut de bonnes raisons.

— Mon frère, avait dit la Reine en s'animant et en appelant M. le Comte d'Artois comme à son secours, venez donc faire la partie de Madame, et prosternons-nous devant les éternelles grandeurs de la maison de Savoie ? J'avais cru jusqu'ici que la maison d'Autriche était la première....

— Mesdames, interrompit M. le Comte d'Artois, j'avais cru tout autre chose, et par exemple, j'avais cru que vous aviez ensemble une discussion sérieuse, mais comme je vois que cela tourne à la plaisanterie, je ne m'en mêle plus.

La Reine à qui l'on eut soin de faire apprendre certaines choses qui n'entrent pas dans l'éducation des Archiduchesses, à ce qu'il paraît, et qui sont relatives à la parvulité des Comtes de Habsbourg, auteurs de la maison d'Autriche, ainsi qu'à la vassalité de la maison de Lorraine à l'égard de la Couronne de France, la Reine en éprouva tant d'embarras et de contrition, qu'elle désira s'en expliquer directement avec Monsieur. Elle le fit prier de vouloir bien passer chez elle ; il arriva sur-le-champ, mais son air froid et compassé interloqua tellement cette jeune Princesse qu'elle ne sut que lui dire et qu'elle se mit à lui parler de la santé de Madame. — On a dit devant moi qu'elle était grosse ?... — Monsieur parut hésiter, et la Reine lui demanda d'un air d'intérêt si l'on pouvait se flatter.... — Beaucoup, Madame ! lui répondit son beau-frère, il n'y a pas de jour où cela ne puisse être vrai. — La Reine n'a pas autre chose à me dire ?... — Oh non, lui répliqua elle, vous répondez si bien à mes questions que je ne vous en ferai plus.

Voilà tout ce qui s'est passé de plus sérieux entre ces deux Princesses, à la connaissance de leurs familiers, du moins ; et quand on voulait rechercher l'origine de toutes ces vilaines histoires qu'on faisait circuler sur les duretés et les prétendes hostilités de la Reine à l'égard de ses belles-sœurs, on trouvait toujours qu'elles avaient été forgées dans les arsenaux du Palais-Royal.

Cependant les enfans de M. le Duc de Chartres avançaient en âge et croissaient en force, mais on ne pouvait pas dire qu'ils prospérassent du côté de la bonne éducation. M. le Duc de Valois, fils aîné de son père et le digne héritier de leur famille, était lourdement gauche, et vilainement fourbe1 ; Mlle d'Orléans, sa sœur, était une méchante pleureuse, et je crois me souvenir qu'il y avait encore une autre Princesse à l'avenant. Quant à M. le Duc de Montpensier, il avait l'air d'un imbécile ; le petit Comte de Beaujolais était la seule personne de la famille qui parût annoncer de l'esprit ; mais de la part de ces quatre enfans, il était impossible d'entendre où d'attendre une seule parole de vérité, et c'était un concert de menteries sans paix ni trève. Celui qui les éduquait, pour parler à sa manière, était une espèce de poète appelé M. le Chevalier Bonnard, et le duc de Valois en avait pris des locutions intolérables. S'il avait à parler des cousins, c'est-à-dire de ceux qui le piquent, il disait la parenté, et pour désigner une partie du corps dont on ne parle guère et dont les enfans bien élevés ne parlent jamais à ceux qui ne les servent pas, M. le Duc de Valois disait mon quinze. — C'est un drôle de corps, observait son père, et cet aimable enfant s'en épanouissait d'amour-propre et de satisfaction.2

— Nous aimons tant bon-Bonnard, notre bon-Bonnard ! disait ce petit d'Orléans, il a pour principe... — Il a pour principe, conclamait sa sœur.... — Il a pour principe, ajoutaient les autres.... — Il a pour principe, reprenait le Duc de Valois en basse note. — Et qu'est-ce qu'il a donc pour principe ? — Il a pour principe, s'écriaient-ils en quatre parties, faisant chorus avec l'aîné ; il a pour principe de nous laisser boire et manger tout ce que nous voulons !

Oui-dà ! répondait Mme la Duchesse de Chartres, — et si vous êtes bien nourris vous n'êtes pas bien élevés : c'est comme la volaille. Ne criez donc pas quand vous parlez ; et tâchez de ne pas jaboter tous les quatre à la fois, comme si vous étiez des pintades.

L'inconvenance et les autres inconvéniens d'une pareille éducation pour les enfans de sa fille, étaient pour M. de Penthièvre une contrariété remplie d'amertume, et c'est à peu près la seule chose dont je l'aie vu s'impatienter. La prédilection de son gendre en faveur de M. Bonnard était purement et simplement un effet de son avarice, attendu qu'il ne lui donnait que mille écus de gages avec le titre de sous-gouverneur. Mme de Genlis en avait martel en tête : elle avait conçu l'ambition de réformer les d'Orléans, et, pour y parvenir, elle commença par se réconcilier tendrement avec la Marquise de Montesson, madame sa tante ; celle-ci manœuvra si bien que M. le Duc de Chartres en obtint l'agrément de son père ; mais on eut grand'peine à triompher de la résistance de M. de Penthièvre et de l'opposition de sa fille. — Je conviens, répondais-je à ceux qui venaient m'en parler, que Mme de Genlis est une femme d'esprit, et d'assez bon goût ; je la crois fort honnête personne, mais je ne pense pas que sa première éducation personnelle ait été dirigée de manière à l'approprier pour la circonstance. Les prodigalités de sa mère et la pénurie dont elle a souffert, ont eu l'effet de lui rétrécir les idées ; elle est inclinée du côté de l'épargne, à ce qu'il me semble ; les enfans dont il s'agit ne paraissent pas généreusement disposés, ils auraient besoin d'un entourage à grands sentimens, et ce n'est pas avec des calculs économiques et des habitudes mesquines qu'on pourra venir à bout de leur élever le caractère. L'avarice est le pire défaut que puissent avoir des princes, et quand un homme avare est puissant, le danger des plus grands crimes ou des lâchetés les plus infâmes est toujours au bout de son avidité. Je ne tiens aucun compte des autres accusations dont on voudrait noircir Mme de Genlis et je n'y crois pas le moins du monde ; je désire qu'elle parvienne à réformer et bien élever les enfans de M. le Duc de Chartres, à leur inspirer des sentimens conformes à la noblesse de leur origine, à les diriger dans les sentiers de l'honneur et de la vertu ; c'est un vœu, si ce n'est une espérance, et dans tous les cas, c'est une chose dont je ne me mêlerai point.

L'appétit vient en mangeant (des anchois ou des cornichons), ajoutait le vieux Duc d'Orléans, et ce charmant appendice a toujours été regardé comme son plus bel effort de génie. Par application du proverbe, aussitôt que Mme de Genlis eut obtenu la certitude d'être gouvernante, elle éprouva la fantaisie d'être nommée Gouverneur, et le Chevalier Bonnard en fut tellement révolté qu'il en vida brusquement les lieux en lui tournant les talons, sans parler de son quinze.

On raconta que le Duc de Chartres était allé demander la permission du Roi, suivant l'usage, au sujet de la nomination d'une femme à l'emploi de gouverneur de ses enfans, ce qui était une innovation sans exemple. On ajoutait que le Roi parut étrangement surpris : — Vous ne voulez jamais rien faire comme un autre ! s'écria-t-il de prime-abord ; et puis après une ou deux minutes de réflexion dans un profond silence, il ajouta sèchement : J'ai un Dauphin, le Comte d'Artois a deux princes et l'on assure que Madame est grosse. Vous pouvez faire comme vous l'entendrez, je m'en lave les mains, et puis le Roi lui tourna le dos. Une excellente plaisanterie de Monsieur consistait à dire que la chancellerie du Palais-Royal avait expédié un brevet de maîtresse de clavecin pour M. Balbâtre, et que l'Abbé Raynal avait été nommé sous-gouvernante de Mlle d'Orléans.

— Mon amie, disait un jour le Duc de Valois à Mme de Genlis, et c'est, m'a-t-elle dit, la première observation qu'il ait faite en sa présence, — pourquoi ne ramasse ou plutôt ne recueille-t-on pas le petit plomb qui se trouve dans les perdrix et les lapins rôtis ? on s'en servirait pour une autre fois. Je le mets toujours de côté sur mon assiette, je le serre et j'en ai déjà plein un papier.

— Voilà, répondit-elle, une locution très vicieuse, il ne faut jamais employer le mot plein qu'à l'égard d'un objet creux ou concave. Une feuille de papier qui est toujours plate et mince, peut être couverte avec du plomb de chasse, mais on ne saurait dire qu'elle puisse en être pleine, il faut dire que vous en avec rempli, soit un cornet, soit un petit sac, ou soit un carré de papier plié en paquet. Ce sera la seule manière de vous énoncer correctement.

Ce qu'il y avait de plus curieux dans la réprimande de Mme le gouverneur, c'est qu'elle en faisait le récit pour me témoigner combien ces élèves de M. Bonnard avaient un langage ignoble, et quant à la marque assuré d'un sentiment fort ignoble, elle était si loin d'en être formalisée, qu'elle ne s'en apercevait seulement pas.

Quand Mme de Genlis était fâchée contre l'aîné de ses élèves, elle en parlait sans réserve, en nous disant que son intelligence et son esprit étaient celle d'un receveur des tailles et celui d'un procureur. Il a des raisonnemens comme un arpenteur et des combinaisons comme un huissier, disait-elle. Elle se plaignit plus tard de ce qu'il n'avait absolument aucun sentiment religieux, et de ce qu'il avait proféré des choses irrévérencieuses. Ce n'étaient pas des plaisanteries de jeune homme, il n'en savait pas faire, et je ne crois pas qu'il ait jamais eu cette prétention-là ; mais c'étaient des argumentations tellement ridicules, que si l'on n'avait pas connu la tournure de son esprit et la nature de son jugement, on aurait cru qu'il voulait se moquer du monde.

Il entendait parler un jour du Judaïsme vengé, livre nouveau, dont l'auteur avait entrepris de nous démontrer que la condamnation du Messie avait été légale et légitime. — Mais ce serait assez mon avis, dit ce petit procédurier. — Qu'est-ce que Jésus-Christ avait besoin d'aller dans un endroit où l'on cultivait des olives, et pourquoi s'est-il permis d'entrer dans un enclos pendant la nuit et par dessus les murs ou les haies, apparemment ? Car qui dit jardin dit un enclos, c'est-à-dire un endroit clos et fermé....

Voilà tout ce que le nouveau Duc de Chartres avait trouvé de plus remarquables et de plus répréhensibles dans la Passion de Notre Seigneur, dans le Saint-Évangile suivant Saint-Mathieu, ce grand drame et cette admirable scène où Dieu nous aima jusqu'à la fin.

Je me souviens aussi que Mme de Genlis (elle avait parfois des imaginations ridicules) avait fait apprendre à saigner à tous ses élèves, ainsi qu'à ses deux filles, et voilà qu'un jour, en se promenant dans les environs de St-Leu, M. le Duc de Chartres s'avisa de tirer sa lancette et d'en instrumenter sur deux gobelottiers qu'il croyait en apoplexie et qui n'étaient qu'ivres-morts. Un de ces malheureux en mourut le lendemain, et l'autre en fut bien malade. M. de Penthièvre observait avec raison que rien n'est aussi dangereux que cette sorte de talent, quand on n'est pas dans le cas d'en apprécier la nécessité.

Mme de Genlis avait prescrit au Duc de Chartres de s'appliquer à faire des vers français. (Il n'était jamais question de vers latins dans le prytanée de Bellechasse.) — Cela n'est pas si malaisé, disait-il avec un air de confiance et de satisfaction qui désespérait sa gouvernante ; cela n'est pas si malaisé, tout d' même, et le voilà qui redescend de sa chambre avec la copie d'une pièce de vers qu'il venait d'envoyer.... — Envoyer à qui ? s'écria-t-elle. — A mon grand-père de Penthièvre, en remercîment du mouton dont il m'a fait cadeau, et le voilà qui se rengorge, tout d' même !... Voyons donc ces vers de votre composition, reprit-elle avec la frayer dans l'âme... — Ah ! mort de ma vie ! se mit-elle à crier, comment avez-vous eu la pensée, la témérité, l'audace et l'indignité d'envoyer à M. le Duc de Penthièvre, et sans m'en rien dire encore, et sans vous douter de la désolation, de l'humiliation.... Suis-je assez malheureuse, et n'avez-vous pas honte ?... Enfin voici cette composition de M. le Duc de Chartres, et c'est qu'il était, pour lors, un garçon de seize à dix-sept ans, tout d' même !...

Quand vous me donnez pour présent
Le symbole de la douceur,
Cet agneau si intéressant
Devient les délices d'un cœur,
D'un cœur qui, formé par sa mère,
N'apprend rien d'elle qu'à plaire
Aux âmes sensibles et pures,
Seule beauté dans la nature
Qui soit digne du sentiment
Que vous vouent la mère et l'enfant.

On verra plus loin si la direction de l'auteur des Chevaliers du Cygne était préférable à l'éducation du Chevalier Bonnard, auteur de l'Épître à Bombon, mon fils, avec des baisers tout par-dessus.3


Notes

1. Mgr le Duc de Valois est devenu successivement Duc de Chartres, Général Égalité, Maître d'écriture et de géographie, Duc d'Orléans, Lieutenant-général du royaume pendant la minorité de Henry V, et Roi des Français malgré la majorité du Roi de France. On verra comment les bonnes leçons de Mme de Genlis ont réformé les défectuosités de sa première éducation. (Note de l'Editeur)

2. Voyez Leçons d'une Gouvernante à ses Élèves, et Journal de l'éducation des Princes et de Mlle d'Orléans, par Mme de Genlis.

3. Voyez Journal de l'éducation des Princes, par Mme de Genlis.


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Pierre-Marie-Jean Cousin de Courchamps, Souvenirs de la marquise de Créquy de 1710 à 1803, tome VI, chapitre VIII, 150-159. Paris, 1855.


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