CINQUIEME LETTRE
On soupçonne les Chats, Madame, d'avoir un penchant à nuire ; que c'est peu les connoître ! Il ne faut qu'un coup de crayon pour faire leur apologie ; ce trait qui prouvera leur douceur & leur facilité, est bien à la honte des hommes : mais il s'agit de justifier l'innocence ; nous ne pourrions rien dissimuler. Faisons-nous un effort, Madame. Considerons attentivement les Chats dans l'instant de l'attentat qu'on ose faire sur leur personne, par le ministere barbare des Chaudronniers ; déja la perfidie est consommée : Un Chat séduit par les caresses d'un homme dont il a bien voulu se faire un maître, s'est livré entre les mains d'un ennemi. Il s'en échappe enfin ; il est outragé ; il a toujours cette griffe dont on a tant exageré les atteintes ; cependant un genereux mépris devient sa seule vengeance. Il se contente de fuir ces hommes qui l'ont si inhumainement trahi ; mais bien-tôt gagné par ce malheureux penchant avec lequel il est né pour eux, il revient, & leur découvre pour tout reproche, cette taciturnité & cette langueur dans laquelle il passe le reste de sa vie.
Un Sonnet en bouts rimez remplis par Monsieur de Benserade, est un tableau admirable de la noble affliction des Chats, lorsqu'ils ont éprouvé les horreurs de la mutilation : Le Chat de Madame Deshouillieres est le heros de cette tragique avanture.
SONNET.
Je ne dis mot & je fais bonne . . . . . . . . . . mine Et mauvais jeu depuis le triste . . . . . . . . . jour Qu'on me rendit inhabile à l' . . . . . . . . amour Des Chats galans, moi la fleur la plus . . . fine ; Ainsi se plaint Moricaut & . . . . . . . . . . rumine Contre la main qui lui fit un tel . . . . . . . . tour ; Il est glaciere, au lieu qu'il étoit . . . . . . . .four ; Il s'occupoit, maintenant il. . . . . . . . . . badine. C'étoit un brave & ce n'est plus qu'un . . . . sot, Dans la goutiere il tourne au tour du . . . . pot, Et de bon cœur son Serrail en . . . . . . . enrage ; Pour les plaisirs il avoit un . . . . . . . . . . talent, Que l'on lui change au plus beau de son . âge : Le triste état qu'un état . . . . . . . . . . . indolent !
Qu'on ne nous dise point que les Chats ne connoissent pas le prix de cet attribut que nous croyons (tyrans que nous sommes) avoir le droit de leur ravir. Il n'appartient qu'aux hommes de soutenir, sans rougir, de pareils affrons. Jadis un Prêtre de Cybelle [1], qui dans son délire s'étoit, pour ainsi dire, defuni de soi-même, reparoissoit dans la société avec plus de confiance & de consideration. Aujourd'hui un enfant de tribut s'enorgueillit de la misere qui va lui ouvrir l'intérieur du Palais de son Sultan ; on le felicite de ce honteux acheminement à la faveur de son maître. Un Chat mutilé non-seulement sent tout le poids de son indigence, mais elle devient aux yeux des autres Chats un vice, qui les dispense de tous devoirs à son égard ; ils lui font cent avanies ; ils l'accablent d'outrages. L'erreur vulgaire est que ce sont les Chattes qui se chargent de remplir cette haine ; mais cette fausse persuasion n'est qu'un effet de l'ignorance où l'on voit le commun des hommes de ce qui se passe dans le sein des goutieres. Si on avoit eu le soin de faire des memoires de la vie de cette celebre Chatte de l'Hôtel de Guise, dont la généalogie est rapportée dans la Lettre précedente, il ne faudroit point d'autres preuves pour établir que ce sont les Chats seuls qui osent insulter au malheur de leurs confreres mutilez ; on feroit connoître en même temps de quelle fidélité en amour & de quelle délicatesse une Chatte peut être capable.
L'aimable Brinbelle, ainsi que nous l'avons déja exposé, avoit épousé en troisièmes nôces Ratillon d'Austrasie ; jamais époux n'ont ressenti l'un pour l'autre un penchant si vif & si durable ; se voir & s'aimer ne fut mutuellement pour eux que ce qu'on appelle l'ouvrage d'un moment, & cette façon de s'unir a bien des charmes.
Un amour qui doit un jour naître Ne sçauroit trop tôt se former ; Commencer tous deux par s'aimer, Est un moyen si doux de se connoître.
Nos Chats s'aimerent donc dès la premiere entrevûe, & ne se connurent que pour s'en aimer davantage. Il n'y avoit point de toît solitaire où ils n'allassent se donner des témoignages d'une union si digne d'envie, & miauler (si j'ose dérober ce tour agréable à M. de Voiture [2]) miauler leurs mutuelles amours. Un voisin de mœurs assez sauvages, pour ne pas trouver bon que la conversation de nos amans interrompît son sommeil, attira par de feintes caresses le jeune Matou, & lui tendit des piéges qu'un Matou de sang froid auroit apperçû ; mais celui-ci s'y laissa prendre.
Amour amour quand tu nous tiens On peut bien dire adieu prudence. [3]
Il tomba donc dans les mains de son ennemi, qui dans sa fureur en fit un nouvel Atys. Representez-vous la douleur de la Minette Amante, quand elle découvrit ce mystere d'inhumanité. Ne vous imaginez pas que notre Heloïse moderne allât comme l'épouse d'Abaïlard, regrettant le bien être que son époux ne pouvoit plus lui procurer.
Le cœur fait tout, le reste est inutile.
M. de la Fontaine semble l'avoir dit exprès pour la gloire de notre Chatte : En vain une foule de Minons aimables & entreprenans lui offrirent des soins qu'ils regardoient comme la plus sûre consolation qu'elle put recevoir.
Rien ne put ébranler sa fidelité. Heloïse consentit à se renfermer dans un Cloître dont l'austerité ne lui laissa pas les occasions de manquer de foi à son Abaïlard. Notre Chatte plus sûre d'elle-même & plus attachée à son Amant, ne se força point à être vertueuse ; elle se conserva sa liberté toute entiere, & ne l'employa qu'à rester fidelle. Elle ne perdit pas de vûe un moment ce Chat si cheri ; & comme les animaux de son espece, très-délicats sur la perfection de leurs semblables, traitent outrageusement ceux qui comme lui sont, pour ainsi dire, séparez de leur être ; elle prit sa défense avec intrépidité ; on la vit cent fois déployer ses griffes contre les persecuteurs de ce Chat adoré, entre les pattes duquel elle passa délicieusement le reste de sa vie [4].
Avouez, Madame, que depuis qu'il y a des Amans, on trouve peu de modèles d'une passion aussi pure, & d'un aussi bon exemple. Nous entendons dire bien souvent que les sujets de Tragédie sont épuisez. Que n'a-t-on recours à des évenemens aussi imposans que celui-ci, & qui se sont passez sous nos yeux ? Quel poëme dramatique ne formeroit-on pas des amours genereux que nous venons de dépeindre ? Si par crainte de la singularité on n'osoit mettre nos Heros en scene sous leur forme naturelle, (ce qui seroit, selon moi, cependant un effet admirable) il seroit si simple de les produire sous des noms grecs. N'avons-nous pas, dans les temps de la décadence de l'Empire d'Orient, un assez grand nombre de personnages connus qui ont éprouvé les malheurs du Chat de l'Hôtel de Guise ? Cette circonstance qui pourroit former le nœud de la pièce, se trouveroit ainsi liée à l'histoire ; mais je reviens toujours à croire que le tableau seroit bien plus interessant à representer le sujet dans sa premiere simplicité : on est si accoutumé à ne voir que des hommes sur la scene, ce seroit au théâtre une nouveauté piquante, & qui entraîneroit sans doute un grand succès.
Nous parlions de la fidélité des Chattes. Quelle preuve plus glorieuse pour elles que cette simpatie que tant de Naturalistes ont reconnu qu'elles avoient pour leurs époux ? Quand il meurt, pendant qu'elles sont pleines, pour nous servir du terme vulgaire, soit qu'elles apprennent cette perte ou non, il se passe en elles une révolution qui les fait aussi-tôt avorter.
Et ces grands cris que les Chattes font la nuit dans la partie supérieure des Villes, le vulgaire les regarde comme des clameurs purement machinales. Les Anciens sont partagez à cet égard. L'un a prétendu que c'est l'effet des griffes du Matou, qui par excès de zele les embrasse trop vivement [5] ; l'autre [6] en imagine encore une autre cause galante dont on ne conçoit pas bien comment on peut s'instruire. Il fait de la Chatte une Semelé, & du Matou un Jupiter ; mais la vraye origine de ces cris est l'ouvrage de la prudence d'une Chatte qui avoit une grande passion dans le cœur.
Voici donc l'opinion la plus communément reçûe au sujet des exclamations des Chattes ; celle que je viens de citer étoit en rendez-vous avec un Chat qu'elle aimoit éperduement. Ceux qui suivent l'ancienne Philosophie, prétendent que c'étoit le moment précis où son amant triomphoit de sa foiblesse. Il est vrai que ce sentiment est fondé sur l'opinion d'Aristote [7], qui soutient que les Chattes ayant beaucoup plus de temperament que les Chats, bien-loin d'avoir la force de leur tenir rigueur un moment, elles leur font d'éternelles agaceries, sans ménagement, sans pudeur, au point même qu'elles en viennent à la violence, si le Matou paroît manquer de zele.
Quoiqu'il en soit, une Souris parut, & voilà notre galant qui part, & qui se met à sa poursuite. La Chatte piquée, comme vous le jugez bien, imagina un expedient pour ne plus éprouver un pareil affront ; c'étoit de jetter de temps-en-temps de grands cris chaque fois qu'elle étoit en tête à tête avec son amant. Ces cris ne manquerent jamais d'aller au loin effrayer la gent souris qui n'osa plus venir troubler leur rendez-vous. Cette précaution parut si sage & si tendre à toutes les autres Chattes, que depuis cet évenement, dès qu'elles sont avec leur Matou favori, elles affectent de répandre ces clameurs ; épouventail certain de l'espece souriquoise. Mon Dieu, que les femmes seroient heureuses, s'il ne falloit que cet expedient, pour empêcher que leurs amans n'eussent des distractions avec elles. J'ai l'honneur d'être, &c.
Notes
(1) Cybelle chez les Grecs & chez les Romains eut des Prêtres qui se consacroient à ses mysteres en renonçant à leur Sexe ; on les appelloit Galles. Le jour de leur Initiation, dès que le son des flutes commençoit à se faire entendre, plusieurs des Assistans se sentoient saisis de fureur ; alors le jeune homme qui devoit être initié jettoit les habits, & faisant de grands cris tiroit un glaive & achevoit lui-même le deshonneur de sa personne ; sacrifice qui lui attiroit de grands éloges. Il étoit conduit en triomphe par toute la ville, portant entre ses mains les marques de sa mutilation. Fastes d'Ovide, Lucien, Plutarque.
(2)
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mon ame dolente Toutes les nuits est pour vous miaulante.
(3) M. de la Fontaine, le Lion amoureux. Fable à Mademoiselle de Sevigné.
(4) L'attachement de Psiché pour son amant, n'étoit pas si desinteressé que celui de notre Chatte pour le sien ; tous ses regrets ne tombent pas sur le cœur de cet amant lorsqu'elle dit :
Encor si j'ignorois la moitié de tes charmes ! Mais je les ai tous vû, j'ai vû toutes les armes Qui te rendent vainqueur. 1. La Fontaine, amour de Psiché.
(5) Pline entre dans des détails très-curieux sur la conduite des Chats dans leurs amours ; Feles, dit-il, mare stante fœminæ subjacente coëunt [10.174 (latin)].
(6) Ex Felibus mas est libidinosissimus, fœmina verò prolis amantisima, qua ideo maris coïtum refugit, quod is calidissimum igneque simile semen emittat, ita & fœmina genitales partes comburat, &c. Elian. lib. 6. cap. 27.
(7) Feles, &c. Sunt porrò fœmina ipsa natura libidinosa & salaces ; itaque mares ad coïtum ipsa alliciunt, invitant, cogunt, puniunt, etiam nisi pareant. De Mirabilib. tom. 1. p. 1166.
François-Augustin Paradis de Moncrif (1727) Les Chats. Cinquième lettre: pp. 73-83.
This page is by James Eason