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CHAPITRE IX.

Mort de Dubois et du Régent. — Renvoi de l'Infante. — La reine Marie Leczinska. — La Comtesse de Saint-Florentin. — M. de Moncrif, lecteur de la Reine. — Scrupule de cette Princesse à l'égard des Princes lorrains. — La Comtesse de Marsan. — Un Pèlerinage au dix-huitième siècle. — Mme du Deffand et M. de Pont-de-Vesle. — Le cocher Girard. — Le Comte de Créquy-Canaples. — Lettre de Voltaire à propos de sainte Geneviève. — L'officialité de Paris. — M. de Beaumont. — La Maréchale de Noailles. — Elle écrit à la Saint-Vierge. — Elle vole des reliques. — Elle entre dans la loge des lions. — On lui interdit l'usage des Sacremens. — L'Abbaye-aux-Bois. — Le Vicomte de Chabrillan. — Un Tableau de Boucher.

Le ciel avait permis qu'un homme sans foi, sans probité, sans consistance et sans autre habileté que celle de la fourberie, se fût élevé subitement au faite de la puissance et des honneurs, afin de nous y montrer l'abjection sous la pourpre et pour nous inspirer le mépris des grandeurs humaines. Mais à peine avait-il pu toucher à ces objets de son ambition, que son bras fut paralysé par un coup de foudre. La Providence avait attaché la peine temporelle à la suite du crime, et la punition fut précipitée sur le scandale avec tant de rapidité qu'on eut à peine le temps d'en avoir gémi pour l'église et rougi pour l'état de France. Le Régent descendit quelques mois après dans la tombe, à la suite de son indigne favori. Il n'était âgé que de quarante-neuf ans, et Dubois, qui ne disait jamais son âge, ne paraissait pas en avoir plus de soixante. On aurait supposé qu'ils devaient encore exploiter l'autorité royale pendant longues années ; mais la justice de Dieu les surveillait, et irridebit eos.

Je n'aurai pas grand'chose à vous dire sur M. le Duc de Bourbon ni son ministère, attendu que nous nous en fûmes passer trois ans, votre grand-père et moi, dans nos terres d'Artois, de Picardie, du Maine et d'Anjou, pour y faire ajuster nos châteaux, établir de nouveaux intendans (qui nous ont volés tout comme les autres), et surtout pour y faire mes couches en pleine tranquillité. Le Roi Louis XV et sa fiancée, l'Infante Marie-Anne-Victoire, avaient bien voulu donner leurs noms de baptême à mon fils aîné, qui fut leur filleul. On renvoya l'Infante à ses parens, comme vous savez, et pour lors ce fut la Reine Marie de Pologne qui voulut bien être marraine de mon second fils, lequel est devenu votre père.

Cette bonne Marie Leczinska m'en voulut d'abord un peu de ce que je n'allais pas assez souvent à Versailles, et surtout de ce que j'avais refusé d'entrer chez elle en qualité de Dame du Palais ; mais elle était du reste la plus indulgente et la plus vertueuse, la plus digne et la plus modeste, la plus bienveillante et la plus aimable Princesse de la terre. Après la Comtesse de Saint-Florentin, noble et douce Allemande de la maison de Platën, je crois que j'étais devenue la favorite de la Reine, et tant il y a qu'elle m'avait donné sa décoration de Saint-Jean Népomucène, ainsi qu'à Mme de Saint-Florentin.1 Dieu m'est témoin que je n'ai jamais obtenu d'elle aucune autre chose et que je n'ai jamais rien sollicité de Sa Majesté. Le seul privilége de faveur dont Mme de Saint-Florentin fût en jouissance était de se faire amener en chaise à porteurs jusqu'à l'entrée du grand cabinet, quand elle ne pouvait marcher, parce qu'elle avait des engelures ; et la Reine me dit un jour : — Comprenez-vous et ne blâmez-vous point qu'elle ne m'ait jamais demandé nulle autre chose que cela ? »

— Le plus bel éloge du Prince est la modestie du favori, lui répondis-je.

La Reine Marie de Pologne avait appris le français dans son enfance, et Dieu sait comment, par une gouvernante bourgeoise, ou peut-être bien par une Suissesse ? de sorte qu'elle en avait pris une foule de locutions vulgaires à surprendre ; et par exemple, elle nous disait alors éduquer pour élever, flattée pour satisfaite, osé pour hardi, etc. Moncrif, son lecteur, en était contrarié comme bon serviteur de la Reine, désolé comme académicien et désespéré comme puriste. Il en disait respectueusement son avis à Sa Majesté, qui prenait toujours la chose en très bonne part et qui travaillait assidûment pour s'en corriger.

A la fin d'un billet qu'elle avait fait écrire à M. de Moncrif par un autre secrétaire de ses commandemens et pour une chose de son service, elle ajouta de sa propre main : Devinez... et Moncrif y répondit par le quatrain suivant :

Ce mot tracé par une main divine
Ne m'a causé que trouble et qu'embarras.
C'est être osé si mon coeur le devine ;
C'est être ingrat s'il ne devine pas !

Le Roi blâma cet emploi du mot osé : mais c'est une épigramme contre moi, répondit cette bonne Princesse ; et depuis ce temps-là je n'ai pas vu qu'elle ait mal appliqué cette même expression.

— Je ressens beaucoup d'estime et beaucoup d'attrait pour Mme de Marsan, me disait un jour la Reine, et si ce n'était une sorte d'embarras que j'éprouve toujours avec les personnes de cette maison, j'aimerais à la voir souvent. Pensez-vous donc que le roi mon père se puisse trouver en parfaite sûreté de conscience, étant devenu Duc de Lorraine et de Bar, tandis qu'il y a tant de Princes lorrains qui devaient hériter de ces deux provinces ?...

— Ah ! juste Dieu ! mécriai-je, l'héritage des Ducs de Lorraine, y comprit-on leur royaume de Jérusalem, ne pourra jamais nous dédommager de tous les maux que leur famille a faite à la France et de tout ce que nous a coûté la maison de Guise ! Ce sont les petits-enfants du Roi Stanislas, et, par conséquent, c'est la couronne de France qui doivent hériter du Duché de Lorraine ; ainsi, j'estime que la Reine ne devrait en conserver aucun scrupule.

Puisque je vous ai nommé Mme de Marsan, je vais profiter de mes réserves, en empiétant d'une quinzaine d'années sur le temps futur, et je vais commencer par cette bonne Princesse une petite galerie de portraits, qui vous puisse représenter les personnes que j'ai le mieux aimées ou le plus connues.

Il paraît qu'il était dans ma destinée de me trouver calomniée dans l'esprit du peuple français. Longtemps avant qu'il fût question de l'assemblée nationale et de mon procès contre le citoyen Bézuchet, j'avais été soupçonnée d'un autre forfait abominable : on m'avait accusée d'avoir commis un vol sacrilège, et voici comment nous en fîmes la découverte.

Mme de Marsan,2 avec qui je faisais souvent de petites dévotions en parties fines, s'en vint un jour me chercher pour aller boire de l'eau de puits de sainte Geneviève, à Nanterre, pendant la neuvaine de sa fête patronale, car elle avait nom Geneviève ; et nous voilà parties dans son vis-à-vis doré, moitié disant nos patenôtres, et moitié nous divertissant sur notre pèlerinage ; car il ne fallait pas, disait-elle, essuyer le godet de fer dans lequel on buvait de l'eau de sainte Geneviève : il était enchaîné à la fontaine ; et, sur toute chose, il ne fallait pas en laisser une seule goutte au fond du godet, qui tenait pour le mois un quart de pinte. Je me révoltais contre ces deux prescriptions ; mais la bonne Princesse objectait qu'il ne fallait pas scandaliser les simples, et je lui promis enfin de m'en rapporter à son expérience et sa direction. Elle était passée maître en fait de pèlerinages et de dévotionnettes, comme disait le Cardinal de Fleury.

Il faut vous dire que c'était une eau souveraine pour les yeux, où nous n'avions aucun mal, et lorsque nous fûmes arrivées en vue de la fontaine, elle était entourée d'une si grande quantité de paysannes et de campagnards qu'il était impossible d'en approcher, ce qui fit que nous descendîmes de carrosse et nous tînmes à l'écart avec une modestie charmante.

Nous y vîmes arriver, pour faire ses dévotions, devinez qui ? Mme du Deffand, qui ne croyait à rien, et qui se fit ouvrir un passage par le Chevalier de Pont-de-Vesle, assisté de plusieurs laquais. Elle était déjà presque aveugle, et son cavalier n'y voyait guère mieux qu'elle ; ainsi, ce breuvage oculi-pharmaque, comme disait le vieux Sénac, n'était pas pour eux, comme il était pour nous, une simple médecine de précaution. Nous eûmes la satisfaction de les voir avaler exactement chacun un plein godet de cette eau bénite. Nous imaginâmes bien qu'ils n'iraient pas s'en vanter dans leur société philosophique, mais nous résolûmes de n'en rien dire non plus, afin de ne donner sujet à aucune plaisanterie sur une pratique de dévotion, et surtout pour éviter, sur ces deux étranges pélerins, certaines réflexions dont la charité de la Comtesse de Marsan s'alamait outre mesure.

J'avais beau lui dire que cette Marquise du Deffand n'avait pas grand'chose à perdre en fait d'estime publique et de considération personnelle, en ajoutant que l'intimité dans laquelle vivait avec M. de Pont-de-Vesle était depuis long-temps un sujet de propos scandaleux.... — Ce serait capable de les empêcher de retourner en pèlerinage et de remettre jamais les pieds dans une église, me répondait-elle ; et toujours est-il que nous en gardâmes un secret absolu, si ce n'est pour M. le Duc de Penthièvre, à qui nous disions toujours toute chose, attendu qu'il était la sûreté même. Il se divertit beaucoup de le pèlerinage entrepris par ces deux amans philosophes encyclopédistes afin d'obtenir la conservation des beaux yeux de Mme du Deffand par le suffrage et l'intercession de la Bienheureuse Geneviève de Nanterre. Si leurs amis Dalembert et d'Holbach avaient appris ceci ? jugez quel déboire !

Je me lamentais continuellement de ce qu'on m'avait ôté la liberté de mettre en circulation cette aimable histoire, et Mme de Marsan finit par s'en inquiéter au point d'en aller parler à M. de Paris,3 qui m'imposa, sous peine de cas réservé, l'obligation du silence. Je n'avais jamais été plus contrariée par ce Prélat, qui m'a pourtant contrariée souvent et péniblement, ainsi que vous le verrez dans notre affaire avec les Hospitalières du faubourg Saint-Marcel.

Il faut vous dire que les valets de Mme de Marsan, qui portaient les couleurs de Lorraine et de Jérusalem, étaient confondus de notre humilité, et qu'ils se trouvèrent choqués de nous voir primées, et, supposaient-ils, opprimées par Mme du Deffand. Le premier laquais de la Princesse vint nous proposer d'écarter aussi les concurrens, à celle fin de nous faire arriver plus vite à portée du godet ; mais nous répondîmes que nous n'avions rien à faire dans notre ménage ou dans nos vignes, ainsi que tous ces braves gens, et nous ordonnâmes qu'on les laissât tranquilles.

Voilà qui blessa profondément l'amour propre de nos valets et qui faillit les mettre en révolution contre nous. Comme je risquerais de l'oublier, et comme il est bien convenu que je ne me refuserai jamais la commodité des épisodes, j'ajoute ici que le cocher de Mme de Marsan, qui nous menait à Nanterre, avait l'âme ulcérée contre moi, tellement qu'il avait refusé d'être à mes gages, et voici pourquoi. — De chez qui sortez vous ? lui dis-je (assez naturellement) quand il se présenta pour entrer à mon service. — Madame, j'étais chez Monseigneur l'Abbé-Duc de Biron, mais il est allé devant le bon Dieu ! — Si celui-là est allé devant le bon Dieu, il n'y sera pas resté long-temps, dis-je à part moi, et voilà ce cocher qui prend un air courroucé. Il me dit qu'il était gentilhomme, ainsi que presque tous les valets de l'hôtel de Biron. Je lui répondis que la livrée de Créquy ne faisait pas plus déroger que celle de Gontaut et je lui dis de monter chez mon intendant pour y faire régler ses gages.

— Mais, reprit-il, avant d'aller m'engager, je voudrais bien savoir de Madame à qui Madame cède le pas ? — A tout le monde ! je cède le pas à tout le monde, excepté dans les rues et les cours de Versailles. — Comment donc ! Madame ordonnerait à son premier cocher de céder le pas, dans les rues de Paris, à des Présidentes ? — Eh ! mais, sans-doute ; et c'est avec d'autant plus de raison que je vais souper tous les jeudis dans leur quartier du Marais. Mais enfin, Madame ne doit pas céder à des Financières, et Madame sent bien que si les gens d'un Financier voulaient disputer le pas à son cocher, ce serait à leur couper la figure à coups de fouet. — Oh ! les Financiers doivent se connaître en livrées, et du reste, monsieur le cocher, je n'entends pas que sur le pavé de Paris, et pour tenir tête à des personnages absolument sans conséquence, on aille culbuter mes équipages et faire écraser mes gens, ou tout au moins estropier mes chevaux. — Il est vrai que Madame n'a que douze chevaux ; et d'ailleurs j'ai l'habitude de ne jamais céder qu'à des Princes du sang ; ainsi je ne saurais convenir à Madame.

Il était parti furieux. Mme de Marsan l'avait pris à son service à la pleine satisfaction des deux parties contractantes ; et c'était lui qui poussait nos laquais à la révolte, en disant que nous étions déshonorantes, et que nous avions sûrement comploté d'avilir et mortifier tous les gens de livrée dont les maîtres avaient les honneurs du Louvre.... On n'a jamais vu scène de comédie pareille ! et si ce n'avait été la crainte que nous les fissions mettre au Fort-l'Évêque, ils nous auraient certainement abandonnées là, c'est-à-dire sur le grand chemin.

Leur exaspération provenait particulièrement de ce qu'ils avaient eu l'humiliation de voir passer avant eux les domestiques de M. de Pont-de-Vesle, lequel était un bourgeois, disaient-ils avec un air méprisant. Cet orgueilleux cocher, qui s'appelait M. Girard, en avait fait le sujet d'une lettre qu'il écrivit à mon fils en forme de réquisitoire, où j'étais prévenue d'avoir compromis l'honneur de la famille. Au milieu de quatre pages de récrimination et de représentations saugrenues, il y disait notamment que le cimier des armes de Créquy ayant la prérogative d'être une couronne à fermoirs, un si beau privilége aurait naturellement dû m'imposer plus d'exigence et m'inspirer plus de noblesse dans les sentimens. Enfin, c'était une dissertation sur l'héraldique, où Wulson de la Colombière et le père Ménétrier n'auraient fait oeuvre. Voilà Monsieur votre père qui s'avise de prendre la chose au sérieux ; mais comme il était encore au collége et que cette belle dénonciation l'avait mis en défiance contre sa mère, il envoya cette lettre au vieux Canaples, son curateur, lequel envisagea l'affaire avec son esprit de sagesse habituel et m'en écrivit de la manière la plus sévère et la plus hautaine. Je lui répondis :

Mon Cousin, puisque vous êtes devenu si susceptible et si zélé pour la gloire et la dignité de votre maison, dont vous n'ignorez pas que la couronne est fermée par trois cols de cygne, vous devriez bien vous conduire autrement que vous ne faites, et, par exemple, ne vous pas habiller comme si vous étiez M. Rousseau de Genève ou le Grand-Turc, avec une barbe de Mahométan, des fourrures au coeur d'août, des babouches, un poignard à la ceinture et tout ce qui s'ensuit. Vous devriez bien aussi ne pas attirer vos chanoines de Saint-Émilien dans votre château, sous prétexte de vous y faire chanter l'office un Vendredi-Saint, mais, en effet, pour les contraindre à manger de la vache enragée, des loups, des chauves-souris et autres comestibles de votre invention. On sait aussi que vous leur avez fait boire du jus d'oseille avec des eaux minérales, et le pistolet sur la gorge, ce qui fait que vous êtes exilé de Versailles à tout jamais et que vous êtes excommunié par votre neveu, l'Évêque de Tournay, qui n'est guère plus sage que vous. Ayez la bonté de ne jamais intervenir dans les choses de mon service, et soyez assuré que je ne vous laisserai pas plus vous mêler de la tutelle de mon fils que des affaires de mon écurie. M. le Chancelier vient d'écrire à l'intendant de votre province, à propos des assignations que vous m'envoyez, et j'espère que vous allez avoir la complaisance de me laisser tranquille.4 »

Ce qu'il y a de curieux dans tout ceci, c'est que ce même cocher, prétendu gentilhomme et professeur en héraldique, lequel était si passionné pour le maintien des Honneurs du Louvre, et si pointilleux sur les prérogatives des Couronnes fermées, a fini par devenir un des plus enthousiaste révolutionnaires et des plus fameux orateurs de la section des Droits de l'Homme. Le citoyen Girard avait débuté dans le gouvernement républicain par être administrateur des subsistances, ensuite il devint président du comité des recherches, et finalement il était accusateur public au tribunal révolutionnaire en 93. J'ai vus dans les journaux qu'il avait été guillotiné comme orléaniste ou fédéraliste, je ne sais plus lequel des deux.5

Pendant qu'il préludait sur le pavé de Nanterre à ses destinées administratives et politiques, en tenant les rênes d'un vis-à-vis à sept glaces et en excitant nos laquais à l'insurrection, nous étions parvenues au bord du puits, où j'avalai ma ration d'eau bénite avec une docilité parfaite. Ensuite il était question d'aller rendre graces à Dieu dans l'église paroissiale de Nanterre, auprès des reliques de la Sainte, et c'est ici que la chose commençait à devenir sérieuse; car on doit bien penser que c'était là le véritable et raisonnable motif de notre voyage. Aussi bien, nous acheminâmes-nous du côté de l'église avec un recueillement profond, avec cette impression de confiance et d'attendrissement que j'éprouve toujours pour la sainte et vénérable Patronne de Paris.

Il y a, suivant moi, dans la dévotion des habitans de Paris pour sainte Geneviève, quelque chose de particulièrement touchant, de local, et de notoirement vrai. C'est comme un enfant de la paroisse; on dirait qu'elle est morte hier. Ensuite, c'était une humble fille, une simple villageoise; on n'a pas dû la flatter pendant sa vie, ni l'exalter injustement après sa mort. Il y a tant de simplicité d'intention, de droiture et d'ingénuité dans cette chronique ! On voit qu'il y a de l'authentique et de l'incontestable au fond de cette légende ! Et de plus, ce tombeau gaulois devant qui tous les chefs sicambres et les Rois chevelus se sont agenouillés ; ces couronnes de pierreries et tous ces dons royaux ; ces reliques enchâssées dans l'or et la soie ; ces ossemens vénérés, sur qui les magistrats les peuples et les princes français ont toujours eu les yeux fixés depuis quatorze siècles ! — Enfin toutes ces traditions de notre vieux Paris, tous ces actes d'une charité mémorable et ces faits miraculeux qui sont enregistrés jusque dans l'histoire profane, ont eu cela de particulier, du moins, qu'ils n'ont jamais été ni démentis ni contestés par aucun sectaire, et l'on dirait véritablement que la douceur et l'humilité de sainte Geneviève auraient désarmé les ennemis de la foi. « Ayez donc la justice et la bonté de ne pas m'attaquer sur les prodiges opérés par cette bonne Gauloise (m'écrivait un jour Voltaire, et je garde sa lettre). Celui des Ardens, par exemple m'est aussi bien démontré que la mort de Tibère ou la brutalité de Calvin, J'éprouve une émotion d'enfant sitôt qu'il est question de Geneviève ! C'est ma bergère, et c'est ma bonne vierge, à moi ! N'en parlons plus, Madame, à moins que vous n'ayez juré de me persécuter. »

L'église de Nanterre était si remplie de toute sorte de gens, que nous fîmes appeler les sacristains pour leur demander s'ils ne pourraient pas nous placer dans l'enceinte à côté du reliquaire. — Ah ! Mesdames, on n'entre plus dans le sanctuaire ! M. le Doyen nous a défendu de laisser les Dames de la Cour approcher des reliques, et vous n'ignorez sûrement pas que Mme de Créquy nous a volé l'année dernière un morceau de la vraie Croix ! — Mme de Créquy, dites-vous ? — Ah ! mon Dieu ! oui, Mesdames elle a volé sur l'autel un morceau de la vraie Croix ! J'en étais partie d'un éclat de rire, et Mme de Marsan leur demanda comment ils avaient pu supposer que la voleuse de reliques était Mme de Créquy ? — Mon dieu, c'est bien sûr, Madame. Elle est arrivée dans son carrosse à six chevaux qui avait une couverture rouge ;6 elle avait ses domestiques en habits jaunes avec des galons rouges, et il y avait là deux autres domestiques de Paris qui nous ont dit que c'était Mme de Créquy. Elle avait pour le moins le double de votre taille.... — Vous verrez, me dit la comtesse à voix basse et d'un air consterné, que ce sera la Maréchale de Noailles ; la malheureuse n'en fait jamais d'autres !7

Je me souviens qu'effectivement on avait accusé la Maréchale de Noailles de plusieurs délits de la même nature, et notamment d'avoir filouté, comme dirait le peuple, une parcelle du bras de la Bienheureuse Jeanne de Chantal. Elle avait emprunté cette relique aux soeurs de la Visitation, qui ne purent jamais se la faire restituer ; ensuite on découvrit que la malheureuse en avait disposé pour opérer la guérison de monsieur son fils, le Duc d'Ayen, qui avait la rougeole, et que la relique avait été délayée dans une médecine après avoir été pilée dans un mortier sous les yeux de la Maréchale. On avait même ajouté que l'administration qu'elle en fit n'avait pas été si respectueuse, et qu'elle ne se contenta pas de la faire employer dans un breuvage. Quoi qu'il en fût de cette profanation, nos couleurs et nos honneurs étaient les mêmes ; ainsi des valets qui béyaient à la porte d'une église et des cochers moins érudits que M. Girard avaient bien pu se tromper entre son équipage et le mien. On a su quelque temps après que ce vol de Nanterre avait été véritablement commis par la Maréchale de Noailles, qui voulait absolument, coûte que coûte, avoir une relique dérobée en sa possession. C'était pour satisfaire à je ne sais quelle imagination superstitieuse et procéder à je ne sais quelle opération suivant sa lubie du moment. M. l'Archevêque envoya son Promoteur à l'hôtel de Noailles, et la Maréchale répondit pour ses raisons qu'elle avait eu besoin d'une relique dérobée, et qu'elle avait préféré se trouver chargée de la responsabilité du délit plutôt que d'exposer toute autre personne à la pénalité d'un vol sacrilége.

Ce fut à cette occasion-là que l'Archevêque de Paris et l'Évêque de Chartres eurent la précaution de lui interdire l'usage de la Communion, ce qui fut généralement désapprouvé, parce qu'ils ne voulurent pas en faire connaître le véritable motif. Je me trouvai, sans m'en douter, partie nécessaire au procès qu'on poursuivit à l'Officialité Métropolitaine, et j'y comparus avec la Comtesse de Marsan, en vertu d'un Monitoire épiscopal et sous le secret de la confession. Je n'ai jamais rien vu de plus grandiose et de plus sévèrement imposant que toute cette procédure mystérieuse au pied d'un tribunal ecclésiastique !

Les parens de la Maréchale étaient mécontens de la sentence et surtout de l'interdiction sacramentelle ; mais s'ils avaient connu la vérité, ils auraient certainement rendu grâce à la charité pastorale, à la délicatesse, à la sollicitude attentive de ces deux Prélats. Ceux-ci n'opposèrent à l'improbation de la Cour et aux criailleries du philosophisme que le silence et la résignation la plus angélique.

Si l'on n'avait pas vécu familièrement avec la Maréchale de Noailles, on ne se serait jamais douté que c'était une folle, et qu'elle entretenait une correspondance épistolaire avec la Sainte-Vierge et les Patriarches. Elle allait déposer ses épîtres dans le haut d'un pigeonnier, à l'hôtel de Noailles ; et comme elle y trouvait toujours des réponses à toutes ses lettres, on a supposé que c'était son aumônier qui les écrivait. L'aumônier de la Maréchale était le fameux abbé Griselet.

Elle était quelquefois un peu choquée du ton de familiarité que la Vierge Marie prenait avec elle : — Ma chère Maréchale, et à la troisième ligne, disait-elle avec un air aigre-doux ; il faut convenir que le formulaire est un peu familier de la part d'une petite bourgeoise de Nazareth ; mais il ne faut pas être exigeante avec la mère de notre Sauveur, reprenait-elle en inclinant sa tête ainsi qu'on fait au sermon quand un prédicateur y prononce le saint nom de Jésus ; et, du reste, ajoutait la Maréchale, il est à considérer que le mari de la Vierge était de la race royale de David. — J'ai toujours pensé, disait-elle à la Duchesse de Lesparre, j'ai toujours pensé que saint Joseph était issu d'un branche cadette que l'infortune ou l'injustice avait fait tomber dans la roture. C'était absolument comme dans ces anciennes parades mysticoquentieuses où l'on voit figurer l'Abbé Jésus qui s'entretient pieusement avec Mademoiselle de Capharnaüm, ou qui fait des lectures édifiantes à Mme la Marquise de Samarie.

La Maréchale de Noailles était toujours en quête de toutes les idées superstitieuses et saugrenues dont elle pouvait faire la découverte, dont elle absorbait la substance et dont elle s'appropriait toutes les folles pratiques. Elle avait découvert ou cru découvrir, par exemple, qu'elle avait une aïeule de cette grande maison des Loups de Gascogne dont on a vu, depuis ce temps-là tant de gentillâtres avoir la prétention d'être issus, à commencer par les Montesquiou, et la Maréchale était persuadée que par conséquent, la fée Mellusine apparaissait et ne pouvait manquer d'apparaître au pied de son lit toutes les fois qu'il devait mourir un descendant de ladite Mellusine et du Comte Geoffroy à la Grand'dent, qui était son mari. Ce qu'il y a de véritablement curieux, c'est que la Maréchale de Noailles a justement prophétisé la mort de quarante à cinquante personnes, dont elle avait eu l'avertissement et la prévision par ce moyen-là, disait-elle. On expliquera ceci comme on voudra, mais c'est un fait avéré.

Par suite de sa parenté avec Messieurs de Lévis, qui n'étaient parens de la Vierge Marie que par alliance et par suite du mariage qu'elle avait eu l'honneur de contracter avec saint Joseph, avait soin d'observer la Maréchale, voilà qu'elle arrive un soir à la ménagerie de Versailles, et qu'elle se fait ouvrir d'autorité la loge des lions. Ces animaux restent confondus en voyant arriver auprès d'eux cette grande femme avec un grand habit sur un si grand panier ! Apparemment que leur instinct les avertit qu'ils ne pourraient pas tirer grand profit d'une vieille femme si sèche et si bien préservée par vingt-cinq ou trente aunes de soiries épaisses, étalées sur des cerceaux et renforcées par des matelassures insapides, comme diraient les physiciens, mais toujours est-il que les lions se mirent à bâiller en la regardant, et qu'ils la laissèrent ressortir de leur loge comme elle y était entrée. L'Évêque diocésain de la Maréchale et de la Ménagerie, qui était M. de Chartres, entreprit de lui en faire un cas de conscience, en disant qu'elle avait tenté Dieu ! Mais elle le rabroua de la belle manière en lui répliquant qu'il n'avait pas bien lu la Bible ou qu'il était un homme de peu de foi, attendu que les lions ne peuvent rien contre la race de Lévy. Si l'on avait voulu déterminer la Duchesse de Ventadour et surtout le Maréchal de Mirepoix à tenter l'essai de ce beau privilége, on aurait eu de la peine à les y décider.8

L'Abbesse de l'Abbaye-aux-Bois, qui était une sainte fille qui était une fille d'esprit, avait une histoire charmante sur la Maréchale de Noailles.9 Elle avait appris qu'elle venait souvent dans son église à l'heure où tout le monde est à dîner : on observa la pèlerine et l'on découvrit qu'elle allait adresser des discours interminables à la statue de la Sainte-Vierge, avec laquelle elle avait l'air d'entrer en contestation et même de se disputer, quelquefois.

Elle arrive un jour à l'autel de Notre-Dame, en lui faisant des révérences avec toutes sortes de prévenances et des politesses à n'en pas finir. La prière du jour avait pour objet de faire obtenir à M. le Maréchal-Duc de Noailles, époux de la solliciteuse, une somme de dix-huit cent mille livres dont il avait besoin pour le moment ; ensuite l'ordre de la Jarretière dont il avait bonne envie, parce que c'était la seule illustration capitale qui ne fût pas entrée dans sa famille ; et finalement, un diplôme de Prince du Saint-Empire Romain, parce que cette qualification principale était le seul titre héréditaire dont il ne fût pas en possession.

On entendit subitement une petite voix flûtée qui se prit à dire : « Madame la Maréchale, vous n'aurez pas les dix-huit cent mille francs que vous demandez pour votre mari ; il a déjà cent mille écus de rente, et c'est bien honnête ! il est déjà Duc et Pair, et Grand d'Espagne, et Maréchal de France ; il a déjà le collier du Saint-Esprit et celui de la Toison-d'Or ; votre famille est accablée sous les bienfaits de la cour ; si vous n'en êtes pas satisfaite, c'est qu'il est impossible de vous contenter et je vous conseille de renoncer à devenir Princesse de l'Empire. Votre mari n'aura pas non plus la jarretière de Saint Georges ! »

Cette extravagante Maréchale ne s'en trouva pas autrement surprise ou désorientée. Elle imagina que c'était l'Enfant-Jésus qui avait pris la parole, et la voilà qui se met à crier : — Taisez-vous, petit sot, et laissez parler votre mère. Alors on entendit l'explosion d'un rire éclatant.... C'était le petit de Chabrillan, qui était un espiègle et qui s'était caché derrière l'autel.10

Ce que la Maréchale avait imaginé de plus surprenant, c'était d'avoir fait peindre par Boucher, et dans un même tableau, tous ce petits-neveux en Amours et complètement nus, ce qui va sans dire, avec des bandeaux, des flambeaux, des carquois, des ailes, enfin tout le surplus de leur attirail mythologique et de leurs affiquets érotiques ; mais comme il n'aurait pas été juste et bienséant de représenter des enfants de la maison de Noailles comme des divinités vulgaires, des Amours du peuple ou des Cupidons bourgeois, on leur avait mis le plastron de Malte sur la poitrine, entre cuir et chair, afin de montrer qu'ils étaient nés Grand'Croix de l'ordre. On voyait écrit sur une exergue d'architecture, au fond du tableau, que la mère de tous ces Amours était une Vénus et qu'elle était la dernière de la Maison d'Arpajon. Il y avait encore un de ces Cupidons Grands Baillis qui portait à la pointe de son trait vainqueur une banderolle où l'on avait inscrit les initiales de la devise de l'ordre F.E.R.T. Fortitudo ejus Rhodum tenuit (leur valeur a sauvé Rhodes). Je ne sache pas qu'on ait jamais rien vu de plus hétéroclite, et tous les Noailles en riaient à se tenir les côtés. Il est à noter que tous les Noailles étaient gens d'esprit et du meilleur goût, mais c'était néanmoins et pour tout dire, à la restriction du Prince de Poix qui n'a jamais eu ni l'un ni l'autre.


Notes

1. Amélie Ernestine, Comtesse de Platën fille d'Ernest-Auguste, Comte de Platën et du Saint-Empire, Souverain Seigneur et libre Baron de Hallermemden, premier Ministre et Grand-Chambellan héréditaire du Roi de la Grande-Bretagne en Hanovre, etc. Mariée en 1724 à Louis Phélippaux Comte de Saint-Florentin et depuis Duc de la Vrillière, Ministre et Secrétaire d'état aux départemens de la maison du Roi, du clergé de France, de Paris et des pays d'états, morte à Versailles en 1752, âgée de 49 ans.

2. Marie-Louise-Geneviève de Rohan-Soubise, veuve de Gaston de Lorraine de Guise et d'Armagnac, Sire de Pons et Comte de Marsan. Elle avait été Gouvernante des Enfans de France, et l'extrémité septentrionale du château des tuileries, qu'elle habitait, en a pris le nom de Pavillon Marsan. Ses contemporains avaient trouvé que le couplet suivant peignait assez bien ses habitudes aristocratiques et son horreur pour les mésalliances. On voit dans les notes de Mme de Créquy que ce même couplet avait été ajouté par le Comte de Maurepas aux Noëls de la Cour, et l'on ne croit pas qu'il ait jamais été imprimé.

Je suis, sans être vaine,
Dit la prude Marsan,
Princesse de Lorraine,
Et (qui plus est) Rohan !
J'amène prudemment
A Joseph et Marie
Une fille de ma maison,
De peur que le divin poupon
Un jour se mésallie.

3. Christophe de Beaumont de Repayre, Archevêque de Paris, Duc et Pair de France, etc. Il avait été, comme je vous l'ai dit, conclaviste du Cardinal de Gèvres pendant l'élection du Pape Innocent XIII. Il est mort à Paris en 1781. (Auteur.)

4. Après la mort de M. de Canaples, on nous renvoya ses papiers de famille, où j'ai trouvé cette lettre, dont je n'aurais certainement pas eu l'intention ni l'attention de garder copie.

5. Sulpice Girard ancien commissaire aux subsistances de la commune de Paris, et Président du Comité révolutionnaire de Franciade, ci-devant Saint Denys. Guillotiné le 7 mars 1794.

6. L'impériale en velours cramoisi, insigne extérieur des honneurs du Louvre, ainsi que le Dais, érigé dans une pièce de l'appartement ; le Manteau doublé d'hermine, étalé sous les armoiries, etc. (Éditeur)

7. Catherine-Françoise-Bénédicte-Marie de Cossé-Brissac, fille unique et seule héritière de Timoléon de Cossé, Duc de Brissac, Pair et grand Pannetier de France, née en 1724, mariée en 1737 à Louis, Duc de Noailles et d'Ayen, Marquis de Montclar et de Maintenon, Comte, Vicomte et Baron de Noaillac et de Nogent-le-Roy, de Saint-Julien, Calvignac, Arazac, et autres lieux, Pair et Maréchal de France, grand d'Espagne de première classe, et chevalier des ordres du Roi. La Maréchale de Noailles a péri sur l'échafaud révolutionnaire en 1793. (Auteur)

8. Charlotte de la Mothe-Houdancour, veuve de Louis de Lévis Lautrec, Duc de Ventadour, et Gouvernante du Roi Louis XV. Elle avait peur de toute espèce d'animaux, et ce n'était pas sans motif de prévision, car elle est morte d'un coup d'apoplexie qui lui provint d'une piqûre de guêpe à la tempe.

Gaston de Lévis, Maréchal héréditaire de la Foi, Duc et Marquis de Mirepoix, etc., mort en 1757. On avait dit de lui qu'il n'avait pas d'autre valeur que celle de ces beaux habits, et qu'il avait pour toute bravoure une gloutonnerie formidable.

9. Madeleine de Créquy-Canaples, ensuite Abbesse du Paraclet et de Saint-Waltrude. Elle a péri sur l'échafaud révolutionnaire en 1793.

10. Henri de Moreton, Vicomte de Chabrillan, premier Page de la Reine, et Mousquetaire de la garde. Il était neveu de la Coadjutrice abbatiale de Mme de Canaples, ce qui doit expliquer l'intimité de ses relation avec ce monastère, où toute chose était d'une régularité parfaite. (Auteur)


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