SIXIEME LETTRE
A Examiner les axiomes de morale, on découvre que ceux qui ont une forme proverbiale, sont le plus generalement établis dans les esprits [1] ; mais ce qu est bien à la louange des Chats, est l'attention qu'on a eu de les choisir pour former le corps de la plûpart de ces judicieuses maximes.
Les Anciens ont fait des définitions de la prudence, bien dignes d'être long-temps accreditées dans les esprits ; aussi s'y font-elles maintenues en autorité jusqu'à temps que quelqu'un a dit par un effort d'imagination inesperé, Chat échaudé craint l'eau froide ; on a admiré. Tout autre tableau a disparu, & les Chats sont restez en possession d'être le symbole parfait de la prudence. Quelle gloire pour eux que ce soit dans leur conduite que les hommes soient réduits à puiser les plus sages exemples qu'ils puissent suivre ! mais aussi quel spectacle comique pour ces mêmes Chats de nous voir retomber tous les jours dans les mêmes piéges dont nous avons déja éprouvé le danger ! Une maîtresse qui nous aura trahi cent fois, trouve encore dans notre foiblesse des ressources de confiance en elle, qui la mettent plus que jamais à portée de nous faire de nouvelles trahisons. Un Chat ne peut être dupé qu'une fois en sa vie ; il est armé de défiance non-seulement contre ce qui l'a trompé, mais même contre tout ce qui lui fait naître l'idée de la tromperie. L'eau chaude l'aura outragé ; ç'en est assez, il craindra même la froide, & n'aura jamais que très-peu de commerce avec elle.
N'en rougissons point ; c'est dans les gouttieres que nous ferions bien d'aller chercher de l'éducation ; c'est-là que nous trouverions des exemples admirables d'activité, de modestie [2], d'émulation noble, de haine de la paresse. Lorsqu'Annibal, ne se permettant aucun repos, observoit sans cesse Scipion, afin de trouver l'occasion favorable de le vaincre, quel modele avoit-il devant les yeux ? Il guettoit son ennemi, comme le Chat fait la Souris.
Il est vrai que dans le nombre des proverbes où les Chats font l'objet principal du tableau, il y en a qui semblent faits exprès pour les tourner en ridicule [3] ; mais de quoi n'abuse-t-on pas ? Et combien la vanité de dire un bon mot, a-t-elle entraîné d'injustes plaisanteries ? Quand on veut peindre un amour effrené qui s'attache aux premiers objets qui se presentent, on dit communément que c'est courir les goutieres ; on compromet ainsi la conduite des Chattes, sans examiner si elles meritent une pareille application. Pour peu qu'on ait l'esprit d'analyse, ne conviendra-t-on pas que d'accuser les Chattes parcequ'elles courent les goutieres, c'est comme si on vouloit donner un travers à une jolie femme, pour s'être promenée sur une terrasse de sa maison. Il est donc certain que les Chattes ne s'écartent point de l'exacte bienséance, quand elles parcourent à leur gré les toits & les cheminées. Il ne s'agit plus que d'examiner ce qui les y attire dans des momens que les hommes ont consacré au repos : C'est l'amour, me dira-t-on, qui les réveille ? Sans doute. Mais c'est le plaisir d'aimer, & non une imagination déreglée, comme on le suppose. C'est un Chat favori, un seul Chat qu'elles y cherchent ordinairement ; & d'ailleurs, quand quelqu'une d'elles y auroit eu de la foiblesse pour quelques-uns de ces Matous à bonnes fortunes, ausquels on cede par vanité ; il y a eu telle autre Chatte, dont la conduite réservée, peut bien être admise pour compensation. Il ne faut que lire ce fameux Sonnet sur la Chatte de Madame de Lesdiguieres.
SONNET.
Menine aux yeux dorez, au poil doux, gris & fin ; La charmante Menine, unique en son espece ; Menine, les amours d'une illustre Duchesse, Et dont plus d'un Mortel envioit le destin : Menine qui jamais ne connut de Menin, Et qui fut de son temps des Chattes la Lucresse ; Chatte pour tout le monde, & pour les Chats Tygresse : Au milieu de ses jours en a trouvé la fin. Que lui sert maintenant, que dédaigneuse & fiere, Jamais d'aucun Matou, sur aucune goutiére, Elle n'ait écouté les amoureux regrets ! La Parque étend ses droits sur tout ce qui respire, Et de ne rien aimer, tout le fruit qu'on retire, C'est une triste vie, & puis la mort après.
De quelque maniere qu'on ait employé les Chats dans les façons communes de parler qui se sont établies, il en résulte toujours une conséquence avantageuse pour eux [4]. Si on n'avoit pas été dans l'habitude de s'en occuper, il auroit été tout simple de choisir d'autres animaux, ou enfin d'autres figures pour être le corps de ces proverbes. Mais les Chats étoient estimez ; on ne pouvoit les ramener trop souvent aux sujets de conversation ; on les a liez aux maximes de morale. Eh ! que pourroit-on y substituer à leur place ? Veut-on représenter quelqu'un qui sçait se tirer avec adresse de toutes les situations embarassantes ? il est si simple & si élegant de dire : Il est du naturel des Chats, il tombe toujours sur ses jambes.
Il faut avouer que cet attribut avec lequel ils sont nez, est bien admirable. L'Academie des Sciences n'a pas regardé comme une étude indifferente, le soin d'en expliquer sa cause : Ayez le plaisir, Madame, de lire l'extrait que voici des Memoires de cette Academie [5].
Les Chats quand ils tombent d'un lieu élevé, tombent ordinairement sur leurs pieds, quoiqu'ils les eussent d'abord en haut, & qu'ils dussent par conséquent tomber sur la tête ; il est bien sûr qu'ils ne pourroient pas eux-mêmes se renverser ainsi en l'air, où ils n'ont aucun point fixe pour s'appuyer ; mais la crainte dont ils sont saisis, leur fait courber l'épine du dos, de maniere que leurs entrailles sont poussées en haut. Ils allongent en même temps la tête & les jambes vers le lieu d'où ils sont tombez, comme pour le retrouver : Ce qui donne à ces parties une plus grande action de lévier ; ainsi leur centre de gravité vient à être different du centre de figure, & placé au-dessus. D'où il s'enfuit que ces animaux doivent faire un demi tour en l'air, & retourner leurs pattes en bas : Ce qui leur sauve presque toujours la vie. La plus fine connoissance de la mechanique, ne feroit pas mieux dans cette occasion, que ce que fait un sentiment de peur confus & aveugle.
Madame, il me semble que ceci n'est pas trop à la louange des Chats. Je ne m'en suis pas apperçu du premier coup d'œil ; je n'étois touché que du plaisir de connoître que l'Academie des Sciences s'est occupé d'eux. Les laisserons-nous ne se sauver que comme des imbeciles, à la faveur d'un sentiment confus & aveugle ? Mais c'est Monsieur de Fontenelle qui s'explique ainsi ; à qui nous en plaindre ? Ses ouvrages ont embrassé tous les genres d'esprit. Il a par-tout des admirateurs ; il est en droit d'avoir tort impunément avec nos Chats. Réduisons-nous à répondre que si ce n'est que la peur qui les sert si bien, la nature les a du moins traité avec une grande distinction, de leur faire trouver jusques dans leur foiblesse des ressources pour leur conservation ; & qu'il seroit bien desirable pour les hommes, que leur frayeur ressemblât à celle des Chats.
J'ai l'honneur d'être, &c.
Notes
(1) Quelles peuvent être les sources de l'ascendant que les Proverbes ont sur les esprits ?
Nous recevons nos idées ou par le secours des sens, ou par la reflexion ; celles que nous tenons de la sensation, comme le froid & le chaud, sont à la portée de tous les esprits ; mais les idées que nous devons à la reflexion, étant elles-mêmes un assemblage d'idées, telle que l'idée de ce qu'on appelle douter, appercevoir, connoître ; celles de cette espece, dis-je, ne frappent & n'interessent que ceux qui sont accoutumez à faire usage de leur esprit. Pytagore veut établir combien il est dangereux de renouveller des trouble assoupis, & d'attaquer le repos de ceux qui peuvent se venger. Il ne faut point, dit-il, attirer le feu avec l'épée. Afranius a-t-il à dépeindre la prudence ? il s'explique ainsi : Je suis fille de l'Usage qui m'engendra dans la Memoire de ma mere. Amiot dans sa Preface de Plutarque traduit cette définition par ces deux vers :
Prudence suis, Usage est le mien pere, Qui m'engendra en Memoire ma mere.
Ces deux maximes tombent en pure perte pour la societé. Il faut être capable d'une certaine méditation pour appercevoir l'ensemble des idées qui les composent, pour en embrasser tout le sens ; elles ne feront point d'impression sur le commun des hommes ; mais que Pytagore & Afranius eussent exposé leur définition revêtue de ces idées simples qui sont à la portée de tous les esprits ; que l'un eût dit : Il ne faut point réveiller le Chat qui dort ; & l'autre, Chat échaudé craint l'eau froide. Voilà deux maximes de morale peintes avec un caractere de simplicité également imposant pour tous les esprits.
(2) Veut-on éviter les pieges de l'amour propre qui nous cache jusqu'à nos défauts personnels, on n'a qu'à méditer souvent ce proverbe : Il ressemble à Chat brûlé, il vaut mieux qu'il ne se prise.
Le plus grand exemple d'activité qu'on puisse se proposer, C'est d'être debout avant que les Chats soient chaussez.
Les Magistrats n'oublient jamais combien leur presence est nécessaire pour contenir la licence du peuple, lorsqu'ils ont appris que les Rats se promenent à l'aise, là où il n'y a point de Chats. Extrait des illustres proverbes nouveaux & historiques, expliquez par diverses questions curieuses & morales qui peuvent servir à toute sorte de personnes pour se divertir dans les compagnies. Tom. 2. pag. 30 & 196. imp. en 1665.
(3) J'appelle un Chat un Chat, & Rolet un Fripon. Despreaux. Sat. Il va vous jetter le Chat aux jambes, & autres.
Mais il faut remarquer que dans ces façons de parler, les Chats ne sont impliquez que d'une façon indirecte, au lieu que les autres animaux exposez souvent dans les proverbes, simplement & specialement. On ne sçauroit être plus fripon qu'une Choüette, plus trifle qu'un Hybou, plus cruel qu'un Tigre. Est-on avare ? On l'est comme un Chien. Quel est le plus mauvais souper du monde ? Un souper de Chien. C'est être un Chien, que de faire une noirceur à sa Maitresse. Que fait-on quand on est la plus malheureuse personne du monde ? On enrage comme un Chien. Ces furieux qui vont vomissant des injures contre le prochain, & qui ne portent point coup ; Ce sont des Chiens qui aboyent à la Lune. Dans la lecture des Ouvrages qui déplaisent, comme celui-ci peut être ; comment s'ennuye-t-on ? Comme un Chien. Achille, furieux contre Agamemnon, dans l'Illiade, n'imagine point d'outrage plus sensible que de l'appeller Visage de Chien.
(4) On nomme communément Rominagrobis ces gros Chats qui ont fait succeder au badinage de leur enfance un maintien grave & mesuré. Cette dénomination sert encore à caracteriser les hommes qui affectent un dehors serieux & compassé.
Une des plus heureuses applications de cette façon de parler, se trouve dans une Comedie intitulée Mellusine. Comedie du nouveau Théâtre Italien, representée avec beaucoup de succès en 1718 ; elle est de M. Fuselier. Il s'agit de la difference de l'amour à l'Himen ; c'est Trivelin qui parle : L'amour, dit-il, est un petit Chaton, enjoué, carressant ; mais l'Himen : Oh ! oh ! c'est une Rominagrobis.
Rominagrobis est un composé de Raoul, d'Hermine, & de Grobis, ce qui signifie proprement, Un Chat qui fait le gros Monsieur sous sa robe d'Hermine. Remarq. sur Rabelais liv. 3. chap. 21. page 115.
(5) Si le poids d'un corps heterogene plongé dans l'eau est plus grand que celui d'un volume d'eau égal, & que son centre de gravité ait été mis en haut ; non-seulement ce corps doit s'enfoncer dans le liquide, mais il doit faire un demi tour en s'enfonçant, parcequ'il faut que son centre de gravité descende le plus bas qu'il est possible ; après quoi le corps continue de s'enfoncer, mais sans tournoyer davantage ; le tournoyement se fait sur un point qui n'est pas également éloigné des centres de gravité & de figure, parceque les deux forces qui y sont appliquées sont inégales.
De-là vient que les Chats, &c. Extr. de la Diss. de M. Parent, Memoires de l'Academie des Sciences, année pag. 156.
François-Augustin Paradis de Moncrif (1727) Les Chats. Sixième lettre: pp. 84-93.
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