MADEMOISELLE ET LAUZUN.

La nouvelle du mariage de Mademoiselle avec de Lauzun produisit une vive sensation à la cour et même dans les classes bourgeoises. Madame de Sévigné, madame de Caylus, La Fare, l'abbé de Choisy, retracent l'impression que ressentit la cour de Louis XIV. Le Journal d'Olivier d'Ormesson exprime les sentiments des classes élevées de la bourgeoisie, des parlementaires, des maîtres des requêtes, des conseillers d'État, qui formaient alors une espèce d'aristocratie ou de noblesse de robe. Voici comment il raconte ces événements :

Le 15 décembre 1670, ma femme me dit qu'elle avoit appris de M. le duc de Chaulnes la déclaration du mariage de mademoiselle d'Orléans avec monsieur de Lauzun ; que MM. les ducs de Montausier et de Créqui, maréchal d'Albret et M. de Guitry en avoient fait la demande publique au roi et que le roi avoit dit qu'il ne l'approuvoit pas à cause de la mésalliance ; mais qu'il ne pouvoit pas empêcher une fille de quarante-trois ans de faire ce qu'elle vouloit ; que le roi avoit fait appeler Monsieur pour [le] lui dire, et que Monsieur s'étoit récrié sur cela et avoit dit qu'il falloit mettre Mademoiselle aux petites maisons et jeter Lauzun par les fenêtres ; que cette nouvelle avoit été aussitôt rendue publique et reçue de tout le monde avec un très-grand étonnement. Je dis cette nouvelle chez M. Bocherat,1 qui surprit également toute la compagnie, personne ne la voulant croire.

Le mardi, les ministres furent voir sur cela Mademoiselle, et tout le monde y alla, personne néanmoins n'approuvant ce qu'elle faisoit. Elle donnoit tout son bien à monsieur de Lauzun, la souveraineté de Dombes, le duché de Montpensier et le comté d'Eu. Le mercredi la donation en fut faite, afin que, dans le contrat de mariage, M. de Lauzun pût prendre toutes ces qualités, et le jour des noces fut arrêté au vendredi suivant.

Le vendredi 19 décembre, allant à la Mercy, un gentilhomme de l'hôtel de Guise me dit à l'oreille que le mariage étoit rompu et que le roi avoit dit qu'il ne le vouloit point. En effet, l'on sut aussitôt partout cette nouvelle avec bien de la joie et de la surprise en même temps ; car l'on ne s'attendoit point à un changement si prompt. Je sus de M. Le Pelletier2 que Madame,3 la douairière, avoit écrit au roi une grande lettre pour l'empêcher ; que M. le Prince avoit aussi parlé fort sagement au roi, et que M. le maréchal de Villeroy avoit aussi parlé de son côté, et que le roi s'étoit rendu à leurs raisons, et cela durant l'après-dînée du jeudi ; car le matin il avoit commandé à M. de Lyonne d'écrire ce mariage à tous les ambassadeurs ; mais le soir, ayant pris une résolution contraire, il envoya dire à M. de Lauzun et à Mademoiselle, par deux exempts, de venir parler à lui. Leur surprise fut grande ; car ils jugèrent bien qu'il y avoit quelque changement. Le roi parla à M. de Lauzun le premier et lui dit qu'il ne vouloit pas que son mariage s'achevât par beaucoup de raisons, et qu'il auroit soin de le faire aussi grand qu'il l'auroit été par ce mariage. L'on dit que M. de Lauzun soutint le coup avec bien de la fermeté et du respect pour le roi, qui en demeura fort content.

Pour Mademoiselle, elle s'emporta extrêmement et dit au roi tout ce que la colère pouvoit lui faire dire, déclama contre M. Le Tellier, qui étoit son ennemi et celui de M. de Lauzun, et dit contre le roi même mille choses, qu'il étoit un diable, dont le roi ne s'émut point ; au contraire, la consola [disant] qu'il partageoit son déplaisir et lui dit tout ce qu'il put pour la satisfaire. M. le Prince étoit derrière une porte,4 où le roi l'avoit mis pour écouter tout ce qu'il diroit. M. Le Pelletier nous dit à M. de Fourcy5 et à moi toute cette intrigue, comme y ayant eu part et ayant écrit la lettre pour Madame.

Tout le monde a loué le roi de cette action ; car ce mariage tournoit à sa honte, ne pouvant avoir été entrepris que de son consentement. La négociation en avoit commencé dès le voyage du roi en Flandre, où Mademoiselle avoit dit plusieurs fois à M. de Lauzun qu'elle ne vouloit plus être la victime de l'État ; qu'elle vouloit se marier et faire d'un gentilhomme [son mari] ; qu'enfin M. de Lauzun lui ayant demandé si elle pourroit lui citer quel seroit ce gentilhomme heureux, elle lui avoit dit qu'elle l'écriroit sur un papier, et en effet lui avoit envoyé un papier cacheté, où il avoit trouvé écrit : c'est vous. Enfin il y avoit huit mois que ce mariage se négocioit : la mort de Madame et l'espérance d'épouser Monsieur l'avoit interrompu ; mais Monsieur n'ayant pas voulu y penser,6 il s'étoit renoué plus fortement et conduit jusqu'au jour qu'il avoit éclaté.

Il y auroit de quoi beaucoup raisonner sur l'intrigue de ce mariage ; car l'on dit que M. Colbert y avoit part ; qu'il s'étoit rallié avec madame de Montespan, avoit abandonné madame de la Vallière, et que toute cette cabale se formoit contre M. de Louvois, ennemi de monsieur de Lauzun ; ce sont des spéculations peut-être peu véritables ; mais chacun raisonne à sa mode.

Les mémoires de Mademoiselle prouvent que, si Louvois était réellement ennemi de Lauzun, madame de Montespan était loin d'être son amie, lorsque le mariage se rompit. Du reste, on peut reconnaître dans l'ensemble de ce passage qu'Olivier d'Ormesson a été très-bien informé et qu'aucune des circonstances essentielles ne lui a échappé.

On ne doit pas accorder la même confiance à un petit roman des Amours de Mademoiselle et de M. de Lauzun, que l'on broda dès l'année 1672 sur les faits connus du public. Il n'y a d'authentique que la lettre adressée par Louis XIV aux ambassadeurs français résidant près les cours étrangères, que l'auteur a placée à la fin de son récit. Je donne néanmoins ce petit roman, quoiqu'il soit souvent plat et d'une fadeur insipide ; mais il témoigne du vif intérêt qu'excitaient les aventures de Mademoiselle.

LES AMOURS DE MADEMOISELLE ET DE M. DE LAUZUN.

Vous devez sans doute, cher lecteur avoir ouï dire qu'il y a environ deux ans ou plus, on parla de marier M. le comte de Saint-Paul à son Altesse Royale Mademoiselle, ce qui donna beaucoup d'occasions à plusieurs personnes de parler, comme vous savez que l'on fait en de pareilles rencontres, principalement aux gens de cour, lesquels, comme plus savants en ces sortes de choses, en parlent plus pertinemment et plus hardiment.

Il y avoit en ce même temps, une fort célèbre compagnie en un certain lieu de Paris ou ailleurs, je ne sais pas assurément l'endroit, mais je sais bien que c'étoient des intimes de M. le comte de Lauzun, comme vous jugerez par leurs discours ; lesquels après avoir longtemps conversé ensemble, tombèrent enfin sur le mariage de Mademoiselle, et après en avoir dit chacun son sentiment, et le peu de cas que Son Altesse royale en avoit fait, un de la compagnie s'adressa à M. de Lauzun et lui dit : « Et vous, monsieur de Lauzun, à quoi songez-vous, et d'où vient qu'un homme d'esprit comme vous êtes, s'oublie dans une occasion si belle et si noble ? Quoi ! croyez-vous que cette affaire mérite pas bien que vous y songiez ? Vous pourriez bien plus mal employer votre temps. » Cette harangue si peu attendue surprit si fort M. de Lauzun, qu'un esprit moindre que le sien auroit eu assez de peine à répondre. En effet, après avoir reculé deux ou trois pas : « Quoi ! monsieur, répondit-il à celui qui lui avoit parlé, moi, dites-vous, moi songer à Mademoiselle ? Ah ! monsieur, je connois trop cette princesse, et je me connois trop moi-même pour concevoir un dessein dont le bruit m'épouvante, et dont la seule pensée me rendroit criminel : je n'ai garde d'en oser seulement former le dessein. — Pourquoi non ? reprit son ami ; vous savez que l'on perd souvent faute de chercher, quel mal y auroit-il, quand vous tenteriez la fortune ? Cette princesse n'est pas inaccessible, et à vous surtout ; car nous savons que vous êtes assez bien avec elle, et même qu'elle vous souffre, et qu'elle vous écoute plus volontiers qu'aucun autre ; ainsi quel mal y auroit-il, encore un coup, quand vous la sonderiez un peu ? — Ah ! répondit M. le comte de Lauzun, je n'oserois seulement pas y penser ; la réponse que je suis obligé de faire à vos discours obligeants me met à la torture, tant je vois d'impossibilité à ce que vous me dites. — Vous y songerez si vous voulez, s'écria alors toute la compagnie, nous sommes tous de vos amis, et nous vous le conseillons, parce qu'ayant tant d'esprit et de conduite comme vous avez, et possédant l'oreille, avec les bonnes grâces, de votre roi, comme vous faites, rien ne vous est impossible ; pensez-y, si vous nous croyez : c'est pour vous, et nous aurions tous la dernière joie, si vous pouviez réussir, et vous n'agirez pas sagement si vous ne nous croyez. » M. de Lauzun ayant répondu à tous, comme il avoit fait au premier, et s'en étant défendu par des raisons les plus fortes et les plus apparentes, cette illustre compagnie se sépara. Or comme naturellement nous aimons ce qui nous flatte, quoique la bienséance ne nous permette pas de le témoigner, nous nous défendons souvent d'une chose, et la rejetons avec ardeur lorsque nous la souhaitons le plus, et plus l'esprit de l'homme est capable de connoître la valeur et le mérite d'une chose qu'on lui propose pour son avancement, plus il sent enflammer son désir à la possession.

M. le comte de Lauzun s'étoit retiré chez lui après avoir quitté ses amis, où il ne fut pas plus tôt arrivé, que tout ce dialogue qu'on lui avoit fait sur Mademoiselle, lui repassa dans l'esprit, et ce qu'il avoit rejeté comme fâcheux par le peu d'apparence qu'il y trouvait lui parut un peu moins rude et plus facile. Et comme il a infiniment de l'esprit au-dessus du commun, il commença à ne désespérer pas entièrement, il y voyoit à la vérité beaucoup de difficultés ; mais plus la chose lui paroissoit difficile, plus elle excitoit son courage, sachant bien que la plus grande gloire est attachée principalement aux plus grands obstacles. Il voyoit d'un côté une des plus grandes princesses de l'univers, qui avoit méprisé un grand nombre de rois et de souverains, comme si la nature n'avoit pas de quoi lui offrir un cœur digne d'elle. Il trouvoit dans cette princesse l'humeur la plus fière, et le courage le plus grand et le plus élevé qu'on pût imaginer. N'importe, il passa par-dessus toutes ces considérations, après les avoir mûrement pesées pendant un moi, et après avoir très-souvent perdu le repos pour s'appliquer entièrement au grand projet qu'il avoit déjà fait. Il fit ce que faisoient ces grands héros de l'antiquité, lesquels n'entreprenoient jamais que ce qui paroissoit presque impossible, ou du moins très-difficile ; et c'est par là que plusieurs se sont immortalisés, et se sont fait eux-mêmes un tombeau de gloire. Enfin, après avoir repassé mille fois une infinité de pensées qui lui venoient en foule dans l'esprit, et ayant fait réflexion au prix inestimable que lui offroient déjà ses travaux, s'il étoit assez heureux de pouvoir réussir, son grand cœur fait un puissant effort, et prend dès ce moment une forte résolution d'exécuter ce qu'il avoit projeté, voyant bien que, s'il perdoit cette occasion, il ne la recouvreroit de sa vie, et qu'il ne trouveroit jamais de si glorieux moyens pour élever et établir plus heureusement sa fortune. Le voilà donc qui recommence à redoubler ses soins pour rendre les devoirs à Mademoiselle. Il n'eut pas bien de la peine de trouver accès auprès de cette princesse : son esprit des plus adroits l'avoit depuis longtemps. Il la voyoit tous les jours et n'en sortoit que le plus tard qu'il lui étoit possible ; il ne lui parloit néanmoins que de respects, de devoirs, de nouvelles, et de mille autres gentillesses d'esprit capables d'attirer l'estime de tout le monde, et comme un grand esprit goûte les belles choses bien mieux qu'un moindre, qui à peine les distingue, goûte celles qui sont médiocres, Mademoiselle prenoit grand plaisir à écouter M. de Lauzun avec une application merveilleuse, de manière que notre comte, qui ne jouoit autrement son jeu que couvert, et à l'insu de tout le monde, ne manquoit jamais de nouvelles matières et de nouveaux entretiens, et son esprit éclairé, qui lui faisoit découvrir la façon obligeante avec laquelle il étoit écouté de la princesse, lui fournissoit toujours de quoi satisfaire le plaisir qu'elle témoignoit y prendre. Cependant M. de Lauzun commençoit déjà à concevoir quelque rayon d'espérance, quoique à la vérité foible. Il est vrai qu'il étoit bien reçu ; mais il l'étoit auparavant. Que si la princesse lui témoignoit quelque bonté, ce n'étoit, ou ne pouvoit être qu'un effet de sa générosité ; ainsi il n'avoit pas un grand fondement en ses espérances. D'ailleurs, la grande disproportion qu'il voyoit entre cette princesse et lui, le mettoit au désespoir ; aussi c'étoit son plus grande obstacle ; il poursuivit toutefois son dessein. Quelque temps s'étoit passé de cette façon lorsqu'il lui vint dans la pensée qu'il étoit temps de commencer son jeu un peu plus hardiment. Vous allez voir une leçon bien faite à ceux qui veulent se faire souffrir auprès d'une maîtresse ; c'est qu'il faut surtout étudier à se faire à son humeur ; voilà le seul et véritable chemin par où l'on peut sûrement s'insinuer.

M. le comte de Lauzun voulut, à quelque prix que ce fût, mourir ou s'insinuer dans l'esprit de Mademoiselle ; il avoit besoin de secours pour cela ; il s'étoit fait une règle de ne rien emprunter que de lui seul ; que fait-il ? Son génie s'attache à considérer attentivement cette princesse ; il s'y attache sérieusement pendant quelque temps : et enfin ayant remarqué que cette princesse aimoit et la cour et les beaux esprits, et que naturellement (comme cela est ordinaire à son sexe) elle étoit curieuse, il se résolut de prendre cette route, comme la plus courte et la plus aisée pour arriver à la fin. Il étoit un jour chez cette princesse, où après mille beaux discours, comme à son ordinaire, qui servirent comme de prélude à ce qu'il avoit médité, il tomba merveilleusement bien à propos sur son dessein ; et parlant des affaires de la cour les moins communes : « Eh ! bien, Mademoiselle, lui dit-il, Votre Altesse royale veut-elle être toujours particulière, et ne jamais faire de commerce avec la cour ? Est-il possible que la cour du monde la plus florissante n'ait rien qui vous puisse plaire ? On y voit des gens qui y viennent incessamment des quatre coins de la terre pour voir la majesté et la magnificence du Louvre, et pour y admirer notre incomparable monarque avec toute sa maison royale, qui est sans doute la plus belle et la plus charmante qu'il y ait dans l'univers ; est-il possible encore une fois, Mademoiselle, que tout cela, joint à la délicatesse des esprits qui y sont sans nombre, n'ait pas de quoi attirer Votre Altesse royale ? Il est vrai, Mademoiselle, que Votre Altesse royale a seule l'avantage d'être à la cour sans sortir de chez elle : et vous pouvez en ôtant le plus bel ornement de la cour du Louvre, je veux dire, en la privant de la présence de votre royale personne, vous pouvez en composer seule une tout entière au Luxembourg ou ailleurs, où Votre Altesse royale sera. — Vous voulez donc rire, monsieur de Lauzun, répondit Mademoiselle, et votre esprit toujours galant veut enfin me faire part de ses galanteries. — Ah ! Mademoiselle, repartit M. de Lauzun, à Dieu ne plaise que je sorte jamais du respect que je dois à Votre Altesse royale. Je sais trop comme je dois parler à des personnes de votre rang pour manquer jamais à mon devoir, et ce que je prends la liberté de vous dire n'est qu'un foible effet du zèle que j'ai eu toute ma vie, et que je sens augmenter à tous moments pour le service de Votre Altesse royale. Oui, Mademoiselle, poursuivit-il, j'ai un désir que je ne puis exprimer, de vous voir maîtresse de tout l'univers ; et si j'étois assez heureux pour y pouvoir contribuer quelque chose, ma vie seroit le moindre don que je voudrois pouvoir faire pour cela, tant il est vrai, Mademoiselle, que je veux désormais m'attacher aux intérêts de Votre Altesse royale. — Ah ! monsieur de Lauzun, répondit Mademoiselle, vous êtes trop généreux, et vous me comblez de civilités ; je souhaiterois d'être en état de vous témoigner ma reconnoissance ; mais comme mes sentiments sont hors du commun, et très-rares dans le siècle où nous sommes, il faudroit être quelque chose plus que je ne suis pas, pour pouvoir dignement les reconnoître. Mais souvenez-vous au moins que je conserverai toute ma vie le souvenir de vos bons et généreux souhaits. — Ce n'est pas, dit M. de Lauzun, une reconnoissance intéressée du côté des biens de la fortune, qui me fait parler ainsi, Mademoiselle. Votre royale personne en est le seul motif ; et la cause m'en paroît si glorieuse et si juste, que je serai toujours prêt à toutes sortes d'événements pour tenir ma parole. — Mais, M. de Lauzun, dit Mademoiselle, que voulez-vous que je fasse pour vous, après une si noble et si généreuse déclaration ? Quoi ! serai-t-il dit qu'un gentilhomme aura par ses hauts sentiments mis une princesse de ma qualité dans l'impossibilité de lui pouvoir répondre ? Ah ? de grâce, contentez-vous de ce que je vous ai dit sans me presser davantage ; et attendez du temps et de la fortune quelque chose de mieux, et vous souvenez surtout de votre parole, et si vous ne l'oubliez pas, je m'en souviendrai. — Non certainement, Mademoiselle, dit M. le comte de Lauzun, je ne l'oublierai pas, et lorsque Votre Altesse royale me fera la grâce de me demander des preuves, elle verra de quelle manière je sais exécuter ce que j'ai une fois résolu ; et pour mieux lui marquer ma sincérité, je vais dès à présent lui donner le moyen de m'éprouver. Vous savez, Mademoiselle, que je suis assez heureux pour être bien dans l'esprit de mon roi, et qu'il se passe peu de choses à la cour que je ne sache des premiers ; de façon, Mademoiselle, que je prétends, si vous m'honorez de votre confidence, de vous instruire de tout ; je ne vous parle point de secret, Votre Altesse royale n'a jamais manqué de prudence dans les occasions les plus pressantes, ainsi j'ai lieu de m'assurer là dessus. Enfin, Mademoiselle, vous êtes aimée du roi, et la serez encore davantage, si vous voulez témoigner quelque empressement pour lui, vous serez de sa table et la première dans tous ses plaisirs ; le roi sera ravi de vous posséder ; et vous êtes une princesse à marier ; indubitablement Sa Majesté ne manquera point à vous pourvoir selon votre rang, s'il ne peut suivant votre mérite. Pour ce qui est de moi, Mademoiselle, Votre Altesse royale peut compter là-dessus, comme sur une personne qui lui est entièrement dévouée ; et je vous proteste, Mademoiselle, que je ne laisserai jamais passer un moment où il s'agira de votre intérêt sans faire tout ce qui me sera possible, soit envers le roi, ou bien ailleurs, et j'espère même que Votre Altesse royale s'apercevra bientôt de mes soins pour elle. »

Cet heureux commencement ne peut promettre à M. le comte de Lauzun qu'une belle et glorieuse fin ; il parle à Mademoiselle de savoir des secrets, de confidence, de plaisirs, et enfin il touche en passant la corde du mariage. Ce furent de grands mots pour cette princesse, et celui qui les disoit ajouta tant d'éloquence et d'agrément, qu'elle ne put résister à tant d'ennemis qui l'attaquoient à la fois ; de façon qu'ayant écouté fort attentivement M. de Lauzun, cette princesse y prit tant de plaisir qu'enfin elle se rendit à un discours si doux et qui la flattoit si agréablement. Le premier témoignage qu'en a reçu M. le comte de Lauzun fut par sa parole en cette manière : « Eh ! bien, comte de Lauzun ? que faut-il donc faire, je suis prête à faire ce que vous me dites, mais le moyen ? — C'est, Mademoiselle, répondit-il d'abord, qu'il faut qu'auparavant vous fassiez une confidence particulière avec quelqu'un sur qui vous fier. — Mais où prendre, répliqua Mademoiselle en souriant, quelque personne sur qui l'on se puisse assurer ? — Ah ! Mademoiselle, répondit M. de Lauzun, que je serois heureux si Votre Altesse royale trouvoit en moi sur qui s'assurer ! Ah ! que je serois fidèle ! Oui, Mademoiselle, si ce bonheur m'arrivoit, je me sacrifierois plutôt que de manquer de fidélité ; et de plus, après que Votre Altesse royale auroit commencé à se fier à moi, elle seroit assurée de n'ignorer rien de ce qui se feroit ou diroit jusque dans le cabinet du roi, soit qu'elle fût à la cour ou non. — Eh bien ! M. de Lauzun, dit Mademoiselle, continuant à sourire, je suis résolue, puisque vous dites qu'il le faut pour mieux et secrètement faire, de me choisir un confident à qui je découvrirai ma pensée fort ingénument pour l'obliger à en faire de même. Mais aussi il peut bien s'attendre, que si je viens à découvrir qu'il me fourbe il en sera tôt ou tard puni ; au contraire, s'il en agit en galant homme il sera mieux récompensé qu'il n'ose peut-être espérer. — Quoi ! Mademoiselle, repartit M. de Lauzun, après la charmante parole que Votre Altesse royale vient de prononcer, se trouveroit-il bien un courage assez lâche pour manquer à son devoir ? Ah ! cela ne se peut, Mademoiselle, et le ciel est trop juste pour permettre une si noire injustice. Que si par un malheureux hasard cela arrivoit, la grâce que je demande dès à présent à Votre Altesse royale, c'est qu'elle me permettre d'espérer de servir d'instrument pour punir un si horrible crime, ou de mourir dans une si glorieuse entreprise. — Eh bien ! vous serez pleinement satisfait, M. de Lauzun, dit Mademoiselle, si cela est capable de vous satisfaire ; et vous seul punirez ce coupable, du moins s'il le devient. Mais aussi ne prétendez pas d'avoir lieu de révoquer votre parole, car ce n'est pas à des personnes de mon rang à qui l'on doit promettre plus qu'on n'a dessein de tenir. — Oui, Mademoiselle, je vous la tiendrai cette parole, répondit M. de Lauzun, ou j'y finirai la vie. — Mais si dans le choix que je fais pour mon confident, vous y trouviez un véritable ami, ou un parent proche, ou allié, enfin quelqu'un que vous aimassiez plus que vous-même, que feriez-vous en cette rencontre ? car il est bon de vous expliquer toutes choses, afin que vous ne prétendiez point de surprise. — Ah ! Mademoiselle, Votre Altesse royale fait tort à mon courage, s'il m'est permis de lui parler ainsi avec tout le respect que je lui dois, et mon devoir m'est plus cher que parents et amis, de même que la vie ne m'est rien en comparaison de mon honneur. Mais enfin, Mademoiselle, continua notre incomparable comte, ne m'est-il point permis de demander quel est cet heureux homme contre lequel Votre Altesse royale semble avoir pris plaisir de m'animer, comme si j'avois une armée nombreuse à combattre ? — Comme l'ennemi, dit Mademoiselle, que vous aurez en tête, si l'on me trahit, est puissant, et fort en effet, quoique petit en apparence, j'ai été bien aise de savoir si vous ne chancelleriez point à m'entendre parler. — Moi, chanceler, Mademoiselle ? reprit M. de Lauzun, vous me verrez toujours ferme et inébranlable. — Je suis pourtant assurée, dit Mademoiselle, que son seul nom vous y fera songer plus d'une fois ; et peut-être sera-t-il assez fort pour vous faire repentir de tout ce que vous avez avancé sur ce chapitre. — Moi, me repentir, Mademoiselle ? répondit M. de Lauzun, toute la terre ni la mort même n'est pas capable de me faire dédire ; et quand toutes les puissances s'armeroient pour ma perte, je les verrois venir avec un courage intrépide, sans rien diminuer de mon généreux dessein. » Sur quoi Mademoiselle lui parla en cette façon : « Préparez-vous donc à deux choses : l'une, ou à m'être fidèle jusqu'à la mort, ou à vous punir vous-même de ce crime si noir que vous voulez punir sur un autre, si vous êtes assez malheureux pour en être jamais coupable, c'est sur vous seul que je veux me confier ; je n'en connois point de plus capable ni qui s'en puisse mieux acquitter : consultez-vous bien avant que de vous engager, et voyez si vous êtes disposé à me servir fidèlement. — Oui, Mademoiselle, dit M. le comte de Lauzun, je suis disposé à tout ce qu'il faudra faire pour votre service ; et puisque Votre Altesse royale me fait l'honneur de me préférer à mille autres qui le méritent mieux que moi, je lui proteste de ne manquer jamais de parole. »

M. le comte de Lauzun n'eut pas plus tôt pris congé de Mademoiselle, qu'il commença à rêver sur l'heureux succès de son entreprise ; enfin il pouvoit se vanter d'avoir assez bien réussi pour une simple tentative : aussi ne manqua-t-il point à exécuter de point en point ce qu'il avoit promis à cette princesse, qui d'ailleurs n'étoit pas peu aise de s'être assurée d'une personne qui seule lui pouvoit donner des nouvelles certaines de tout ce qui se passoit à la cour. Elle voyoit que cette personne s'étoit entièrement attachée à elle, qu'elle prenoit un soin particulier de s'informer de tout ce qu'il y avoit de plus secret ; enfin, cette princesse étoit dans une joie qu'elle ne pouvoit presque contenir.

Quelque temps se passa de cette sorte, et M. de Lauzun, qui poursuivoit toujours sa point et qui continuoit toujours à redoubler ses soins auprès d'elle, connut enfin qu'il étoit assez bien dans son esprit pour espérer d'y pouvoir un jour être mieux, si le sort lui étoit toujours aussi favorable qu'il avoit été, et c'étoit l'espérance du succès qui l'animoit toujours.STOPPED PROOFREADING HERE

Un jour qu'il venoit un peu plus matin qu'à son ordinaire, soit par hasard, ou de dessein formé, ou bien qu'il eût effectivement quelque nouveauté à apprendre à Mademoiselle, il n'est pas plus tôt monté l'escalier, qu'ayant aussitôt traversé, jusqu'à la chambre de cette princesse, il se prépara pour y entrer comme il avoit accoutumé, et pour cet effet ayant entr'ouvert la porte, il aperçut cette princesse devant son miroir, ayant la gorge découverte. D'abord il se retira, et enfin il referma la porte, le respect ne lui permettant pas d'avancer plus avant. Mademoiselle qui entrevit quelqu'un, et qui entendoit la porte se fermer, cria assez haut, et demanda avec beaucoup d'empressement qui c'étoit, et dans le temps qu'on y vint voir, elle demanda : « n'est-ce point monsieur de Lauzun ? » La personne qui y étoit venu voir lui répondit qu'oui ; « qu'il entre », s'écria cette princesse par plusieurs fois. Dans ce même temps M. de Lauzun étant entré, et ayant fait une profonde révérence, Mademoiselle lui dit : « Eh ! pourquoi, monsieur, n'entrez-vous pas, sans faire toutes ces cérémonies ? Quoi, poursuivit cette princesse en souriant, est-ce par la fuite que l'on fait sa cour auprès des dames ? — Mademoiselle, répondit-il, j'ai su jusqu'aujourd'hui ce que l'on doit aux dames du commun ; mais je n'ai jamais pu apprendre tout ce que je dois à des princesses, ou si je l'ai su, je l'ai oublié depuis peu. — Mais qu'est-ce que vous voulez dire ? lui dit Mademoiselle — Ce que je veux dire, Mademoiselle ? répondit monsieur de Lauzun ; quoi ! Votre Altesse royale voudroit-elle bien qu'en perdant le respect que je lui dois, je vinsse encore m'exposer à un combat, où je prévois ma perte tout entière ? — Mais encore une fois, qu'est-ce donc vous voulez dire ? lui dit-elle en souriant. Je ne comprends rien à vos discours, expliquez-vous mieux, si vous voulez que je vous entende. — Ah ! Mademoiselle, repartit M. de Lauzun, je crains de ne m'expliquer que trop pour mon malheur ; si toutefois Votre Altesse royale feint de ne me point entendre, je m'en expliquerai plus ouvertement, quand elle m'en donnera la permission. — je serois fort aise que ce fût présentement, reprit Mademoiselle continuant son sourire. — Puisque Votre Altesse royale me le commande, dit M. de Lauzun, il faut lui obéir. A l'ouverture de la porte de votre chambre, commença-t-il, je n'ai pas eu sitôt fait le premier pas, que le premier objet qui s'est présenté à mes yeux a été votre royale personne, mais dans un état si éclatant, que jamais mes yeux n'ont été si surpris, et cette surprise ou la crainte de manquer de respect, ou de faire naufrage, m'ont fait retirer avec la dernière précipitation : j'ai des yeux et un cœur comme un autre, j'aime les belles choses autant que qui ce soit. Ainsi, Mademoiselle, à l'entrée de votre chambre j'ai aperçue, quoique de loin, comme un rayon du brillant éclat de votre royale personne : je veux dire, Mademoiselle, Votre Altesse royale sur qui les grâces et les beautés ensemble faisoient un assemblage de tout ce qui peut flatter la vue. Car quoique vous soyiez charmante toujours, la blancheur des lys que vous cachez sous du fil ou de la soie, cette gorge admirable, ce teint délicat du plus beau sein du monde, ni ce sein de neige, dont vous n'avez pas pu dérober la vue, tout cela joint à la majesté sans égale de votre taille, auroit produit sur moi les mêmes effets que sur les plus grands princes du monde ; je n'aurois pu voir tant de merveilles ensemble, sans les vouloir considérer attentivement. Je sais que la considération des belles choses donne du plaisir, que le plaisir allume le désir, et enfin que le désir n'aboutit qu'à la jouissance. En un mot je n'aurois jamais pu éviter ce charme, qui par conséquent auroit fait mon malheur. Hélas ! je connois bien aujourd'hui, que c'est une belle et avantageuse qualité que celle de roi ou de souverain, puisqu'il n'appartient qu'à eux d'aspirer sans crime à la possession de ces belles choses. Oui, je soutiens, Mademoiselle, que celui qui peut légitiment aspirer après ces beautés de Votre Altesse royale, celui-là est sans doute le plus heureux homme du monde ; à plus forte raison le bonheur de celui qui les possédera sera encore plus grand. — Je n'en attendois pas moins de vous, monsieur de Lauzun, dit Mademoiselle, et je m'imaginois bien que la feinte que vous avez faite à la porte de ma chambre, se termineroit enfin par la galanterie du monde la mieux inventée et la mieux conduite. — Ah ! Mademoiselle, reprit M. de Lauzun, que Votre Altesse royale juge mal de moi si elle a cette pensée ! le respect que je dois avoir pour elle, et le vœu que j'ai fait de finir ma vie pour son service, ne me feront jamais déguiser ma pensée ; je publierai à toute la terre, quand il en besoin, ce que je viens d'avancer. — Vous croyez donc, monsieur, répondit Mademoiselle, qu'il n'y a que les rois et les souverains qui puissent prétendre légitimement à la possession des belles choses ? Quoi ! ne savez-vous pas que c'est le seul mérite qui doit avoir cette prétention, et que le sang ni le rang même n'augmentent point le prix d'une personne, si elle n'a que cela pour partage ? Vous savez qu'il y en a une infinité qui sans le secours de la naissance ni du sang, se sont mis en état eux-mêmes de pouvoir aspirer à tout ce qu'il y a de plus grand, et cela par leur propre mérite, et je puis avancer sans feinte, que M. le comte de Lauzun, autrement M. de Péguilin, en est un des premiers, et que sa vertu le distinguant du commun des hommes, cette même vertu le peut élever avec justice à quelque chose d'extraordinaire. Je ne veux pas vous en dire davantage, mais je sais bien que si vous saviez de quelle façon vous êtes dans mon esprit, vous n'auriez pas sujet d'envier un autre rang que celui où vous êtes, s'il est vrai que vous comptiez mon estime pour quelque chose pour vous. — Ah ! Mademoiselle, répondit M. de Lauzun, que je suis obligé à Votre Altesse royale, et que je suis heureux d'avoir l'honneur de vous avoir gratifié ! Mais que je suis doublement heureux d'avoir quelque part dans votre estime ! Oui, Mademoiselle, puisque Votre Altesse royale a eu la bonté de me laisser emporter au doux transport que me cause la joie que je ressens, et que mon âme vous fasse connoître par quelque puissant effort l'extase dans laquelle vos dernières paroles l'ont mise. Car s'il est vrai, comme il n'en faut point douter que votre amie soit sincère, n'ai-je pas raison de m'estimer le plus fortuné de tous les hommes ? Et qu'est-ce que je pourrois faire pour reconnoître tant d'obligations que j'ai à Votre Altesse royale, puisque je suis assez malheureux pour ne pouvoir donner que des souhaits, mais des souhaits inutiles, qui ne pourront jamais m'acquitter de la moindre de vos bontés ? — Je ne vous demande rien, lui dit Mademoiselle, sinon la continuation de ces mêmes souhaits, et l'exécution si l'occasion s'en présente. — Oui, Mademoiselle, répondit M. de Lauzun, je souhaiterai, j'entreprendrai, et j'exécuterai tout pour le service de Votre Altesse royale jusqu'au dernier soupir. »

Voilà une belle avance pour notre nouvel amant, et à mon avis, jamais il ne conduisit une entreprise si douleuse et si hardie avec tant de succès. Aussi fut-ce une douce avance pour lui, que cette dernière conversation, où il trouva tout sujet d'espérer, et ce fut ce qui l'enhardit de pousser sa fortune à bout.

Il passa quelque temps dans cet état, à toujours rendre ses soins avec plus d'assiduité qu'à l'ordinaire à Mademoiselle, et s'il remarquoit que cette princesse prit plaisir à le souffrir, il ne manquoit pas aussi de faire tout ce qu'un bel esprit est capable de faire pour se maintenir dans les bonnes grâces d'une princesse ; et il en avoit toujours l'occasion en main par cent belles choses que son génie lui fournissoit, et dans tous les entretiens qu'il avoit avec elle, il faisoit paroître tant de respect dans toutes ses actions, et un certain enjouement dans son humeur, qu'enfin tout cela joint à la vivacité de son esprit, et à la force de son raisonnement, tout cela, dis-je, étoit trop puissant pour y résister. Aussi Mademoiselle, qui mieux que qui ce soit avoit un esprit capable de juger de ces choses, y trouvoit trop de quoi plaire pour n'y pas prendre plaisir et par conséquent pour se pouvoir défendre. Elle étoit même ravie quand elle le voyoit entrer chez elle, parce qu'elle le regardoit déjà comme une conquête assurée, et elle auroit quitté toutes choses pour avoir sa conversation, ne trouvant rien, où elle eût un si agréable divertissement. Ils en étoient là, lorsque M. le comte de Lauzun devenant de jour en jour plus hardi et plus familier avec Mademoiselle, à mesure qu'il en devenoit amoureux, il s'avisa d'une invention pour savoir si bon bonheur étoit vrai ou faux, s'il en étoit l'ombre ou le corps ; et c'est un coup assez extraordinaire, comme vous allez voir, mais qui lui réussit merveilleusement bien, puisqu'il s'assura de son entier bonheur.

Un jour qu'il étoit avec cette princesse (car il ne la quittoit que le moins qu'il pouvoit, et s'il témoignoit de l'empressement pour y demeurer, Mademoiselle n'en faisoit guère moins pour le retenir), il étoit donc un jour avec elle, où, après un assez long entretien, il témoigna à cette princesse qu'il avoit quelque chose de particulier à lui dire. Mademoiselle, qui n'eut pas de peine à la reconnoître, le tira à part, et lui ayant dit qu'elle étoit prête à l'écouter, s'il avoit quelque chose à lui dire : « il est vrai, répondit M. de Lauzun à Mademoiselle, que j'ai une grâce à demander à Votre Altesse royale ; mais je n'ose pas le faire sans sa permission. — Il y a longtemps que vous l'avez tout entière, monsieur, dit Mademoiselle, vous n'avez qu'à parler et demander hardiment tout ce qui dépend de moi, et vous assurer en même temps de tout. — Quoique Votre Altesse royale ait assez de bonté pour m'accorder ma demande, poursuivit M. de Lauzun, il n'est pas juste que j'en abuse, et si tout autre motif que celui de vos intérêts me faisoit agir, je serois sans doute moins hardi et plus circonspect. — Que ce soit votre intérêt ou le mien, dit Mademoiselle, tout m'est égal ; parlez seulement avec assurance d'obtenir tout ce que vous demandez. » M. le comte de Lauzun répondit à ces discours si obligeants de Mademoiselle par une profonde révérence et poursuivît après en cette manière : « Il y a déjà quelques jours, Mademoiselle, que je me suis mis en tête que Votre Altesse royale doit être bientôt mariée ; et cette pensée s'est si fort imprimée dans mon esprit, que je me la représente, comme un présage assuré, ou pour mieux m'exprimer, comme une chose faite, et la créance que j'y donne et la joie que je m'en promets, m'ont forcé à prendre la liberté de vous faire une très-humble prière, c'est, Mademoiselle, que comme c'est une chose infaillible, selon toutes les apparences, puisque les plus grands du monde ont aspiré à cet haut bonheur (votre renommée a publié partout le pouvoir de vos charmes, de manière que parmi tous ceux qui ont appris les merveilles de votre vie, il y en a peu, ou pour mieux dire, il n'y en a point dont l'esprit n'ait été agréablement surpris et qui ne soupire pour vous), ainsi dans cette foule de soupirants, il ne se peut, à moins que le ciel ne se voulût rendre coupable de la dernière injustice, que vous ne soyez un jour à quelqu'un, et je ne sais que ce sera bientôt ; car enfin je ne saurois faire sortir cette pensée de mon esprit, et mon imagination en est tellement préoccupée, qu'à tous moments, et même dans le peu de repos que je prends, je n'en suis pas exempt. Il y a déjà longtemps que je ne rêve à autre chose ; de façon, Mademoiselle, que la grâce que je demande à Votre Altesse royale, c'est que comme elle m'a si souvent honoré de sa confidence, il me soit permis d'en espérer une seconde. » Alors Mademoiselle, en le regardant d'un air doux et sincère, répondit en ces paroles : « Il est bien juste, monsieur ; depuis qu'on a une fois choisi quelqu'un pour confident en une chose, ce seroit démentir son choix que de ne lui pas confier tout sans réserve. Pour moi, qui ne prétends pas démentir le mien, je veux vous faire l'unique dépositaire de mes pensées les plus secrètes ; que si, par hasard, je manque de prudence en parlant, souvenez-vous qu'en qualité d'homme d'honneur comme vous êtes, vous êtes obligé par toutes sortes de raisons à en avoir pour garder le secret, et qu'il n'y a pas moins de science à le savoir taire, qu'il y en a à bien parler. A propos, dites-moi donc ce que vous me demandez. Je ne vous parle point de vos galanteries, je souffre même, pour l'estime que j'ai pour vous, que vous m'en disiez toujours quelqu'une en passant, parce que je sais bien qu'un esprit galant et de cour comme le vôtre ne sauroit s'en passer. Il n'y a qu'un monsieur ... qui soit capable de cajoler de si bonne grâce jusqu'à vouloir faire passer une simple pensée pour inébranlable et assurée, lors même qu'elle n'est qu'imaginaire. — Mais, Mademoiselle, répliqua M. de Lauzun, de grâce, que dites-vous ? Vous croyez donc que je n'ai pas seulement pensé ce que je viens de vous dire ? Que si Votre Altesse royale pouvoit pénétrer jusqu'au fond de mon cœur, elle verroit bien la vérité de la chose, et je m'assure qu'elle n'auroit pas lieu de douter de moi comme elle fait, et pour faire voir à Votre Altesse royale que je suis persuadé de ce que je viens d'alléguer, c'est qu'assurément elle en verra bientôt les effets ; et si mes vœux sont exaucés, le temps en sera court. Et je demande à Votre Altesse royale, que, comme ce sera une chose que tout le monde saura tôt ou tard, je sois le premier qui ait l'honneur de l'apprendre. — Quoi ? interrompit la princesse. — Celui, poursuivit M. de Lauzun, pour lequel de tous vos soupirants Votre Altesse royale aura plus de penchant, soit de tous ceux de la cour, soit hors du royaume ; tout le monde le saura un jour et l'aprpendra avec un plaisir extrême ; et comme je suis infiniment plus à vous que le reste des hommes, c'est pour cette seule raison que je demande la préférence à Votre Altesse royale, afin que votre belle bouche m'ayant annoncé celui qu'entre les hommes elle veut rendre le plus heureux, je sois le premier aussi à vous en féliciter, et à vous témoigner la joie que j'aurai quand je verrai approcher le moment qui vous doit donner celui que vous aurez honoré de votre choix, et que vous aurez trouvé digne de votre affection. » Il finit ces derniers mots par un profond soupir, Mademoiselle ne laissa pas passer sans le remarquer, car elle l'observoit de trop près pour perdre la moindre de ses actions. « Mais M. de Lauzun, dit Mademoiselle, d'où vient que vous soupirez ? Vous me prédites de si belle choses, et cependant vous les finissez par un grand soupir ! Et où est donc cette joie que vous vous en promettez ? Il me semble que ce n'est pas en soupirant que l'on reçoit de la joie et du plaisir. Comment voulez-vous donc, poursuivit cette princesse en souriant, que j'explique ceci ? — Ah ! Mademoiselle, répondit-il, un esprit aussi intelligent comme est le vôtre, n'aura pas bien de la peine à une application juste de cette action, surtout quand elle se souviendra que c'est après ces choses que l'on désire ardemment que l'on soupire. — Il est vrai, répondit Mademoiselle, mais aussi vous n'ignorez pas que les soupirs ne sont pas moins les effets de la crainte que de la joie et du désir. Ainsi un cœur qui pousse des soupirs, embarrasse fort un esprit à en faire la différence, pour savoir connoître leu véritable cause ; car je n'en ai jamais ouï dire que 'dune même façon et sur un même ton. — Je vois bien, Mademoiselle, dit M. de Lauzun, que Votre Altesse royale veut se divertir, mais enfin que répond-elle à ma demande ? — Vous seriez bien trompé dans votre attente, interrompit la princesse, si c'étoit le refus. Mais puisque je me suis engagée, je veux vous tenir ma parole ; je vous assure que je vous la tiendrai ponctuellement, et je vous dirai au vrai celui que j'aimerois le plus de tous ceux que je croirai pouvoir aspirer à moi. — Mais quand sera-ce, Mademoiselle ? » répondit M. de Lauzun, avec un transport et un empressement inconcevable. La princesse qui en devinoit sans doute la cause, quoiqu'elle ne le témoignât pas ouvertement et qui même faisoit paroître au dehors une partie de la joie qu'elle en avoit au fond du cœur, lui dit toujours en souriant que ce seroit dans trois mois. « Ah ! Mademoiselle, que ce temps va être long pour moi, repartit notre amant, et qu'il va mettre ma patience à une rude épreuve ! Mais n'importe, continua-t-il ; il faut attendre, puisque Votre Altesse royale le veut. »

Voilà le premier progrès de cet expédient qu'il inventa, pour savoir si c'étoit tout de bon qu'il devoit espérer ou non. Vous en verrez la fin par la suite, et par l'effet qui en résulta.

Peu de temps après, l'on parla du voyage de Flandres : M. le comte de Lauzun ne songeoit qu'à plaire à Mademoiselle et ne s'appliquoit qu'à en chercher les moyens, mais tout cela avec honneur, et sans perdre un moment de ce qu'il devoit au roi son maître. Il étoit presque toujours chez cette princesse, ou avec elle, quand elle étoit au Louvre. Et surtout il ne manquoit jamais de nouvelles, et il les débitoit avec tant de grâce, que, quoiqu'il les dit et qu'il y mêlât des choses sérieuses, là où il falloit une grande présence d'esprit, et une solidité de jugement toute particulière, néanmoins la manière aisé, avec laquelle il racontoit ces nouvelles, et mille choses agréables, leur donnoit un nouveau lustre, et faisoit connoître à cette princesse qu'il n'étoit pas tout à fait indigne de son attention. Aussi peut-on dire qu'il est seul capable d'entretenir agréablement quelque belle compagnie. Que cela soit ainsi, on en peut tirer la conséquence infaillible, puisqu'il subjugua l'esprit du monde le plus fin que l'on voit dans tout son sexe. Comme il n'est point de plus fâcheux obstacle à un amant qui veut s'établir dans l'esprit de l'objet qu'il aime, que l'éloignement et la privation de la vue, cette absence et cet éloignement sont beaucoup plus à craindre, lorsqu'on a quelque heureux commencement, parce qu'il n'est pas seulement besoin de s'insinuer dans un cœur que l'on veut réduire entièrement ; mais encore il est nécessaire de ne point lâcher prise que l'on ne s'en voie absolument le maître. Nous en avons même vu qui avoient tous les avantages et qui se les conservoient par leur patience ; aussi leur est-il arrivé, que, de paisibles possesseurs qu'ils étoient, par ce moyen, ils ont perdu et l'objet et les espérances, souvent même le souvenir, pour s'être absentés. M. le comte de Lauzun avoit trop de prévoyance pour ignorer toutes ces choses, et il avoit témoigné trop de conduite jusqu'à cet endroit pour eu manquer à l'avenir, aussi trouva-t-il le secret d'éviter un si funeste et dangereux accident.

Notre amant si habile, voyant qu'il étoit obligé de suivre le roi partout où il iroit, et par conséquent contraint de quitter son entreprise qu'il voyoit déjà si avancée, il s'avisa de faire en sorte que Mademoiselle fît le voyage avec la cour, et pour cet effet il se servit de deux moyens qu'il tenoit pour assurés, comme il arriva. C'est du voyage de Flandres que le roi fit l'an 1671 [qu'il s'agit]. Le premier moyen dont il se servit fut envers Mademoiselle, qu'il alla voir un jour. Il ne manqua pas d'aborde de dire tout ce qui pouvoit faire tomber la conversation là-dessus. Ayant enfin trouvé l'occasion de parler, il dit à cette princesse : « il ne faut pas demander, Mademoiselle, si Votre Altesse royale sera du voyage de Flandres ; la chose est trop juste et trop raisonnable pour en douter. — Moi, dit Mademoiselle, j'en serai si le roi le veut ; autrement je ne m'en soucie pas beaucoup. — Que dites-vous, Mademoiselle ? répondit-il ; vraiment le roi ne le désire que de reste, et je suis assuré qu'il s'y attend. — Je n'irai pourtant point sans qu'il me le dise, repartit la princesse. — Je sais bien, poursuivit notre comte, que la cour est partout où vous êtes, et que toutes autre vous peut sans injustice paroître indifférente ; mais s'il m'est permis de dire ma pensée avec tout le respect que je dois à Votre Altesse royale, vous ne pouvez pas vous dispenser de ce voyage, sans vous opposer en quelque manière au dessein que le roi a de paroître en ces pays-là avec le plus d'éclat qu'il lui sera possible, parce que Votre Altesse royale faisant un des plus beaux et glorieux ornements de la cour, vous ne pouvez vous en séparer sans en diminuer l'éclat. D'ailleurs, je sais que Votre Altesse royale est trop considérée du roi, pour vous permettre de vous arrêter à moins que vous ne le vouliez absolument, et je suis persuadé que vous aimez trop le roi pour tromper ses espérances ; car assurément il s'y attend. — Vous direz et vous croirez tout ce qu'il vous plaira, monsieur de Lauzun, dit Mademoiselle ; mais je puis vous assurer que je n'irai point sans ordre. — Eh bien, Mademoiselle, répondit M. de Lauzun, s'il ne faut que cela, je suis assuré que mes souhaits seront accomplis, et que Votre Altesse royale verra la Flandre. » Il prit congé là-dessus de Mademoiselle, et dit, en souriant, au sortir de la chambre de cette princesse : « je m'en vais demander un ordre du roi ; ce n'est pourtant pas celui de Saint-Michel ni du Saint-Esprit. — Que peut-il donc être ? dit Mademoiselle avec un sourire ; nous n'en avons point d'autre en France, hors celui de Malte ; mais je ne crois pas que vous songiez à celui-là. — Votre Altesse royale a raison, dit M. de Lauzun, qui s'étoit arrêté à la porte de la chambre de cette princesse pour lui répondre. L'ordre, poursuivit-il, que je vais demander au roi, m'est infiniment plus cher et plus agréable que tous ceux que Votre Altesse royale vient de nommer. — Mais quel est-il donc ? continua Mademoiselle s'approchant de lui, et continuant son sourire ; ne peut-on point le savoir ? — Et comme je me promets de l'obtenir, dit notre comte, Votre Altesse royale sera la première à qui je le dirai. — Mais vous reverra-t-on bientôt, monsieur ? dit Mademoiselle. — Oui, Mademoiselle, plus tôt que vous ne pensez, et avec de bonnes nouvelles. » Et ayant fait une profonde révérence, il s'en alla tout droit vers le roi, à qui il dit, après plusieurs discours, si Mademoiselle ne seroit point du voyage. Le Roi lui répondit qu'elle en seroit, si elle vouloit. « Ah ! sire, poursuivit notre amoureux comte, vous savez que les princes, surtout les princesses du sang ne marchent pas sans ordre ; ainsi Mademoiselle n'y songera pas assurément d'elle-même, et puis il est important qu'elle en soit, afin de faire compagnie à la reine : il n'y en a point à la cour qui fasse tant d'honneur à Sa Majesté, comme étant la première princesse du sang, et celle qui est en état et par ses biens, et par toutes sortes de raisons, de paroître avec plus d'éclat et de pompe. Ainsi Votre Majesté aura égard, s'il lui plait, qu'il est de conséquence que Mademoiselle ne quitte point la reine, qui sans doute ne seroit pas bien aise de faire ce voyage sans avoir avec elle cette princesse. Je sais, sire, que Mademoiselle ne peut rien résoudre d'elle-même, par le profond respect qu'elle a pour Votre Majesté. Il seroit fâcheux que cette princesse fût obligée de partir, sans avoir eu le temps qu'il faut aux personnes de son range pour se préparer, parce qu'il faudra sans doute faire les choses d'un air proportionné à la qualité et au désir qu'elle a de satisfaire pleinement au dessein de Votre Majesté. Vous n'avez donc, sire, qu'à lui faire savoir vos ordres par quelqu'un, et je suis assuré, que la soumission qu'elle m'a toujours témoignée pour vos volontés les lui fera recevoir avec joie, et j'ose avancer même, que si Votre Majesté partoit sans cette princesse, elle en seroit inconsolable, tant elle est attachée à ses intérêts. — Allez-vous en donc lui dire, dit le roi, que je la prie de se tenir prête pour accompagner la reine à son voyage, et que je lui en témoignerai ma gratitude. » Il ne le fallut pas dire deux fois pour faire partir M. de Lauzun, qui voyant tous ses desseins si heureusement réussir, si heureusement, dis-je, pour ne s'éloigner pas de Mademoiselle, partit sur l'heure sans s'arrêter un moment, il s'en alla chez cette princesse, qui le voyant entrer dans la chambre avec un visage gai, et qui marquoit un un esprit content, lui dit : « Vous voilà donc, monsieur ; apparemment vous avez reçu du roi ce que vous lui avez demandé ? — Il est vrai, Mademoiselle, répondit M. de Lauzun, après avoir fait une grande révérence, et s'être approché un peu plus près ; je viens d'être créé chevalier tout présentement, et je viens exécuter ma promesse dès ce matin, et mon premier ordre. — Nous l'aurons donc, dit Mademoiselle en riant, qui sans doute s'imaginoit bien la vérité de la chose. — Oui, Mademoiselle, répondit-il, et je vais vous l'apprendre en peu de mots. Votre Altesse royale, continua-t-il, peut, s'il lui plaît, se préparer à prendre les armes : le roi ayant dessein de vaincre tous les Flamands, s'est avisé de les attaquer avec des armes auxquelles ils ne puissent pas résister, et c'est pour cela que Sa Majesté veut faire ce voyage, dont j'ai eu l'honneur de vous parler ce matin ; et comme dans la dernière campagne qu'il fit dans le pays de ses ennemis, il ne put étendre ses conquêtes que sur quelques provinces, il a résolu de ne les point quitter qu'il n'en soit le maître absolu ; et l'ordre que j'ai reçu de Sa Majesté est, qu'elle vous prie de vous disposer à l'accompagner ; il n'y a que Votre Altesse royale dont il espère les principales forces. Il m'a commandé à vous exhorter, de sa part, à ne le pas abandonner dans un dessein si grand et si important. » Notre amoureux comte disoit si agréablement toutes ces choses, qu'il n'y avoit rien de plus charmant que de les lui entendre prononcer, et Mademoiselle qui y prenoit un plaisir singulier l'écoutoit avec une merveilleuse attention. Mais voulant savoir la fin de cette galanterie (car elle prévoyoit bien que c'en étoit une de l'invention de M. de Lauzun), cette princesse impatiente lui demanda : « Que voulez-vous donc dire, monsieur, quand vous me parlez de guerre, et le roi auroit-il besoin de moi, s'il en avoit le dessein ? Vous seriez bien plus propre à lui rendre service que moi, puisque c'est votre métier. — Il s'en faut bien, Mademoiselle, répondit monsieur de Lauzun : ce n'est pas avec des épées et des mousquets que le roi veut attaquer ce peuple, il se veut servir de plus douces, mais de plus dangereuses armes ; c'est par le grand éclat et la majesté de sa cour que le roi veut éblouir leurs esprits naturellement curieux des choses extraordinaires, et comme Votre Altesse royale a plus de charmes que tout le reste ensemble, c'est d'elle aussi qu'elle attend le plus grand secours. Oui, Mademoiselle, je puis l'avancer avec justice, vous seule avez de quoi vaincre agréablement non-seulement les esprits les plus grossiers, mais tout le monde ensemble. Enfin c'est assez dire quand le plus grand roi du monde vous choisit pour être comme le plus beau et le principal instrument qui lui doit assurer ses conquêtes, et lui faciliter le moyen pour en faire d'autres plus grandes ; et si Votre Altesse royale pouvoit espérer quelque secours étranger et hors d'elle-même pour la faire estimer, cette haute estime que notre glorieux et invincible monarque fait éclater tous les jours pour votre rare mérite, lui donneroit un prix au-dessus de ce qu'on se peut figurer de grand et d'aimable. — C'est-à-dire, dit Mademoiselle, que M. de Lauzun est toujours l'homme du monde qui a le don d'inventer à tout moment les plus agréables galanteries, et quelque prières que je lui aie faites pour me les épargner, son bel esprit ne peut se faire cette violence. Est-il possible qu'il n'y ait qu'un Lauzun dans le monde, qui soit capable de si rares inventions, et que lui seul se puisse vanter de débiter tout ce qu'il y a de beau et de recherché, pour former un entretien digne des plus beaux esprits du siècle ? Pour moi je ne comprends pas, continua-t-elle, où vous prenez tout ce que vous dites, et je ne puis m'empêcher d'être surprise par la nouveauté des choses que vous faites paroître. — Ah ! qu'il est aisé de parler et de dire de belles choses, Mademoiselle, reprit M. Lauzun, quand on a l'avantage de les voir éclater sur Votre Altesse avec tant de brillant, et qu'il est aisé et glorieux d'avoir de l'esprit lorsqu'on a l'honneur de converser avec vous. — Taisons-nous là-dessus, car je sais bien que je ne gagnerai rien contre vous, dit Mademoiselle, et sachons ce que vous a dit le roi. — Le roi vous a priée, Mademoiselle, continua M. de Lauzun, de vous disposer à faire le voyage avec la reine ; mais il vous en prie très-instamment. Je savois que, s'il ne falloit qu'un ordre pour cela, vous ne resteriez pas ici, poursuivit-il en souriant et d'une façon fort enjouée ; car il m'auroit été trop rude, et sans doute impossible de pouvoir trouver de repos, sans être toujours auprès de Votre Altesse royale pour lui rendre mes très-humbles respects, et je bénirai toute ma vie ce premier moment, où j'ai été assez heureux pour contribuer en quelque chose à ce que la cour n'allât pas sans vous. Oui, Mademoiselle, j'ai travaillé avec chaleur et avec empressement, parce que ma charge et les étroites obligations que j'ai à mon roi, m'obligent de le suivre partout, et Votre Altesse royale demeurant ici, c'étoit m'arracher à moi-même que de m'éloigner des lieux où elle seroit demeurée. Je vous demande mille pardons, Mademoiselle, de vous parler si librement, et d'en user ainsi sans votre permission ; mais j'ai cru qu'en me servant, je ne vous déobligeois pas, et que vous ne seriez pas fâchée d'aller avec un roi qui vous aime tendrement, et qui me l'a fait connoître par les discours les plus passionnés et les plus sincères du monde. — Non, je n'en suis pas fâchée, reprit cette belle, et bien loin de cela, je veux vous en remercier, comme d'une chose qui m'est fort agréable ; et pour vous parler franchement, cette indifférence que je vous ai témoignée ce matin pour ce voyage, a été en partie pour voir si vous étiez aussi fort dans mes intérêts que vous le dites, et si vous pourriez me quitter sans peine ; car je savois bien qu'ayant autant d'attache que vous témoignez en avoir pour moi depuis si longtemps, et ayant l'esprit que vous avez, vous ne manqueriez pas de tenter quelque chose pour cela, et je me promettois même que vous y travailleriez sérieusement, et que l'accès libre que vous avez par-dessus tous les autres, auprès du roi, vous feroit agir avec bonheur, et je ne sais pas même, si vous en aviez usé autrement, si j'aurois pu vous le pardonner de ma vie. Enfin je vous remercie, et souvenez-vous que je n'oublierai jamais ce service ; vous en verrez des preuves peut-être plus tôt que vous ne l'espérez, et qui vous surprendront assez pour vous faire connoître que vous ne vous êtes pas attaché à une ingrate, mais à une personne qui mérite peut-être les soins que vous lui donnez. Voyez de grâce ce que c'est : quand une fois le bonheur nous en veut, tout ce que nous faisons et entreprenons réussit à notre avantage. »

M. le comte de Lauzun avoit tellement le vent favorable que non-seulement tout lui réuississoit à merveille, mais encore ce qu'il faisoit pour lui seul faisoit mériter des sentiments de reconnoissance toute extraordinaire ; et vous eussiez dit à entendre parler Mademoiselle, qu'elle lui étoit obligée de tout ce qu'il entreprenoit pour son intérêt propre, comme si c'eût été pour elle-même. Le voilà donc content autant que le peut être un homme qui a un grand dessein, et qui se voit en état de tout espérer. Il tenta tous les moyens que son génie lui suggéra, et tout lui favorable. Enfin il n'a plus qu'une démarche à faire, encore est-il en trop beau chemin pour s'arrêter ; il semble même que n'osant pas se découvrir comme il le souhaitoit, cette princesse pour partager, pour ainsi dire, les peines de cette dure violence, qu'elle est obligée de lui faire souffrir, cette princesse, dis-je, qui voit dans ses yeux et dans toutes ses actions, et qui croit découvrir et pénétrer l'heureux motif qui le fait agir, le met souvent en train pour l'obliger à parler plus hardiment. Mais comme M. de Lauzun ne se croit pas encore assez avancé pour cela, il veut ménager toutes choses, afin de ne point bâtir, comme l'on fait souvent, sur le sable mouvant. Il continue cependant ses soins avec plus d'assiduité que jamais ; et cela est assez rare, qu'ayant affaire à une princesse du rang de Mademoiselle, dont l'humeur fière étoit tout à fait à craindre, il n'ait jamais rien perdu du libre accès qu'il trouva d'abord auprès de cette princesse ; au contraire il s'y est insinué peu à peu, mais toujours de mieux en mieux, de sorte qu'elle le souffre, l'estime, et le traite plus obligeamment qu'elle n'a jamais traité les plus grands princes qui ont soupiré pour elle. Elle fait plus ; car il ne se met sitôt en devoir de prendre congé d'elle, quand il y est, qu'elle lui demande avec empressement, quand elle le reverra. Il n'est point d'heure indue pour lui, et il lui est permis d'entrer chez elle à toute heure et à tous moments, et je crois même, que si, elle eût eu envie de lui faire quelque défense, ç'auroit été de ne sortir d'auprès d'elle que le moins qu'il lui seroit possible.

C'est de cette façon que M. le comte de Lauzun passoit agréablement mille doux moments tous les jours, à donner et à recevoir d'innocents témoignages d'un amour caché, et qu'il n'étoit pas encore temps de découvrir. Cependant le temps que Mademoiselle lui avoit dit qu'elle lui découvriroit sincèrement celui des hommes qu'elle aimeroit le plus étoit fort avancé, et M. de Lauzun comptoit les jours comme autant d'années. Enfin le jour étant venu auquel le terme expiroit, notre comte ne manqua pas d'aller chez Mademoiselle, et son impatience le fit même partir beaucoup plus matin qu'à son ordinaire, et voici ce qu'il dit à cette princesse après l'avoir saluée : « Enfin est arrivé, Mademoiselle, ce jour si désiré et auquel je dois recevoir tant de joie. Je ne pense pas que Votre Altesse royale dédise de sa parole : elle me l'a promis trop solennellement pour y manquer. » Il prononça ces paroles avec cet agrément, dont il assaisonnoit tous ses discours. Mademoiselle, qui n'étoit pas fâchée du soin qu'il avoit à lui faire tenir sa promesse, fut bien aise de voir l'empressement de M. de Lauzun. Et cette princesse lui ayant demandé, quoiqu'elle le sût aussi bien quel lui, s'il y avoit déjà trois mois ? Sur quoi notre amant lui répondit en ces paroles : « Il est bien vrai, Mademoiselle, que j'ai tâché de bien compter, mais quelque exactitude que j'y aie pu apporter, je suis assuré, que je ;me suis trompé moi-même, et qu'au lieu de trois mois que Votre Altesse royale avoit pris, j'ai laissé passer trois années, et si je voulois compter selon l'ardeur de mon attente, je suis assuré que j'irois jusqu'à l'infini, sans trouver jamais le compte. — Mais, lui dit Mademoiselle, qu'est-ce que vous en ferez de cette confidence, quand je vous l'aurai faite ? — Ce que j'en ferai ? répliqua M. de Lauzun, je m'en réjouirai, et la joie que j'en attends, me rendra un des plus heureux hommes du monde ; et d'autant plus que je serai le premier à ;qui ce glorieux avantage sera permis. — Eh bien, dit Mademoiselle, je vous le dirai ce soir. — Mais de quelle façon ? répondit-il. — Je vous l'écrirai sur une vitre de mes fenêtres, dit la princesse. — Sur une vitre ? Mademoiselle, répliqua notre comte, et le premier de votre maison qui s'en approchera le saura plus tôt que moi, et ce n'est que l'honneur de la préférence que j'ai tant demandé à Votre Altesse royale. — Comment voulez-vous que je vous le dise ? dit Mademoiselle. — Comme il plaira à Votre Altesse royale, répondit-il, pourvu que je sois le premier qui le sache. »

Enfin Mademoiselle fut bien aise de ne pouvoir pas en quelque façon se dédire, et cette violence que M. de Lauzun lui faisoit pour apprendre ce secret, diminua beaucoup la peine qu'elle avoit à le lui dire ; de façon que ce que notre amant souhaitoit savoir, Mademoiselle souhaitoit de le lui dire, quoiqu'elle n'en fit pas le semblant ; et je trouve qu'elle avoit plus à combattre qu'elle n'eût d'envie, et qu'elle ne pouvoit se considérer telle qu'elle étoit, sans consulter ce qu'elle alloit faire. Mais n'importe, elle a quelque chose de plus puissant que le sang qui la fait agir, et elle veut achever ce qu'elle a commencé. Aussi cette princesse prend tout à coup ses résolutions sur la réponse qu'elle avoit à faire à M. de Lauzun, et voyant qu'il la pressoit, mais agréablement, et dans un profond respect, de lui tenir sa parole, puisque le temps étoit écoulé : « Oui, dit-elle, je vous la tiendrai, mais surtout ne pensez pas que je vous le dise ; je vous l'écrirai sur du papier, et vous le donnerai ce soir, je vous le promets. » Il fallut encore attendre ce moment, malgré l'impatience de M. de Lauzun. Enfin le soir étant arrivé, Mademoiselle s'en alla au Louvre. M. de Lauzun qui étoit dans une extrême inquiétude ne manqua pas, aussitôt qu'il vit arriver cette princesse, de se rendre auprès d'elle, et de débuter d'abord, parle billet après lequel il soupiroit. « Enfin, Mademoiselle, lui dit-il, voici le soir arrivé ; Votre Altesse royale m;e remettra-t-elle encore ? — Non, dit Mademoiselle, je ne vous remettrai plus ; » et en même temps ayant tiré un billet plié et cacheté de son cachet, elle le donna à M. de Lauzun, et lui dit en le lui donnant avec des termes et une action tout à fait touchante : « Voilà, monsieur, le billet dans lequel est ce que vous souhaitez si ardemment, mais ne l'ouvrez pas qu'il ne soit minuit passé, parce que j'ai remarqué souvent, que les jours du vendredi, comme il est aujourd'hui, me sont à tout à fait malheureux ; ainsi ne me désobligez pas jusque-là, et je verrai si vous avez de la considération pour moi, et si vous m'obligez en ce rencontre. — O Mademoiselle ! répondit notre comte, que ce temps me va être long ! et le moyen d'avoir son bonheur entre les mains, sans l'oser goûter ? — Je verrai par là, dit Mademoiselle, si vous m'êtes fidèle, et si vous me le refusez, je mettrai sur vous tous les événements qui suivront, s'ils me sont funestes. — Oui, Mademoiselle, je vous obéirai jusqu'à la fin, répondit M. de Lauzun, et je ne manquerai jamais de donner des preuves de ma fidélité et de mon devoir à Votre Altesse royale. » Peu de temps après, onze heures frappèrent : notre comte qui tenoit sa montre dans sa main, ne manqua pas de la montrer à Mademoiselle, et pendant tout ce temps-là, jamais homme ne témoigna plus d'empressement que fit M. de Lauzun. Et tous ces petits emportements qu'il faisoit remarquer à cette princesse, pour le temps qu'elle lui avoit fixé, étoient autant de puissants aiguillons qui le perçoient jusqu'au fond du cœur ; elle étoit tellement ravie de le voir ! Aussi ce fut ce qui l'acheva d'enflammer, et qui fit déclarer toutes ses actions en faveur de cet heureux soupirant. Enfin le voici encore qu'il vient avec la montre à la main dire à Mademoiselle que minuit étoit passé. « Vous voyez, dit-il, Mademoiselle, que je suis fidèle à vos ordres : minuit vient de sonner, et cependant voilà encore ce billet avec votre cachet dessus tout entier, sans que j'y aie touché. Mais enfin, continua-t-il, plus transporté que jamais, n'est-il pas temps encore que je me réjouisse de mon bonheur ? — Attendez encore un quart d'heure, dit Mademoiselle ; après je vous permets de l'ouvrir. » Ce quart d'heure étant passé : « Il est donc temps, Mademoiselle, dit-il, que je me serve du privilège que Votre Altesse royale m'a donné, puisqu'il est presque minuit et demi ? — Oui, répondit Mademoiselle, allez, ouvrez-le, et m'en dites demain des nouvelles ; adieu, jusqu'à ce temps-là, où nous verrons ce qu'a produit ce billet tant désiré. » M. de Lauzun ayant pris congé de Mademoiselle, se retira chez lui avec une promptitude inconcevable.

La curiosité est comme une chose naturellement attachée à l'esprit de l'homme : cela est si vrai, qu'il n'y a chose au monde que l'homme ne mette en usage pour apprendre ce qu'il s'est mis une fois dans la tête de savoir, et cette curiosité produit des effets différents, suivant les différents sujets qui la causent. Celle de M. de Lauzun étoit très-louables et très-bonne en elle-même, et la fin très-douteuse, car il vouloit savoir s'il se pouvoit faire aimer de Mademoiselle, et les moyens dont il se servit pour cela sont honnêtes et même fort nobles ; et quoique jusqu'ici il n'ait eu que de grandes espérances qui ont opéré de bons effets, néanmoins il n'a point encore de véritable certitude de son bonheur. Il n'y a donc que ce billet qu'il tient entre ses mains qui le puisse instruire de tout, et ce sera par la fin qu'il nous sera permis aussi bien qu'à lui de juger certainement de toutes choses.

Il ne fut pas plus tôt arrivé chez lui, où il s'étoit rendu avec la dernière promptitude, que la première chose qu'il fit fut d'ouvrir ce billet, mais il ne fut pas peu surpris de voir son propre nom écrit de la main de Mademoiselle. Je vous laisse à juger de son étonnement, et si cette vue ne lui donna pas bien à penser, car enfin il est certain qu'il y avoit également sujet de craindre et d'espérer. Il est vrai que jusque-là toutes choses lui avoient fort bien réussi selon toutes les apparences ; mais comme le sexe est d'ordinaire fort dissimulé, Mademoiselle pouvoit n'avoir fait tout cela que pour son plaisir et peut-être pour se moquer de lui, et la grande disproportion qu'il y a entre cette princesse et M. de Lauzun lui donnoit une furieuse crainte. Il eut, pendant toute cette nuit, l'esprit agité de mille pensées différentes : tantôt il repassoit dans son souvenir, et il y trouvoit mille bontés et un traitement si favorable et si extraordinaire pour une personne de sa qualité, qu'il se figuroit que toutes les choses ne pouvoient partir que de la sincérité de cette princesse, et la manière obligeante avec laquelle elle avoit agi avec lui, lui disoit à tous moments qu'il y avoit quelque motif secret qui l'avoit poussée à toutes ces choses, mais qu'il étoit aisé de voir qu'assurément ;elle y alloit de bonne foi, et qu'il devoit espérer une glorieuse fin après un si heureux commencement et des progrès si avantageux. Il n'y avoit donc que l'inégalité de condition qui lui étoit un grand obstacle, et qui le faisoit toujours douter. Il étoit tellement embarrassé sur ce qu'il devoit faire, s'il lâcheroit le pied ou s'il poursuivroit jusqu'au bout, qu'il passa, comme j'ai déjà dit, la nuit entière dans des inquiétudes horribles ; et son cœur, qui avoit combattu longtemps entre l'espoir et la crainte, étoit encore dans l'irrésolution sur ce qu'il devoit faire, lorsque le jour parut. Enfin l'un l'emporta sur l'autre, et de tous les divers mouvements entre lesquels e pauvre cœur flottoit un seul l'emporta sur tous, je veux dire l'espérance, aussi est-elle l'aliment et la nourriture de l'amour.

M. le comte de Lauzun, dont l'âme étoit à la gêne, animé d'un doux et agréable espoir, prend une forte résolution de voir la fin de son entreprise à quelque prix que ce soit. Pour cet effet, après s'être préparé à toutes sortes d'événements, il veut, comme un autre César, forcer le destin, faisant même voir par là, comme fit ce grand empereur, que son grand cœur n'est pas moins disposé à résister hardiment à toutes les attaques de la mauvaise fortune qu'à recevoir agréablement le fruit d'un heureux succès. Il veut que ce cœur qui se promet un siècle de délices, s'il est victorieux, attende de pied ferme toutes les rigueurs de son infortune, s'il est vaincu ; il sait que c'est dans les grands combats et dans les entreprises les plus hardies et douteuses, que l'on trouve une véritable gloire, et qu'il n'est pas même besoin de toujours vaincre pour remporter la victoire ; mais qu'il suffit de faire une glorieuse et vigoureuse résistance, et de ne souffrir jamais que notre ennemi ait la moindre prise sur notre courage, s'il a l'avantage sur notre sort.

Cette matinée si désirée étant arrivée, il s'en va sans tarder chez Mademoiselle. Cette princesse ne le vit pas plus tôt dans sa chambre avec un visage pâle, et où l'image de la mort étoit entièrement dépeinte, qu'elle s'approcha de lui, et lui dit : « D'où vient ce changement si prompt ? Hier vous étiez le plus gai et le plus joyeux homme du monde, et aujourd'hui vous paroissez tout à fait triste et mélancolique. Quoi ! est-ce là cette joie que vous vous promettiez de cette confidence, pour laquelle vous avez témoigné tant d'empressement ? Vous me disiez que vous seriez le plus heureux de tous les hommes si je vous découvrois ce secret, et cependant vous êtes plongé dans la tristesse depuis que vous le savez. Voilà justement la conduite de ceux qui font tant les zélés. — Oh ! Mademoiselle ! répondit alors notre comte, qui jusque-là avoit écouté fort attentivement, je ne l'aurois jamais cru que Votre Altesse royale se fût moquée de moi si ouvertement. Quoi ! Mademoiselle, pour m'être entièrement voué à Votre Altesse royale, la fidélité avec laquelle j'en ai usé méritoit, ce me semble, quelque chose de moins qu'une moquerie si claire et qui me va rendre le jouet et la risée de toute la cour, et vous me demandez encore d'où vient le sujet de ma tristesse ? Vous me mettez, si je l'ose dire, le poignard dans le sein, et vous vous informez de la cause de ma mort ; enfin vous me traitez comme le dernier de tous les hommes, et pour me rendre l'affront que vous me faites plus sensible, vous me voulez encore forcer à la cruelle confusion de vous le dire moi-même. Ah ! Mademoiselle, que ce traitement est rude pour une personne qui en a usé si sincèrement avec vous ! je n'ai jamais agi envers Votre Altesse royale que de la manière que je le dois ; je vous connois comme une des plus grandes princesses de toute la terre, et je me connois moi-même comme un simple cadet qui vous doit tout par toutes sortes de raisons ; mais quoique cadet et simple gentilhomme, la nature m'a donné un cœur haut et assez bien placé pour ne souffrir ni faire rien d'indigne. — Mais que voulez-vous dire ? reprit Mademoiselle, il semble, à vous entendre parler, que je vous aie fait quelque grand tort en vous accordant une chose qui m'est de la dernière importance, et dont j'ai fait un secret à toute la terre. Jusques ici vous m'avez paru fort galant ; aujourd'hui je vous avoue ce que vous me demandez préférablement à tout autre. Cependant ce qui peut être un sujet de joie à beaucoup d'autres n'est pour vous qu'un sujet de plaintes. En vérité, je ne sais pas ce qu'il faut faire pour vous satisfaire. — De grâce, Mademoiselle, répondit M. de Lauzun, n'insultez pas davantage un misérable, que Votre Altesse royale se divertisse tant qu'il lui plaira à mes dépens, j'y consens de tout mon cœur ; mais je lui demande seulement qu'elle ait la bonté de rétracter une raillerie, qui donneroit lieu à tout le monde après vous de me traiter de fou et de ridicule. Et encore un coup, Mademoiselle, je n'ai reçu toutes ces marques de votre bienveillance dont Votre Altesse royale m'a honoré que comme des effets de votre générosité et d'une bonté toute particulière, et dont je n'ai jamais mérité la moindre partie, et tous les bons accueils ni l'estime que Votre Altesse royale a témoigné avoir pour moi, ne m'ont jamais fait oublier qui vous êtes ni qui je suis. Que si j'en ai usé si librement, ç'a été sans dessein ; et je vous demande, Mademoiselle, de m'en punir de toute autre manière qu'il plaira à Votre Altesse royale ; je subirai son jugement jusqu'à m'éloigner de sa vue pour jamais, je mourrai même pour expier les fautes que je puis avoir commises, quoiqu'involontairement envers Votre Royale personne, je ne demande seulement à Votre Altesse royale que l'honneur de son souvenir, et qu'elle soit persuadée que jamais elle ne trouvera personne qui soit plus soumis à ses volontés, ni si attaché à ses intérêts que moi. »

Mademoiselle, qui jusque-là avoit feint de ne point entendre ce que vouloit dire M. de Lauzun, et qui même en avoit ri au commencement, voyant qu'il parloit tout de bon, et que la manière dont il avoit exprimé sa douleur, étoit effectivement sincère et sans feinte, cette princesse en fut effectivement touchée, et cette humeur riante faisant place à la compassion, se changea en un moment un véritable sérieux. Et comme elle n'avoit fait d'abord tout cela que pour l'éprouver, et que d'ailleurs elle ne souhaitoit rien que de s'assurer du cœur de monsieur de Lauzun ; elle ne s'en crut pas plus tôt assurée que cette tendresse, qu'elle avoit pris soin de cacher au fond de son cœur, se découvrit enfin en sa faveur ; et cette langueur que Lauzun avoit sur tout son visage l'ayant touchée jusqu'au vif, Mademoiselle le regarda d'un œil plus favorable qu'elle n'avoit pas encore fait, et après avoir longtemps gardé le silence, elle lui dit : « Ah ! monsieur, que vous faites un grand tort à la sincérité de mon procédé, et que vous connoissez mal les sentiments que mon cœur a conçus pour vous ? Si vous saviez l'injure que vous me faites de me traiter ainsi, vous vous puniriez vous-même de l'affront que vous me faites. Quoi ! vous tournez en raillerie la plus grande affection du monde, où j'ai apporté toute la sincérité qu'il m'étoit possible ? Je me suis fait violence, avant de faire ce que j'ai fait pour vous ; mais enfin la tendresse l'a emporté sur ma fierté ; je m'oublie, s'il faut le dire, pour vous donner la plus forte preuve d'amitié que j'aie jamais donnée à personne. J'en ai vu, et vous le savez, d'un rang qui n'étoit pas inférieur au mien, qui ont fait tout ce qu'ils ont pu pour mériter mon estime ; cependant ils ont travaillé en vain ; et non-seulement je vous donne cette estime, mais je me donne moi-même. Après cela, dites que je me moque de vous, et que je hasarde votre réputation ; je me hasarde bien plutôt moi-même. Néanmoins je passe par-dessus toutes ces considérations qui s'y opposent, et pourquoi cela ? sinon pour vous élever à un rang, où selon toutes les apparences vous ne deviez pas prétendre, quoique vous méritiez davantage. » M. de Lauzun qui n'osoit pas croire encore ce qu'il venoit d'entendre (au moins en faisoit-il semblant), après avoir vu que Mademoiselle ne parloit plus, répondit en ces termes : « Oh ! Mademoiselle, que vous êtes ingénieuse à tourmenter un malheureux ! et qu'il faut bien avouer que les personnes de votre condition ont bien de l'avantage de pouvoir se divertir si agréablement, mais cruellement pour ceux qui en sont le sujet ! Votre Altesse royale me veut rendre heureux en idée et en imagination pour un moment, pour me rendre malheureux en effet le reste de mes jours. Et de grâce, encore une fois, Mademoiselle, faites-moi plutôt mourir tout d'un coup : il me sera bien plus doux que de me voir languir et être la risée de tout le monde ; j'ai toujours eu le désir de me sacrifier pour Votre Altesse royale, mais puisqu'elle m'en croit indigne, que du moins elle ait égard à ma bonne volonté. Je le dis encore, Mademoiselle, que je n'ai jamais perdu le souvenir de que ce vous êtes et de ce que je suis ; et ainsi je n'ai jamais été assez audacieux pour aspirer à ce bonheur, dont vous prenez plaisir de me flatter, seulement pour vous divertir. » Il prononça ces paroles avec une action qui marquoit effectivement que son âme étoit dans un grand trouble, et que la douleur qu'il souffroit étoit des plus aiguës, et Mademoiselle, qui l'observoit de près, le reconnut aisément, de façon qu'elle souffroit de le voir souffrir, elle le témoigna assez par ces paroles : « Quoi ! dit cette princesse, avec une action toute passionnée, que faut-il donc faire, monsieur, pour vous persuader ? Vous prenez autant de soin pour vous tourmenter que j'en prends pour vous procurer du repos. Je vous le dis encore, que je suis une princesse sincère, et ce que je vous ai déjà dit n'est que conformément à mes intentions, et je vous en donnerai telle preuve que vous n'aurez pas lieu d'en douter. Pensez-vous que je vous eusse tenu ce langage, si je n'eusse pas eu pour vous les sentiments d'une véritable tendresse ? Non, poursuivit cette princesse, versant quelques larmes qu'elle ne put retenir parce qu'elle voyoit M. de Lauzun dans la dernière affliction, et toujours obstiné à croire qu'elle se moquoit de lui ; non, je ne déguise point ma pensée, et puisque mes paroles n'ont pu vous persuader les véritables sentiments de mon cœur, il faut que j'emprunte le secours de mes yeux, et que les larmes que vous me forcez de verser, vous en soient des témoins, auxquels vous ne puissiez rien opposer. Me croyez-vous, monsieur, après vous avoir donné des preuves si fortes de mon amour ? Douterez-vous encore de la sincérité de mon procédé, après l'avoir ouï de ma bouche, et que mes yeux mêmes n'ont pas épargné leurs soins et leur pouvoir pour ne vous laisser aucun doute ? Répondez-moi donc, s'il vous plaît : cette déclaration si ingénue, et ce me semble assez extraordinaire, mérite-t-elle que vous y ajoutiez foi ? M'acquittai-je bien de ma promesse ? Il vous peut souvenir sans doute que lorsque vous me disiez qu'il n'y avoit que les rois et les souverains qui pussent justement prétendre à la possession des grandes princesses, je vous répondis que vous vous trompiez, qu'ils n'étoient pas les seuls, et qu'il y en avoit d'autres qui par leur propre mérite et sans le secours du sang y pouvoient prétendre ; et que parmi un grand nombre qu'on en trouvoit, je n'en voyois point qui y eût plus de droit que vous. Je vous parlois alors pour vous animer, et aujourd'hui je vous parle pour vous faire heureux, si la possession d'une personne de mon rang peut vous le rendre. Je veux partager la peine avec vous, travailler de concert à cela. Agissez hardiment et sans crainte, faites tout ce que vous pouvez de votre côté, et assurez-vous, foi de princesse, que je n'oublierai rien du mien. Êtes-vous content, monsieur ? Et après ce que je viens de vous dire, douterez-vous encore de ma franchise ? — Ah ! Mademoiselle, s'écria M. de Lauzun, se jetant à ses pieds, enchanté du discours si tendre et si obligeant que Mademoiselle venoit de prononcer en sa faveur, qu'est-ce que je pourrois faire pour reconnoître l'excès de vos bontés ? Quoi, Mademoiselle, sera-t-il dit que celui des hommes que Votre Altesse royale rend le plus heureux, soit le plus ingrat par l'impossibilité de ne pouvoir rien faire qui puisse marquer sa reconnoissance ? La plus grande princesse du monde élèvera un misérable jusqu'au plus haut degré du bonheur, et il n'aura rien que des souhaits pour reconnoissance d'un bienfait si extraordinaire ? Que vous me rendez heureux, Mademoiselle, par l'excès d'une générosité sans exemple ! Mais que ce haut point de gloire me sera rude, tandis que je ne pourrai rien faire pour reconnoître la déclaration que Votre Altesse royale vient de faire en ma faveur ! Elle m'est trop avantageuse, et a trop de charmes pour moi pour demeurer sans réponse, et la gratitude me doit obliger de dire aujourd'hui ce qu'un profond respect et le devoir même m'ont fait taire si longtemps. Et puisque je ne puis rien faire pour Votre Altesse royale pour lui marquer ma gratitude, je dois lui dire du moins et lui découvrir les sentiments de mon cœur. Il est vrai, Mademoiselle, que depuis que j'ai eu l'honneur de m'attacher à Votre Altesse royale, j'ai remarqué tant de charmes, que ce que je faisois autrefois par devoir, je l'ai fait depuis par un motif plus doux et plus agréable. Oui, Mademoiselle, pardonnez, s'il vous plaît, à mes transports si je vous parle si librement, je vous vis, je vous considérai, je vous admirai pendant longtemps, Votre Altesse royale a trop de charmes pour s'en pouvoir défendre. Les beautés de votre âme qui sont jointes à celles de votre corps font un admirable concert de toutes les beautés ensemble ; et ainsi, Mademoiselle, j'ai eu des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, un esprit pour admirer, et un cœur pour aimer ; j'ai fait tous mes efforts pour me défendre de cette passion lorsqu'elle ne faisoit encore que de naître ; non pas par quelque sorte de répugnance ; car je sais trop qu'outre que vous méritez les adorations de toute la terre, je ne pouvois jamais être embrasé d'une si digne et si glorieuse flamme. Je pourrois ajouter à cela, quoique Votre Altesse royale m'accuse de présomption, que si la nature a mis tant d'inégalités entre votre condition et la mienne, elle m'a donné un cœur assez noble et assez élevé pour n'aspirer qu'à de grandes choses, et qui jusqu'ici n'a pu résoudre à s'attacher qu'à Votre Altesse royale. Oui, Mademoiselle, je l'avoue à vos pieds, après l'aveu sincère que vous venez de faire sur le sujet de vos inclinations, je n'en aurois jamais osé parler si votre procédé ne m'en avoit donné la liberté, quoique je ne visse point d'autre remède à mon mal que la langueur pendant le reste de mes jours. J'aimois mieux traîner une vie mourante dans un mortel silence, que de tenter à vous déplaire et à m'attirer pour un seul moment votre disgrâce par la moindre parole qui pût vous faire connoître mon amour. Et comme j'ai fait par le passé, je tâcherai avec soin à composer et mes yeux et toutes mes actions, de peur qu'à l'insu de mon cœur ils ne vous disent quelque chose de ce qu'il ressent pour vous. Car quelle apparence, Mademoiselle, qu'un simple cadet, qui n'a que son épée pour partage, osât aspirer à la possession d'une princesse qui n'a jamais su regarder les têtes couronnées qu'avec indifférence, et qui a refusé les premiers partis de l'Europe ! Quelle apparence, dis-je, de me voir si heureux après le refus envers tant de souverains, parmi lesquels il y en a qui, par le rang qu'ils tiennent, pouvoient sans doute prétendre avec quelque justice à la possession de Votre Altesse royale ! Néanmoins toute la terre sait qu'elle a eu toujours un cœur inaccessible à toutes ces poursuites, comme si la terre ne portoit pas un homme digne de vous posséder. Ainsi, Mademoiselle, après une connoissance, si parfaite de toutes ces choses, tout le monde ne m'auroit-il pas blâmé, s'il avoit su quelque chose des sentiments de mon âme envers Votre Altesse royale ? Et n'aurois-je pas lieu de craindre toutes choses de votre ressentiment, si j'avois été assez téméraire pour le découvrir ? Oui, Mademoiselle, je vous le dis encore, que de quelque suite affreuse de tourments dont je prévoyois que mon cruel silence alloit être indubitablement suivi, je préparois mon âme à une forte et respectueuse résistance ; il m'étoit bien plus avantageux de vous aimer d'un amour caché et à votre insu, que de hasarder une déclaration capable de vous déplaire et de m'interdire l'accès libre que j'avois auprès de Votre Altesse royale. Il est vrai, Mademoiselle, que dans cet embarras je souffrois véritablement des peines inconcevables, et à parler à cœur ouvert, je ne sais pas si j'aurois pu y résister longtemps sans mourir, mais la crainte d'un plus grand mal modéroit en quelque façon celui que je sentois. » Mademoiselle, qui jusque-là l'avoit écouté fort attentivement sans l'interrompre, prit la parole en cet endroit. « Le choix que j'ai fait, dit cette princesse, n'est pas un choix fait à la hâte, il y a longtemps que j'y travaille, et j'y ai fait réflexion plus que vous n'avez pensé d'abord. Je vous ai observé de près auparavant, et je ne me suis déclarée enfin, qu'après avoir bien songé à ce que j'allois faire. Je n'ai pas choisi seule, afin que vous ajoutassiez plus de foi à l'avis de plusieurs, qu'au mien seul; et ceux que j'ai consultés là-dessus m'ont entièrement confirmée dans mon dessein. C'est de votre esprit, de vos actions, de votre vertu et de vous-même que j'ai voulu prendre conseil, et je vous ai trouvé si raisonnable en tout depuis que je vous observe, que loin de me repentir de ce que je vous viens de dire, au contraire je crains de ne pas faire assez pour vous marquer sensiblement mon estime. Quant à cette inégalité de condition, qui vous fait tant de peine, n'y songez point, je vous prie, et soyez assuré que je ne vous laisserai pas imparfaite une affaire à laquelle j'ai travaillé avec tant de plaisir, et que j'y travaillerai jusqu'à la fin avec soin, et comme à une affaire dont je prétends faire votre fortune et le sujet de mon repos ; comptez seulement là-dessus. Ce que l'éclat des couronnes, dont vous venez de parler, n'a pu faire sur mon esprit, votre mérite le fait excellement, et mon cœur qui jusqu'aujourd'hui s'est conservé dans son entière liberté, malgré toutes les recherches des rois et des souverains, n'a pu cependant éviter de devenir captif d'un simple cadet comme vous dites. Si tous les cadets vous ressembloient, monsieur, il se trouveroit peu d'hommes qui voulussent être les aînés. Je ne prétends pas faire votre panégyrique, mais je suis obligée de donner cela premièrement à la vérité ; secondement à vous-même, afin que vous n'ignoriez pas que je vous connois assez pour en juger ; troisièmement au choix que j'ai fait pour faire voir à toute la terre que je ne l'ai fait qu'après un long examen, et après l'avoir trouvé digne de moi et à ma propre satisfaction ; car il est bien juste, ce me semble, et je vous crois trop raisonnable pour ne me pas permettre la même chose à votre égard, que vous vous êtes permise à mon sujet. Vous avez dit tout ce que votre bel esprit a imaginé de moi, de mes prétentions et de ma qualité, et de cent autres choses les plus belles et les plus obligeantes du monde, sans qu'il ait été en mon pouvoir de vous en empêcher ; souffrez que j'aie ma revanche. — Ah ! dit M. de Lauzun, que Votre Altesse royale est ingénieuse à se donner du plaisir, et que le prétexte de revanche est agréablement exécuté ! Il est vrai, si je l'ose dire, que puisque vous avez, par un effet de votre bonté, et d'une générosité sans exemple, voulu faire un choix si peu digne de vous, il semble qu'il est de votre intérêt d'élever par des louanges excessives aussi haut que votre belle bouche le pourra, afin que l'approbation particulière qu'en fera votre esprit éclairé fasse naître celle de tout l'univers ; et puisque votre royale main me destine à une place dont le seul souvenir me fait trembler de crainte et de respect et de respect, il faut que cette belle main, qui me prépare un si haut honneur, ne soit pas seule à agir dans une action si peu commune ; c'est-à-dire, Mademoiselle, qu'étant assez malheureux pour ne mériter pas seulement que Votre Altesse royale pense à moi, et que nonobstant toutes ces raisons, elle a la bonté de me destiner au suprême degré de bonheur, vous devez, Mademoiselle, non pas pour l'amour de moi, mais pour l'amour de vous-même m'estimer ; car c'est de votre estime seule que le choix que vous avez fait de moi recevra tout son prix : et c'est par là que toute la terre me verra avec moins de peine et de tourment, monté en si peu de temps à ce haut faite de grandeur, et cette élévation si prompte et cette haute estime me feront trouver l'accès libre chez les personnes mêmes qui en seront d'abord surprises. C'est le seul moyen, Mademoiselle, de trouver de quoi vous satisfaire et de quoi n'avoir pas lieu de vous repentir. »

« S'il ne faut que vous estimer, monsieur, dit Mademoiselle, pour ne me point repentir, je me vante de ne me repentir jamais ; et pour vous tout dire, il suffit de vous aimer tendrement pour être aussi contente de mon choix que je me le promets. Et pour vous obliger à en faire autant, je suis assurée de vivre le reste de mes jours la plus heureuse princesse du monde. Jusqu'ici vous n'avez eu que des paroles qui vous aient flatté ; mais vous verrez bientôt les effets. Et je m'en vais vous faire voir la sincérité de mon cœur d'une manière qui vous ôtera tout scrupule, et je ne veux plus que vous ne croyiez qu'aux effets. Songez seulement à cela, si vous voulez votre fortune, et ne perdez point le temps, si vous m'aimez. Le roi vous aime ; faites en sorte d'avoir son consentement et soyez assuré du mien, et que je m'en vais y faire tout ce que je pourrai. — Oh ! Mademoiselle, s'écria alors le comte de Lauzun, se jetant pour une seconde fois à ses pieds, qu'est-ce que je pourrai faire pour reconnoître toutes les étroites obligations que j'ai à Votre Altesse royale, après en avoir reçu des preuves si sensibles ? Quoi ! la plus grande princesse de la terre en qualité, en biens et en mérite, s'abaissera jusqu'à venir chercher un simple particulier pour l'honneur de ses bonnes grâces ; ah ! c'est trop ! Mais elle lui offre non-seulement ses bonnes grâces, son amitié, mais aussi son cœur préférablement à tout autre, et pour dernier témoignage d'une générosité si inestimable, cette même princesse lui veut donner sa royale main, et généralement ce qui est en son pouvoir. Ah ! fortune, que tu m'es aujourd'hui excessivement favorable, et que tu m'es en même temps bien cruelle, puisqu'en me donnant tout, tu me laisses dans l'impossibilité de pouvoir témoigner ma juste reconnoissance que par de seuls désirs ! Le présent que tu me fais est d'une valeur infinie, mais il seroit plus conforme et à mes forces et à mon peu de mérite, s'il étoit moindre, parce que je pourrois concevoir quelque sorte d'espérance de m'acquitter. Il est vrai, Mademoiselle, que Votre Altesse royale me met aujourd'hui au-dessus du bonheur même ; mais de grâce, souffrez, Mademoiselle, que je me plaigne de l'excès de votre bonté, et que je lui dise que je serois beaucoup plus heureux si je l'étois moins, parce que je goûterois ma fortune avec toute sa douceur si elle étoit médiocre ; au lieu que je me vois accablé sous le poids de celle que Votre Altesse royale m'offre, tant elle est au-dessus de moi et de mes espérances. Agréez, s'il vous plaît, le vœu solennel que je fais à Votre Altesse royale de tous les moments de ma vie. Le don que je vous fais, est peu de chose en comparaison de ce que j'en ai reçu ; mais il est sincère, et l'exactitude avec laquelle j'exécuterai ma promesse, persuadera Votre Altesse royale et ne lui laissera jamais le moindre doute sur ce sujet. »

Vous voyez quel admirable progrès, en si peu de temps. M. de Lauzun avoit fait sur l'esprit de Mademoiselle ; non-seulement il avoit lieu d'espérer, mais encore il n'avoit rien à craindre, puis qu'il avoit obligé cette princesse à se déclarer d'une manière qui surpassoit beaucoup toutes ses espérances ; de façon que se voyant entièrement assuré de ce côté, et ne pouvant plus douter qu'il ne fût véritablement aimé de Mademoiselle, après la déclaration tendre et sincère qu'il en avoit ouï de la propre bouche de cette princesse, il ne songea plus qu'à avoir l'agrément du roi, sans quoi il lui étoit impossible de pouvoir rien conclure. L'occasion s'en présenta peu de temps après, ou pour mieux dire il la fit naître lui-même, voyant qu'il ne manquoit plus que cela à son entier bonheur.

Il étoit, comme j'ai dit, un jour auprès du roi, où après avoir dit beaucoup de choses sur le sujet de Mademoiselle, qui faisoient assez connoître qu'il falloit qu'il se passât quelque chose d'extraordinaire entre cette princesse et lui ; le roi, qui a un jugement et un esprit des plus éclairés, se douta de quelque chose : et comme il a toujours fait l'honneur à M. de Lauzun de l'aimer, Sa Majesté lui dit en riant : « mais Lauzun, il semble que tu n'es pas trop mal dans l'esprit de ma cousine, car à t'entendre parler d'elle, il faut nécessairement que tu aies plus d'accès auprès d'elle que beaucoup d'autres. — Sire, répondit M. de Lauzun, je suis assez heureux pour n'y être pas mal ; et cette princesse me fait l'honneur de me traiter d'une manière à me faire croire, que si Votre Majesté m'est favorable, je puis prétendre à un bonheur qui n'a point de semblable. — Comment, reprit le roi continuant davantage son rire, tu pourrois bien aspirer à devenir mon cousin ? — Ah ! sire, répondit, M. de Lauzun, à Dieu ne plaise que j'eusse une pensée au-dessus de ma condition, et qui me rendroit criminel si j'osois de moi-même la mettre au jour, s'il étoit vrai que je l'eusse conçue ; je sais trop mon devoir envers mon roi et toute la maison royale. Et outre ce et ce respect, je sais encore que je ne suis qu'un gueux de cadet qui n'a rien qu'il ne tienne des libéralités de Votre Majesté ; je sais que, sans elle, je ne serois rien. Je n'avoir rien quand je me suis voué à son service, et aujourd'hui je puis me vanter d'avoir quelque chose, ou pour parler plus juste, je puis avancer que je suis trop riche, puisque j'ai l'honneur de ne vous pas être indifférent. Tous les bienfaits que je reçois tous les jours de Votre Majesté, me font croire que j'ai le bonheur d'avoir quelque part dans vos bonnes grâces. Aussi, sire, et mon devoir et ma juste reconnoissance, jointes à toutes sortes de raisons, ne veulent pas que je prétendre jamais rien sans l'aveu de Votre Majesté. Mais, sire, s'il m'est permis de le redire encore avec tout le respect que je vous dois, si Votre Majesté ne m'est point contraire, je me puis dire le plus heureux de tous les hommes. » Madame de Montespan qui étoit là, qui avoit écouté, sans parler, tout ce dialogue, et qui étoit aussi bien que le roi ravie d'étonnement de voir la façon passionnée et soumise avec laquelle M. de Lauzun venoit de parler, fut sensiblement touchée, et ce fut ce qui lui fit dire au roi : « Et pourquoi, sire, vous opposeriez-vous à sa fortune ? laissez-le faire, il n'y a point de personne qui ait plus de mérite que lui ; que cela vous fait-il ? — Eh bien, dit le roi, va, Lauzun, je t'assure qu'au lieu de t'être contraire je te serai autant favorable que je le pourrai. — Ah ! sire, répondit M. de Lauzun, les rois et les souverains peuvent promettre tout sans qu'ils soient obligés à tenir s'ils ne veulent, puis qu'ils sont au-dessus des lois. — Allez, M. de Lauzun, dit madame de Montespan, le roi le veut bien, poussez votre fortune. — Mais, madame, reprit Lauzun, je ne puis rien que je n'aie la permission du roi, mon maître. » Le roi voyant cet esprit dans une si louable et si soumise ambition, lui dit : « Eh bien ! Lauzun, pousse ta fortune, je t'assure ma foi que je t'aiderai de tout mon pouvoir, et tu en verras les effets. »

A votre avis, y eut-il jamais homme plus heureux que Lauzun, ni qui eût fait de si heureux progrès dans une entreprise où toutes les apparences étoient directement contre lui, et ne pouvoit-il pas se promettre un entier bonheur, là où tout autre auroit trouvé sa perte ? Le voilà donc qui s'en va porter l'heureuse nouvelle de la parole qu'il avoit du roi. Jamais cette princesse ne témoigna plus de joie que dans cette rencontre. Ils demeurèrent quelques jours dans cet état à se donner mutuellement tous les témoignages innocents d'un véritable amour, ménageant toutes choses, de manière qu'ils pussent achever et finir leurs desseins par un heureux mariage.

Or ce fut dans ce temps-là, la mort de Madame étant survenue, M. de Lauzun s'en alla d'abord chez Mademoiselle, et lui parla ainsi : « Enfin je vois bien, Mademoiselle, que le destin jaloux de mon bonheur, s'est aujourd'hui déclaré contre moi ; la mort de Madame va entièrement faire avorter tous les glorieux desseins que Votre Altesse royale avoit conçus pour moi. La mort de cette princesse vous a laissé une place plus digne de vous et plus sortable à votre condition, que celle que vous vous destiniez. Vous vouliez un cadet, mais il falloit que dans ce cadet vous trouvassiez un grand prince, et votre attente ne pouvoit jamais mieux être remplie que par la personne de Monsieur, frère unique du roi. C'est avec ce grand prince que vous jouirez d'un véritable repos et d'un bonheur solide, et plus proportionné à votre qualité, s'il n'y en a point à votre mérite. Ma chute m'est d'autant plus sensible que je tombe du plus haut degré de gloire où Votre Altesse royale m'avoit élevé, dans la plus grande confusion de me voir si malheureusement frustré du fruit de mes espérances ; mais dans cet étrange revers de fortune j'y trouve encore une espèce de consolation, c'est, Mademoiselle, qu'ayant tout reçu de Votre Altesse royale, par le don qu'elle m'avoit déjà fait de sa personne, je lui étois infiniment obligé et redevable, quoique je me fusse donné à elle longtemps auparavant, par l'inégalité du présent qu'elle avoit reçu. Mais aujourd'hui je prétends m'acquitter de tout envers elle. Vous avez fait paroître une générosité sans exemple, quand vous vous êtes donnée à un simple cadet. Ce misérable gentilhomme n'ayant rien à vous offrir pour s'acquitter envers vous de vos libéralités, a enfin résolu de vous rendre vous-même à vous-même, afin de contribuer par cette généreuse restitution au repos de Votre Altesse royale. Je ne veux pas vous donner la peine de vous dégager vous-même de votre promesse, je vous crois l'âme trop belle pour en avoir la pensée ; mais je veux faire mon devoir en me dégageant moi-même. Ne pensez pas, Mademoiselle, qu'il y ait d'autre motif que celui de votre intérêt qui me fasse agir ainsi ; j'ai un cœur tendre et sensible plus que Votre Altesse royale ne se peut l'imaginer, quoique dans la perte que je vais faire aujourd'hui, je prévois ma ruine. Oui, Mademoiselle, la langueur va succéder à toutes les joies que Votre Altesse royale avoit causées par ses bontés ; et ce cœur que vous aviez animé par de si hautes et si glorieuses espérances, se va plonger dans la douleur, se va dessécher et consumer à petit feu. Allez donc, grande princesse, allez occuper cette place que Madame vient de vous céder. Après cette grande et vertueuse princesse, il n'y en a point qui la puisse remplir si dignement que vous ; elle vous est due par toutes sortes de raisons, et après la perte que Monsieur vient de faire il ne peut être consolé que par Votre Altesse royale. Il mérite seul vos affections et vous seul êtes digne des siennes. Allez, Mademoiselle, encore un coup, vivre heureuse le reste de vos jours. Que votre mariage avec ce grand prince vous rende tous les deux aussi contents que vous le méritez et que j'ai souhaité ! »

M. de Lauzun, pendant tout ce discours fit paroître tant d'amour, et un si véritable regret de la perte qu'il disoit et croyoit sans doute aller faire, que dans le même instant Mademoiselle lui répondit : « Je n'attendois pas un pareil bonjour de vous, Lauzun, je croyois que mon repos vous devoit être plus cher, pour ne venir pas l'interrompre. Il me semble que vous ne cherchez qu'à m'inquiéter de plus en plus par des alarmes, qui, malgré leur peu de fondement, me font cependant de la peine. Je ne songe ni ne vis que pour vous, et pour vous mettre en état de n'envier le sort de personne. Ce n'est pas l'éclat ni la qualité que je cherche, vous savez que j'en ai refusé trop souvent pour n'en pas refuser aujourd'hui. êtes-vous content, monsieur ? Et cette déclaration est-elle assez ample pour vous ôter tout soupçon ? Je veux encore faire davantage, et vous le verrez bientôt. » A ces mots M. de Lauzun se jetant aux pieds de Mademoiselle. « Je vous demande pardon, lui dit-il, d'une conduite si légère, ne l'imputez de grâce, qu'à l'amour excessif que j'ai pour Votre Altesse royale. Si j'aimois moins, je crandrois moins et vivrois plus en repos et sans inquiétude, mais la force de mon amour ne me permettra en aucune manière de n'être pas alarmé, que je ne sois parvenu à cet heureux moment, qui me doit assurer paisiblement toutes les promesses de Votre Altesse royale ; j'y vais travailler avec ardeur, afin que je vous laisse jouir paisiblement de ce repos, que je vous ai souvent interrompu. »

Peu de jours après Mademoiselle voulant ôter toute apparence de crainte à M. de Lauzun, pria le roi de vouloir prier Monsieur de se désister de sa recherche, et de ne point songer à elle autrement que comme ayant l'honneur d'être sa parente. Ce que le roi fit, dont Monsieur parut fort fâché, sans savoir d'où cela provenoit. Cependant Mademoiselle ne manqua pas de dire à M. de Lauzun la prière qu'elle avoit faite au roi ; ce qui acheva de le mettre en repos, dont elle eut bien de la joie.

Or voulant enfin mettre fin à leurs désirs, il demandèrent au roi l'effet de sa parole. Sa Majesté voyant que Mademoiselle le désiroit ardemment y acquiesça volontiers, de sorte qu'il ne restoit plus que la cérémonie de mariage, M. de Lauzun ayant la dispense de M. l'archevêque en sa poche et la parole du roi. Ce qui étoit assuré de sa part, ne se remettoit qu'afin de faire cette cérémonie avec plus d'éclat et de pompe, de manière que cela ayant éclaté ouvertement, les princes et les princesses du sang firent tant auprès du roi qu'ils le firent changer, en sorte que Sa Majesté ayant mandé un soir Mademoiselle au Louvre, il lui en fit ses excuses. La première parole que cette princesse proféra, après avoir ouï ce rude arrêt, fut : « Et que deviendra M. de Lauzun, sire, et que deviendrai-je ? — Je ferai en sorte, reprit le roi, qu'il aura lieu d'être satisfait. Mais, ma cousine, me promettez-vous de ne rien faire sans moi ? — Je ne promets rien, dit cette princesse affligée, en sortant brusquement de la chambre du roi. » Et pour M. de Lauzun, le roi lui dit pour le consoler qu'il ne songeât point à sa perte, et qu'il le mettroit dans un état où il n'envieroit la fortune de personne.

N'admirez-vous pas ce prompt changement de la fortune, qui jusque-là avoit ri à ces amants, et au point qu'ils se croyoient en sûreté lorsqu'ils firent naufrage ? Et par une vicissitude qui n'eut jamais de semblable, tous les plaisirs que ces deux cœurs étoient à la veille de goûter ensemble, se sont changés en des amertumes qui ne finiront qu'avec leur vie. Si vous avez fait réflexion sur cette première parole de Mademoiselle, lorsque le roi lui annonça ce funeste arrêt, elle demandoit quel sera le sort de son amant, et après : que deviendrai-je moi-même ? comme si l'union de leurs corps ensemble devoit faire leur mutuel bonheur. Voilà ce me semble ce que l'on doit appeler amour sincère et véritable, et l'on en voit peu de cette trempe, principalement dans ce sexe. Je souhaiterois qu'elles prissent cette leçon pour elles à l'imitation d'une si grande princesse.

N'avouerez-vous pas que voilà tous les soins et les peines de Mademoiselle et de M. de Lauzun bien mal récompensées, et qu'ils ne pouvoient désirer qu'un entier applaudissement de tout ce qu'ils avoient projeté ? Mais lorsqu'ils étoient sur le point d'arriver au port, ils ont fait naufrage.

Peu de jours après, quoique ce mariage fût rompu, le bruit ne laissoit pas de courir parmi le peuple, qu'il se raccommodoit : il est vrai que les uns en parloient d'une façon et les autres d'une autre. L'on se fondoit sur la bonté que le roi auroit pour M. de Lauzun, et que tout ce qui paroissoit au-dehors n'étoit qu'une feinte, que l'on croyoit que Sa Majesté faisoit pour faire cesser les discours que l'on auroit faits sur l'inégalité de Mademoiselle avec M. de Lauzun. Mais pour faire voir que le procédé du roi n'étoit pas une feinte, mais une réalité, il en a voulu donner des preuves écrites de sa propre main, non-seulement aux personnes de la cour, mais à tout le public, par la lettre que je rapporte ici, où il s'explique assez ouvertement.

Lettre du roi7

Comme ce qui s'est passé depuis cinq ou six jours par un dessein que ma cousine de Montpensier avoit formé d'épouser le comte de Lauzun, l'un des capitaines des gardes mon corps, fera sans doute grand éclat partout, et que la conduite que j'y ai tenue pourroit être malignement interprétée et blâmée par ceux qui n'en seroient pas bien informés, j'ai cru en devoir instruire tous mes ministres qui me servent au dehors. Il y a environ dix ou douze jours que ma cousine n'ayant pas encore la hardiesse de me parler elle-même d'une chose qu'elle connoissoit bien me devoir infiniment surprendre, m'écrivit une longue lettre pour me déclarer la résolution qu'elle disoit avoir prise de faire ce mariage, me suppliant par toutes les raisons dont elle put s'aviser, d'y vouloir donner mon consentement, me conjurant cependant jusqu'à ce qu'il m'eût plu de l'agréer, d'avoir la bonté de ne lui en point parler, quand je la rencontrerois chez la reine. Ma réponse, par un billet que je lui écrivis, fut, que je lui demandois d'y mieux penser, surtout de prendre garde de ne rien précipiter dans une affaire de cette nature qui irrémédiablement pourroit être suivie de longs repentirs. Je me contentois de ne lui rien dire davantage, espérant de pouvoir mieux de vive voix, et avec tant de bonnes considérations que j'avois à lui représenter, la ramener par la douceur à changer de sentiment. Elle continuoit néanmoins par de nouveaux billets, et par toutes les autres voies qui lui pouvoient tomber dans l'esprit, à me presser de donner le consentement qu'elle me demandoit, comme la seule chose qui pouvoit, disoit-elle, faire tout le bonheur et le repos de sa vie, comme mon refus de le donner la rendroit la plus malheureuse qui fût sur la terre. Enfin voyant qu'elle avançoit trop peu à son gré dans sa poursuite, après avoir trouvé moyen d'intéresser dans sa pensée la principale noblesse de mon royaume, elle et le comte de Lauzun me détachèrent quatre personnes de cette première noblesse, qui furent les ducs de Créqui et de Montausier, le maréchal d'Albret et le marquis de Guitry, maître de ma garde-robe, pour me venir représenter, que si après avoir consenti au mariage de ma cousine de Guise, non-seulement sans y faire aucune difficulté, mais avec plaisir, je résistois à celui-ci que sa sœur souhaitoit si ardemment, je ferois connoître évidemment au monde que je mettois une très-grande différence entre les cadets de maison souverains et les officiers de ma couronne ; ce que l'Espagne ne faisoit point ; qu'au contraire, elle préféroit les grands à tous princes étrangers, et qu'il étoit impossible que cette différence ne morfitiât extrêmement tous la noblesse de mon royaume. Ils m'alléguèrent ensuite qu'ils avoient eu leur faveur plusieurs exemples, non-seulement des princesses du sang royal qui ont fait l'honneur à des gentilshommes de leur épouser, mais même des reines douairières de France. Pour conclusion, les instances de ces quatre personnes furent si pressantes et leurs raisons si persuasives sur le principe de ne pas désobliger la noblesse françoise, que je me rendis à la fin de donner un consentement au moins tacite à ce mariage, haussant les épaules d'étonnement sur l'emportement de ma cousine, et disant seulement qu'elle avoit quarante-cinq ans, qu'elle pouvoit faire ce qu'il lui plaîroit. Dès ce moment, l'affaire fut tenue pour conclue ; on commença à en faire tous les préparatifs ; toute la cour fut rendre ses respects à ma cousine, et fit des compliments au comte de Lauzun. Le jour suivant, il me fut rapporté que ma cousine voit dit à plusieurs personnes qu'elle faisoit ce mariage parce que je l'avois voulu. Je la fis appeler, et ne lui ayant voulu parler qu'en présence de témoins, qui furent le duc de Montausier, les sieurs le Tellier, de Lyonne, de Louvois, n'en ayant pu trouver d'autres sous ma main, elle désavoua fortement d'avoir jamais tenu un pareil discours, et m'assura, au contraire, qu'elle avoit témoigné et témoigneroit toujours à tout le monde qu'il n'y avoit rien que je n'eusse fait pour lui ôter son dessein de l'esprit et pour l'obliger à changer de résolution. Mais hier m'étant revenu de divers endroits, que la plupart des gens se mettoient en tête une opinion qui m'étoit fort injurieuse, que toutes les résistances que j'avois faites en cette affaire n'étoient qu'une feinte et une comédie, et qu'en effet j'avois été bien aise de procurer un si grand bien au comte de Lauzun, que chacun croit que j'aime et que j'estime beaucoup, comme il est vrai ; je me résolus d'abord, y voyant ma gloire si intéressée, de rompre ce mariage et de n'avoir plus de considération ni pour la satisfaction de la princesse, ni pour la satisfaction du comte, à qui je puis et veux faire d'autres biens. J'envoyai appeler ma cousine, je lui déclarai que je ne souffrirois pas qu'elle passât outre à faire ce mariage ; que je ne consentirois point non plus qu'elle épousât aucun prince de mes sujets, mais qu'elle pouvoit choisir dans toute la noblesse qualifiée de France qui elle voudroit hors le seul comte de Lauzun, et que je la mènerois moi-même à l'église. Il est superflu8 de vous dire avec quelle douleur elle reçut la chose, combien elle répandit de larmes et de sanglots, et se jeta à genoux, comme si je lui avois donné cent coups de poignard dans le cœur ; elle vouloit m'émouvoir, je résistai à tout ; et après qu'elle fut sortie, je fis entrer le duc de Créqui, le marquis de Guitry, le duc de Montausier ; et, le maréchal d'Albret ne s'étant pas troué, je leur déclarai mon intention pour la dire au comte de Lauzun, auquel ensuite je la fis entendre, et je puis dire qu'il la reçut avec toute la constance et la soumission que je pouvois désirer.

 


 

NOTES

1. C'est le même conseiller d'État qui fut chargé, comme on le voit par les Mémoires de Mademoiselle, de rédiger le contrat de mariage entre cette princesse et Lauzun.

2. Claude Le Pelletier qui succéda à J. B. Colbert comme contrôleur général des finances.

3. Marguerite de Lorraine, belle-mère de Mademoiselle, et duchesse douairière d'Orléans.

4. Les Mémoires de Mademoiselle font allusion à cette circonstance. Voy. p. 235.

5. M. de Fourcy était beau-frère d'Olivier d'Ormesson.

6. Il y a sur ce point opposition complète entre les Mémoires de Mademoiselle et le Journal d'Olivier d'Ormesson.

7. Cette lettre est celle que le roi fit écrire à tous les représentants de la France auprès des puissances étrangères. Elle se trouve dans les mss. de Conrart, t. XI, in-fo, p. 949, Bibl. de l'Arsenal. Il y a de légères différences entre les deux textes.

8. Il y a surprenant dans le ms. Conrart.


James Eason.