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Deuxième Partie


CHAPITRE XIX

(juin - décembre 1671)

Le roi eut envie d'aller à Charleroi. On fit venir des troupes, c'est-à-dire de la cavalerie pour ce voyage. On alla coucher à Binche.1 Le soir, comme j'allois souper, M. de Lauzun étoit sur la porte, qui me dit : « N'avez-vous rien à me commander ? » Je lui dis : « Qu'est-ce que cela veut dire ? — Mais dites donc, » me dit-il. Il avoit de ces certaines manières, que je viens de dire, que l'on n'entendoit point quelquefois. Je passai mon chemin. En carrosse le roi dit : « Guitry et M. de Lauzun me demandèrent hier au soir d'aller en Hollande. » Monsieur dit : « Pourquoi n'y ont-ils pas été2 ? — Je ne sais, dit le roi. -0-- Quand reviendront-ils ? Car M. de Lauzun doit entrer en quartier ; il faut qu'il revienne bientôt : il n'y a que huit jours d'ici au premier juillet. » Le roi ne répondit rien. En arrivant à Binche, sa compagnie étoit en garde tout entière ; je ne vis point Barail, à pas un de ses escadrons.3 J'envoyai chercher La Hillière et lui dis comme M. de Lauzun m'avoit dit en badinant si je n'avois rien à lui commander et ce que le roi m'avoit dit. Il me dit : « Je n'en savois rien. » Je fus en peine si ce voyage n'étoit point mystérieux ; car je craignois toujours.

Nous fumes à Charleroi ; on y retourna. Le roi fut à Philippeville et je crois à Marienbourg. La reine fut se promener à Faraine, une maison dans le pays de Liège qui est au comte de Bucquoi, où il y a un très-beau jardin ; il n'est pas comme celui d'Enghien ; mais il est agréable. La maison est belle ; mais on n'y entra pas. Nous trouvâmes un monsieur avec des dames qui en revenoient. La reine passa à un couvent de cordeliers, que l'on appelle de Saint-François, et comme ils avoient ouï dire que la reine aimoit les saluts, ils dirent complies à une heure après midi et le salut. En sortant, je leur dis : « Vous avez dit vêpres bien matin. » Ils me dirent : « Elles ne sont pas dites ; mais nous avons eu peur d'ennuyer Sa Majesté. » Charleroi est une fort petite ville toute neuve ; mais la place est admirable ; elle n'étoit pas tout à fait achevée.

En s'en retournant on passa à Mariemont, qui étoit une maison de plaisance du roi d'Espagne, que la reine de Hongrie, sœur de Charles-Quint, avoit fait bâtir. L'infante Isabelle s'y plaisoit fort ; elle n'est qu'à neuf lieues de Bruxelles. C'est un fort petit château de pierres blanches, avec une basse-cour. Le château est régulier dans son irrégularité ; il est assez joli, logeable ; de petites pièces, des terrasses, des parterres et de grands buis, qui représentent toutes sortes de figures de bêtes, de gens, des carrosses ; cela a sa beauté. La maison est au milieu du parc. Il y a de fort belles allées, des prés. Le jardin a des berceaux de bois, des arcades, des appartements, des cabinets, des chambres pavées, où il y a des fontaines les plus petites que j'aie jamais vues ; mais si ce lieu-là étoit habité, que l'on on eût soin, c'est un agréable désert. On retourna coucher à Binche.

On parla dans le carrosse d'aller à Mons entendre la messe chantée par les chanoinesses. Madame de Montespan dit qu'elle avoit envie d'y aller, et madame de La Vallière. Je leur offrois de les y mener si le roi le trouvoit bon ; il dit que oui ; que j'irois inconnue. On ne parla d'autre chose tout le soir. J'allai en demander la permission au roi chez madame de Montespan. Elles n'y voulurent plus venir ; mais le roi dit qu'il trouvoit bon que j'y allasse, et qu'il falloit que Courtin, qui connoissoit le duc d'Arschott, lui écrivit que la maréchale d'Humières y devoit aller et y mèneroit des dames avec elle, et lui dire que c'étoit moi, mais que je voulois être inconnue. A souper le roi me dit : « Vous serez bien accompagnée ; mille gens m'ont demandé permission de vous suivre. Je crois que cela fera peur aux Espagnols, qui craignent toujours tout et qui croient que l'on a des desseins. Au moins il se tiennent sur leurs gardes ; le voyage de Charleroi les a fort inquiétés ; car j'ai appris qu'il est entré bien des gens cette nuit à Mons et qu'ils ont fait venir de l'infanterie en croupe derrière des cavaliers. Peut-être qu'ils vous prieront de n'y pas aller, et cette alarme leur est venue de quoi M. de Louvois y a passé inconnu. » Courtin eut réponse le lendemain que je serois la très-bien venue et que, puisque je voulois être inconnue, l'on ne me feroit nul honneur.

Je partis entre cinq et six heures dans un carrosse de la maréchale d'Humières ; nous étions, la maréchale d'Humières, les duchesses de Créqui, de Chevreuse, la marquise de Thianges, les comtesses de Saint-Aignan et de Nogent ; dans un autre carrosse les quatre filles que j'avois en ce temps-là, Châtillon, Milandon, Catillon et Du Cambout. Les filles de la reine étoient dans le leur avec leur gouvernante. MM. de Longueville, de Bouillon, et beaucoup de messieurs vinrent savoir à mon logis, où je voulois qu'ils se trouvassent, pour m'accompagner. Je leur dis : « A l'entrée de l'église. » M. de Guise y fut ; mais comme il ne me voyoit pas, il fut fort embarrassé de sa personne. En arrivant nous trouvâmes de la cavalerie hors la porte, une fort grosse garde à la porte de la ville, et quantité de François dans les rues, c'est-à-dire tous les valets de la cour, et tous les honnêtes gens à l'entrée de l'église. J'avois dit au roi que j'irois le trouver à la dînée, qui n'étoit qu'à une lieue de Mons. La maréchale d'Humières nous dit en y allant, qu'il y avoit un couvent de filles de Sainte-Marie à Mons, où il y avoit beaucoup de Françoises ; comme elle les nomma, je me souvins d'en avoir vu une au couvent de la rue Saint-Jacques. Madame de Thianges dit : « Il faudroit y aller dîner. » Je dis que, si j'avois su cela, j'y aurois envoyé mes officiers. Madame de Thianges dit : « Qu'importe de ne pas dîner pour un jour : on mangera ce que l'on trouvera. » J'en fus fort d'accord et madame de Créqui, qui disoit : « Je serai ravie d'y aller. » La résolution se prit ainsi. La maréchale d'Humières nous dit qu'elle croyoit y avoir des officiers ; qu'elle ne l'avoit pas ordonné, mais qu'elle espéroit que le hasard les y auroit fait aller. Personne ne compta sur ce dîner. En arrivant à l'église, le duc d'Arschott vint au-devant de la maréchale d'Humières, accompagné de force gens de qualité, qui avoient leurs troupes en garnison dans cette place ; il mena la maréchale.

En entrant dans le chœur, il lui dit : « Voilà la place où se mettroit le roi, s'il étoit ici. » Il y avoit un grand drap de pied et des carreaux. Je pris ma course et je m'en allai à l'autre bout du chœur, tant cet appareil me fit peur ; mais j'oubliai que j'étois inconnue. Je pris un seul carreau qui étoit là, et je ne le laissai point aux autres. Toutes ces dames se vinrent mettre où j'étois. Le duc d'Arschott demanda s'il m'oseroit parler ; je dis que oui. Il vint et me dit que, quand la reine sauroit que j'avois été dans ses États, et que l'on ne m'y auroit pas rendu ce qui m'étoit dû, elle seroit fort fâchée, et le gouverneur du pays aussi ; mais qu'il s'excuseroit sur ce que je l'avois voulu et qu'il m'avoit obéi. Il me demanda si je trouverois bon que sa femme me vînt voir ; je lui dis que j'en serois fort aise. Elle vint et salua la maréchale d'Humières la première et puis les autres dames, et moi la dernière. Elle est Espagnole, a été nourrie dame du palais, une femme d'âge qui n'est pas belle. Les chanoinesses vinrent les unes après les autres. Mademoiselle d'Épinoi, que je connoissois l'ayant vues à Paris, me vint saluer, et une madame de Conflans,4 nièce de Vateville, dont j'ai fort entendu parler au marquis d'Escars, qui l'avoit voulu épouser, quand il étoit en Flandre avec M. le Prince ; il l'adoroit.

Il y avoit une grande presse dans cette église. La maréchale d'Humières lui dit5 qu'il falloit faire ranger le monde ; il dit qu'il n'avoit osé, par respect, mener ses gardes ; on les envoya querir. L'habit des chanoinesses est fort beau. Il y en a de trois façons, les plus anciennes, les jeunes et les enfants ; car il y en a qui n'ont que cinq ou six ans. Il y en avoit deux de cet âge qui prirent amitié pour moi, qui étoient fort jolies ; elles ne me vouloient pas quitter, et me prioient de les porter dans ma poche, pour voir la cour de France, à condition que je les renverrois. L'une étoit fille du marquis de Richebourg, frère du prince d'Épinoi ; et l'autre du prince de Manine.6 Cela est fort beau de voir toutes ces filles de qualité avec un air et un habit majestueux faire l'office.

Après la messe nous allâmes aux Filles de Sainte-Marie. La duchesse d'Arschott pressa fort madame d'Humières d'aller dîner chez elle ; mais elle ne voulut pas. Le duc d'Arschott dit qu'il seroit notre guide, et marcha à cheval à la portière de notre carrosse. Comme les filles de Sainte-Marie sont dans une place ; on nous fit passer par l'autre bout, où toute l'infanterie étoit en bataille, qui saluèrent la [maréchale d'Humières] ; le comte de Hennin,7 frère du duc de Bournonville,8 étoit à la tête. Il y avoit beaucoup d'Espagnols naturels dans cet infanterie. Je crois qu'ils étoient nouveaux venus : il y en avoit beaucoup de jeunes et assez mal vêtus, et armés de même. Je suis si accoutumée à voir les troupes du roi, qui sont si belles et en si bon ordre, que difficilement puis-je en trouver de belles.

Nous entrâmes dans le couvent ; il [le duc d'Arschott] demanda si je trouverois bon que sa femme me vînt voir l'après-dînée ; on peut juger si je le voulus bien. Pendant que nous entendions la messe, les filles de Sainte-Marie envoyèrent faire des compliments à la maréchale d'Humières et lui dire qu'elles n'osoient me laisser entrer sans permission du gouverneur, de peur que l'on leur rendît quelque mauvais office à cause qu'elles étoit françoises. Le gouverneur l'entendit et leur manda que j'avois le même pouvoir en Flandre qu'en France, et que les personnes de ma qualité avoient leurs priviléges dans tous les royaumes. Comme nous fûmes dans ce couvent, madame de Thianges s'informa du dîner ; il se trouva que les officiers de la maréchale n'étoient pas venus ; mais elle ne laissa pas de nous donner un léger repas, qui profita plus qu'un grand : car on rit fort de toutes les choses que madame de Thianges dit sur cela, qui est une femme d'un esprit fort agréable. Le seul embarras que l'on eut, c'est que l'eau de Mons se couperoit avec un coûteau, tant elle est épaisse ; de la bière, qui est le breuvage ordinaire, tout le monde n'en boit pas. Nous primes le parti du vin pur  on boit des vins blancs souffrés, qui ne sont pas mauvais.

Après dîner, madame la duchesse d'Arschott vint. J'étois dans la récréation, qui est la plus belle chambre des filles de Sainte-Marie. Elle m'apportèrent une chaise, qui étoit très-haute, qui me parut être celle où l'on faisoit les conférences au parloir. Je m'y mis. Les religieuses disoient : « Il faut que Mademoiselle soit une grande dame, puisque madame la duchesse la vient voir et qu'elle ne l'a pas été voir ; elle est dans une chaise, et madame la duchesse n'est que sur un siége. » Les Flamandes étoient fort étonnées.

Tout le chapitre des chanoinesses vint en corps avec leur habit d'église : elles me saluèrent l'une après l'autre, et l'ancienne me fit un compliment pour me remercier de l'honneur que je leur avois fait ; qu'elles en chargeroient leur registre comme d'un titre très-glorieux pour leur chapitre. Je les questionnai fort. Elle étoit ravie de voir les louanges que je donnois à leur institut et le cas que j'en faisois. Le duc d'Arschott me vint voir au parloir ; il me présenta tous les officiers qu'il avoit avec lui. Je demandai des nouvelles du prince de Bournonville9 à son frère ; je lui en dis du duc, qui est à Paris. Le duc d'Arschott me témoigna le déplaisir qu'il avoit eu de ne savoir le passage de M. de Louvois à Mons qu'après son départ ; qu'il eût été ravi de le régaler et de voir un homme d'un si grand mérite et d'une si grande réputation. Il dit des merveilles de M. de Louvois, à quoi je répondis comme il falloit. Je lui parlai de sa maison d'Enghien, qu'il me parut aimer fort et avec raison. Nous parlâmes de la reine ; sa femme m'en parla beaucoup aussi ayant l'honneur d'être comme d'elle. Quand je sortis, il me vint accompagner jusque hors des portes. L'infanterie étoit comme le matin et la cavalerie étoit dans les carrefours avec les officiers à la tête. Quand je fus sortie de la ville, le canon tira. Pendant la messe je le priai de faire prendre garde qu'il n'arrivât quelque désordre, parce que j'avois vu tant de valets françois dans les rues, qui pourroient s'ennuyer, et que je serois fâchée que mon voyage à Mons, qui leur avoit donné occasion d'y venir, pût le causer. Il me dit qu'il n'y avoit rien à craindre et que je ne pouvois que porter bonheur partout où j'allois.

Je rendis compte au roi de mon voyage, quand il vint chez la reine. Il me dit : « J'entrois au camp quand vous êtes sortie de Mons. J'ai entendu le canon, et j'ai dit : Voilà ma cousine qui sort, on n'a pas voulu tirer quand elle est entrée, parce qu'elle vouloit être inconnue ; mais en sortant on lui a voulu faire honneur ; mais en sortant on lui a voulu faire honneur ; cela est d'un habile homme d'en suer ainsi. » Il fut fort content de tout ce que j'avois fait, et me dit : « Vous avez agi prudemment, et le duc d'Arschott me paroît un honnête homme de la manière dont il en a usé, et qui sait vivre. » Je fis les compliments de la duchesse à la reine. Le roi me questionna sur les chanoinesses, sur la garnison. Je lui dis ce qu'il m'en avoit semblé et à peu près à quoi elle montoit ; ayant compté les rangs de la cavalerie et de l'infanterie et ayant supputé par la garde de la porte où j'avois passé, je fis mon compte là-dessus. On ne parla d'autre chose, à souper, que de mon voyage. Le lendemain à dîner, il me dit : « Votre supputation est exacte ; car un commissaire, qui étoit allé à Mons et qui a compté les troupes, m'a dit la même chose que vous. » Quand on a vu des troupes aussi souvent que j'en ai vu, il n'est pas difficile de faire cette supputation.

Le dernier jour de juin vint. M. de Lauzun ne revenoit pas.10 La Hillière me dit : « Je commence à croire qu'il ne viendra pas si tôt : car devant que de partir il avoit fait le quartier, sans me dire qu'il s'en allât, et je m'en avise à cette heure, et quand je lui ai demandé quel exempt il mettroit chez la reine, il m'a répondu : « Châtillon a envie d'y servir ; il le faut laisser faire ; il en priera Mademoiselle, qui me l'ordonnera, et je le ferai. » Et il me dit : « Comme il n'est pas ici, Châtillon m'est venu parler. Je l'ai renvoyé à VAR ; si elle le veut, on n'attendra point M. de Lauzun, puisque je sais son intention. — Vous ferez donc bien, puisque vous la savez, de le faire servir. » Charost me disoit : « Mais qu'est-ce que c'est ? Si mon camarade ne vient point, j'en suis en peine. »

Le premier juillet, comme la reine revenoit de la promenade, je crus voir quelqu'un des gens de Guitry. En arrivant, je sus que je ne m'étois pas trompée : M. de Charost me vint dire qu'il étoit venu. Comme j'étois chez la reine, il y vint encore d'autres personnes, qui me le vinrent dire. En m'en allant à mon logis, à chaque pas que je faisois, je trouvai quelque officier des gardes, ou des gardes, qui me disoient : « M. de Lauzun est venu. » Il auroit grondé s'il avoit vu cela, et si pourtant ce lui auroit été un plaisir de voir l'empressement que l'on avoit, m'en croyant faire et celui que je sentois véritablement. Il ne vint point chez la reine. Elle fut le lendemain à Notre-Dame de Tongres faire ses dévotions : c'étoit la visitation de la Vierge. Nous le trouvâmes en passant par la chambre du roi ; il l'attendoit. Le roi n'étoit pas encore levé. Je lui dis que je me réjouissons de le voir ; il me dit : « Tout de bon en êtes-vous bien aise ? » Je lui dis : « non, » et je passai fort vite. Le jour d'après, il envoya Pertuis savoir si je ne dînerois point chez moi et s'il me pourroit voir l'après-dînée. Je lui mandai que oui, et je ne fus point dîner chez la reine. Je grondai de quoi il s'en étoit encore allé sans me dire adieu. Sa visite fut courte aussi bien que la conversation ; il amena avec lui du monde.

Il vint des nouvelles que M. le duc d'Anjou étoit fort malade. Il avoit toussé tout l'hiver depuis un grand rhume qu'il avoit eu ; on disoit que c'étoit la rougeole ; on l'avoit laissé à l'air, et quelle lui étoit rentrée. Les médecins disoient fort que non ; mais je me souviens que dans le temps qu'il commença à être malade, madame de Rohan, qui se connoît en enfants, me dit : « si vous craignez la rougeole, n'approchez point de cet enfant ; car il en a toutes les marques. » Je n'approchai point. La reine me gronda et dit au roi : « Ma cousine n'a pas approché d'aujourd'hui de mon fils ; elle s'imagine qu'il a la rougeole. » Cet enfant, qui étoit le mieux fait et le plus joli du monde, traîna toujours depuis. La reine pleura fort, et s'en alla à une abbaye auprès d'Ath. En revenant, La Hillière, qui l'avoit escortée, lui dit que l'on lui venoit de mander du camp que l'on partoit le lendemain matin. En arrivant le roi lui cria par la fenêtre de l'appartement de madame de Montespan, où il étoit : « Madame, nous partons demain ; il vaut mieux s'en aller ; on seroit trop en peine de mon fils. On en saura plus souvent des nouvelles. »

On fut coucher au Quesnoy, à Saint-Quentin, à Compiègne, à Luzarches. Il étoit toujours mal le soir ; comme le roi soupoit, M. de Lauzun revint de souper, qui parla au roi tout bas. Il me montra la reine ; je jugeai bien que M. d'Anjou étoit plus mal. En sortant, il me dit : « Il est à l'extrémité ; mais il ne faut pas dire à la reine. » Le matin en m'éveillant, on me dit que M. de Condom étoit arrivé, et un petit fou, qui étoit à la reine, nommé Bricmini, entra dans ma chambre et me dit : « Vous mourez vous autres grands, comme les autres ; votre neveu est mort.11 » Je me dépêchai ; j'allai chez la reine. Le roi étoit enfermé. Je la trouvai très-affligée ; je causai un peu avec M. de Lauzun ; je le priai de m'avertir, quand on pourroit parler au roi. Il me vint querir ; j'allai dans sa chambre. Il étoit très-touché, et il avoit raison. Je l'étois beaucoup. On le peut juger par la grande affection que j'ai pour ma maison et par le respect et l'amitié que j'ai pour le roi.

Nous allâmes à Maisons. M. le Dauphin vint au-devant du roi. A la dînée (je ne me souviens plus du nom du village), je ne vis point M. de Lauzun. Dès que je le voyois pas où il devoit être, j'étois en inquiétude. Un moment après le roi m'en tira. Il dit : « J'ai envoyé M. de Lauzun à Maisons pour voir si nous y pourrons loger tous ; car on ne peut pas aller à Saint-Germain, et Versailles ne sera meublé que demain. » J'espérai y trouver un logement tel qu'il fût, jugeant bien que M. de Lauzun prendroit ce soin. En arrivant au bac de Maisons, il vint dire au roi : « Votre Majesté sera fort bien logée ; il y a du logement pour elle, pour la reine, M. le Dauphin, Monsieur et Mademoiselle, et tout le service. » Le roi dit : « Les dames s'en iront à Saint-Germain ou à Paris, si elles veulent. Il est d'assez bonne heure pour prendre le parti que leur plaira, et celles qui auroient leurs maris pourront demeurer. » Madame de Nogent demeura, et le soir prit congé de la reine pour aller à Paris ; je ne sais pourquoi ; car son mari étoit en année.12 J'en étois fort fâchée. Je trouvai le matin, comme j'allois à la messe de la reine de bonne heure, M. de Lauzun sur le degré, qui alloit chez le roi. Je lui dis que j'étois très-fâchée que madame de Nogent ne vînt point à Versailles. Il me dit qu'il ne savoit rien de cela, qu'il ne s'en mêloit point. Après la messe je m'en retournai à ma chambre, m'habillai. On me vint querir, que l'on alloit dîner. Je courus et trouvai le comte d'Ayen, qui me dit : « Monsieur donne son antichambre à la marquise de La Vallière à Versailles. Si vous voulez que madame de Nogent y aille, vous lui pourrez donner la vôtre. Car le roi dit hier au soir, lorsque Monsieur proposa cela pour la marquise de La Vallière : Si ma cousine veut, elle en peut faire autant pour madame de Nogent ; le logement est égal. Je le priai de l'envoyer querir. Je trouvai M. de Lauzun, à qui je dis : « En passant, envoyez à votre sœur ; je la logerai. » Elle vint ; ce qui me fut un grand plaisir.

On fut quelques jours à Versailles ; puis on alla à Saint-Germain, où je ne fus guère. Je vins à Forges, comme j'ai accoutumé. Je pleurai beaucoup en partant : mon chagrin se renouveloit souvent. Comme on parloit fort du voyage de Fontainebleau, je dis à M. de Lauzun : « Ayez soin de mettre une calotte, quand vous y serez : le serein en est mortel pour les dents, vous qui êtes sujet à avoir mal aux yeux, à être enrhumé ; cet air fait tomber les cheveux. — Il me dit pour les dents, j'en ai à conserver. Je crains le rhume ; car pour les yeux rouges, dont vous me faites la guerre, c'est à force de veiller que j'y ai mal quelquefois. Pour mes cheveux, j'en ai si peu que je n'ai rien à ménager. — Ce n'est pas la poudre qui vous les gâte ; car vous n'en mettez guère, et si vous en aviez mis on ne vous auroit pas reproché que vous auriez tiré votre poudre aux moineaux. » Il sourit, et je pleurai ; car rien ne me faisoit rire un moment que je ne pleurasse après.

On trouva madame de Guise à Maisons, que l'on avoit laissé malade ; elle avoit accouché avant terme d'un enfant mort, à Saint-Germain. Tant qu'elle fut en danger, j'envoyai savoir de ses nouvelles ; mais je ne la fus pas voir. M. de Guise en arrivant du voyage, eut la petite vérole ; il l'avoit prise à Compiègne dans un logis, où il étoit logé, où elle étoit. Je partis, comme il étoit malade à l'extrémité, pour Forges. En y arrivant j'appris sa mort.13 J'envoyai savoir à M. de Lauzun si j'enverrois faire des compliments à ma belle-mère, à ma sœur et à ma tante. Ils14 en avoient si mal usé pour lui et pour moi que je ne croyois être obligée de garder aucune bienséance avec eux, à moins qu'il le voulût. Il me manda d'y envoyer, je le fis ; je n'écrivis point.

Rollinde, qui revenoit de mes terres, me dit qu'il avoit passé à Fontainebleau, et me fit force compliments de M. de Lauzun, et me donna bien du chagrin en m'apprenant que Barail étoit à l'extrémité. Je vins ici me baigner, et j'appris peu de jours près qu'il se portoit mieux par un gentilhomme, que M. de Lauzun envoya savoir de mes nouvelles. Je lui en demandai de Fontainebleau. Il me dit qu'il n'en savoit point ; qu'il n'y voyoit personne. Je m'étonnai qu'il ne m'apportât pas de lettre de madame de Nogent. Il me dit qu'il n'avoit pas l'honneur d'être connu d'elle. A l'instant, il s'en vouloit retourner ; mais je voulus qu'il vît ma maison pour en rendre compte à M. de Lauzun. Il me dit : « A moins qu'il me demande quelque chose, je ne parle point à lui ; ainsi il n'est pas nécessaire que je demeure. » On eut toutes les peines du monde à l'arrêter deux heures. Je lui voulus donner une lettre pour madame de Nogent ; il faisoit difficulté de s'en charger. Rollinde l'assura que M. de Lauzun le trouveroit bon. Enfin il la prit. Je le trouvai bien changé ; car c'étoit un garçon que j'avois connu autrefois, nommé La Palue.15 Il avoit été lieutenant des gardes de M. le Prince en Flandre et depuis capitaine de cavalerie dans le régiment de la reine, où M. de Lauzun l'avoit connu. Il fut réformé ; M. de Lauzun le prit ; il donnoit des manières à tout ce qui l'approchoit.

Après avoir achevé mes bains, je m'en retournai. Madame de Nogent vint au-devant de moi à Beaumont, qui me dit que l'on parloit de marier Monsieur à la fille de l'électeur palatin.16 Madame de Guise y prétendoit ; les carmélites de la rue du Bouloi et la Molina vouloient faire cette affaire. la reine ne parloit à Monsieur ; mais cela fut inutile ; elle se brouilla avec mademoiselle de Guise, dès que son mari fut mort. En arrivant à Paris, je trouvai La Hillière, qui me dit que M. de Lauzun me prioit d'aller voir ma sœur et qu'il trouvoit cela fort à propos. Je lui dis de lui dire que je n'en ferois rien, et même je fus choquée de cette proposition. Il me manda que j'allasse dîner à Versailles, et que si on me demandoit quand j'irois que je disse que j'irois et viendrois jusqu'à ce que l'on allât à Saint-Germain ; que l'on y alloit si tôt, que je ne ferois qu'embarrasser le roi et que je ferois mieux ma cour d'en user ainsi. Je fus fort fâchée d'être obligée à suivre ce conseil ; il fallut pourtant le faire : j'y étois si accoutumée que je ne pouvois pas faire autrement.

A propos de conseils, dans le temps de notre affaire, un jour nous causions de mille choses qui étoient passées, et dans le temps de la Fronde que je n'avois pris avis de personne. Il me disoit : « Si vous aviez eu quelqu'un en ce temps-là qui vous eût conseillée fidèlement et qui eût su le monde, que n'auriez-vous point été ? Mais il faut que les gens qui en donnent soient crus et qu'ils se soient acquis une certaine autorité, que personne n'a jamais eue sur vous. » Je me mis à rire, et je lui dis : « Je ne sais si vous voudriez que quelqu'un eût eu cette certaine autorité sur moi, que vous sentez que vous avez, quoiqu'elle fût passée. Dites le vrai : ce que vous est un vrai plaisir que vous soyez le premier à l'avoir. » Il convint que cela lui étoit un charme non pareil et qu'il comptoit un cœur neuf par-dessus tous les autres avantages qu'il trouvoit en cette affaire et que cela lui étoit sensible au dernier point.17

Le jour que l'on alla à Saint-Germain, qui étoit le dernier septembre, je fus dîner à Versailles pour suivre Leurs Majestés à Saint-Germain, comptant pour beaucoup le plaisir d'être deux heures avec le roi que le chemin dure. M. de Lauzun m'avoit dit en arrivant : « J'ai grande impatience d'être hors de quartier pour avoir l'honneur de vous voir ; car on ne vous voit qu'en passant. » Il venoit pourtant toutes les fois que j'allois à Versailles chez la reine ; mais ce n'étoit que des moments. Il me parla encore de voir madame de Guise. Un jour madame d'Angoulême me vint voir et me dit : « Madame de Guise a toutes les envies du monde d'avoir l'honneur de vous voir, de rentrer dans vos bonnes grâces. Si vous lui faisiez l'honneur de l'aller voir, elle seroit ravie ; elle ne bougeroit plus d'avec vous. » Cette bonne femme, pour qui j'ai de la considération me pressa tant que j'y fus. Madame de Nogent y avoit été,à qui elle avoit fort demandé de mes nouvelles et témoigné grande envie de me voir. Comme M. de Guise étoit mort de la petite vérole, quoique les appartement fussent séparés, elle n'avoit vu personne que deux ou trois mois après. Ainsi ç'auroit été une raison qui m'auroit pu dispenser de la voir plus tôt, quand je n'en aurois pas eu d'autre. J'envoyai querir madame de Nogent, n'y voulant pas aller sans elle. Je la trouvai au lit ; je lui dis : « Madame d'Angoulême m'assuré que vous étiez fort fâchée de tout ce que l'on vous avoit fait faire et que c'étoit contre votre inclination, et que vous en aviez beaucoup de bien vivre avec moi et que vous vous repentiez du passé. C'est pourquoi je vous viens voir, en étant persuadée, et qu'à l'avenir vous vivrez bien avec moi. » Elle ne me répondit pas un mot. Je fus le plus étonnée du monde de son silence ; mais je ne devois pas l'être de son peu d'esprit ; il y avoit longtemps que je la connoissois pour n'en avoir guère. J'y demeurai peu. Madame d'Angoulême, à qui je dis qu'elle ne m'avoit rien dit, l'excusa sur son affliction. Je fus étonnée que mademoiselle de Guise ne me fût point venue voir ; car quoiqu'elles ne fussent pas bien ensemble, elles se voyoient. Après cette visite, madame de Guise vint à Luxembourg sans me voir. Cela m'étonna. Enfin elle y revint, mais une fois seulement, et nous ne nous vîmes plus. On me dit que Madame ne vouloit pas que sa fille me vît, puisque je ne la voyois point.

Quand M. de Lauzun fut hors de quartier, il me vint voir. On fut à la Saint-Hubert à Versailles, où on demeura quinze jours. Madame de Montausier mourut à Paris18 ; ce qui donna un grand mouvement pour une dame d'honneur.

Le marquis de Béthune fut en Allemagne négocier le mariage de Monsieur et de la fille de l'électeur palatin. La princesse palatine avoit fait la négociation. L'agent de M. l'électeur vint à Versailles tout seul, pour assister à la lecture du contrat de mariage.19 La reine alla dans la chambre du roi, où étoit Monsieur et ce qui se trouva, qui n'étoit pas grand monde, et cette cérémonie se passa sans qu'il y en eût aucune. La princesse palatine étoit en Allemagne, qui étoit allée querir la princesse. L'électeur son père l'amena à Strasbourg, et la princesse palatine l'amena à Metz dans un équipage, où elle trouva celui que Monsieur lui avoit envoyé. La princesse palatine avoit mené le père Jourdan jésuite pour la faire catholique. Le roi et Monsieur ne voulant pas le mariage autrement ; l'électeur consentit que l'on l'instruisît. Ce bon père s'en acquitta fort bien. Le lendemain qu'elle fut à Metz, elle abjura l'hérésie entre les mains de M. l'évêque de Metz, qui avoit été ci-devant archevêque d'Embrun, dont j'ai parlé, de la maison de La Feuillade. Tout de suite elle communia et fut mariée ; elle avoit été à confesse ce jour-là pour la première fois ; c'est bien des choses pour un jour. Le maréchal du Plessis l'épousa. On envoya un courrier à Monsieur, qui l'alla trouver à Châlons.

Pendant ce voyage, on fit celui de Versailles. On retourna à Saint-Germain. Le comte d'Ayen me dit un soir : « Je viens de Paris, où l'on m'a demandé si M. de Lauzun étoit arrêté. Ce bruit m'a déplu. » Je l'envoyai chercher pour lui dire : il étoit à Paris. Je le dis à Barail pour lui faire savoir. J'allois et venois souvent à Paris, on continuoit de dire que nous étions mariés. Nous ne disions rien ni lui ni moi, n'y ayant que nos amis particuliers qui nous en osassent parler, et on leur rioit au nez, sans en dire davantage : « Le roi sait ce qui en est. »

J'étois arrivée à Saint-Germain un soir fort tard. Le roi devant prendre médecine ce jour-là,20 je fus tout le matin dans sa chambre. M. de Lauzun étoit fort chagrin et moi aussi. En sortant de dîner avec la reine, je lui dis : « Je m'en vais à Paris. » Il me dit : « Quelle fantaisie ! Vous en vîntes hier ; demeurez. » Je lui dis : « Je ne sais ce que j'ai ; je suis dans un chagrin si horrible que je ne puis durer ici. » Je ne le vis plus. Je m'en allai ; tout le long du chemin, je pleurai. C'étoit le lundi. Il vint dès le matin le mardi, et s'en retourna le mercredi. Je m'en devois aller le jeudi.

Comme j'étois à table le mercredi, on vint dire quelquechose tout bas à madame de Nogent, qui soupoit avec moi. Elle sortoit de table avec les autres. Je m'amusai un peu. En rentrant dans ma chambre, la comtesse de Fiesque me dit : « M. de Lauzun .... » Je crus qu'il étoit entré dans ma petite chambre par la garde-robe. J'entrai vite en lui disant : « Voilà de ses manières ; je le croyois à Saint-Germain. » Je m'y en allois riant. La comtesse de Fiesque me dit : « C'est qu'il est arrêté. — Quoi ! lui dis-je ; M. de Lauzun est arrêté ? » Je fus saisie au dernier point ; je trouvai madame de Nogent quasi évanouie. Je fus longtemps sans parler ; puis je demandai comment. Rollinde me dit qu'il avoit été arrêté une heure après avoir été arrivé à Saint-Germain ; que Rochefort l'avoit trouvé dans sa chambre.21 On peut croire l'état où cela me mit. Je ne pus aller le lendemain à Saint-Germain. On peut juger celui où j'étois. On me conseilla d'y aller le vendredi ; j'y fus. Quand le roi vint souper, il me regarda avec un air assez triste et embarrassé. Je le regardai les larmes aux yeux ; je ne dis rien ; je sus qu'il avoit dit en rentrant chez les dames : « Ma cousine en a usé avec bien de l'honnêteté pour moi : elle ne m'a rien dit. » Il auroit été fort imprudent à moi de parler, car il étoit préparé à tout ce que j'aurois pu dire.

Ce fut le 25 novembre 1671, jour de la fête de Sainte-Catherine ; il est bien remarquable pour moi aussi bien que celui du 18 décembre de l'année de devant 1671. Dieu veuille qu'il en vienne un si heureux que l'on puisse le marquer et qu'il fasse oublier ceux-là ; mais il sera difficile que l'impression de chagrin que ceux-là ont faite s'efface si aisément. Je suis étonnée de n'en être pas morte.

Le roi fut à Versailles le lendemain, et le jour d'après il alla à Villers-Cotterets, voir Monsieur et Madame, qui y étoient arrivés. Il en revint si charmé, que c'étoit la femme qui avoit le plus d'esprit, d'agrément, qui dansoit bien, enfin que feu Madame n'étoit rien auprès ; tout ce qui étoit avec lui étoit de même. Elle vint deux jours après ; elle arriva avec un habit de brocard d'argent, parée plus que lorsqu'elle vit Monsieur ; car il dit qu'il ne l'avoit pas trouvée telle la première fois. Il faisoit froid ; elle n'avoit pas mis de masque ; elle avoit mangé des grenades, qui lui avoient fait devenir les lèvres violettes. Quand l'on vient d'Allemagne, on n'a pas l'air françois. Elle nous parut fort bien, et Monsieur ne la trouva pas telle et fut un peu étonné ; mais quand elle eut pris l'air de France, ce fut tout autre chose. Elle arriva à Metz habillée de taffetas bleu pâle, quoique ce fût à la Toussaint. Chaque pays a sa mode. Comme l'on a force fourrures en Allemagne, on croyoit que du taffetas auroit l'air plus françois. On s'en pouvoit prendre à ses femmes ; car pour elle, elle ne s'ajuste pas ; elle n'en amena pas une. Elle avoit seulement une dame, qui avoit été sa gouvernante, qui s'en retourna peu de jours après. Il ne lui resta de son pays que deux filles et un page ; l'une de ses filles, qui étoit fort jolie, s'en alla un an après. On dit que c'étoit pour se marier en son pays. D'autres disoient que Monsieur en étoit amoureux et que Madame en étoit jalouse ; mais peu de gens le croyoient.

Le lendemain on fut voir Madame, qui ne parut pas si bien au jour qu'aux flambeaux. Le soir il y eut un ballet que l'on avoit fait de plusieurs entrées, qui étoit assurément plus beau que quoi qu'elle eût pu jamais voir en Allemagne. J'y demeurai. On peut croire le plaisir que j'y eus : il n'y avoit pas une entrée que je ne me souvinsse des anciens ballets que j'avois vus, où étoit M. de Lauzun. Cela m'en pouvoit donner ; mais de songer qu'il n'y étoit plus, et qu'il faisoit un froid, une neige épouvantables et qu'il étoit par les chemins et pour aller en prison, ce qu'il souffroit en cet état, le mien étoit digne de pitié ; et je crois que ceux qui étoient capables d'en avoir de lui, cela leur en donnoit de me voir et un lieu où l'on savoit bien la peine que j'avois d'y être. Toute la consolation que j'y pouvois trouver, c'est que la continuation des sacrifices que je faisois au roi sans cesse pourroit par ma persévérance attirer sa pitié sur M. de Lauzun et renouveler sa tendresse, ne me pouvant persuader qu'il ne l'aimoit plus. J'étois trop heureuse si cela lui pouvoit être bon à quelque chose. Voilà le motif qui m'a attachée à la cour depuis sa prison, qui m'a fait surmonter ma juste douleur pour aller à toutes les choses, où mon devoir et mon inclination m'ont dû empêcher d'aller ; mais ce même devoir qui m'auroit retenue chez moi à plaindre son état, à le pleurer sans cesse, à en parler avec ses amis, à aller dans les églises, à être sans cesse aux pieds du crucifix pour demander à Dieu la patience, qui nous est nécessaire à lui et à moi pour porter notre croix de manière à nous attirer sa grâce, m'a fait faire tous les pas que j'ai faits, qui ne convenoient pas à une personne, dont le cœur est aussi pénétré qu'est le mien d'une tendre douleur.

Après avoir donc vu cette première fête, je crus me pouvoir priver avec bienséance d'un nombre infini d'autres. Je m'en allai à Paris, où Barail me vint voir, que je n'avois pas vu depuis la prison de M. de Lauzun. On peut juger quel renouvellement de douleur ce nous fut à tous deux. Il continua de me voir souvent. Madame de Nogent alloit et venoit à Saint-Germain, son mari étant en année ; elle prenoit si bien son temps que nous nous voyions tous les jours. Ce furent les mousquetaires du roi qui le menèrent à Pignerol. Artagnan, qui les commandoit, un autre officier de la même compagnie, nommé Maupertuis, et un neveu d'Artagnan, officier du régiment des gardes, qu'il avoit mené avec lui, furent toujours dans le carrosse et couchèrent dans sa chambre. On fut longtemps sans savoir où on le menoit et on ne le sut que quand il y fut arrivé.

La veille de Noël, j'étois couchée sur des siéges devant mon feu, en attendant la messe de minuit ; je me trouvois mal ; j'avois des vapeurs. Madame de Nogent étoit avec moi ; Nogent entra, qui me dit : « Je vous viens dire des nouvelles de M. de Lauzun ; il est à Pignerol. Comme je descendois, j'ai trouvé le petit Artagnan sur le degré, qui en arrivoit, qui étoit chez M. Le Tellier. Il m'a dit : J'ai laissé M. de Lauzun en parfaitement bonne santé à Pignerol. » Cela [me] donna un peu de joie et une grande curiosité de parler à Artagnan ; mais je ne savois comment, ne le connoissant guère. On avoit fait courre un bruit qu'il avoit été malade à l'extrémité d'un mal extraordinaire et on avoit pris plaisir de me le faire dire et à même temps qu'il étoit guéri pour voir ce que je dirois, et je ne dis rien. Il pouvoit être malade ; cela peut arriver à tout le monde de l'être de maux que l'on n'a jamais eus ; mais on vouloit que ce fût une incommodité ancienne. Tous ses amis, qui savoient bien qu'il se portoit bien, n'en furent pas en peine, et, si on l'avoit été, on auroit pu être hors de cette crainte par ses valets qui ne l'avoient pas suivi.

Je me trouvai si mal à matines que je ne sus entendre la messe de minuit. Je m'allai coucher et le lendemain je m'en allai à Paris, où je fus huit jours, m'étant toujours trouvée mal ; puis je retournai à Saint-Germain, ayant grande envie de voir Artagnan.

 

FIN

 


NOTES

1. Ville de Belgique, dans la province de Hainaut, à l'est de Mons et de Jemmapes.

2. La phrase a été ainsi complétée dans les anciennes éditions : Pourquoi n'y ont-ils pas été de Bruxelles et d'Anvers ?

3. On a ajouté dans les anciennes éditions, en parlant de Barail : « L'on me vint dire que depuis quatre jours il étoit parti du camp ; qu'on ne savoit où il étoit allé ; qu'il avoit dit qu'il avoit encore une affaire pressée à Paris ; qu'il s'en étoit allé en poste, afin d'être plus tôt de retour. »

4. Les anciennes éditions appellent cette personne mademoiselle de Nanteuil. Je n'ai pu lire que madame de Conflans.

5. Dit au duc d'Arschott.

6. Le mot Manine est écrit lisiblement ; mais comme l'orthographe de Mademoiselle est très-fautive, on pourrait substituer à ce mot Malines; ce qui semblerait mieux convenir pour la Belgique.

7. Il y a dans le manuscrit de Mademoiselle comte de Berlin; mais je pense que c'est une erreur et qu'il faudrait comte de Hennin; ce comté appartenait, en effet, à la maison de Bournonville. Voy. t. II, [Chap. XV], p. 167 des Mémoires de Mademoiselle.

8. Le duc de Bournonville (Michel-Joseph) était gentilhomme de la chambre du roi ; il mourut le 2 octobre 1733, à l'âge de quatre-vingts ans. Voy. sur ce duc et sa famille les Mémoires de Saint-Simon, t. XVIII, p. 374 (édit. Hachette, in-8).

9. Philippe-Alexandre de Bournonville, frère de Michel-Joseph.

10. On a vu plus que Lauzun devait entrer en quartier le 1er juillet.

11. Le duc d'Anjou mourut le 18 juillet 1671.

12. Armand Bautru, comte de Nogent, était maître de la garde-robe du roi, et en cette qualité servait par année alternativement avec son collègue.

13. Le duc de Guise mourut le 31 juillet 1671.

14. Le manuscrit porte ils ; j'ai conservé le masculin, parce que la réflexion de Mademoiselle s'applique à tous les princes de la maison de Lorraine.

15. Les anciennes éditions l'appellent La Pabe.

16. Charlotte-Élisabeth de Bavière, fille de l'électeur palatin.

17. Ce paragraphe a été complétement omis dans les anciennes éditions.

18. Madame de Montausier mourut le 15 novembre 1671, à l'âge de 64 ans.

19. Je ne fais plus mention des altérations du texte, parce qu'on en trouve à chaque ligne. Cependant en voici une que l'on doit relever. Les anciennes éditions portent : La palatine avoit déjà disposé l'affaire avec l'ARGENT de M. l'électeur.

20. Les anciennes éditions ont ajouté : « Qui sont des occasions (celle des médecines) que je n'ai jamais voulu perdre, par le plaisir d'être la meilleure partie de la journée avec lui. »

21. Voy. sur l'arrestation de Lauzun les Mémoires de Saint-Simon (t. XX, p. 47, de l'édit. Hachette, in-8). Cet auteur indique quelques-unes des causes de l'arrestation de Lauzun, mais avec mois de précision que ne l'a fait Segrais, dans le passage suivant de ses Mémoires-anecdotes : « Lorsque M. de Lauzun sut que c'étoit madame de Montespan qui avoit empêché que son mariage ne s'accomplît avec Mademoiselle, il conçut une haine implacable contre elle, et il commença à se déchaîner contre sa conduite, non-seulement dans toutes les occasions, et dans toutes les compagnies où il se trouvoit, mais encore à deux pas d'elle, de telle manière qu'elle avoit entendu elle-même dire des choses très-cruelles de sa personne. » Madame de Maintenon, qui étoit auprès de madame de Montespan, sachant que le roi avoit résolu de faire la guerre aux Hollandois, comme il la fit en 1672,m lui demanda ce qu'elle prétendoit devenir lorsque la guerre seroit déclarée et si elle ne considéroit pas que M. de Lauzun, qui étoit si bien dans l'esprit du roi et qui auroit lieu d'entretenir souvent le roi par le rang que sa charge lui donnoit, lui rendroit de mauvais offices, pendant qu'elle resteroit à Versailles. Madame de Montespan, effrayée par les sujets de crainte que madame de Maintenon venoit de lui dire, lui demanda quel remède on pourroit y apporter ? Elle répondit que c'étoit de le faire arrêter et qu'elle en avoit un beau prétexte, en représentant au roi toutes les indignités dont elle savoit que M. de Lauzun la chargeoit tous les jours, et qu'il n'en falloit pas davantage pour obliger le roi de la délivrer d'un ennemi si redoutable. Elle fit ses plaintes, et M. de Lauzun fut arrêté. »

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1859. T. IV, Chap. XIX : p. 287-313.


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