Chapitre PremierSir Thomas Browne PageMademoiselle Page Search Chapitre III

Troisième Partie


CHAPITRE II

(1680)

Quand Barail revint de Pignerol, il vit madame de Montespan, qui commençoit, il y avoit longtemps, à témoigner vouloir servir M. de Lauzun, quand elle en trouveroit les occasions. Jamais elle ne m'a paru [fait paraître] aucune aigreur contre lui ; mais comme c'est une femme de beaucoup d'esprit, elle fait ce qu'elle veut et dit de même. Barail venoit à Saint-Germain et causoit longtemps avec nous ; il ne venoit chez elle pour que le soir, et cela avoit une manière de mystère.

Quand on fut de retour du mariage de madame la Dauphine, elle avoit la grâce de la nouveauté ; le roi alloit souvent chez elle, et la reine aussi ; elle ne venoit chez la reine que pour dîner et souper. Madame de Richelieu1 fut sa dame d'honneur ; la maréchale de Rochefort, sa dame d'atour. Madame de Créqui fut dame d'honneur de la reine, en la place de madame de Richelieu. La reine ne perdit pas au change : car madame de Créqui est la plus aimable et la plus sage personne du monde, sans intrigue ; madame de Richelieu avoit un air bourgeois ; [c'étoit une] tracassière, qui ne savoit pas vivre. Depuis sa mort, la reine a dit qu'elle n'étoit pas bonne ; qu'elle rendoit de mauvais offices à tout le monde ; pour moi, je vivois honnêtement avec elle, et sans aucun commerce particulier. Depuis qu'elle avoit promis et refusé sa maison à M. de Lauzun, j'avois su à quoi m'en tenir.

Ce mouvement fit un grand bruit : car madame de Soubise2 prétendit que le roi avoit promis qu'elle seroit dame d'honneur, et pour cela il lui augmenta sa pension, et on alloit faire des compliments à madame de Rohan3 sur ce que sa fille avoit des entrées et des prérogatives pareilles à celles de la dame d'honneur. J'étois à Paris ce jour-là. Comme j'arrivai à Saint-Germain, on me dit que l'on alloit faire des compliments à madame de Soubise ; j'y allai ; je la trouvai sur un petit lit, disant qu'elle étoit fort malade, et je lui dis que je me réjouissois ; elle me dit qu'elle ne savoit pas de quoi.

Le logement de madame la princesse de Conti étant trop petit pour son mari et pour elle (j'avois une chambre pour madame de Jarnac, qui y tenoit), le roi me pria de lui donner pour M. le prince de Conti et qu'il m'en donneroit une autre qui étoit de plain-pied à ma chambre. Je le voulus bien, et ne trouvai rien à dire à ce changement. Pendant que j'étois à Paris, j'allois et venois souvent. Le roi m'en avoit parlé, avant que j'allasse à Paris ;madame de Soubise me dit : « Le roi vous a demandé une chambre de votre appartement pour donner à M. le prince de Conti ? » Je lui dis qu'oui, mais qu'il m'en avoit donné une autre plus commode. Elle me vouloit tourner cela de manière comme si, en cette occasion, on m'avoit voulu maltraiter, et que j'eusse sujet de m'en plaindre. Quand les gens sont chagrins, ils veulent que les autres le soient. Comme elle est fort des amies de madame de Guise, qui est fort fâchée des distinctions qu'on fait d'elle à moi, je crus que l'on avoit dit quelque chose de désobligeant pour moi : je me fâchai. On ne parla tout le soir que de ce que madame de Guise avoit été courant par toute la maison pour dire : « Madame de Soubise n'est pas dame d'honneur ; mais elle aura des distinctions qui vaudront mieux. »

Je contai à madame de Montespan ce que madame de Soubise m'avoit dit, et elle m'en trouva émue ; elle le dit au roi, qui me dit chez la reine : « Donnerez-vous tous les jours de votre vie dans les panneaux que l'on vous tendra pour vous fâcher ? Je sais bien mettre la distinction que je dois entre la princesse de Conti et vous ; mais madame de Jarnac est mieux où je la mets, et il faut bien que le prince de Conti soit logé. » Sur cela il me fit mille honnêtetés, et dit qu'il apprendroit bien à madame de Soubise de se mêler de parler mal à propos, et s'emporta fort contre elle. Elle lui avoit écrit une lettre fort emportée, à ce que l'on a dit, qui avoit fort fâché le roi, où elle lui reprochoit qu'il lui avoit manqué de parole ; il lui fit dire ce jour-là de s'en aller.

Comme nous revenions le soir de quelque dévotion avec la reine, madame de Montespan et moi, la reine entra dans son cabinet et fut longtemps enfermée avec madame de Soubise, que la reine avoit toujours fort aimé et qu'elle préféroit à tout le monde. On dit qu'après cette conversation elle en parla au roi et que le roi lui dit : « Elle vous trompe ; » et qu'il lui en dit beaucoup de choses désobligeantes. C'étoit pour lui dire adieu ; car elle alla à Paris, où elle fit semblant d'avoir la rougeole pour ne voir personne ; puis elle s'en alla à La Chapelle, une maison de M. de Luynes ; elle y passa son exil. Quand elle revint, la reine la reçut fort bien ; car elle étoit fort aimée de madame de Visé.

Monseigneur tomba malade dans le temps que madame la Dauphine étudioit un ballet ; il fut à l'extrémité d'un dévoiement. La reine étoit quasi tous les jours dans sa chambre où il n'entroit personne : en l'état où il étoit, tout le monde l'incommodoit. Madame de Montespan fut surintendante de la maison de la reine, à la place de la comtesse de Soissons, qui s'en alla hors de France.4 Elle étoit mêlée dans les affaires de la chambre ardente de l'Arsenal.5 Je n'entreprendrai pas de parler de cela : l'affaire est trop délicate, et il en faudroit être mieux instruite que je ne suis. Ce fut dans ce temps-là que M. de Luxembourg fut arrêté et mis à la Bastille pour ces sortes d'affaires-là.6

Il se passa une petite histoire de galanterie en ce temps-là. Un soir, le roi ne revint qu'à quatre heures se coucher : la reine avoit envoyé voir ce qu'il faisoit et s'il étoit chez madame de Montespan ; on dit que non. Il n'étoit pas chez lui ; tout le monde raisonnoit ; enfin on sut où c'étoit. On nomma la dame, et on dit que le roi, dans un chagrin qu'il eut contre elle, le dit à la reine ; et que toutes les fois qu'elle vouloit qu'il allât chez elle (car elle avoit des précautions à prendre, ayant un mari), elle mettoit des pendants d'oreilles d'émeraudes au dîner et au souper du roi, où elle se trouvoit.7

J'allois tous les jours chez madame de Montespan et elle me paroissoit attendrie pour M. de Lauzun. Je crois qu'elle vouloit me faire venir au point où je suis venue ; elle me disoit souvent : « Mais songez ce que vous pourriez faire d'agréable au roi, pour vous accorder ce qui vous tient tant au cœur. » Elle jetoit de temps en temps des propos de cette nature, qui me firent aviser qu'ils pensoient à mon bien. Je me souvins que Pertuis, qui étoit fort des amis de M. de Lauzun, m'avoit dit une fois : « Mais si vous leur faisiez espérer de faire M. du Maine votre héritier ! » Je l'avois dit à Barail ; mais comme c'est un garçon fort considéré,8 quoiqu'il vît bien que leurs intentions pouvoient aller là par les manières de madame de Montespan, il ne me répondit rien sur un chapitre si délicat, quoiqu'il vît bien que c'étoit le seul endroit pour parvenir à sa liberté. Il ne prévoyoit pas ce qui en est arrivé ; car il ne me l'auroit pas conseillé ni laissé faire ; mais après avoir eu aussi bonne opinion de M. de Lauzun, il n'auroit jamais cru l'avoir si mal connu. Car pour changé, je ne dois pas croire qu'il ait jamais été autrement ; mais je ne le connoissois pas, et ma seule consolation est que le roi, qui est plus éclairé que moi, ne le connoissoit pas aussi.

Depuis que madame de Montespan avoit ses enfants auprès d'elle, je les voyois souvent chez elle et chez eux ; on me les amenoit : ils étoient fort jolis et je m'en divertissois beaucoup, ayant toujours fort aimé les enfants. M. du Maine avoit un beau visage et beaucoup d'esprit ; mais comme il avoit eu des convulsions des dents qui l'avoient rendu boiteux, il avoit une jambe plus foible que l'autre : la douleur que l'on avoit de le voir si bienfait d'ailleurs avoit fait chercher tout ce qui pouvoit remédier à ce défaut. Avant qu'il fût reconnu, madame de Maintenon l'avoit mené en Hollande pour le faire voir à un homme que l'on disoit avoir des secrets qui redressoient les boiteux ; mais comme il n'y a que Dieu que fasse des miracles, il n'en fit point et augmenta son mal. Ainsi il est demeuré fort boiteux, après lui avoir fait des maux extrêmes. Il a été deux fois à Baréges, d'où il écrivoit souvent ; et même il m'écrivoit, et on faisoit fort valoir l'amitié qu'il avoit pour moi naturellement. Enfin je me résolue de le faire mon héritier, pourvu que le roi voulût faire venir M. de Lauzun et consentir que je l'épousse. Je fus quelques jours à dire à madame de Montespan : « Il me passe tant de choses dans la tête dont je voudrois vous entretenir ; mais il faudroit que j'en eusse le temps ; on nous trouble toujours. » Elle me pressoit un jour ; l'autre ne me disoit rien. Comme elle est beaucoup plus habile que moi, et [que] la passion qu'elle avoit de venir à ses fins pour M. du Maine n'étoit pas si violente que celle qui me faisoit agir, elle raisonnoit plus de sang-froid que moi, et elle prenoit bien plus de mesures pour aller à ses fins que moi aux miennes. Enfin je dis un jour à Barail de [le] lui aller proposer de ma part ; il le fit, et elle le reçut comme vous pouvez juger.

Le lendemain j'y fus ; elle me remercia et me dit que, comme mes intérêts lui étoient plus chers que les siens, elle ne vouloit pas en parler au roi que l'on n'eût pris pour cela toutes les mesures nécessaires pour parvenir où je voulois. Elle me loua fort de la constance avec laquelle j'avois persévéré à vouloir faire la fortune de M. de Lauzun ; que les grands princes et princesses vouloient des choses dans des temps et les oublioient dans d'autres ; qu'elle n'aimoit point cela et me louoit beaucoup, et M. de Lauzun ; entra fort dans les raisons que j'avois de n'avoir point changé d'avis ; qu'elle croyoit que cela plairoit au roi, et que je voulois faire une si grande chose pour M. du Maine, que le roi aimoit tendrement, qu'elle ne pouvoit douter qu'après cela il ne fît tout ce que je voudrois.

Le jour d'après, elle me dit que le roi s'étoit malheureusement engagé à ne consentir jamais à mon mariage, par des lettres qu'il avoit écrites aux ambassadeurs dans tous les pays étrangers ; que c'étoit les ennemis de M. de Lauzun, qui croyoient par là lui avoir lié les mains ; mais que les conjonctures des temps changent les choses. Je lui témoignai un grand gré de tout ce qu'elle me disoit, et il me sembloit qu'elle agissoit de bonne foi. Barail venoit plus souvent à Saint-Germain qu'à l'ordinaire ; enfin, après avoir parlé plusieurs jours de l'affaire, je croyois que c'étoit assez de faire connoître ma bonne volonté sur une si grande chose pour que l'on me proposât de la reconnoître en faisant ce que je désirois tant. Madame de Montespan me dit : « Vous voulez que M. de Lauzun sorte et vous faites des propositions pour cela, au coin de mon feu, sans vouloir que j'en parle au roi. Il ne devinera pas : il lui faut parler. » Je la priai de le faire ; elle me dit : « Il faut témoigner au roi la vue que vous avez pour M. du Maine par l'amitié que vous avez pour lui, et le désir de lui plaire et par là vous unir encore plus étroitement à lui, sans parler de M. de Lauzun. Il a peut-être autant d'envie que vous de le faire sortir ; mais vous savez bien tous les gens qui lui ont fait du mal, et qui le craignent et qui sont toujours à en dire au roi, dès qu'ils voient qu'il a quelque pitié de son état ; et plus le roi témoigne de la bonté pour lui, plus il lui nuisent ; mais quand il aura à dire : Ma cousine en use d'une manière avec moi que je ne lui puis rien refuser ; ainsi vous traiterez tout cela avec lui, et on ne saura que M. de Lauzun en sortira que quand on en verra l'ordre pour le sortir au moment. Ne serez-vous pas bien aise d'avoir une affaire secrète à ménager avec le roi, que l'on verra éclore tout d'un coup, sans que l'on l'ait sue ? Pour moi, je vous avoue que j'en sens du plaisir. »

Je consentis qu'elle en parlât au roi ; et nous résolûmes que le lendemain, quand il viendroit chez la reine, que le lendemain, quand il viendroit chez la reine, il me mèneroit dans les petits cabinets. Ce qu'il me fit et me dit : « Madame de Montespan m'apprit hier au soir la bonne volonté que vous avez pour le duc du Maine ; j'en suis touché comme je dois, voyant que c'est par amitié pour moi que vous le faites ; car il n'est qu'un enfant qui ne mérite rien. J'espère qu'il sera un jour honnête homme, et qu'il se rendra digne de l'honneur que vous lui voulez faire. Pour moi, je vous assure qu'en toutes occasions je reconnoîtrai les marques que vous me donnez de votre amitié. » Madame de Montespan fut ravie que j'eusse fait ce pas, et elle ne songeoit qu'à m'en faire faire un plus grand ; car en ce temps-là je ne croyois que promettre ; elle me flattoit et je n'avois de plaisir qu'à être avec elle. Car quoiqu'elle soit de la plus charmante conversation qu'il se puisse, cela augmentoit tous les jours par les soins qu'elle avoit de me plaire et de me dire tout ce qui me faisoit plaisir. Elle me venoit voir plus souvent qu'à l'ordinaire ; nous allions promener ensemble. Le roi me parloit beaucoup plus qu'il n'avoit accoutumé ; mais il ne disoit rien toujours de M. de Lauzun. Je la pressois d'en parler ; elle me disoit toujours : « Il faut avoir patience. » Le duc du Maine revint ; elle alla au-devant de lui ; il fut chez le roi, puis elle me l'amena. Comme il avoit bien de l'esprit, on [le] lui dit, le connoissant capable de garder un secret ; il me fit force remercîments et me venoit voir avec grand soin.

Comme monseigneur commença à se mieux porter, on fit une banque chez lui, où madame de Montespan se donna beaucoup de mouvement. Il resta quelques bijoux de ceux que l'on avoit apportés, qui n'y furent pas mis, entre autres une petite coupe d'or, où il y avoit quelques diamants qui étoient fort jolis pour mettre sur la toilette. Madame de Montespan ayant vu que j'en avois envie, me l'envoya le soir par M. du Maine. Tous ces soins-là me ravissoient ; quand l'on a affaire à une personne entêtée, il est bien aisé par des soins de la contenter et de la faire donner de plus en plus dans les panneaux qu'on lui tend. La guérison de Monseigneur fut attribuée à un remède qu'il prit. Comme son mal étoit venu d'avoir trop mangé de ces petits citrons doux du Portugal, ce dévoiement avoit duré tout le voyage de Flandre, sans qu'il eût discontinué de vivre à son ordinaire, et il est grand mangeur ; on n'avoit songé à lui faire aucun remède que quand cela avoit été à demeurer au lit. Les médecins donc, après avoir fait tous leurs remèdes (ce n'étoient pas toutes les personnes qui en apportoient, qui étoit un nombre infini de gens, qui venoient tous les jours avec leur suite, qui étoient infaillibles et qui amenoient des personnes qui en avoient été guéries ; on écoutoit tout on en faisoit quelques-uns, et pas un n'avoit de succès), il vint un M. Mandat, parent du conseiller du parlement, un homme qui a voyagé, qui apporta une manière d'œufs de poisson qu'il avoit apportés de ses voyages, et dont il avoit vu l'expérience dans le pays, où il les avoit pris, que j'ai oublié, et dont il s'étoit servi depuis son retour. On mettoit cela en poudre dans un bouillon ; les médecins disoient qu'il n'y avoit nul hasard à s'en servir. Monseigneur parut avoir inclination pour ce remède ; il n'en eut pas pris deux fois qu'il vida comme un abcès, et il en fut guéri assez promptement. Il ne lui resta qu'une grande foiblesse, qui suit ordinairement les grandes maladies, et particulièrement celle-là.9

Madame de Montespan proposa à Barail que je fisse un donation de Dombes et du comté d'Eu. Il m'en parla ; elle m'en parla ensuite. Je lui dis que ce seroit par mon testament que je donnerois ; mais que me portois trop bien pour vouloir songer davantage à la mort ; que c'étoit assez de l'avoir dit une fois, sans en dire davantage. Elle dit que le roi le vouloit. M. Colbert entra dans l'affaire. Elle ne me disoit que des douceurs ; mais à Barail, elle lui disoit : « On ne se moque pas du roi ; quand l'on a promis, il faut tenir. » Je lui disois : « Mais je veux la liberté de M. de Lauzun, et si, après que j'aurai donné, on me trompe et que l'on ne le fasse pas sortir. » Toutes ces conversations me donnoient beaucoup d'inquiétude et me faisoient passer de méchantes nuits. Quand Barail avoit été à Pignerol, M. de Lauzun lui avoit dit : « S'il ne tien qu'à ma charge pour me faire sortir, je l'abandonne volontiers, et en donnerai la démission sans aucune difficulté. » Je lui avois mandé que je donnerois de mon bien à M. du Maine pour cela. Il m'en avoit fort remerciée, et y consentit avec plaisir ; car depuis qu'il étoit en prison, je lui avois donné le comté d'Eu, et madame de Nogent l'avoit accepté pour lui. Elle avoit fait ce qu'elle avoit pu pour avoir le contrat ès mains, mais je ne lui avois pas voulu laisser ; il étoit entre celles de Barail.

Après bien des allées, des venues, on dit un jour à Barail que, si je n'exécutois ce que j'avois promis, on le mettroit à la Bastille. Cela m'alarma fort. Enfin je consentis à ce qu'ils voudroient, et je fis une donation à M. du Maine de la souveraineté de Dombes, et on se servit du même contrat que j'avois fait pour donner le comté d'Eu à M. de Lauzun, qui étoit une vente, parce que l'on ne peut donner son bien en Normandie. Ce contrat se passa chez madame de Montespan ; elle accepta la donation et la rente avec pouvoir du roi. Il y avoit M. Colbert, son neveu Vaubourg, et Foin, notaire, et Chapé, madame de Montespan, Barail et moi.

Après que tout fut signé, M. Colbert l'alla dire au roi. Je demeurai chez madame de Montespan : il n'y avoit que Barail et moi. Elle me dit, après mille remercîments : « Je ne puis m'empêcher de vous dire que vous allez être la plus heureuse personne du monde, et vos ennemis ou envieux [vont être déconcertés]. Vous ne vous êtes point attiré les uns ; car vous n'avez jamais fait mal à personne ; mais pour les autres, on en a toujours : le bonheur et le mérite en attirent toujours ; mais on s'en console. Songez qu'étant la cousine germaine du roi, et plus ; car il vous a toujours aimée et considérée comme sa sœur, ceci va augmenter l'amitié et la confiance, vous lier étroitement ; il ne songera qu'à vous donner de marques de sa reconnoissance, qu'à vous faire tous les plaisirs qu'il pourra imaginer. Vous serez de tous les siens, continuellement avec lui ; il voudra que tout le monde voie la considération qu'il a pour vous. Il n'y aura personne, hors ceux qui espéroient [avoir] votre bien, quine dise que vous venez de faire un tour habile et d'une bonne tête. Pour moi, outre mon intérêt, par celui que je prends à tout ce qui vous touche, je me sens une joie sensible de tout ceci. » J'écoutois tout cela avec plaisir, et cet encens me montoit fort à la tête, et j'en étois bien remplie. Dès que je fus à ma chambre, je laissai tomer mon miroir, qui étoit une grosse glace de cristal de roche fort épais. Je dis à Barail : « Je meurs de peur que ce soit un augure que je me repentirai de ce que je viens de faire. » Il se moqua fort de moi.

Toute ma vie j'avois eu envie d'avoir une maison auprès de Paris ; j'avois toujours cherché, et toutes celles que j'allois voir, quelque jolies qu'elles fussent, j'y trouvois toujours quelque défaut, soit à la situation ou au bâtiment ; enfin je n'en avois point trouvé à mon gré. ON m'en indiqua une qui étoit à deux lieues de Paris, à un village nommé Choisy, au-dessus de Villeneuve, sur le bord de la rivière de Seine. J'y courus en grande hâte ; je la trouvai à ma fantaisie, au moins la situation ; car il n'y avoit point de bâtiment. Je l'achetai quarante mille francs ; j'y menai Le Nôtre, qui dit qu'il falloit mettre tout ce qu'il y avoit de bois à bas. On me fit un plan d'une maison, où il n'y auroit qu'un étage. La proposition d'abattre le peu qu'il y avoit de couvert me déplut, moi qui aime à me promener à toutes sortes d'heures. Le Nôtre dit au roi que j'avois choisi la plus vilaine situation du monde ; que l'on n'y voyoit la rivière que comme par une lucarne.

Quand j'allai à la cour peu de jours après, fort entêtée de ma maison, le roi me questionna et me fit grand plaisir. Après m'avoir bien laissée conter, il me dit ce que Le Nôtre lui avoit dit. Je le plantai là et fis accommoder ma maison et mon jardin à ma mode ; je fis abattre un assez joli corps de logis pour un particulier comme étoit M. le président Gontier, homme mal dans ses affaires, puisque ses créanciers l'obligèrent de vendre cette maison de plaisir. J'employai Gabriel, un fort bon architecte, et qui fit ma maison à ma mode. C'est un grand corps de logis avec deux avances aux deux bouts, pour marquer des pavillons, tout de pierre de taille, sans aucun ornement ni architecture. Si j'avois voulu lire un des livres qui en traitent, j'aurois fait une belle description ; mais c'eût été une affectation qui ne me convient point. Il y a une grande terrasse qui est devant la maison, qui règne depuis un but jusqu'à l'autre du jardin. Monsieur m'a appris que quand il n'y a que cent arpens, on ne peut donner le nom de parc ; et tant dans les cours que dans le jardin il ne contient pas davantage. Au-dessous de cette terrasse est une parterre assez petit, mais borné par la rivière, que l'on voit de l'appartement, pas en toute saison. Comme j'ai fait bâtir ma maison pour y aller en été, j'ai pris mes mesures pour que l'on vît la rivière dans le temps où elle est la plus basse ; de mon lit, je la vois et passer tous les bateaux. A droite et à gauche sont deux petits bois et une grande terrasse qui règne encore d'un bout du jardin à l'autre ; il y a des fontaines autant qu'il en faut ; et si j'en voulois davantage, j'en aurois. J'ai fait planter beaucoup d'allées qui viennent fort bien. Ce qu'il y a de plus agréable, c'est que de tous les côtés de ma maison on voit la rivière, et de tous les bouts de mes allées D'un côté de ma maison on voit jusqu'à l'arc de triomphe ; de l'autre Villeneuve-Saint-Georges, la forêt de Senart et vis-à-vis la plaine de Créteil, qui est toute pleine de villages et de châteaux. En éloignement sur les coteaux, par delà la Marne,9 on voit Saint-Maur, Villeneuve-le-Roi, à M. Pelletier,10 le ministre où est un beau château que le chancelier Du Vair avoit autrefois fait bâtir ; il n'a fait que le raccommoder.

Il y a une belle orangerie, un beau potager, enfin tout ce qu'il faut pour rendre une maison agréable ; elle est petite ; mais elle a tout un air de grandeur dans sa petitesse. Il y a une fort belle galerie, qui n'est point peinte, mais sans défauts ; la chapelle est belle et bien peinte par La Fosse, un des meilleurs peintres de ce temps après M. Le Brun. La longueur du temps qu'il auroit fallu à peindre la galerie, et celui qu'elle eût senti après, ont causé qu'elle ne l'est pas. En tout, la maison est commode : il y a un petit cabinet où toutes les conquêtes du roi sont en petit, par Vander-Meulen, un des meilleurs peintres de cette manière. Le portrait du roi est partout, comme le plus bel ornement qui puisse être en lieu du monde, mais le plus honorable et le plus cher pour moi. Il y a une salle où je mange où sont tous mes proches, c'est-à-dire le roi, mon grand-père, la reine ma grand'mère, le feu roi Louis XIII, mon oncle, la reine Anne d'Autriche, sa femme, les reines d'Espagne et d'Angleterre, mes tantes, et les rois, leurs maris, les duchesses de Savoie, ma tante et ma sœur, et leurs maris, la princesse de Savoie, fille aînée de la première,11 et la duchesse de Parme, sa cadette ; ma mère, ma belle-mère et l'infante Isabelle-Claire-Eugénie d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas, à qui mon père avoit tant d'obligations, et dont il honoroit tant la mémoire, qu'il est bien juste de la placer parmi tous mes proches. Les portraits de MM. les princes Henri de Bourbon,12 Louis13 et Henri-Jules14 et Armand de Bourbon,15 prince de Conti, y sont aussi, et mesdames les princesses Marguerite de Montmorency, Claire-Clémence de Maillé, et Anne, palatine de Bavière, et Anne Martinozzi.

Si M. le Prince, dernier mort,16 avoit pu y avoir une place où toutes ses grandes actions eussent pu être, c'est une belle décoration et qui fait plaisir à une petite-fille de France, dont la mère étoit de Bourbon. Tous leurs noms sont écrits à leurs portraits, afin que si quelqu'un avoit une ignorance assez crasse pour ne les pas connoître, on leur apprît. Ma belle-mère, on sait assez qu'elle est de Lorraine. M. de Montpensier y est aussi, avec madame sa femme Catherine-Henriette de Joyeuse ; et moi sur la cheminée, qui tiens le portrait de mon père. Il m'a semblé mieux là qu'entre ses deux femmes, étant bien aise de ne mettre personne au rang de ma mère. Le petit cabinet où sont les conquêtes du roi, les siéges, les combats, les occasions y sont écrits, afin que l'on sache ce que c'est. On y connoît le roi partout ; il y est fort bien peint ; il est sur la cheminée à cheval. Il est fâcheux que le cabinet soit trop petit ; car il y a bien encore des choses à y mettre ; mais je trouverai des places ailleurs, et comme [elles] s'augmentent tous les jours, j'augmenterois plutôt ma maison que de n'avoir pas le plaisir de les y voir, après celui d'en avoir appris les nouvelles. M. le duc d'Enghien, Louis de Bourbon et Françoise,17 légitimée de France,y sont aussi ; mais comme ils y ont été mis les derniers, je ne m'en suis souvenue aussi qu'après les autres.

Il y a une salle du billard, où il y a encore des tableaux, celui du grand-duc, mon beau-frère, et de ma sœur, de ma sœur de Guise avec son mari, le duc de ce nom, de la maison de Lorraine ; M. le duc du Maine armé, sous une tente, et un bataillon de Suisses, dont il est colonel général, auprès de lui. J'ai voulu qu'il fût peint de cette manière, aimant la nation, et croyant que ce leur seroit faire plaisir. Le comte de Toulouse est sur une coquille au milieu de la mer, en petit dieu de cet élément.18 Le grand-duc, père de mon beau-frère, la grande-duchesse, sa mère, M. de Guise, que madame de Montpensier19 avoit épousé en seconde noces, et tous ses enfants : le prince de Joinville, qui mourut en Italie pendant l'exil de M. [son père] et madame sa mère à Florence ; il étoit très-bien fait et de grande espérance ; il avoit fait la campagne de Piémont, volontaire dans l'armée du roi, où il avoit beaucoup donné de marques de son mérite et de sa bravoure ; il en rapporta la maladie dont il est mort. M. de Guise, son frère, qui devint l'aîné, et qui avoit été nourri pour être d'Église, qui étoit archevêque de Reims, et possédoit de si grands bénéfices. Pour moi, je suis persuadée que c'est ce qui a porté malheur à cette grande maison, qui est présentement finie, que le mauvais usage qu'il a fait du bien d'Église, et les cardinaux ses oncles. Beaucoup pourront dire aussi que la témérité avec laquelle le Balafré avoit osé attaquer le roi, mon grand-père, leur a peut-être aussi pu porter malheur ; mais il vaut mieux que d'autres le disent que moi : car les Bourbons sont bonnes gens, et ont un fond de bonté qui leur doit toujours attirer la bénédiction de Dieu. Il y auroit bien des choses à dire de mon oncle Henri de Lorraine : la conquête de Naples en est une bien extraordinaire20 ; mais cela est si court que l'on en parleroit plus longtemps que cela n'a duré, et assez d'autres gens en parleront. Il y a encore un duc de Joyeuse, mon oncle aussi, qui est mort en Italie, et M. de Joyeuse, dont j'ai parlé dans ces Mémoires,21 et madame l'abbesse de Montmartre et mademoiselle de Guise, dont j'ai déjà parlé, et dont la mort me donnera bien occasion de parler encore. Le portrait de mon neveu, le prince de Toscane22 y est, que l'on m'avoit envoya à l'âge de quatre ans, avec son oncle qui n'en avoit que six, qui est à cette heure cardinal de Médicis. Je ne puis parler de mon neveu sans dire une chose avantageuse pour lui, que madame la Dauphine a dite plus d'une fois devant moi. Comme elle parloit du désir que madame l'électrice, sa mère, avoit toujours eu qu'elle fût mariée en France, par l'envie qu'elle avoit toujours eue d'y venir et le regret de n'y être pas, depuis sa mort on lui en parloit moins ; mais enfin on en parla beaucoup, et les affaires ne s'avançoient point : on remettoit d'un jour à l'autre. Elle s'en impatienta, et l'Empereur fit parler à M. l'électeur pour le prince de Toscane. Un jour elle lui dit : « Le roi de France me traite comme son pis-aller ; il me marchande ; pour moi, je suis si lasse de ces manières-là, que je vous prie de me marier avec le prince de Toscane. » Et sur cela, elle ajoutoit qu'elle auroit été fort heureuse, et qu'elle souhaitoit fort que sa sœur l'épousât. Ce fut en cette occasion que je lui entendis dire la seconde fois : « Elle a eu ce contentement ; car elle a vu ce mariage fait avant sa mort.23 »

Cette salle a fait beaucoup de digressions sur ces tableaux ; mais elles ne sont pas à la fin. Une grande partie de la maison de Joyeuse y est : le maréchal de Joyeuse, et sa femme, Marie de Batarnai, d'une fort grande maison ; l'amiral de Joyeuse, qui étoit son fils aîné, favori de Henri III, qui lui fit épouser la sœur de la reine Louise, qui étoit de Lorraine, fille de M. de Vaudemont ; son père étoit cadet du souverain, aussi bien que celui de ma belle mère. En lui proposant ce mariage, il [Henri III] lui dit : « Je voudrois avoir une sœur à marier ou une fille, je vous la donnerois ;mais je n'ai rien de plus proche que la sœur de la reine. » Le second fils étoit le comte de Bouchage, depuis le duc de Joyeuse, qui épousa la sœur de M. d'Épernon, dont il n'eut que madame de Montpensier, ma grand'mère : elle fut mariée à dix ans. M. le cardinal de Joyeuse, son oncle, frère de ceux dont je viens de parler, la maria, à Cléry, à M. de Montpensier, qui fut jusque-là au-devant d'elle. Elle n'avoit point de mère ; madame de Pordeac, femme de qualité et sa parente, la mena ; c'étoit la mère de madame la maréchale de Roquelaure. Il y a encore deux fils de M. le maréchal de Joyeuse, dont l'un mourut à la bataille de Coutras, de regret de quoi l'amiral l'avoit perdue ; il étoit blessé et il ne voulut pas se laisser panser. La vie de M. le duc de Joyeuse est une chose assez extraordinaire : il se fit capucin. Un gentilhomme de Normandie, nommé Caillières, l'a écrite et me l'a dédiée24 ; elle est fort divertissante ; celle du cardinal l'est aussi. Tous les gens de cette maison ont été aussi illustres par leur vertu que par leur naissance. J'en suis fort aise ; car je n'aurois pas aimé que ma grand'mère n'eût pas été quelque chose au-dessus du commun. J'ai eu contentement : car c'étoit une femme d'une grande vertu et de beaucoup de mérite. J'ai ouï dire que si le roi, mon grand-père, eût vécu, elle ne se seroit pas remariée et qu'il l'en auroit empêchée. Ma mère n'avoit que trois ans quand mon grand-père mourut, et elle étoit accordée à mon oncle, le duc d'Orléans, qui mourut à sept. M. de Montpensier étoit déjà malade quand mon oncle mourut : il a été longtemps en état de voir qu'il ne pouvoit réchapper. Son mal étoit la poitrine : il y avoit eu un coup de pistolet à la bataille d'Ivry, qui avoit quelque relation au poumon, qui en fut attaqué dès lors. Il étoit jeune, aimoit mieux les plaisirs que sa santé, ne vécut pas de régime ; ainsi il mourut à quarante-deux ans.

Après la mort de mon oncle, le roi, mon grand-père, lui manda qu'il avoit encore un fils, et qu'il succéderoit à son frère, et qu'il seroit son gendre. Quoique l'on soit fort tendre dans la maison royale, on s'avise quelquefois de se donner des consolations que ne feroient pas les particuliers. J'ai ouï dire à madame la comtesse de Fiesque, ma gouvernante, que l'on habilla ma mère en veuve, hors que c'étoit du crêpe blanc, et que l'on l'envoya ainsi au roy, mon grand-père, et à la reine, ma grand'mère ; ce qui les fit un peu rire. Madame de Montpensier se maria avant l'année de la mort de son mari25 et très-peu après celle du roi mon grand-père J'ai ouï dire que mon grand-père26 disoit à M. de Guise : « Monsieur, je vous lairrai ma femme par testament, afin que vous m'en ayez de l'obligation ; car quand je ne le ferois pas, elle ne lairroit pas de vous épouser. » Elle n'avoit que vingt ans. Mon grand-père étoit fort beau et fort bien fait ; mais il étoit fort débauché, avoit toujours des maîtresses ; il n'amenoit guère sa femme à la cour : il avoit peur que le roi, mon grand-père, en fût amoureux ; car on dit qu'elle étoit belle. Elle demeuroit toujours à Champigny ou à Gaillon,27 avec M. le cardinal de Joyeuse. Sans tout ce qui m'est venu dans l'esprit de dire sur les tableaux, on se seroit fort ennuyé à Choisy et en auroit trouvé le séjour bien long. M. le maréchal de Bouillon, qui avoit épousé la cousine germaine de M. de Montpensier, qui étoit de Nassau et fille d'Isabelle de Bourbon, qui épousa Maurice, s'étant faite, d'abbesse de Jouarre, huguenote, dont j'ai parlé, y est ; M. de Turenne et le cardinal de Bouillon. Il paroît, par le détail où je suis entrée sur Choisy, que je l'aime ; c'est mon ouvrage : je l'ai toute faite ; on m'en parloit souvent, et madame de Montespan me disoit, quand j'étois chez elle : « Le roi songera dorénavant qu'à vous surprendre par tous les agréments dont il se pourra imaginer : il vous fera mille présents de tout ce qu'il y aura de plus joli ; il vous fera peindre Choisy : il n'est pas encore achevé. Vous trouverez à tous les voyages que vous ferez quelque chose de nouveau, une chambre peinte, une autre meublée, une fontaine, des statues ; enfin il en fera son plaisir, comme de Versailles. » J'écoutois tout cela.

J'oubliois de dire que le jour que j'eus signé la donation, le soir il ne me dit rien qu'en passant : « Je crois que vous êtes contente, et moi aussi ; » et à souper il me faisoit des mines et causoit avec moi : cela avoit fort bien air. Le lendemain il vint chez madame de Montespan comme j'y étois ; il me dit : « Je suis ravi que l'affaire soit achevée ; vous ne vous en repentirez pas, et je ne songerai qu'à vous donner des marques de ma reconnoissance ; cette affaire nous unit plus que jamais et fait une amitié que rien ne sauroit rompre. Vous verrez, quand mon frère et M. le Prince sauront ceci fait, ce qu'ils feront ; mais ne les craignez point, je vous maintiendrai bien contre eux. » Enfin il me dit tout ce qui se peut dire de tendre, d'engageant et de reconnoissant. J'étois ravie et me croyois au-dessus de toute chose. Cette semaine-là on me retint à faire medianoche chez madame de Montespan : ce qui fut fort remarqué ; et la comtesse de Fiesque, qui va flairant ce qui se fait partout, me dit quelque temps après que l'on disoit que j'avois donné mon bien à M. du Maine ; je dis fort que non. Ensuite Monsieur me le dit, et que pour lui il m'avoit toujours aimée sans intérêt ; qu'il continueroit et qu'il souhaitoit que cela me pût profiter, et que l'on me tînt tout ce que l'on me promettoit, et que j'eusse plus d'agrément que je n'avois eu par le passé.

Je parlois souvent à madame de Montespan pour M. de Lauzun, et elle me témoignoit beaucoup d'empressement pour sa liberté. Un jour elle me dit : « Il ne vous faut point flatter : le roi ne consentira jamais que vous épousiez M. de Lauzun comme vous vouliez faire, ni que l'on l'appelle M. de Montpensier ; mais il le fera duc, et si vous voulez vous marier, il ne fera pas semblant de le savoir ; ceux qui le lui diront, il les grondera ; ne sera-ce pas toujours même chose ? » Je lui dis : « Quoi ! madame, il vivra avec moi comme mon mari, il ne le sera pas déclarément ? Que pourra-t-on dire et croire de moi ? » Elle me répliqua : « On n'en sauroit jamais rien croire que de bon ; votre conscience ne vous reprochera rien ; le respect que l'on a pour le roi et la considération que l'on a pour vous feront que l'on ne dira rien ; et, croyez-moi, vous serez plus heureuse mille fois. M. de Lauzun vous aimera mieux : les mystères donnent du goût aux choses ; nous irons souvent nous promener. » Elle faisoit tous les jours des projets nouveaux de plaisirs, et ne songeoit qu'à m'amuser. Ce lui étoit aisé, car j'ai beaucoup d'inclination pour elle, et elle est fort aimable ; c'est une race de beaucoup d'esprit et d'esprit fort agréable que les Mortemart : madame de Thianges en a beaucoup aussi aussi, et M. le maréchal de Vivonne. Madame de Montausier disoit qu'ils avoient un attrait pour la maison royale, et que quand ils étoient quelque part, nous ne les pouvions quitter.

Je m'impatientois quelquefois de la longueur du temps que l'on mettoit à faire sortir M. de Lauzun ; je n'en parlois point au roi ; mais il me sembloit que ce que j'avois fait étoit une sollicitation continuelle, et que toutes les fois qu'il voyoit M. du Maine sa présence le devoit faire souvenir de ce qu'il avoit à faire.

Madame la Dauphine devint grosse : ce fut une grande joie. Comme elle étoit fort délicate, elle demeuroit souvent à sa chambre, et même y gardoit quelquefois le lit ; le roi lui rendoit les mêmes soins. Il commençoit dès ce temps-là à aller chez madame de Maintenon, qui avoit un appartement au-dessus de la chambre du roi. Auparavant le mariage de madame la Dauphine, elle logeoit chez mademoiselle de Tours ; et peu de jours avant qu'elle allât au-devant de madame la Dauphine, elle avoit eu une chambre en haut, où demeuroit mademoiselle d'Elbœuf ; mais le roi n'y avoit pas été.

J'avois oublié de nommer le duc de Verneuil,28 qui étoit fils naturel du roi, mon grand-père, dans la salle du billard de Choisy, et madame sa femme, qui étoit fille du chancelier Séguier29 ; c'étoit un fort bon homme, qui avoit été, jusqu'à soixante ans, d'Église,30 et qui s'étoit avisé de se marier. Elle est fort bonne femme aussi, et a été toujours de mes amies ; elle étoit veuve du duc de Sully.

 

FIN

 


NOTES

1. Madame de Richelieu était Anne Poussart du Vigean, dont Mademoiselle a souvent parlé dans ses Mémoires. Elle avait épousé en premières noces François-Alexandre d'Albret, seigneur de Pons. Elle mourut le 29 mai 1684. Voy. à cette date les notes de Saint-Simon sur Dangeau. Madame de Caylus parle aussi dans ses Souvenirs des dames qui formèrent la maison de la Dauphine.

2. Anne de Rohan-Chabot, mariée le 17 avril 1663 à François de Rohan, prince de Soubise. Elle mourut le 4 février 1709. Voy. à cette date les Mémoires de Saint-Simon.

3. Marguerite, duchesse de Rohan, princesse de Léon, etc., qui avait épousé en 1645 Henri Chabot, d'où vint la branche des Rohan-Chabot.

4. Voy. sur le départ de la comtesse de Soissons, la lettre de madame de Sévigné, en date du 30 janvier 1680.

5. La Voisin et la Vigoureux, célèbres empoisonneuses, furent traduites devant cette chambre, établie le 7 avril 1679.

6. On peut consulter pour cette affaire des poisons, et sur la chambre de l'Arsenal, les lettres de madame de Sévigné en date des 24, 26 et 30 janvier 1680.

7. Plusieurs auteurs ont fait mention de cette intrigue ; mais aucun écrivain digne de foi n'a nommé cette dame.

8. Le mot considéré est employé ici par Mademoiselle dans le sens de circonspect.

9. On a passé ici deux lignes dans les anciennes éditions, depuis qui est toute pleine jusqu'à par delà la Marne.

10. Claude Pelletier ou Le Pelletier, qui succéda comme contrôleur général des finances à J.-B. Colbert en 1683.

11. Il a été question antérieurement de la duchesse de Savoie, de la princesse Louise de Savoie, fille aînée de Christine de France, et de sa sœur Marguerite de Savoie. Voy. t. III, p.302 et suiv. des Mémoires de Mademoiselle.

12. Henri de Bourbon était père du grand Condé et d'Armand de Bourbon, prince de Conti ; né en 1588, il mourut en 1646 (11 décembre).

13. Louis de Bourbon, connu sous le nom de grand Condé, et dont Mademoiselle a si souvent parlé sous le nom M. le Prince.

14. Henri-Jules de Bourbon, duc d'Enghien, né le 9 juillet 1643, mort le 1er avril 1709. Mademoiselle en a tracé un portrait peu flatteur (t. III, p. 550). Il avoit épousé le 11 décembre 1663 Anne de Bavière, fille d'Édouard de Bavière, prince palatin, et d'Anne de Gonzague.

15. Armand de Bourbon, prince de Conti, frère puiné du grand Condé et chef de la maison de Conti. Il avoit épousé Anne Martinozzi.

16. Le grand Condé (Louis de Bourbon) était mort le 11 décembre 1686.

17. Louise-Françoise de Bourbon, mademoiselle de Nantes, avait épousé, le 23 juillet 1685, Louis de Bourbon, duc d'Enghien, qui est connu dans l'histoire sous le nom de M. le Duc.

18. On sait que le comte de Toulouse étoit grand amiral de France.

19. Henriette-Catherine de Joyeuse, mariée en premières noces à Henri de Bourbon, duc de Montpensier, épousa en secondes noces Charles de Lorraine, duc de Guise. Il a été question de ces personnages dans la première partie des Mémoires de Mademoiselle. J'y renvoie pour tous les détails généalogiques.

20. Voy., entre autres ouvrages, les Mémoires de M. le duc de Guise contenant son entreprise sur le royaume de Naples, etc. (Paris, 1688, in-4o, et 1681, in-12).

21. Il avait d'abord été désigné sous le nom de chevalier de Guise ; il ne prit le titre de duc de Joyeuse qu'après la mort de son frère.

22. Ferdinand de Médicis, prince de Toscane, mourut avant son père, Cosme III, le 31 octobre 1713.

23. Yolande-Bétrix de Bavière fut mariée le 21 novembre 1688 à Ferdinand de Médicis. Elle était sœur de la Dauphine Marie-Anne-Christine-Victoire de Bavière.

24. L'ouvrage de Caillières porte le titre suivant : Le Capucin prédestiné, ou le duc de Joyeuse, capucin (Paris, 1661, in-8).

25. Le sens est avant l'année révolue après la mort de son mari.

26. Il s'agit ici du grand'père du côté maternel, du duc de Montpensier.

27. Petite ville du département de l'Eure. Les anciennes éditions en ont fait Gation. Les archevêques de Rouen (et le cardinal de Joyeuse l'était) avaient un magnifique château à Gaillon.

28. Henri de Bourbon, duc de Verneuil, fils naturel de Henri IV et de Henriette d'Entragues, duchesse de Verneuil. Il en a été souvent question dans les Mémoires de Mademoiselle ainsi que de sa femme.

29. Charlotte Séguier, veuve de Maximilien-François de Béthune, duc de Sully, avait épousé en secondes noces, le 29 octobre 1668, Henri de Bourbon, duc de Verneuil.

30. Henri de Bourbon-Verneuil était évêque titulaire de Metz.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1859. T. IV, Chap. II (troisième partie)  : p. 415-440.


This page is by James Eason, University of Chicago.