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Deuxième Partie


CHAPITRE XX

(1672)

Il [le jeune Artagnan] vint en garde la veille des Rois [de l'année 1672], pendant une musique qu'il y eut avant souper. Je le regardai toujours, admirant le bonheur qu'il avoit d'avoir vu M. de Lauzun depuis moi, et me faisant un plaisir à cause de cela de le regarder. Il me regarda beaucoup. Je m'imaginois qu'il pensoit : « Elle m'envie de l'avoir vu depuis elle. » Je me persuadois qu'il lui avoit parlé de moi, et qu'il pensoit : « Si elle le savoit, elle auroit bien envie de me parler. » Enfin je m'occupois fort de tout cela et proprement je m'occupois de lui, et il seroit difficile que je le pusse être agréablement d'autre chose.

Après souper, le roi s'en alla à l'ordinaire chez les dames. La reine demeura à causer devant le miroir debout. Artagnan étoit dans la chambre du roi tout près de la porte, qui donne dans la chambre du roi. L'évêque de Dax, cousin de Guitry, qui étoit des mis de M. de Lauzun, et que je voyois souvent étoit dans la porte, à deux pas d'Artagnan. Je m'en allai à lui et je commençai à lui dire : « Tous ces plaisirs ne me touchent guère ; j'en aurois bien davantage, si je pouvois parler à un homme qui est ici. » Il me dit : « Dites-moi qui c'est ; je l'irai chercher. — Cela ne se peut ; je ne le connois pas assez pour l'envoyer querir, même pour l'appeler, et peut-être l'embarrasserai-je, si je lui parlois. Il faut passer cette envie ; je ne suis pas née pour avoir aucune joie. » M. de Dax me disoit : « Y a-t-il homme en France qui ne fût heureux de vous entretenir et de vous dire des choses que vous auriez envie de savoir. — Peut-être a-t-il aussi envie de me parler que moi à lui ; mais savez-vous pas bien que tout est mystérieux pour les gens malheureux ? » M. de Dax n'entendit pas ce que je voulois dire, et je ne m'en souciois pas ; mais Artagnan l'entendit fort bien : je le voyois à sa mine. M. de Dax me disoit : « Mais si on pouvoit le connoître, on le mèneroit chez vous. — Oh ! non ; vous ne le connoissez point ; mais peut-être trouverai-je quelqu'un qui le connoisse, qui me l'amènera, ou de lui-même il jugera qu'il sait quelque chose qui me feroit plaisir à savoir et où je prends intérêt ; il chercha l'occasion de me parler et me donnera bonne opinion de lui, s'il en use ainsi ; car il me fera connoître qu'il a autant de mérite et d'esprit que des gens de ses parents, que j'estime fort. » M. de Dax ne me faisoit pas connoître qu'il en eût beaucoup ; il riochoit sans savoir de quoi, et il me parut qu'Artagnan comprenoit que je lui fisse sa leçon et qu'il en profiteroit. Il ne me vint point voir ; je le rencontrois et ne lui parlois point.

J'allois souvent à Paris ; j'étois peu à Saint-Germain, y ayant souvent bal, comédie ; je ne sais même s'il n'y eut point d'opéra, et comme je fuyois tout cela, j'étois plus à Paris qu'à Saint-Germain. J'eus mal à la gorge. On ne sera pas étonné que j'eusse beaucoup de mal tout cet hiver ; il est même étonnant que je n'en eusse pas davantage ; mais Dieu ne me vouloit pas donner tant de maux à la fois, et les uns pour les autres m'y ont rendu insensible, et il me vouloit faire souffrir par l'endroit le plus sensible, puisque je ne l'avois jamais été à autre chose. Qu'il lui plaise que ce soit pour mon salut et que j'en profite !

On prépara des habits pour se masquer, admirables. La reine me manda qu'elle vouloit que j'y allasse. Mon mal de gorge n'étoit pas encore guéri ; il me sembloit que j'en devois être dispensée par là. On me vint dire qu'il falloit y aller ; que cela déplairoit au roi. On me fit faire une belle robe de chambre avec une grande mante de crêpes à l'espagnole qui m'auroit cachée ; mais le mal de Madame, fille du roi, qui étoit fort malsaine et qui, de temps en temps, depuis cinq ans et demi qu'elle étoit au monde, avoit de grandes maladies, redoubla. Je la trouvai a l'extrémité, et elle mourut le lendemain au matin, qui étoit le jour de carême-prenant.1 On s'en alla à Versailles, dès que l'on eût dîné : la reine étoit grosse, qui fut fort touchée aussi bien que le roi. On y fut quasi toute la nuit à la voir agoniser. Madame de Montespan et Madame de La Vallière y étoient.

En arrivant à Versailles, on me mit dans un appartement neuf le plus beau du monde. Toutes les fenêtres étoient ouvertes. Le soir comme j'y revins, il y faisoit une fort grande fumée, qui m'empêcha de sentir la peinture ; mais quand je fus couchée, cette senteur me vint si violemment, que je ne sus dormir. Je me levai à la pointe du jour, et je m'en allai à Paris. Madame de Nogent, qui s'étoit blessée de son affliction, étoit au lit ; [elle] fut fort étonnée de me voir entrer entre sept et huit heures dans sa chambre ; j'y trouvai Barail et Rollinde. Je demeurai deux ou trois jours à Paris ; puis je retournai à Versailles et logeai dans mon ancienne chambre, que je n'ai pas voulu quitter, la trouvant très-commode et y étant accoutumée.

A ce voyage-là, je parlai à Artagnan. Un soir, après souper, il se promenoit dans le salon ; il faisoit chaud ; je fis ouvrir le balcon qui donne sur la cour, disant que j'avois des vapeurs, que je cherchois l'air. Il me l'ouvrit et m'y suivit ; il me dit qu'après ce que j'avois dit le jour des rois, il avoit bien jugé que je trouverois bon qu'il me rendît ses respects et qu'il n'avoit osé y venir qu'il ne m'eût demandé si je le trouverois bon. Je lui dis que j'en serois fort aise et qu'il vînt le lendemain à six heures du soir. Je lui demandai seulement : « M. de Lauzun n'a-t-il point été malade par les chemins ? » Il me dit : « Non, Mademoiselle ; j'en puis mieux répondre que personne : je ne l'ai pas quitté un moment ; j'étois dans le carrosse avec lui et je couchois dans sa chambre. — Ne vous a-t-il pas parlé de moi ? — Oui assurément, Mademoiselle, et avec beaucoup de douleur. — Demain nous en dirons davantage. »

La journée me parut bien longue, et j'avois grande peur qu'il ne vînt du monde me voir. L'heure sonna, il entra dans ma chambre, et me dit : « Je n'avois point l'honneur de connoître M. de Lauzun, et même je croyois par ses manières cachées qu'il ne parloit à personne, qu'il étoit glorieux et méprisant ; je ne le cherchois pas même. Comme M. d'Artagnan n'avoit pas été trop bien avec lui ces derniers temps, cela m'en avoit fort éloigné. » C'est que M. de Lauzun s'étoit fâché contre lui à Hesdin, le jour que les troupes se séparèrent. Je ne sais même s'il avoit raison ; mais ils s'étoient raccommodés dix ou douze jours devant sa prison. Ce qui me fit plaisir quand Barail me le dit ; car il m'auroit paru un désagrément pour M. de Lauzun d'être mené en prison par un homme qu'il auroit désobligé. Il est vrai qu'il n'y avoit rien à craindre de la malhonnêteté d'Artagnan, même pour ses ennemis ; car c'étoit un fort honnête homme, et qui méritoit bien l'estime et la confiance que le roi avoit pour lui. Revenons au petit Artagnan. Il me dit que, quand son oncle l'avoit envoyé querir pour aller avec lui mener M. de Lauzun, il en avoit été assez fâché. Brouilly, aide-major des gardes du corps, fut le dernier qui le vit. Il l'embrassa et lui parla en montant en carrosse. Chaseron, lieutenant des gardes du corps, qui fut tout le nuit avec lui dans la chambre de Rochefort, qui étoit en quartier, conta ce qu'il avoit dit, et quoique j'aie pris plaisir à le savoir, je l'ai oublié ; mais il dit qu'il lui avoit dit : « Je crois que Mademoiselle sera bien fâchée de l'état ou je suis. »

Artagnan me dit qu'il fut longtemps en carrosse devant que de parler. Maupertuis le connoissoit plus que lui. Il ne voulut pas lui rien dire ; pourtant il paroissoit accablé, non pas de son état, mais de tendresse, comme sont les gens qui quittent ce qu'ils aiment. Cela ne me surprit pas, connoissant comme il aime le roi ; il n'étoit pas capable d'avoir d'autres sentiments. Il fit donc quatre ou cinq lieues sans parler. En passant devant Petit-Bourg, il fit un grand soupir ; il dit : « Hélas ! cette maison me fait souvenir de la différence de l'état où je suis et de l'état où j'étois il y a un an. » Ils ne lui disoient rien. Après la mort de M. l'évêque de Langres,2 un certain conseiller, qui vouloit hériter de lui, montra un testament qu'il avoit fait en sa faveur, par lequel il donnoit son buffet de vermeil doré au roi en souvenance des biens qu'il lui avoit faits ; à moi, par la même raison, pour ceux qu'il avoit reçus de feu mon père, il me donnoit Petit-Bourg ; à M. Le Tellier, qui étoit son ami, un gros diamant que tout le monde connoissoit. Ce testament s'est trouvé faux, mais ça été depuis la prison de M. de Lauzun. Ainsi il croyoit que cette maison seroit à moi, et c'étoit sur cela qu'il se souvint de son état : « Cette maison a pensé être à moi, si j'eusse été assez heureux pour que la bonté que Mademoiselle avoit pour moi en ce temps-là eût eu son effet ; » et les larmes [lui] venoient aux yeux.

Comme ils virent que cela pouvoit lui faire plaisir, ils le questionnèrent et le firent parler. Assurément ce ne fut pas plus qu'il ne vouloit ; car il est homme qui n'en dit pas plus qu'il ne veut. Ce n'est pas qu'il n'ait pu manquer ; il le faut croire, puisqu'il a déplu au roi ; mais il y a des moments malheureux, dans lesquels on ne peut fuir sa mauvaise destinée. Le récit qu'il faisoit a ces messieurs en est bien un effet ; car il ne put trouver celui d'achever une affaire comme étoit la nôtre. Il leur exagéra fort les obligations qu'il m'avoit, les bontés que j'avois pour lui ; ce que c'étoit que l'élévation où il s'étoit vu à la veille d'être ; quels agréments il trouvoit en cette affaire ; les honneurs ; les biens ; la satisfaction ; l'estime qu'il avoit pour moi et la tendresse, l'amitié. Il me dit qu'ils avoient pleuré à ce récit, et qu'ils avoient été dès ce moment touchés d'une grande amitié pour moi. Puis il tomboit dans son chagrin et ne disoit plus rien. Il étoit le plus doux et le plus civil du monde à tous ces mousquetaires ; quand M. d'Artagnan lui demandoit s'il vouloit dîner, souper, à quelle heure il vouloit partir : « Tout comme il vous plaira ; » ne trouvant de difficulté à rien.

Comme il ne dormoit point, Artagnan lui demanda si cela ne le fatigueroit point que l'on lui parlât. Il dit que non, et souvent il venoit sur mon chapitre ; il lui disoit : « Je crois que Mademoiselle sera fort affligée. » Il répondoit : « J'en suis persuadé ; elle m'a fort aimé, et depuis que le roi n'a plus voulu son mariage, elle m'a aimé comme un ami. Ainsi je crois qu'elle ne changera pas. Je crains qu'elle n'ait témoigné trop d'affliction ; que cela n'ait déplu au roi. Toutefois je lui ai tant dit qu'elle prit grade de ne le point fâcher dans les temps où elle étoit affligée, que je crois qu'elle y prendra garde. » Maupertuis et lui parloient de la guerre, des occasions où ils s'étoient trouvés, des campagnes du roi, d'équipages, des chevaux qu'il lui avoit vus. Il aime fort les chevaux ; ainsi c'étoit un chapitre sur quoi l'amuser.

Il demandoit à Artagnan : « Connoissez-vous Mademoiselle ? L'allez-vous voir ? car il me semble que les officiers du régiment des gardes y vont fort. » Artagnan disoit : « Je n'y ai guère été ; mais j'y vais quelquefois. » M. de Lauzun disoit : « Je meurs de peur que l'on ne la veuille marier ; je n'ai que le roi d'Angleterre à craindre, si sa femme mouroit, ou M. de Longueville. Je ne le crains pas pourtant ; elle a autant de peine à prendre une résolution, à ce qu'elle m'a dit, qu'elle est incapable d'en prendre une autre. Ce n'est pas que j'y songe plus ; mais je ne serois pas bien aise qu'elle se mariât. » Artagnan répondit : « Mais, monsieur, ne savez-vous pas comme vous êtes avec elle ? — Les gens de cette qualité-là changent. On ne sait quel fondement faire sur eux. Tout ce que j'ai à craindre sont mes amis : on dira mille choses de moi, qu'elle ne sait pas, quoique ce ne soient que des bagatelles, qui la fâcheront, si mes amis me veulent justifier. Si c'est mes ennemis qui lui disent, elle ne les croira pas et m'en aimera davantage ; mais, hélas ! à quoi cela m'est-il bon ? Je ne sais pourquoi je parle de tout cela ; je n'y devrois jamais penser. Plût à Dieu que je pusse oublier le roi et elle ! » En toutes les occasions où il pouvoit parler de moi, il le faisoit ; comme un homme qui est plein d'une chose ; il faut qu'il le fasse paroître malgré lui. On peut croire que cette conversation ne me déplut pas.

Artagnan me conta encore force choses qu'il disoit en parlant tout seul, qui ne signifioient rien, à ce qu'il croyoit, mais que j'entendois fort bien, et que M. de Lauzun, en les disant, avoit intention que l'on me redit, et Artagnan le servoit à souhait sans savoir ce qu'il faisoit. Il m'est venu voir souvent, et souvent je lui ai fait raconter la même chose ; car on ne s'ennuie guère de telles répétitions. Les nouveautés sont fades auprès de telles redites.

Artagnan revint avec les mousquetaires. Je vis Maupertuis, qui me dit que, quand il ne l'auroit pas honoré comme il faisoit avant ceci, c'est qu'il seroit devenu son serviteur des manières dont il en use : « Jamais je n'ai vu un homme si aimable et si charmant. » Je vis de loin Artagnan. Je ne lui voulus pas parler ; je lui fis la révérence, les larmes aux yeux. La seconde fois je fus plus hardie : je l'appelai ; il vint dans le salon. Je lui demandai des nouvelles de M. de Lauzun. Il me dit qu'il l'avoit laissé en bonne santé tout autant qu'il pouvoit être, ne voyant point le roi ; qu'il dit des choses si touchantes sur son respect et son amitié pour le roi, que rien n'étoit égal. Je lui dis : « L'avez-vous dit au roi ? — Assurément ; enfin tout ce que je vous puis dire, c'est qu'il aime tout ce qu'il doit aimer, et qu'il n'a le cœur plein d'autre chose, et qu'il en sent la privation bien sensiblement. Il ne m'a chargé de rien dire, et il ne me convient pas de prendre de ces commissions ; mais il est tout comme il doit être, et comme ceux qui l'aiment peuvent souhaiter. » Nous nous séparâmes.

Il donna à M. d'Artagnan un mémoire de sa main de la disposition de ses chevaux, qu'il donnoit à tous ses amis ou au moins à ceux qu'il croyoit l'être. Le roi ordonna à Artagnan de le donner à Barail. Quand il fut arrêté, on prit toutes ses cassettes. Quelque temps après le roi les fit rendre et ordonna que l'on les remît entre les mains de Barail et de Rollinde. On y trouva peu d'argent, beaucoup de lettres scandaleuses pour les dames qui lui avoient écrit, force portraits propres à faire le même effet. Je ne m'informai point de tout cela, et je crois que ces faveurs lui avoient été si communes avec beaucoup d'autres, qu'il n'y avoit guère d'honneur pour lui. Toutes les personnes de cette espèce n'ont guère de fidélité ; aussi les messieurs ne les ménagent guère. Il a été plus malheureux qu'un autre, car je vois des gens qui lui veulent du mal des commerces qu'il a eus dans leurs familles, et ceux qui lui ont succédé sont les meilleurs de leurs amis. Comme je ne nomme personne, je ne crois pas médire ; et comme je n'ai jamais trouvé que ce fût un des beaux endroits de sa vie, j'en parle le moins que je peux, et je voudrois qu'il eût été si bien caché à tout le monde que je n'en eusse rien su, et même je voudrois l'oublier et que tout le monde l'oubliât.3

Le roi partit pour l'armée4 ; il ne voulut pas que Barail servit à la compagnie, qui portoit toujours le nom de M. de Lauzun. Il lui demanda s'il vouloit une compagnie de cavalerie ; il [la] lui avoit fait offrir, quand M. de Lauzun avoit été arrêté ; mais il ne voulut pas. Il servit la campagne de Hollande, aide-de-camp du grand maître,5 qui étoit fort ami de M. de Lauzun.

Je fus malade ; j'eus cinq accès de fièvre. Elle me prit à Saint-Germain ; je m'en allai à Paris. Cette campagne fut extraordinaire : Le roi y prenoit tout ce qu'il vouloit. Dès que je fus guérie, j'allai à Saint-Germain. On me vint dire que la reine étoit en mal d'enfant, comme j'étois sur le Pont-Neuf. J'arrivai cinq ou six heures avant qu'elle accouchât.6 Je ne m'étois pas trouvée à pas une de ses couches.

J'avois oublié de dire que ma belle-mère mourut le second jour du mars de cette année-là. J'arrivai à Paris ; on me dit : « Madame est bien malade. » J'envoyai savoir de ses nouvelles les deux jours que j'y fus. Le troisième, elle se fit porter dans le jardin ; je la regardai par la fenêtre. Si elle m'eût demandée, je l'aurois été voir ; mais comme je n'avois point de pardon à lui demander et ;que c'étoit moi qui avois été maltraitée par elle, j'eus peur que, si j'y allois, elle crut que c'étoit pour me réjouir de la voir en cet état ; ce que je n'aurois pas fait, étant chrétienne et n'aimant pas à voir la mort par la peur que j'en ai ; ainsi je ne la souhaiterois jamais de personne. Je m'en allai à Versailles ; je dis au roi qu'elle étoit fort mal et que l'on disoit qu'elle pourroit mourir la nuit ; que je ne l'avois pas vue. « Vous en savez les raisons, sire, et si j'ai sujet de m'en louer ; » cela le faisoit souvenir de M. de Lauzun. Il me répondit : « Vous avez bien fait. » Le lendemain matin, on me vint dire : « Madame est morte. » J'avois déjà le deuil de l'autre Madame, je n'eus rien à faire qu'à supplier le roi que je n'allasse point à Saint-Denis et que l'on lui fît les mêmes honneurs que l'on avoit faits à feu Madame. Le roi le voulut bien et ordonna tout, comme je le désirois. Mademoiselle7 alla accompagner son corps. Madame de Guise m'envoya demander mon amitié ; je lui mandai que je l'irois voir. Je ne sus le jour même y aller ni le lendemain, parce qu'il falloit envoyer mon carrosse pour suivre le corps de ma belle-mère. J'y fus à Montmartre, où elle étoit. Mademoiselle de Guise s'y trouva, qui me demanda permission de me venir voir.

Depuis que M. de Lauzun étoit arrêté, le roi n'avoit pas nommé son nom devant moi. Un jour en soupant, on parla de cheval, il dit : « Il avoit été …… » et demeura tout court, et rougit, me regarda, puis baissa les yeux. Tout le monde le remarqua, et on jugea qu'il n'avoit osé nommer ce nom de M. de Lauzun, de peur de me faire peine.

Comme la reine se promenoit à Versailles, il vint un sauteur de corde. Je le reconnus de l'avoir vu là près de M. de Lauzun. Il en avoit deux de ce métier. Je ne sais pourquoi en soupant le roi dit à la reine : « Avez-vous vu un sauteur de corde ? » Je pris la parole et je dis : « Je l'ai vu. » Le roi me demanda : « L'avez-vous reconnu ? — Oui, sire, j'ai dit tout à l'heure à Torte que je l'avois vu à M. de Lauzun. Sire, qu'est devenu l'autre ? » Le roi me dit : « Je lui ai demandé ; il n'en sait rien. » A l'occasion de ce sauteur, il nomma M. de Lauzun deux ou trois fois, et moi aussi. Tout le monde me regardoit ; mais cela ne signifia rien, quoiqu'il en eût parlé d'un ton très-honnête et très-naturel.

Revenons à la reine, que j'ai laissé en mal d'enfant. Elle auroit bien voulu n'y demeurer pas plus longtemps que j'ai été à faire cette digression. Elle accoucha environ à minuit d'un fils ; ce que nous réjouit beaucoup.

Cinq ou six jours après, je m'étois allé promener avec madame de Crussol, dans un carrosse, au parc, madame de Gesvres et encore une autre dame. Il vint un page de M. de Montausier8 lui dire que la reine venoit d'avoir des nouvelles ; elle qui y avoit son mari, fut fort en peine. Je fis aller vite. En arrivant au petit pont (on n'entroit pas en carrosse à cause de la reine), je trouvai un gentilhomme à moi, qui me dit : « Il y a eu beaucoup de gens de tués au passage du Rhin.9 » Je courus très-vite. La reine me dit que M. de Longueville étoit mort, Guitry et Nogent. Je fus fort fâchée de tous trois, mais [surtout] de Nogent à cause de sa femme. On montra la liste des autres morts et blessés, qui étoient en nombre … mais l'histoire en parlera. M. le Prince fut blessé à la main. Ce fut une chose extraordinaire que ce passage ; mais il en sera fait assez mention ailleurs. La vie du roi paroîtra une chose incroyable aux siècles à venir : jamais il n'y a eu un prince si heureux ; aussi n'y a-t-il jamais eu un prince si brave, si habile et si prudent ni si appliqué à tout ce qu'il veut faire. J'écrivis à l'instant à Rollinde comment l'on pourroit dire cette triste nouvelle à la pauvre madame de Nogent et que l'on prît bien toutes les mesures nécessaires de peur qu'elle ne mourût sur-le-champ. Il n'y eut jamais une femme qui aimât tant son mari. Je ne trouve que madame de Montmorency que l'on puisse comparer à elle.

Au milieu de tous ces gens affligés que je me représentois, je pensois si on étoit bien soumis à la Providence de Dieu, que l'on seroit heureux, et que l'on devroit bien l'être par tout ce que l'on voit tous les jours ! Si M. de Lauzun avoit été là, il auroit peut-être été tué, et Dieu a permis qu'il fût en prison pour me le conserver, et je ne l'en remercie pas, misérable que je suis ! je ne prends pas sa prison avec patience, en considérant que c'est sa volonté. Plût à Dieu que toutes les occasions que cette guerre m'a fournies de faire ces réflexions eussent fait sur moi l'effet qu'elles devoient. Je serois en état d'obtenir par mes prières sa liberté, au lieu que je n'agis que pour le monde, où je vois le peu de profit que cela me fait et le peu de bénédictions que cela lui attire. Je m'en dois corriger.

Je fus à Paris le lendemain droit chez madame de Nogent, que je trouvai dans un état qui passe l'imagination. Elle étoit dans son lit en son séant comme une hébétée, riant, pleurant, parlant, ne sachant ce qu'elle disoit. Je n'ai jamais rien vu de si pitoyable. Comme on lui étoit fort inutile en l'état où elle était, je m'en retournai à Saint-Germain, et de là à Forges prendre mes eaux à l'ordinaire, et ensuite me vins baigner ici.

Les prodigieuses conquêtes du roi en Hollande étonnèrent tant tous les voisins et leur firent de telles frayeurs qu'ils demandèrent la paix à genoux. Le roi [d'Angleterre] envoya MM. les ducs de Monmouth et de Buckingham pour faire des propositions de paix, qui, j'ai ouï dire, étoient très-avantageuses.10 Le roi eut ses raisons pour ne les pas accepter. M. de Buckingham, qui avoit été très-touché de la prison de M. de Lauzun, de qui il étoit fort ami, dit au roi qu'il avoit connu un si bon cœur à M. de Lauzun pour lui, qu'il ne pouvoit se défendre de le supplier de trouver bon qu'il lui en parlât. Le roi lui ayant répondu qu'il avoit eu ses raisons pour le mettre où il étoit, M. de Buckingham lui répliqua : « Seroit-il possible, sire, qu'un homme, à qui j'ai vu tant de tendresse pour la personne de Votre Majesté et tant de fidélité pour son service, fût perdu ? » Le roi lui dit : « Il n'est pas perdu ; mais il n'est pas encore temps de finir sa peine. » M. de Buckingham ayant connu que le roi s'étoit attendri en lui répondant cela, se figurant que M. de Duras et Fourillés étoient des amis de M. de Lauzun, leur dit qu'il n'étoit pas perdu ; qu'il l'avoit vu dans la réponse que le roi lui avoit faite et qu'il lui avoit permis de lui reparler pour lui. Il dit la même chose à La Motte, exempt des gardes du corps. Ainsi le bruit s'en étant répandu, les bonnes intentions de M. de Buckingham devinrent inutiles, parce que les ennemis de M. de Lauzun travaillèrent a ruiner le crédit qu'il avoit sur l'esprit du roi pour lui ôter le moyen de lui parler en sa faveur. On ne laissa pas d'avoir de la joie de connoître que le roi conservoit de la tendresse dans son cœur, malgré toutes les duretés que l'on avoit pour lui à Pignerol : car je ne veux jamais ni dire ni croire que ce soit par les ordres du roi.

On croit que, dès ce moment on travailla pour lui faire ôter sa charge et même que le roi en disposa en faveur de Chamilly11 ; on ne l'a dit qu'après sa mort. Son mérite étoit d'avoir servi M. le Prince toute sa vie. C'étoit un très-brave gentilhomme de Bourgogne, bon officier ; mais il avoit toujours servi contre le roi. Mais c'est à quoi l'on n'a pas regardé ; M. de Rochefort12 avoit aussi été à M. le Prince.

Le roi revint13 et laissa M. de Luxembourg commander en Hollande. En arrivant à Saint-Germain le marquis de Piennes, gouverneur de Pignerol, me dit : « On arrêté à Turin un homme, que l'on dit être à M. de Lauzun. M. de Savoie a écrit ici qu'il avoit fait faire cette capture et qu'il croyoit que vous l'aviez envoyé ; je vous en avertis. » Je n'en fus point étonnée, parce que je n'y avois nulle part ; mais j'en fus fâchée, et j'eus crainte que cela ne pût nuire à M. de Lauzun. Je me doutai bien que c'étoit un garçon qui étoit à lui, une manière d'homme extraordinaire, qu'il avoit employé à beaucoup de sortes d'affaires, mais que je ne connoissois pas. J'avois envie de le voir ; M. de Lauzun n'avoit pas voulu. Je ne l'avois vu que depuis sa prison, et j'avois toujours craint, par le zèle que je lui voyois et par son peu de cervelle, qu'il ne fît quelque chose de mal à propos. On le mena à Pignerol et on dit qu'il s'étoit tué. Enfin il est mort ; cela me fit pitié. Je crois que M. de Lauzun ne l'a pas su. ON fit des contes sur les personnes qui l'avoient envoyé, qui me déplurent fort : car c'étoit des gens assez ridicules, et si quelqu'un de bon sens y avoit eu part, assurément on les auroit trompés. Dieu merci ! je n'y en avois pas et j'eus un grand chagrin de cette affaire. C'est un effet du malheur de M. de Lauzun que de tels gens eussent voulu faire porter de lui par eux. Je m'en souviens avec honte et douleur.

M. d'Anjou, qui n'étoit pas venu au monde avec une santé fort vigoureuse, changea souvent de nourrice, sans que ces changements lui profitassent. On lui mit un cautère, qui est de ces remèdes que l'on fait quand on ne sait plus que faire ; il dépérit à vue d'œil. Enfin le jour de la Toussaint, il mourut le soir.14 Leurs Majestés furent fort affligées. Il n'étoit pas baptisé ; le roi me dit : « Voulez-vous tenir cet enfant ? — Non, sire ; il est déjà assez mal ; je lui porterois malheur. » Il le fit tenir par le prince de Conti et la maréchale de La Mothe. On s'en alla le lendemain à Versailles.

Deux ou trois jours avant on eut nouvelle que les ennemis marchoient.15 Montal se mit en campagne. Comme ils le virent hors de Charleroi, ils allèrent pour l'attaquer. Le roi partit de Saint-Germain en dessein l'aller secourir. Nous allâmes à Compiègne en trois jours, de Saint-Germain. Madame de Guise, qui n'avoit point encore fait de voyage, fut fort incommodée d'avoir fait ce long voyage. On eut nouvelle la nuit que l'on y arriva, qui étoit celle devant Noël, que Montal étoit entré dans la place et que le prince d'Orange en avoit levé le siége ; et nous revînmes le second jour de janvier [1673] à Saint-Germain.

 

FIN

 


NOTES

1. Marie-Thérèse de France, née le 2 janvier 1667, mourut le 1er mars 1672.

2. Il en a été souvent question dans la première partie des Mémoires de Mademoiselle sous le nom de l'abbé de La Rivière.

3. Le passage relatif aux lettres scandaleuses trouvées dans les cassettes de Lauzun a été entièrement retranché dans les anciennes éditions.

4. Louis XIV partit pour la guerre de Hollande le 28 avril 1672.

5. Le grand maître de l'artillerie était alors le comte du Lude, comme l'on a vu plus haut [Chap. XIV].

6. La reine accoucha le 14 juin 1672 de Louis-François de France, qui mourut le 4 novembre suivant.

7. La petite Mademoiselle, dont il s'agit ici, était Marie-Louise d'Orléans, fille de Monsieur, frère de Louis XIV, et de Henriette d'Angleterre. Elle était née le 27 mars 1662, et mariée en 1679 à Charles II, roi d'Espagne. Les anciennes éditions ont substitué mademoiselle de Guise à Mademoiselle.

8. On a déjà vu que madame de Crussol était fille du duc de Montausier.

9. Ce passage avoit eu lieu le 12 juin 1672, près de Tolhuys. Voy. la lettre du roi à la reine, t. III, p. 195, des OEuvres de Louis XIV.

10. Les négociations entre Louis XIV et l'Angleterre furent dirigées par Halifax, Arlington et Buckingham. On en trouvera tous les détails dans les Négociations pour la succession d'Espagne, par M. Mignet, t. III, p. 45 et suiv.

11. Érard Bouton, comte de Chamilly, avait été page du prince de Condé et avait fait sous ses ordres les campagnes de Rocroy et de Fribourg.

12. Ce nom est presque illisible dans le manuscrit. J'ai préféré Rochefort, parce qu'on peut lire la dernière syllabe de ce nom, et que Rochefort avait une des charges de capitaines des gardes.

13. Louis XIV arriva à Saint-Germain le 1er août 1672. Voy. pour les détails les OEuvres de Louis XIV, t. III, p. 250-251.

14. D'après l'Art de vérifier les dates, il mourut le 4 novembre 1672.

15. L'attaque dirigé par le prince d'Orange, d'abord contre Tongres et ensuite contre Charleroi (novembre-décembre 1672), est présenté d'une manière un peu confuse par Mademoiselle. Voyez pour les détails les OEuvres de Louis XIV, t. III, p. 259 et suiv.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1859. T. IV, Chap. XX : p. 314-332.


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