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A MON PETIT-FILS

TANCRÈDE RAOUL DE CRÉQUY.

PRINCE DE MONTLAUR.


Mon cher enfant, c'est à vous que je destine et que j'ai légué tous les papiers qui se trouveront chez moi, après moi, et qui finiront, si je continue d'écrire ainsi que je l'ai fait jà présent, par former plusieurs volumes de mémoires.

Vous les publierez si vous le voulez, et ceci me paraît sans inconvéniens, parce que je suis bien assurée de n'avoir dit que la vérité, et que la vérité me parît toujours bonnes à faire connaître. Vous êtes le dernier de votre maison, mon Enfant; ainsi vous êtes un enfant doublement précieux pour nous. Votre père est continuellement occupé de son regiment, de ses gouvernements et de ses devoirs de grand officier de Madame. Mme votre mère est dans un état de santé déplorable, qu'il est à craindre qu'elle ne puisse travailler à votre instruction avec autant de suite et d'utilité qu'elle voudrait sûrement pouvoir le faire, et que je l'aurais désiré pour vous. Je suis déjà bien vieille, et je ne me porte pas beaucoup mieux que ma belle-fille ; ainsi pourrai-je vous manquer d'un moment à l'autre, et c'est pourquoi j'ai voulu vous faire profiter de mon expérience du monde en rédigeant et réunissant pour vous quelques observations sur les choses et les personnes de mon temps ; ce que j'ai fait équitablement et conscieusement, restez-en bien assuré.

Je crois inutile de vous recommander la fidélité pour le Roi ; c'est une obligation dont vous aurez le sentiment et que vous aurez dans le sang, pour ainsi dire, mais ce que je vous recommande, c'est la soumission pour vos souverains ; car alors vous ne courrez aucun risque de leur avoir manqué de fidélité ; ce qui pourrait arriver, sans cela, dans les troubles politiques qui sont à prévoir, et où je crains, malheureusement, que vous soyez appelé à figurer. Je vous recommande le respect envers les Princes du Sang Royal, à moins pourtant que leur conduite ne soit coupable et scandaleuse ; car alors c'est principalement à la Haute Noblesse qu'il appartient de leur infliger la punition du mépris qu'ils ont mérité.

Ce que je vous recommande par-dessus toute autre chose, mon cher petit-fils, c'est de vous maintenir inébranlablement dans la foi chrétienne et catholique. Soyez assuré que tous les incrédules ne sont que des ignorans, et que tous les impies sont des gens vicieux. On a toujours une mauvaise raison pour ne pas croire à la religion catholique, ce qu'il ne faut pas confondre avec le tor de ne pas la pratiquer exactement. S'il arrivait que les préoccupations du jeune âge ou l'enivrement des passions vous éloignassent des pratiques religieuses, ne laissez pas le philosophisme vous aveugler, fermez-lui l'entrée de votre âme ; ne laissez pas s'introduire un filou dans le sanctuaire de votre conscience, dans le trésor de votre foi, de votre jugement et de votre raison, à la faveur des ténèbres et pendant un moment de trouble.....

Il est assez connu que les Français sont un peuple vaniteux, mais j'ai remarqué que la plupart d'entre eux mettent leur vanité à n'avoir jamais agi d'une manièe inconséquente ; et chez nous, tout aussitôt qu'on a fait une mauvaise action, on ne manque jamais de se faire une mauvaise maxime. Aussitôt qu'un écolier a des amourettes, il ne veut plus dire ses prières, et quand une femme a des tors envers son mari, elle tâche de ne plus croire en Dieu. En Italie, en Espagne, on pèche autant qu'en France, et pour le moins, à ce qu'il m'a semblé ; mais on y sait ce qu'on fait, du moins ; et comme on y garde la foi, il y a toujours du remède ; les orages des passions bouleversent les coeurs, mais ils n'atteignent jamais les croyances ; les opérations du jugement n'en souffrent point ; l'expiation succède à l'erreur, et la moralité du reste de la vie n'en est pas détruite. Le feu des mêmes passions s'éteint bientôt dans le vide et le néant du coeur humain, qu'un amour infini, l'amour de dieu, peut seul remplir et satisfaire, ainsi que vous l'éprouverez certainement. Pourvu qu'on n'ait pas le jugement faussé par une incrédulité systématique, on acquiert inévitablement l'expérience et le dégoût des affections passionnées, on se laisse attirer par l'action de Dieu : et dans ces autres pays où les passions ne s'attaquent pas aux croyances, on n'entend jamais parlre ni d'un vieillard dissolu, ni d'une vieille femme irréligieuse, ce qui m'a toujours paru les deux choses du monde les plus odieuses et le plus misérables de la société française.

Dans tous les dangers de mort que vous pourrez courir, et dont je me sens déjà navrée d'avance et par une juste prévision, mon pauvre Enfant ! réclamez toujours la protection paternelle et céleste e votre auguste aïeul, le Roi Saint-Louis, de qui vous avez l'insigne honneur d'être issu directement par votre octaïeule, Anne de Bourbon-Vendôme. Je vous exhorte encore à réclamer souvent les suffrages et l'intercession de cette Bienheureuse grand'mère,1 à qui vous devez une partie si notable de votre grande fortune, et surtout à qui vous devrez, comme nous, un si riche trésor de bons exemples et d'édification. Vous n'êtes pas encore dans l'âge où vous pourrez profiter de mes observations, cher Prince ; mais vous y trouverez plus tard un témoignage assuré de la tendre affection de votre bonne aïeule.

Victoire de Froullay.


Notes

1. . Sainte Jeanne de Chantal.


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