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Chapitre XII.

Lacune au sujet du procès pour le collier. — Explication qu'on en donne au lecteur. — Lettre inédite de l'abbé Georgel à l'occasion de ce procès.


Avis de l'Éditeur. Le récit de l'affaire du collier aurait dû trouver sa place à l'époque où nous sommes parvenus, mais après des explorations sans nombre et toutes les investigations possibles dans les manuscrits de l'auteur, on peut affirmer qu'il ne s'y trouve plus absolument rien qui puisse fournir les élémens de ce même récit. L'auteur en avait pourtant mentionné l'existence à plusieurs reprises ; ainsi, tout donne à penser que des considérations de famille (et non pas des obligations de conscience) en auront déterminé le retranchement ou la destruction.

Il n'est pas à supposer que ce soit de l'aveu de Madame de Créquy ; mais toutes les personnes qui ont eu l'honneur de la connaître et le bonheur de causer avec elle, ont été suffisamment prévenues de son opinion sur le fond des choses et les incidens de cet étrange procès. Elle était à peu près dans les mêmes convictions que l'Abbé Georgel ; et quoiqu'elle fût proche parente du Baron de Breteuil, qui a recueilli presque tout son héritage à défaut de parens plus proches, ainsi qu'elle le dit elle-même, Madame de Créquy n'hésitait jamais à défendre le Cardinal, en blâmant ouvertement la conduite des Ministres de Louis XVI et principalement celle de M. de Breteuil.

Cette lacune dans les souvenirs que nous publions ne nous paraît pas la plus regrettable, en ce qu'elle peut être aisément remplacée par un autre ouvrage écrit dans le même esprit. Si nous indiquions les Mémoires de l'Abbé Georgel à ceux qui voudraient connaître l'opinion de l'auteur sur cette déplorable affaire, ce serait avec une pleine confiance, en ayant seulement la précaution d'en excepter tout ce qui pourrait être défavorable à la Reine, à qui Madame de Créquy a toujours rendu meilleure justice que ne l'a fait l'Abbé Georgel.

Le seul document inédit qui se rapporte au procès du collier et qui soit resté par hasard et par oubli, sans doute, à la disposition de l'éditeur est une curieuse lettre de l'Abbé Georgel, Vicaire-Général du diocèse de Strasbourg. Comme on sait que la personne à qui cette lettre fut adressé était la proche parente et l'intime amie de l'auteur, on n'est pas surpris qu'elle ait pu se trouver dans ses papiers ; et du reste, l'éditeur en possède l'original autographe.

a Son Altesse
Madame la Comtesse de Marsan

Madame,

Cessez de vous inquiéter pour son Altesse Eminentissime ; elle supportez avec toute la douceur et la dignité d'un Prince et d'un Évêque outragé, l'impitoyable coup dont elle est frappée ; mais elle en souffre sans accablement, parce que sa conscience ne lui reproche rien. La santé de M. le Cardinal se soutient dans sa prison, dont les rigueurs sont modérées, et son âme est en paix.

Le Roi, sur l'avis de son conseil, vient de renvoyer l'affaire au Parlement. On vient de m'écrire que les lettres patentes de ce renvoi étaient déjà enregistrées. Le procès d'un simple clerc ne saurait être instruit que par les juges ecclésiastiques ; un Évêque, et je ne dirai pas seulement un Évêque Souverain, mais un Prince de l'Église, un Cardinal, aurait-il moins d'immunités ? L'histoire de France offre sept exemples de Cardinaux accusés par nos Rois ; aucun n'a pu être jugé en sa personne, et le Chancelier d'Aguesseau, lui-même, est obligé de convenir que sur douze exemples de procès intentés à des Évêques français il y en a onze en faveur des immunités de l'Église Gallicane.

En 1634, le procès du Cardinal de Retz fut envoyé au Parlement par lettres patentes qui paraissent avoir servi de modèle à celles-ci, mais trois ans plus tard, une déclaration solennelle du Roi révoqua l'attribution séculière et reconnut ce droit des Évêques français qui consiste à ne pouvoir être jugés que par ceux de leur province ecclésiastique, assistés ou présidés par leur Métropolitain. Il s'agissait pourtant d'un crime de lèze-majesté au premier chef, et la prétention royale avait été qu'un tel crime faisait cesser toute immunité. Il est inutile de faire observer à Votre Altesse la différence de la situation où se trouvait le Cardinal de Retz avec celle où se trouve M. le Cardinal de Rohan ; il n'y a sans doute aucune parité possible entre conspirer pour s'emparer forcément de la personne du Roi, et la situation d'un homme qui se trouve nommé dans une misérable intrigue, où la femme d'un officier de la maison du Roi a fabriqué des billets, des lettres et de fausses signatures de la Reine. Voilà tout ce qu'on est en droit de reprocher à notre cher Cardinal, Madame ; et puisqu'on ne l'accuse de rien qui puisse intéresser directement la personne du Roi ni la sûreté de l'État, nul doute que le droit commun ne doive subsister pour lui dans toute sa force.

M. le Cardinal a pu se laisser tromper par une intrigante, et je vous dirai que deux ministres du Roi, qui ne s'en vantent pas aujourd'hui, l'avaient été par cette Mme de la Mothe, il y a de cela, tout au plus dix-huit mois. Elle a trouvé moyen de leur escamoter plus de vingt mille écus en argent comptant, et si M. le Cardinal a pris trop de confiance dans les paroles de cette habile intrigante, il n'a pu douter au moins de l'authenticité de certains actes et de l'autorité de certaines pièces émanées de ces messieurs, et que cette femme avait à sa disposition. C'est une manœuvre infernale, ou c'est de la part des autres ministres une affaire de stupidité sans exemple.

Ne croyez pourtant pas, Madame, qu'il y ait de l'impéritie de la part de M. le Gardes-des-Sceaux, ni du côté de M. de Vergennes. Ils savent très bien ce qu'ils font. L'un connaît le droit français, l'autre la politique étrangère et la coutume romaine. Mais ils s'entendent avec notre ennemi ; mêmes vues, même sentiment d'envie, mêmes aversions ! Ils savent que l'Archevêque-Électeur de Mayence, Métropolitain de Strasbourg, revendiquera le droit de faire instruire et celui de juger une accusation dont on charge un de ses suffragans. Ils savent que le clergé français va faire des remontrances, et que tous les Princes de l'Empire vont murmurer. Ils se taisent en ayant l'air de déférer à l'apparente équité d'un renvoi devant la magistrature nationale.

Si les clameurs sont faibles, l'information n'en sera pas ralentie ; si les difficultés grossissent, le Roi, ou plutôt ceux qui font parler S.M. parce qu'ils ont surpris sa religion, seront obligés de reculer, ce qui serait bien avantageux pour nous, car Notre Altesse imaginera fort aisément qu'il faudra trouver une victime à l'autorité compromise. Alors, pourquoi celui qui a été l'agent de toute cette manœuvre, ne serait-il pas chassé du ministère qu'il occupe, et signalé comme étant l'auteur de cet infâme complot ? Tous les intérêts seraient conciliés par cet acte de justice et de fine politique. On aurait laissé compromettre la dignité de la couronne et le nom sacré de la Reine. On aurait insulté la pourpre romaine et l'épiscopat par un débat scandaleux. De profondes vengeances auraient été exercées contre votre famille, et tous les ressentimens respectifs seraient satisfaits.

Madame, j'oserai vous dire que le mot de cette abominable intrigue est Breteuil. Que ce soit le secret de toute votre vie1 !...


Notes

1. Louis-René-Édouard, Cardinal-Prince de Rohan, Évêque et Prince de Strasbourg, Landgrave d'Alsace, etc., né à Versailles en 1735, mort à Forbach en 1802. Après sa détention à la Bastille et le jugement qui l'avait absous, il n'en fut pas moins dépouillé de ses offices de Grand-Aumônier de France et de Commandeur du Saint-Esprit. Il fut exilé et se retira dans la partie de sa souveraineté qui se trouvait au-delà du Rhin. Il s'occupa premièrement d'acquitter ses dettes, et il a passé le reste de sa vie dans la pratique de toutes les vertus chrétiennes. Il est assez connu que pendant l'émigration, M. le Cardinal de Rohan n'a cessé d'assister les ecclésiastiques et tous les autres réfugiés français avec une générosité magnifique. (Note de l'Editeur)


This page is by James Eason.


Pierre-Marie-Jean Cousin de Courchamps, Souvenirs de la marquise de Créquy de 1710 à 1803, tome VI, chapitre XII, pp. 202-207. Paris, 1855.


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