Chapitre XVSir Thomas Browne PageMademoiselle Page Chapitre XVII

Deuxième Partie


CHAPITRE XVI

(16 - 18 décembre 1670)

TOUT ce qui se passa ces trois jours1 et tout ce qui s'est dit sur cette affaire a été un temps si agréable pour moi que, si je pouvois toujours y penser et croire y être encore je serois bien aise. Je rapelle et fais durer ces moments comme les plus heureux de ma vie,2 en ayant eu de bien cruels depuis, comme l'on le verra par le suite.

En sortant de chez le roi, je trouvai Rochefort dans le cabinet de la reine avec M. de Lauzun, qui me dit que je savois bien qu'un homme en quartier3 ne pouvoit sortir ;que sans cela il me seroit venu faire ses compliments ; qu'il étoit ravi de l'affaire ; qu'il m'avoit toujours honorée et qu'il m'honoroit encore davantage ; qu'il vouloit vivre avec M. de Lauzun mieux qu'il n'avoit jamais fait ; que l'on le savoit voulu brouiller, mais que l'on n'en viendroit jamais à bout ; qu'il lui demandoit son amitié, qu'il me prioit de lui ordonner de lui donner. Il l'embrassa et lui parla avec toutes les honnêtetés imaginables. Il lui dit : « Je vous plains d'une chose : c'est que vous épousez une demoiselle de mauvaise vie ; cela ôte tous les autres goûts que vous pourriez avoir en cette affaire. Mais quand vous marierez-vous ? » Nous dîmes que nous ne savions. Il nous dit : « Le plus tôt est le mieux ; il ne faut point tarder. — Nous avions la pensée que la chose se feroit à Versailles ; mais madame de Montespan a été saignée du pied. » Rochefort nous dit : « Au nom de Dieu, mariez-vous plutôt aujourd'hui que demain. Au comble du bonheur où vous êtes vous devez tout craindre. » Il nous regardoit et disoit : « Je n'ai jamais rien vu de si heureux. Je voudrois que vous pussiez voir dans un miroir comme le contentement et la joie sont peinte sur vos visages. » Je disois : « Je suis persuadée que j'en ai plus de sujet que M. de Lauzun. » Lui ne disoit rien, et Rochefort disoit : « Quoi ! par-dessus tout on vous dit des douceurs, et vous n'en dites pas ! » Il répondit : « La tête ne m'a pas tourné ma bonne fortune ; ainsi je ne dirai ni ne ferai point de folies. »

La reine sortit de son oratoire avec une mine qui nous sépara, et elle alla aux Théatins à la neuvaine. Je la suivie ; elle ne me dit rien. Ma sœur étoit avec elle, qui ne me parla pas. Le soir en revenant je vis toute la maison de Lorraine4 attroupée ; car ils ne marchèrent plus qu'en corps pour combattre contre moi. Je me retirai chez M. d'Anjou, où la reine vint. J'y attendois M. de Lauzun, qui ne vint pas. On commença la comédie espagnole. Je m'en allai ; je passai devant son logis ; il n'y étoit pas. Je dis que l'on lui dit de me venir trouver.

En entrant dans ma chambre, je trouvai le duc de Richelieu, qui se jeta à mes pieds pour me remercier de ce que je faisois, aimant M. de Lauzun comme son frère. Je le remerciai de toutes les bontés qu'il me témoignoit avoir pour lui, à quoi j'étois fort sensible. Il vint un moment après ; madame de Thianges étoit dans ma chambre. Je lui dis en le montrant : « Madame, voilà la pierre que j'ai trouvée en mon chemin, dont nous avons parlé.5 » Nous rîmes tous trois ; car je [le] lui avois conté. Elle témoignoit être fort aise et l'aimer fort. Elle lui dit : « Il faut bien se divertir ces jours ; est-ce que vous ne viendrez pas en masque avec nous ? » Il répondit : « Je ferai tout ce qu'il plaira à Mademoiselle. » Madame de Thianges me dit : « Il y une assemblée jeudi (elle nomma la maison) ; il faut que nous y allions. » M. de Lauzun dit : « Je vous demande le reste de la semaine. L'autre après cela, nous irons où vous voudrez. » On se mit à rire de quoi il avoit dit nous. Il en fut honteux.

Quand madame de Thianges s'en fut allée, nous allâmes causer avec M. de Guitry et encore quelqu'un ; mais je ne sais plus qui. Je lui dis que ma belle-mère avoit écrit au roi pour s'opposer à l'affaire ; que M. le Prince et M. le Duc étoient venus chez elle ; que mademoiselle de Guise se donnoit de grands mouvements ; que Madame envoyoit madame du Défant partout ; qu'enfin il se falloit marier au plus tôt. M. de Guitry dit : « Il ne fait pas s'amuser à me marier chez la reine, comme vous avez projeté (car depuis que madame de Montespan s'étoit trouvée mal, nous avions décidé que le mercredi au soir, quand le roi reviendroit de faire medianoche, nous nous marierions dans la petite chapelle de la reine et que la reine me ramèneroit, et le roi, à Luxembourg) ; il faut changer de mesure. » M. de Lauzun répondit : « Il faut faire ce que Mademoiselle voudra ; pour moi, je n'ai point de volonté. — Je ferai, monsieur, tout ce que vous voudrez ; nous avons trop de gens déchaînés contre nous pour les laisser faire et nous amuser aux formalités ; j'irai me marier partout où il vous plaira. » Guitry dit : « Allons trouver M. de Montausier, et ce soir on parlera au roi. » J'étois fort fâchée de ne pas voir madame de Nogent, qui ne venoit point à Luxembourg. Je l'envoyai querir, et elle ne venoit point. Madame de Guise ne me quittoit pas d'un moment. Guilloire se repentit en apparence de tout l'emportement où il avoit été : il me demanda pardon, disant que l'on n'étoit pas maître du premier mouvement et qu'il me supplioit de le présenter à M. de Lauzun.

Je me trouvai mal la nuit ; j'eus des vapeurs : j'étois assez troublée pour cela. Je m'éveillai tard. On me dit : « M. de Montausier et M. de Lauzun sont là-dedans. » J'avoue que je ne me voulus pas montrer si mal coiffée que j'étois devant lui. Je mis une cornette ajustée ; puis ils entrèrent.

M. de Montausier me dit : « Je viens vous gronder ; j'ai grondé M. de Lauzun de quoi votre affaire ne s'avance point ; il m'a dit que c'étoit vous qui en étiez cause. » Je lui dis : « Je m'étonne qu'il parle ainsi ; il sait bien que je lui ai dit lundi ce que vous nous aviez conseillé aux Récollets, de nous marier dès le soir ; qu'il dit que cela paroîtroit un homme trop entêté de sa bonne fortune, et une demoiselle qui auroit grande hâte de se marier. A quoi je lui avois répondu : Quand nous serions ce que vous dites, il n'y auroit point de honte ni pour vous ni pour moi. » M. de Montausier dit : « Avez-vous cru vous marier en cérémonie, comme si c'étoit un roi, et a-t-il cru que l'affaire se traiteroit de couronne à couronne ? » Je répondis toujours, et je dis : « Je n'ai rien cru ; je lui ai toujours dit qu'il étoit plus habile que moi ; que tout iroit comme il lui plairoit ; mais pour moi, mon avis avoit été qu'après avoir le consentement du roi nous nous devions marier sans le dire à personne qu'au roi et que tout d'un coup on vît paroître M. et madame de Montpensier. » M. de Montausier dit que j'avois raison et qu'il n'y avoit que cela à faire.

Il [Lauzun] appuyé contre la quenouille de mon lit, qui regardoit force tableaux qui étoient dans ma ruelle. M. de Montausier se mit en colère contre lui et lui dit : « Voulez-vous faire une boutique de peintre, au lieu de vous marier ? En l'état où vous êtes vous avez autre chose à songer qu'à regarder des tableaux. Voyons donc : car vous n'avez pas de temps à perdre. Ne songez-vous point à vos affaires ? — Oui, je prierai M. Boucherat de se trouver avec les gens de Mademoiselle pour travailler au contrat de mariage. » Je lui dis : « Il ne faut point s'arrêter à mes gens ; je vous l'ai déjà dit. Faites-le dresser par qui il vous plaira ; rien n'est si aisé, puisque je vous veux tout donner. » Il m'avoit parlé d'un fort honnête homme, nommé M. de Lorme, de ses amis. Je lui demandai : « Pourquoi ne prenez-vous pas M. de Lorme plutôt que M. Boucherat ? » Il me dit : « C'est que vous le connoissez ; il a été votre arbitre dans votre affaire avec mademoiselle de Guise. » Je lui dis : « Mais j'aimerois mieux M. de Lorme. » Il se récria : « Cela est admirable ; elle aime mieux un homme qu'elle ne connoît pas ! — Il est vrai ; mais il est votre ami, et vous ne connoissez pas l'autre ; c'est pourquoi je l'aimerois mieux. Et vous me dites hier que M. Colbert vous avoit offert de faire toutes vos affaires ; il vaudroit mieux que ce fût lui que personne.6 »

M. de Montausier dit : « Mais où vous marierez-vous ? sera-ce à Eu, à SFG ? » Il s'écria : « Ah ! non ; il y a trop loin. Quitter trois jours le roi ! Il faut que ce soit en un lieu où je puisse revenir le lendemain. » M. de Montausier lui dit : « Voilà une terrible chose que vous ne puissiez trouver un lieu, vous qui connoissez tant de gens. — Je ne sais où, » dis-je. M. de Lauzun dit : « Ah ! j'ai trouvé : à Conflans, chez le duc de Richelieu. Ce sont des gens qui sont fort de mes amis ; sa maison est jolie, propre et bien meublée ; ils seront ravis. — Mais je ne les connois point, moi. — Qu'importe ? ce sont mes amis ; c'est assez. — On va voir les amis des autres ; mais on ne se va guère marier chez des gens, avec qui on n'a pas d'habitude particulière. — Mais il faudra bien que vous vous en fassiez, puisque j'y en ai. » Je lui dis : « Croyons-vous que si vous avez des amis, qui ne me plaisent pas, qu'ils deviendront les miens particuliers ? » M. de Montausier dit : « Vous voilà admirables tous deux de vous quereller. » Il dit : « Moi je ne querelle point MML ; mais nous sommes trop vieux tous deux pour changer d'humeur et pour nous contraindre l'un pour l'autre. Quand on se marie, on se prend comme l'on est. — Il est vrai, dis-je ; nous avons fait ce traité. — Vous l'exécutez fort bien, à ce que je vois, dit M. de Montausier ; je souhaite qu'il vous tienne aussi bien tout ce qu'il vous promettra ; car de votre côté il n'a rien à craindre. » Enfin nous résolûmes que nous irions nous marier à Conflans, puisqu'il le vouloit.

On vint dire qu'il y avoit là force gens. M. de Montausier sortit. Il [Lauzun] vint me dire : « Je vous demande pardon ; j'ai fait le sot. Je ne serois pas consolable si un autre que M. de Montausier m'avoit vu disputer contre vous. Pardonnez-le moi. — N'en parlons plus ; on a bien d'autre chose à songer. — Je vous demande en grâce, me dit-il en sortant, de faire dire tantôt que vous êtes sortie, et que je ne trouve personne ici. »

Il rentra et m'amena M. de Marsillac par la main. Je lui dis : « Vous faites déjà l'honneur des céans. » Il vint un monde infini ensuite : M. de Louvois, les trois ministres.7 On me faisoit de grandes révérences ; on causoit, et on ne parloit point de l'affaire. Madame Colbert me vint voir, qui me dit : « M. de Lauzun a beaucoup d'envieux ; il y a de si méchantes gens au monde, et l'on entend parler de si terribles choses, que l'on doit tout craindre. Au nom de Dieu, mandez-lui de n'aller point tout seul, et qu'il se garde, et que c'est moi qui vous le dis ; car je ne parle point en l'air. » Cela me donna beaucoup d'inquiétude ; je lui écrivis un billet, que l'on peut croire qui étoit assez tendre ; le sujet et l'occasion m'ordonnoient assez de lui en témoigner. Il vint beaucoup de monde chez moi ; ma maison ne désemplissoit pas. Sur le soir, je fis semblant de sortir pour m'en défaire. Je montai en carrosse et fis seulement le tour du jardin et m'en revins. Il ne vint plus personne. Après l'avoir fort pressé, il voulut bien que madame de Nogent revînt. Ce nous fut à toutes deux bien de la joie de nous revoir, et en l'état où étoient les choses.

Il revint à cinq heures. En entrant je lui dis : « J'ai vu le croissant8 à droite. — Et moi aussi, » me dit-il. Nous avions tous deux grande foi à cela. Assurément que j'en suis bien revenue par cette rude expérience. M. Boucherat9 vint. IL entra dans ma petite chambre avec mes avocats ; nous y entrâmes aussi, mais il étoit à un bout et nous à l'autre auprès de la cheminée. Un de mes avocats l'appela Monseigneur. Il disoit : « Je crois que l'on se moque de moi. » Il nous demandèrent si nous ne voulions point faire quelque avantage aux enfants qui viendroient, donner quelque terre. Il ne disoit rien ; personne ne répondoit. Il me dit : « comme je n'ai rien, c'est à vous à parler. » Je leur dis que les coutumes [des pays], où étoient mes terres régloient si bien cela à ma fantaisie que je ne voulois rien changer. Il me disoit après : « Voilà des gens bien hardis de vous parler d'enfants. Pour moi j'en suis honteux. » On dressa une donation que je lui faisois de la duché de Montpensier et de la principauté de Dombes, afin que l'on mît cela dans ses qualités au contrat et à la publication des bans.

Nous laissâmes ces gens-là et nous allâmes dans le cabinet où étoient mesdames de Nogent, de Gesvres, de Rambures, Guitry, La Hillière, et je leur dis : « Voilà M. le duc de Montpensier que je vous amène ; je vous prie de ne le plus appeler autrement. » On se mit à causer, et madame de Rambures, qui est fort plaisante, fit un conte et qui étoit véritable ; elle disoit qu'elle avoit remarqué depuis deux jours que toute la France étoit venue me voir, dans ce nombre beaucoup de femmes et de filles de qui M. de Lauzun avoit étoit amoureux, ou pour mieux dire de qui il l'avoit fait ; car il ne l'a jamais été que de madame de Monaco, par ce qu'il m'en a dit ou que j'ai attrapé. Je l'ai souvent mis sur le chapitre de ses amours ; mais pour ne pas répondre et m'empêcher de le questionner et me faire taire plus tôt, il me disoit : « Ce n'est pas là un chapitre, dont il faut qu'une aussi honnête fille que vous parle. »

Mais ce jour-là il falloit bien qu'il souffrît tout ce que l'on lui disoit. Madame de Rambures conta donc qu'elle avoit remarqué que, [de] ces dames et demoiselles, l'une se jetoit à mes pieds et disoit : « Que vous êtes adorable ! » L'autre en baisant ma robe disoit : « Quelles grâces n'a-t-on pas à vous rendre ! » On me baisoit les mains en disant : « Vous savez comme je suis pour lui ; » et que, sans faire de réflexion, je leur disois : « je sais bien que vous l'aimez fort. » A une autre : « Aimez-le bien, je vous en prie ; vous avez trop de bonté pour lui ; je vous en suis obligée. » Enfin que nous disions toutes ce que nous ne voulions pas dire ; qu'elles parloient malgré elles et m'apprenoient ce qu'elles ne vouloient pas que je susse ; que je les remerciois de choses dont je serois très-fâchée ; enfin que la tête tournoit à tout le monde. Il étoit au désespoir. Elle lui conta d'une qu'elle nomma, qui étoit venue dès le matin me voir et qui par la longue persévérance m'avoit obligée à la prier de dîner avec moi, qu'elle me disoit : « On aura souvent l'honneur de vous voir ; car je suis parente de M. de Lauzun ; » et que je ne lui avois jamais rien répondu ; que cela l'avoit étonnée ; qu'elle croyoit que je lui dirois comme aux autres et que je l'aurois priée de me venir voir souvent pour le divertir. Je me récriai : « Qu'il ne s'attendre pas que je lui fasse venir des compagnies pour l'amuser, de quoi je ne m'amuserois pas. » Tout le monde se mit à rire de ma brusquerie et nous rentrâmes dans la petite chambre. Il disoit : « Vous disiez que vous ne seriez point jalouse. » Je lui dis : « Nous nous sommes bien dit des choses inutiles, vous et moi ; [rien] n'est plus loin de nos pensées. » Je voulois qu'il demeurât à souper avec moi. Il répondit : « Si l'affaire se rompoit et que je n'eusse plus cet honneur, je serois au désespoir. Il ne me faut avancer en rien et porter mon respect tout le plus loin qu'il pourra aller. »

Nous résolûmes de nous marier le lendemain à midi, de nous en aller à Conflans. Il s'en alla à huit heures ; à dix il envoya Baraille que je n'avois pas encore vu ; je l'avois fort demandé et j'avois témoigné à M. de Lauzun avoir une grande estime pour lui et une grande envie de le connoître. Il m'avoit dit qu'il viendroit loger à Luxembourg et qu'il se promèneroit tous les jours après souper avec moi. C'est que je lui disois que les soirs j'aimois fort à me promener et à jouer, et il m'avoit parlé de lui comme d'un homme de grande mérite, de beaucoup d'esprit, d'un esprit agréable et de bonne conversation. Je fus ravie de le voir ; je lui fis mille amitiés.

Il m'apporta un billet par où M. de Lauzun me mandoit que M. de Richelieu l'étoit venu trouver et lui avoit dit que madame de Richelieu, ayant des mesures à garder auprès de la reine, qui étoit fort déchaînée contre cette affaire, ne pouvoit lui prêter sa maison ; qu'il en avoit été bien aise, parce que je lui avois paru ne l'avoir pas agréable ; que M. le duc de Créqui lui avoit offert Epone ; mais que, comme c'étoit à sept ou huit lieues de Paris, il la trouvoit [trop] éloignée. Je dis à Baraille : « Il y a encore une difficulté, c'est qu'elle est du diocèse de Chartres ; M. de Chartres n'est pas à Paris et faudroit du temps pour les dispenses (il nous falloit celle de l'Avent et des bans) ; mais la maréchale de Créqui en a une à Charenton ; ce seroit notre fait. » Après avoir bien entretenu Baraille, il s'en alla. On écrivit les qualités pour les bans qu'il emporta.

On étoit fort gai et content. La comtesse de Fiesque, qui étoit aussi chez moi le soir, dit à Guitry : « Mais on ne songe point à lui faire accommoder un appartement. » On [le] lui dit ; il s'en embarrassa et dit : « Je serois bien honteux d'avoir une grande chambre. » Je lui fis excuse de quoi je n'avois qu'un ameublement de campagne à y faire mettre. Il disoit : « Eh ! tant mieux au moins cela m'accoutumera au grand appartement ; car s'il y avoit un ameublement magnifique, je croirois toujours être chez un autre.10 »

Le jeudi je me levai fort matin ; madame de Nogent vint à dix heures, qui me dit que l'on n'avoit pu achever le contrat ; et que ce ne pouvoit être pour ce matin-là. Je dis : « Ce sera donc pour demain au soir ; car je ne me marierai pas un vendredi. » Ce me fut un coup de massue ; il sembloit que c'étoit un avant-coureur de ce qui arriva.

Le soir, Forfé qui étoit brigadier,11 dont j'ai, je crois, déjà parlé, vint me dire que madame la maréchale de Créqui l'avoit envoyé chercher pour offrir sa maison à M. de Lauzun, mais qu'il ne l'avoit point trouvé. C'étoit M. le maréchal de Créqui qui lui avoit donné [cet ordre]. Je lui dis : « Vous n'avez que faire de le chercher ; retournez trouver madame la maréchale et lui dites que nous lui sommes fort obligés et que nous acceptons l'offre qu'elle nous fait.12 »

J'envoyai le mardi au matin Segrais, qui étoit au désespoir, mais qui n'en faisoit pas semblant, dire à madame d'Épernon la résolution que j'avois prise. Elle en usa fort mal mal pour moi : elle se mit au lit, et on l'alla consoler, comme si elle avoit perdu quelqu'un de ses proches.13

Guilloire me pria de le présenter à M. de Lauzun ; je le fis ; il lui fit mille protestations de service, lui demanda pardon aussi bien qu'à moi, et l'honneur de ses bonnes grâces. Il lui dit : « Mais vous avez eu raison de faire tout ce que vous avez fait, et c'est une marque de l'affection que vous avez pour Mademoiselle. Servez-la bien, et nous serons bons amis ; car je n'ai d'autre vue au monde que de lui plaire et de la servir. »

Mademoiselle de Châtillon étoit avec moi aux Récollets : elle m'avoit suivie, lorsque j'étois allée parler à M. de Montausier. En revenant je lui dis : « Je m'en vais vous apprendre une nouvelle ; je me vais marier. — Et à qui ? — à M. de Lauzun. » Elle devint pâle comme la mort et pensa s'évanouir, dont je ne lui sus pas trop bon gré, comme on peut juger.14

Ce malheureux jeudi, il vint beaucoup de monde chez moi. M. de Lauzun y vint ; il n'étoit pas trop ajusté non plus que les autres jours. Il étoit si occupé de toutes les choses mal agréables, qu'il trouvoit en son chemin, et prenoit tant de soin de me les cacher, que cela lui ôtoit celui de s'ajuster. Il y trouva beaucoup de monde. Il me dit : « Sortez ; allez-vous en aux Carmélites. » Je lui dis : « J'en ai envie dès hier ; je demeurerai à vous attendre. » Je sortis ; mais l'impatience de revenir ne me permit pas d'aller aux Carmélites. Comme je fus à la porte du jardin, je tournai et je m'en revins. Je trouvai des dames qui étoient demeurées avec lui : c'étoit mesdames de Grancé ; elles eurent la bonté de s'en aller et de nous laisser.

Nous nous mîmes à causer. Je lui dis : « Asseyez-vous. » Il ne voulut pas. « Ah ! quelle façon ; il n'y a plus rien à ménager. — Non ; je ne m'assiérai pas. Je ne veux pas, si je suis assez malheureux pour que l'affaire manque, que j'aie à me reprocher que j'aie ni fait ni dit aucune chose, qui vous ait pu manquer de respect. Je vous supplie encore très-humblement de songer [à] ce que vous allez faire ; que vous vous exposerez au repentir. Peut-être tout ce que l'on vous a dit depuis trois jours vous a-t-il donné quelque embarras et fait repentir d'avoir déclaré une affaire que vous voudriez à cette heure n'avoir pas commencée ? N'ayez nul égard pour le monde ; il est fait d'une manière que vous trouverez plus d'approbation en rompant l'affaire qu'en la faisant. A mon égard, j'aurai de la joie de ne vous être pas un sujet de chagrin toute votre vie. Je ne perdrai jamais la reconnoissance de l'honneur que vous m'avez voulu faire ; mais songez que, quand vous seriez devant le prêtre, si tout ce que je vous dis vous passe par la tête, ni dites pas oui est la grâce que je vous demande. — Et moi, monsieur, faites-moi celle de ne me plus parler de cette manière et de me dire si c'est que vous vous en repentiez et que vous n'ayez point d'amitié pour moi. — Je suis, me disoit-il, tout comme je dois être ; mais je ne dirai que ce que je dois dire. — Quoi ! ne m'aimez-vous pas ? lui dis-je. — C'est ce que je ne dirai qu'en sortant de l'église : j'aimerois mieux être mort que de vous avoir pu faire connoître ce que j'ai dans le cœur pour vous, hors la plus grande reconnoissance du monde. »

Nous résolûmes donc tout ce que nous avions à faire : je devois le lendemain au matin aller à confesse, et partir à quatre heures, pour aller chez la maréchale de Créqui ; je lui demandai : « Où allez-vous, afin que, si on a affaire de vous, on sache où vous trouver. — Je m'en vais chez madame Colbert, où j'ai affaire, et coucher chez des baigneurs. » Je le priai de n'y pas aller, parce qu'il étoit fort enrhumé. Il me dit qu'il iroit le lendemain matin à confesse aux pères de la doctrine chrétienne, et que M. Colbert porteroit le contrat de mariage à signer au roi, et à la reine et à M. le Dauphin (pour Monsieur ni tous mes autres parents, on n'y songea pas ; le chef de la maison étoit assez), et qu'il seroit à cinq heures et demie à Charenton. Nous ne voulûmes plus que l'archevêque nous mariât. Il nous revint quelques contes que l'on dit qu'il avoit faits, qui ne nous plurent pas. Le curé du lieu nous parut bon pour cela. Je lui disois : « Ce qui seroit admirable et tout extraordinaire, comme vous n'êtes pas un homme qui fassiez rien comme les autres, ce seroit, dès que la messe sera dite, qui finira à minuit et demi, vous montassiez en carrosse et que vous allassiez au coucher du roi. » Il n'en convint pas, et ce projet ne fut point de son goût. Nous devions le samedi matin revenir dîner à Luxembourg, et lui aller au dîner du roy. Il croyoit qu'il me feroit l'honneur de me venir voir et d'y faire venir la reine (mais j'en doutois), et que le dimanche j'irois dîner chez la reine et au sermon à mon ordinaire. Nous parlâmes tout le temps de cela. Je le voulois encore retenir à souper ; mais il étoit fort enrhumé. Il s'en alla à sept heures. Nous causâmes auprès du feu avec les dames qui étoient là, madame de Nogent, la comtesse de Fiesque, madame de Rambures et madame de Guitry. Il avoit fort mal aux yeux. Je lui disois : « Vous avez les yeux bien rouges. » Il me répondit : « Vous font-ils mal au cœur ? — Non ; car ils ne sont nullement dégoûtants. » Ces dames se moquèrent de nous. On étoit fort gai. Je ne sais pourtant quel pressentiment j'avois. Je me mis à pleurer en le voyant partir ; il fut triste ; on se moqua de nous. Toutes ces dames s'en allèrent aussi ; il ne resta que madame de Nogent.

A huit heures, on me vint dire qu'il y avoit un ordinaire du roi, qui demandoit à parler à moi. J'allai dans mon cabinet ; c'étoit un nommé Montsoreau15 ; il me dit : « Le roi m'a commandé de vous dire de le venir trouver tout à l'heure. » Je lui demandai : « Joue-t-il ? — Non ; il est chez madame de Montespan. — Je m'en vais tout à l'heure. » Je dis à madame de Nogent : « Je suis au désespoir ; mon affaire est rompue. » Elle me dit : « Ah ! M. de Lauzun le sauroit. » Je ne songeai à rien ; j'envoyai querir mon carrosse, et je trouvai l'ordinaire à la Croix-du-Trahoir, qui me venoit dire que le roi me mandoit d'aller droit à sa chambre et de passer par la garde-robe. Cette précaution ne me fut pas de bon augure.

Madame de Nogent demeura dans le carrosse. Comme je fus dans la garde-robe, Rochefort vint, qui me dit : « Attendez un moment. » Je vis bien qu'il entroit quelqu'un dans la chambre du roi que l'on ne vouloit pas que je visse ; puis il me dit : « Entrez. » On ferma la porte sur moi. Je trouvai le roi tout seul, ému, triste, qui me dit : « Je suis au désespoir de ce que j'ai à vous dire. On m'a dit que l'on disoit dans le monde que je vous sacrifiois pour faire la fortune de M. de Lauzun ; cela me nuiroit dans les pays étrangères, et que je ne devois point souffrir que cette affaire s'achevât. Vous avez raison de vous plaindre de moi ; battez-moi, si vous voulez. Il n'y a emportement que vous puissiez avoir que je ne souffre et que je ne mérite. — Ah ! m'écriai-je, Sire, que me dites-vous ? Quelle cruauté ! mais quoi que vous même fassiez, je ne manquerai jamais au respect que je vous dois ; il est trop fortement dans mon cœur, et M. de Lauzun me l'a trop inspiré, depuis que je le connois, et quand ces sentiments n'auroient pas toujours été dans mon cœur, il les y auroit mis, et on ne peut pas l'aimer, sans les avoir. » Je me jetai à ses pieds et je lui dis : « Sire, il vaudroit mieux me tuer que de me mettre en l'état où vous me mettez. Quand j'ai dit la chose à Votre Majesté, si elle me l'eût défendue, jamais je n'y aurois songé ; mais l'affaire ayant été au point où elle est venue, la rompre, quelle apparence ! Que deviendrai-je ? Où est-il, Sire, M. de Lauzun ? — Ne vous mettez point en peine ; on ne lui fera rien. — Ah ! Sire, je dois tout craindre pour lui et pour moi, puisque nos ennemis ont prévalu sur la bonté que vous aviez pour lui. »

Il se jeta à genoux en même temps que moi et m'embrassa. Nous fûmes trois quarts d'heure embrassés, sa joue contre la mienne ; il pleuroit aussi fort que moi : « Ah ! pourquoi avez-vous donné le temps de faire des réflexions ? Que ne vous hâtiez-vous ? — Hélas, Sire, qui se seroit méfié de la parole de Votre Majesté ? Vous n'en avez jamais manqué à personne, et vous commencez par moi et par M. de Lauzun ! je mourrai, et je serai trop heureuse de mourir. Je n'avois jamais rien aimé de ma vie ; j'aime et aime passionnément et de bonne foi le plus honnête homme de votre royaume. Je faisois mon plaisir et la joie de ma vie de son élévation. Je croyois passer ce qui m'en reste agréablement avec lui, à vous honorer, à vous aimer autant que lui. Vous me l'aviez donné ; vous me l'ôtez, c'est m'arracher le cœur. » Je criois : « Et si cela ne fera pas que je vous en aime moins ; mais cela rendra ma douleur plus cruelle de me venir de ce que j'aime le mieux au monde. »

Je dis au roi tout ce que l'on peut dire de plus passionné et de plus honnête pour M. de Lauzun, de plus tendre et de plus respectueux pour lui. J'entendis tousser à la porte du côté de la reine. Je lui dis : « A qui me sacrifiez-vous là, Sire ? Seroit-ce à M. le Prince16 ? Je ne crois pas, après toutes les obligations qu'il m'a, qu'il voulût être spectateur à une scène aussi cruelle pour moi, et Votre Majesté n'auroit pas bonne opinion de lui, après lui avoir sauvé la vie, qu'il voulût attaquer la mienne par haine pour un homme, qui n'a de défauts pour tous les gens qui lui en veulent que parce qu'il ne dépend que de vous. Quoi ! Sire, M. le Prince seroit-il de la cabale de la maison de Lorraine ? Les voilà sur le pinacle, et M. de Lauzun leur rend un grand service. Après cela que ne fera pas mademoiselle de Guise contre vous ? — Ah ! ma cousine, ceci ne servira qu'à vous rendre plus heureuse. L'obéissance que vous me rendez en une occasion, qui vous est si sensible, me met en état de ne vous pouvoir jamais rien refuser. — Ah ! Sire, quel est le mien ! je ne vous demande qu'une chose où il y va de votre grandeur, de tenir votre parole. Que dira-t-on dans les pays étrangers ? Si cette affaire vous étoit honteuse, que vous ne saviez pas ce que vous faisiez ; que l'on vous a redressé, au lieu que les grands rois doivent soutenir ce qu'ils ont fait. Il y a bien plus de honte de m'empêcher de faire une bonne action que de me l'avoir permise. Quoi ! Sire, ne vous rendrez-vous point à mes larmes ? »

Il élevoit sa voix afin que l'on l'entendit : « Les rois doivent satisfaire le public. — Assurément vous vous y sacrifiez bien ; car ceux qui vous font faire ceci se moqueront de vous. Je demande pardon à Votre Majesté si je dis cela ; mais il est très-vrai. » Il me répondit : « Il est tard. Je n'en dirois pas davantage ni autrement, quand vous seriez ici plus longtemps. » Il m'embrassa et me mena à la porte où je trouvai je ne sais plus qui.17 Je m'en allai le plus vite que je pus à mon logis, où je criai les hauts cris.

 

FIN

 


NOTES

1. Ces trois jours sont le mardi 16 décembre, le mercredi 17 et le jeudi 18. Voy. à l'appendiceun extrait du Journal d'Olivier d'Ormesson. Ce fut le 18 au soir que le roi déclara à Mademoiselle qu'il ne vouloit pas que le mariage eût lieu.

2. On peut comparer sur cet événement les lettres de madame de Sévigné, et surtout la célèbre lettre du 15 décembre 1670, et celles des 19, 24 et 31 décembre. Voy. aussi les Mémoires de Choisy, de La Fare, les Souvenirs de madame de Caylus, les Mémoires-anecdotes de Segrais. J'ai réuni encore à l'appendice d'autres pièces relatives à cet événement.

3. Rochefort étoit alors capitaine des gardes du corps en quartier.

4. Les anciennes éditions portent la maison de la reine. On se rappelle que la sœur de Mademoiselle avait épousé le duc de Guise, de la maison de Lorraine, et que sa belle-mère était de la même maison.

5. Voy. plus haut, p. 195.

6. Les anciennes éditions ont ajouté les lignes suivantes : « Il me dit que M. Colbert étoit un ministre ; que le monde se figueroit qu'il agissoit par les ordres de son maître ; que personne de chez moi ne lui étoit suspect ; qu'il désiroit que je pusse agir librement. M. de Montausier entendoit tout cela et ne lui disoit rien. Je voyois un grand désintéressement d'un côté et des raisons de bons sens de l'autre ; quelque impatience que j'eusse de vouloir finir l'affaire, je ne pouvois condamner les égards qu'il venoit de m'expliquer. »

7. Les ministres secrétaires d'État étaient alors : de Lyonne, pour les affaires étrangères, Colbert pour la marine, et Michel Le Tellier, qui était toujours ministre du département de la guerre.

8. Il s'agit sans doute de la lune, qui jouoit un grand rôle en astrologie. Ce passage a été omis dans les anciennes éditions.

9. Louis Boucherat, conseiller d'État ; il devint chancelier de France après la mort de Michel Le Tellier. Voy. sur Boucherat les Mémoires de Saint-Simon.

10. Omis dans les anciennes éditions depuis on étoit fort gai jusqu'à chez un autre.

11. Ce titre équivalait à celui de général de brigade.

12. Ce passage est également omis dans les anciennes éditions depuis le soir jusqu'à nous fait.

13. Paragraphe omis dans les anciennes éditions.

14. Voici encore un paragraphe omis depuis mademoiselle de Châtillon jusqu'à juger. Il semble que les anciens éditeurs aient retranché systématiquement tous ces souvenirs qui reviennent à Mademoiselle et entravent son récit au moment où l'on touche à la catastrophe.

15. Ce nom est difficile à lire. Il peut y avoir Monthonot ou Montsorot. Comme Mademoiselle altère l'orthographe des noms, j'ai adopté un nom connu qui se rapprochât du texte du manuscrit. On trouvera dans Saint-Simon des détails sur la famille de Montsoreau, à laquelle appartenait le grand prévôt de l'hôtel.

16. On verra, dans un morceau cité à l'Appendice, que M. le Prince était, en effet, caché derrière la porte de la chambre du roi.

17. Les anciennes éditions ont ajouté ici plusieurs phrases dont il n'y a pas trace dans le manuscrit ; les voici : « Je lui dis : Vous pleurez de compassion, vous êtes le maître de mon repos, vous avez pitié de moi, et vous n'avez pas la force de refuser aux autres le sacrifice que vous leur en faites ! Ah ! sire, Votre Majesté me tue, et elle se fait à elle-même le plus grand tort du monde. » C'est une paraphrase de ce que Mademoiselle a dit plus haut.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1859. T. IV, Chap. XVI : p. 216-236.


This page is by James Eason, University of Chicago.