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CHAPITRE XXXIII

(novembre – décembre 1658)

La reine reçut, le lendemain qu'elle fut arrivée, des nouvelles de Madame royale, et qu'elle viendroit le jeudi. Sa Majesté alla aux Cordeliers, où est la tête de saint Bonaventure. Le jour d'après elle fut à l'archevêché où devoit loger Madame royale, voir son appartement. Il y avoit des tapisseries que le roi y avoit fait mettre; il n'y avoit que des lits qu'elle eût envoyés. On ajustois cela; il y avoit force bras1 beaux et magnifiques. J'oubliois de dire qu'il y avoit à Lyon deux troupes de comédiens, dont l'une étoit très-bonne. Ils affichent les comédiens de Mademoiselle, avec raison; car ils avoient joué trois hivers de suite à Saint-Fargeau. Monsieur y fut en arrivant; pour moi, j'attendis qu lendemain.

Le jour que madame de Savoie arriva,2 on se dépêcha d'aller chez la reine de bonne heure. Comme elle avoit dit qu'elle partiroit à midi, on fut fort diligent. M. le cardinal alla fort loin au-devant [de Madame royale], puis Monsieur. Le roi vint avec la reine; il y avoit dans son carrosse Leurs Majestés, le maréchal de Villeroy, madame de Noailles et moi. La princesse palatine fut quasi toujours malade, et je pense qu'elle n'eût pas voulu être en santé, à cause de mille occasions, où elle auroit eu dispute avec toutes les princesses de la maison de Savoie, qui ne lui eussent rien voulu céder ni accorder de ce qu'elle eût pu prétendre. Nous trouvâmes tout le chemin plein d'équipages. Madame royale et M. de Savoie avoient une grande quantité de mulets avec de très-belles et magnifiques couvertures, les unes de velours noir, les autres cramoisi, avec les armes en broderie d'or et d'argent. Force personnes de qualité de leur cour en avoient de belles. Nous trouvâmes la litière du corps de Madame royale précédée de douze pages vêtus de noir avec des bandes de velours noir en ondes, suivis de ses gardes avec une officier à la tête; ils avoient des casaques noires avec du galon d'or et d'argent; il y avoit une autre litière à Madame royale et plusieurs autres. Nous trouvâmes quantité de carrosses à six chevaux, suivis de quantité de livrées, enfin toutes les marques d'une grande cour.

Comme l'on sut Madame royale proche, on le vint dire au roi, qui monta à cheval et s'en alla au-devant d'elle. La reine nous dit: « J'avoue que j'ai bien de l'impatience de savoir comme le roi trouvera la princesse Marguerite. » Elle ne témoignoit pas une grande passion pour ce mariage; mais aussi elle ne témoignoit pas d'aversion. Elle disoit: « Si je pouvois avoir l'Infante, je serois au comble de ma joie; mais ne le pouvant pas, j'aimerai tout ce qui plaira au roi. » Je pense qu'elle auroit mieux aimé encore la princesse d'Angleterre que la princesse Marguerite; mais comme le roi y témoignoit avoir une grande aversion, elle n'osoit en parler. Le roi revint au galop, mit pied à terre et s'approcha du carrosse de la reine avec une mine la plus gaie du monde et la plus satisfaite. La reine lui dit: « Eh bien, mon fils? » Il répondit: « Elle est plus petite que madame la maréchale [de Villeroy]; mais elle a la taille la plus jolie du monde; elle a le teint.... » Il hésita, ne pouvant dire comme elle l'avoit. Enfin il trouva: « olivâtre; mais cela lui sied bien. Elle a de beaux yeux; enfin elle me plait et je la trouve fort à ma fantaisie. » La reine lui dit qu'elle en étoit bien aise.

Un moment après on dit: « Voilà Madame royale. » Les carrosses s'arrêtèrent; elle descendit, la reine aussi. Comme j'étois descendue la première, je vis la première la princesse Marguerite, que je trouvai bien, mais pas belle. Je ne trouvai pas Madame royale si bien faite, que je me l'étois imaginée. Elle étoit fort emmaillotée dans des coiffes; elle paroissoit fort fatiguée. Elle salua la reine, lui baisa les mains, lui fit mille flatteries; car c'est une femme fort flatteuse. Après, elle lui présenta sa fille aînée, veuve du prince Maurice de Savoie, son oncle; ensuite la princesse Marguerite. Puis Madame de Savoie me connut et dit à la reine, qui lui disoit de monter en carrosse: « Votre Majesté trouvera bon que j'embrasse ma nièce. » Elle me dit: « Je vous ai connue à l'air de la maison. » Ses filles et moi nous nous embrassâmes fort. Madame royale monta auprès de la reine. Le roi se mit à une portière avec la princesse Marguerite. Je me mis au derrière étant enrhumée, avec la princesse de Carignan, la princesse Louise auprès de Monsieur.

Le roi se mit, dès l'instant que l'on fut en carrosse, à parler avec la princesse Marguerite comme s'il l'eût vue toute sa vie, et elle de même; ce qui me surprit au dernier point, le roi étant fort froid de son naturel et fort peu aisé à s'apprivoiser. J'écoutois volontiers ce qu'ils disoient. Il lui parla de ses mousquetaires, de ses gendarmes, chevau-légers, du régiment des gardes, du nombre de toutes ses troupes, [de] ceux qui les commandent, de leur service, comme elles marchent. Je jugeai par là qu'il prenoit plaisir à l'entretenir; car ce sont ses chapitres agréables, étant fort entêté de ces choses-là. Il lui demanda des nouvelles de la garde de M. de Savoie; à quoi elle satisfit. Comme je n'osois pas toujours écouter, de peur que l'on ne le remarquât, je n'entendis pas toute la conversation. Il lui parla des plaisirs de Paris, et elle de ceux de Turin. Elle lui disoit: « Écoutez. » Ce terme me paroissoit assez familier pour la première fois. J'écoutai aussi madame de Savoie, à qui la bouche ne ferma pas, qui fit des amitiés à la reine nonpareilles, et qui la loua par excès. On avoit doublé la garde à cause de madame de Savoie: au lieu de deux compagnies qui y sont d'ordinaire, il y en avoit quatre de François et deux de Suisses. Elle ne manqua pas de se récrier et de dire au roi que, du temps du feu roi, le régiment des gardes n'étoit pas si beau. Madame de Savoie ne fut pas longtemps chez la reine. Elle lui dit: « Vous devez être lasse; allez vous reposer. » Le roi l'alla remener à son logis.

La reine entra dans son cabinet avec M. le cardinal, qui lui dit, à ce que je lui ai ouï dire depuis: « J'ai une nouvelle à dire à Votre Majesté, à quoi elle ne s'attend pas et qui la surprendra au dernier point. » La reine lui répondit: « Est-ce que le roi mon frère m'envoie offrir l'Infante? Car c'est la chose du monde à quoi je m'attends le moins. — Oui, Madame c'est cela. » On peut juger de sa joie. Elle dit qu'elle fut grande; mais que c'étoit une chose si éloignée qu'elle en craignoit les difficultés. M. le cardinal lui donna la lettre par laquelle le roi, son frère, lui mandoit qu'il souhaitoit la paix et le mariage de sa fille avec le roi, et qu'il la prioit de contribuer de son côté à l'un et l'autre, comme il feroit du sien. La reine dit qu'elle croyoit bien que le roi, son frère, disoit cela de bonne foi; mais que le monde, qui n'y en ajouteroit pas tant, se moqueroit d'elle, lorsque l'on le sauroit, de se flatter de cette espérance; [qu'il étoit à craindre] vu le peu d'intérêt que les Espagnols avoient à ce mariage [qu'ils] en empêchassent l'exécution.

Mademoiselle de Mancini me vint demander, pendant que le roi étoit allé remener Madame royale, ce qu'il avoit dit de la princesse Marguerite, et comme il en avoit usé avec elle. Je [le] lui dis. Il me parut que ce procédé lui déplût,3 et j'appris qu'elle lui dit: « N'êtes-vous pas honteux que l'on vous veuille donner une si laide femme? » M. le cardinal alla visiter Madame royale; j'y fus ensuite; mais j'y demeurai très-peu. Le lendemain j'y retournai. Elle étoit propre et assez ajustée; il paroît qu'elle a été belle; mais elle est plus vieille que l'on ne l'est d'ordinaire à son âge. Elle me parut assez ressembler à mon père, mais plus cassée. Quoiqu'elle fît tout ce qu'elle put par son ajustement pour soutenir son reste de beauté, je crois qu'elle s'est gâté le teint qu'elle a eu beau autrefois, en y mettant des drogues. Elle a la taille gâtée; mais cela ne l'empêche pas d'avoir bonne mine et l'air d'une grande dame. Sa fille aînée est grande, de belle taille, a la mine d'une personne de condition; mais elle n'a pas bonne grâce. Elle est fort gâtée de la petite vérole et il n'y a nul reste de beauté, quoique Madame royale nous ait dit qu'elle étoit fort belle. C'est une bonne femme,4 civile, familière, qui a assez d'esprit, et dont j'ai tous les sujets du monde d'être satisfaite. Elle me témoigna beaucoup d'amitié.

Pour la princesse Marguerite, elle est petite, mais elle a la taille assez jolie, à ne bouger d'une place; car quand elle marche, elle paroît [avoir] les hanches grosses, et même quelque chose qui ne va pas tout droit. Elle a la tête trop grosse pour sa taille,5 mais cela paroît moins par devant que par derrière, quoique ce soit une chose fort disproportionnée. Elle a les yeux beaux et grands, assez agréables, le nez gros, la bouche point belle, et le teint fort olivâtre, et si avec tout cela elle ne déplaît point. Elle a beaucoup de douceur, quoiqu'elle ait l'air fier. Elle a infiniment de l'esprit, adroit, fin; et il y a paru à sa conduite.

Madame royale me fit mille amitiés; Monsieur y vint comme j'y étois, le lendemain de son arrivée; elle nous entretint fort, et nous l'écoutâmes avec plaisir. Elle parle beaucoup et bien. Elle aime à parler. Elle nous conta mille choses de la cour de Savoie et de monsieur son fils, qu'elle cite à tout moment, affectant de faire connoître l'amitié qu'elle a pour lui et celle qu'il a pour elle. Elle avoit une fort grande cour; car outre la comtesse de Vérue, qui est sa dame d'honneur, et la marquise de Saint-Germain, qui est sa dame d'atour, il y avoit encore quantité de dames, entre lesquelles étoit la marquise Ville, une des plus considérables du pays. Elles étoient bien au nombre de quinze ou vingt. Elle n'avoit amené que cinq ou six de ses filles d'honneur. Cela nous surprit, lorsqu'elle le dit; car la reine n'en a que ce nombre. Madame royale en a douze ou treize. Madame la princesse [Louise]6 n'avoit point amené les siennes; elle n'avoit que sa dame d'honneur, que l'on appelle la marquise de Serié. Il y avoit quantité d'hommes de condition, le marquis de Pianesse, qui est le premier ministre, qui est de la maison de Simiane; c'est un grand homme, mélancolique, dévot. Le comte Philippe d'Aglié y étoit aussi. Celui-là a la mine riante et est fort bien; quoiqu'il ne soit plus jeune, il n'a pas perdu l'air galant. Je ne me souviens pas des autres; mais ils étoient en grand nombre, et assurément la cour de Madame royale étoit fort belle. Elle nous conta, à Monsieur et à moi, que M. de Savoie avoit un cabinet où il y avoit tous les portraits de tout ce qu'il y avoit de princesses à marier en Europe. Nous lui dîmes que nous les avions tous vus, parce qu'on les avoit tous envoyés à M. le cardinal. Cela lui fit plaisir; car son intention étoit de nous faire connoître qu'on les lui avoit envoyés pour voir si elles plairoient à monsieur son fils.

Après avoir été quelque temps avec elle, nous allâmes chez la reine, où elle vint aussitôt; j'avois une connoissance dans cette cour que j'avois faite à Fontainebleau, du marquis de Fleury; c'est un des plus considérables par la part qu'il a aux bonnes grâces de Madame royale. Elle l'avoit envoyé à la cour faire compliment sur la guérison du roi. Il étoit accompagné de trois ou quatre gentilshommes; il parut avec éclat, et on en fit grand cas. C'est un garçon qui est venu en faveur à dix-neuf ou vingt ans; il est assez beau de visage, a la tête belle, des cheveux cendrés, grands; mais pour moi, je ne lui trouve pas la taille agréable; il ne paroît pas avoir beaucoup esprit. Il parut à Lyon comme il avoit fait à Fontainebleau, avec moins de dorure toutefois; car la cour de Savoie portoit le deuil duc de Modène. Sa mère, la marquise de Fleury, y étoit.

Quand madame de Savoie étoit en train d'entretenir la reine, ses visites duroient trois heures; elle parloit sans cesse des grandes affaires qu'elle avoit; comme elle négocioit depuis le matin jusqu'au soir; de l'autorité qu'elle avoit sur l'esprit de monsieur son fils; puis elle parloit de ses galanteries, de ses débauches. Je ne me pus empêcher de lui dire devant la reine lorsqu'elle contoit tout cela: « Il me semble, Madame, que Votre Altesse royale devroit montrer l'autorité qu'elle a sur monsieur son fils en le faisant plus sage aussi bien qu'en autre chose, et qu'elle qui est si dévote, devroit se faire un scrupule de lui donner de l'argent pour ses maîtresses. » Car elle contoit à la reine qu'il n'avoit pas un sou qu'elle ne lui donnât, et que quelquefois il lui disoit: « Maman, je vous prie de me donner une somme; » qu'il lui disoit de ne pas demander pourquoi c'est, et qu'elle lui faisoit donner, en disant: « Je ne le veux pas savoir. » Elle aimoit fort à parler de sa dévotion. Elle contoit à la reine comme elle entendoit quelquefois dix messes par jour; et réglement deux ou trois; des jours qu'elle s'enfermoit aux Carmélites; de ses pénitences, des processions où elle alloit nu-pieds. Je pense qu'elle a ouï dire que la dévotion des grandes princesses ne doit pas être cachée, parce qu'elles donnent l'exemple, car elle manifeste bien la sienne.

Le roi alla, le lendemain de l'arrivée de Madame royale, la voir le matin, et entra dans la chambre de madame la princesse Marguerite. On crut qu'il la vouloit surprendre pour lui voir la taille déshabillée, à cause que l'on lui avoit dit qu'elle étoit bossue; mais il ne témoigna pas y prendre garde; il fut aussi froid le matin qu'il avoit paru empressé le jour de l'arrivée; ce qui étourdit fort madame de Savoie. Pour madame la princesse Marguerite, elle fit la même mine. Le soir chez la reine, il causa toujours mademoiselle de Mancini devant elle, sans lui dire un seul mot. Madame de Savoie fit une histoire admirable à la reine: elle lui conta que monsieur son fils avoit une levrette que la marquise de Caylus, qu'il avoit fort aimée, lui avoit donnée; qu'en partant de Chambéry il lui avoit dit: « Madame, je vous donne ma levrette; je vous prie d'en avoir soin. » Que le soir, en arrivant, elle s'étoit trouvée toute seule dans sa chambre; qu'elle s'étoit mise à genoux auprès de cette chienne, et qu'elle lui disoit: « Que je t'aime et que je suis aise de te voir! Si ton maître étoit ici, que je serois satisfaite! Car je ne l'ai pas vu depuis ce matin; les moment me paroissent des heures et les journées des années en son absence. Au moins, dis-lui bien les sentiments de mon cœur pour lui. » Elle dit cent fadaises de cet force, et que quelqu'un étoit entré qui s'étoit bien moqué d'elle, et qu'elle avoit dit: « Je ne trouve point à redire que l'on se moque de moi de trop aimer mon fils; car je sens bien que je suis capable, sur ce chapitre, de faire toutes les folies imaginables. » Puis elle montra à la reine une de ses filles, nommée Treseson, qui est Françoise, de la province de Bretagne, dont M. de Savoie étoit amoureux. On ne la trouva point belle; c'étoit une grosse fille blanche et blonde, d'assez mauvaise taille, les yeux petits, la bouche point belle et qui n'avoit que l'éclat de la jeunesse. On sut par quelle aventure elle avoit été en Piémont: sur le bruit du mariage du roi avec la princesse Marguerite de Savoie, auquel il y avoit assurément beaucoup d'apparence qui le faisoit croire bien fondé, M. Fouquet, procureur général, qui veut avoir des habitudes partout, y avoit envoyé cette fille, qui est nièce de madame Du Plessis-Bellière, qui est son intime amie, femme d'esprit et de capacité. Elle est d'une race dont ils ont tous de l'esprit. Cette fille en a, à ce que l'on dit, et comme ils ne voulurent point faire connoître leur intention, ils prièrent le comte de Brulon, qui est Breton, de la donner à M. de Savoie comme sa parente. Le comte de Brulon a beaucoup de commerce en Piémont, parce que son frère et lui ont été longtemps introducteurs des ambassadeurs, et par un attachement particulier qu'il a toujours eu à l'hôtel de Soissons. Ainsi il connoît beaucoup de Piémontois, et Madame royale dit à la reine: « C'est une parente du comte de Brulon qu'il m'a donnée; » car je pense qu'elle ne savoit pas elle-même que ce fût le procureur général qui l'eût envoyée là, afin de faire habitude avec la princesse Marguerite, pour revenir en France avec elle, si son mariage se faisoit.

Le second jour que Madame royale fut à Lyon, la reine l'alla voir. Je n'y allai point, ayant de ces rhumes du cerveau qui ne durent qu'un jour, mais qui incommodent; ainsi je gardai le lit. Madame royale envoya savoir de mes nouvelles et me faire excuse si elle ne me venoit voir; mais qu'elle avoit mal à la tête.

Le dimanche7 M. de Savoie arriva; le roi alla au-devant de lui à deux lieues de Lyon. Monsieur n'y alla point, parce qu'il8 ne le devoit point voir à son logis. M. de Savoie tint bon à vouloir que Monsieur lui donnât la porte. Je trouvai la chose moins étrange lorsque je sus les raisons, que d'abord que l'on me le dit. M. de Savoie disoit que Son Altesse royale9 avoit toujours traité monsieur son père différemment des autres souverains; qu'il avoit donné au duc de Mantoue et à celui de Modène une chaise à dos, et qu'il en vouloit une à bras. Pour cela on en convenoit, mais pour la porte non; de sorte qu'il fut résolu que M. de Savoie iroit chez Monsieur le matin avant qu'il fût levé. Je pense qu'il ne le voulut pas, et il n'y alla point. Il arriva le soir; il y avoit une presse horrible dans la chambre de la reine. Il entra avec le roi depuis la porte jusqu'au lieu où étoit la reine, courant et poussant tout le monde, riant, accoutumé avec le roi comme s'il n'en eût bougé; enfin une certaine familiarité que la haute naissance donne aux gens avec ceux, où les autres tremblent. Il se trouva tout contre la reine; il se jeta quasi à ses pieds; elle l'embrassa et le releva. Madame royale lui fit une mine riante; il s'approcha d'elle; elle lui donna sa main, et [il] la baisa.

On le trouva fort bien; il est de moyenne taille, mais il l'a la plus fine, délice et agréable, la tête belle, le visage long, mais les yeux beaux, grands et fins, le nez fort grand, la bouche de même; mais il a le ris agréable, la mine fière, un air vif en toutes ses actions, brusque à parler. Il regarda tout le monde et dit qu'il connoissoit tout ce qui étoit là par leurs portraits. Il demanda où étoit mademoiselle de Hortense et témoigna la trouver fort belle. Il étoit habillé de deuil, botté, avec un justaucorps noir, un mouchoir noué de couleur de feu. Il avoit fort bonne mine. On demeura toujours debout.

Après avoir été quelque temps, Madame royale s'en alla, et lui avec elle. Je la fus voir en sortant de chez la reine. Il n'étoit pas dans sa chambre; il y revint et passa du côté où j'étois. Il se mit à conter qu'il étoit parti tard de Chambéry, parce qu'il avoit été à deux ou trois lieues désirant entendre la messe. Je lui dis: « Quoi! vous faites le dévot. » Il me répondit: « Je le suis beaucoup: je vais au sermon; j'entends la messe; je jeûne le carême, et le reste de ma vie répond à cela. » Je me mis à rire et à lui dire: « Je vois bien que vous êtes un hypocrite. — Vraiment vous êtes bonne de me traiter ainsi; la première fois que je vous aie jamais vue, vous me dites des injures! » Je repartis: « Nous sommes assez proches pour nous dire nos vérités. » Enfin, nous raillâmes toujours le temps que j'y fus, qui ne fut pas long; et il n'y demeura pas toujours, parce qu'il vint mille gens le saluer. Il avoit dix ou douze personnes de qualité de ses principaux officiers avec lui, n'ayant pu en amener davantage, étant venu en relais.

Comme je sortis de chez Madame royale, il me vint mener à mon carrosse. Le lendemain je le trouvai à la messe aux Célestins; c'étoit une église proche de mon logis, où j'allois tous les jours à la messe. Je vis là ses livrées, qui sont belles; elles sont rouges avec des bandes de velours bleu en ondes et du galon isabelle et bleu. Il n'avoit que sept ou huit pages et autant de valets de pied. Il fut toujours dans les carrosses du roi et avoit de ses pages et de ses valets de pied qui le suivoient. Il étoit entré dans le couvent après10 la messe, et il rentra dans l'église comme la messe commençoit. Tous les officiers de ses gardes avoient leurs bâtons; cela avoit bon air. Je me levai; il se mit à genoux auprès de moi, et me dit: « Je vous veux montrer que je suis dévot. » Un moment après on lui vint dire quelques choses; il prit sa course et s'enfuit.

Les prétentions de M. de Savoie donnoient lieu à ses sœurs d'en avoir aussi. La reine et M. le cardinal me dirent que les princesses ne me verroient point, si je ne leur donnois la porte chez moi. Je dis qu'il me sembloit que je me pouvois passer de leurs visites, et que M. de Savoie ne voyant point Monsieur, il n'étoit pas nécessaire que ses sœurs me visitassent. La reine me répliqua qu'elle ne voyoit pas de difficulté à les traiter comme elles désiroient; que c'étoit une civilité qui ne portoit pas de conséquence. Je lui alléguai que je n'en avois jamais usé ainsi avec madame de Lorraine, à laquelle je n'avois donné qu'une chaise à dos, en ayant une à bras, et pour la porte on ne l'avoit pas seulement proposée. La reine me dit: « Il y a une raison où vous ne pourrez rien répondre; c'est qu'elles sont petites-filles de France comme vous. » Je répondis: « Elles le sont par fille, et moi, fille du frère: c'est une raison pour ne leur pas donner; et madame de Remiremont, qui étoit petite-fille de France, n'y a jamais songé. — Enfin je le veux, » me dit la reine. — « A cela, Madame, lui dis-je, il n'y a point de réplique; après avoir allégué mes raisons à Votre Majesté, je n'ai plus rien à faire qu'à obéir. » Ces deux choses sont assez avantageuses pour la maison: que M. de Savoie se soit mis en état de disputer à Monsieur, et que j'aie donné la porte à ses sœurs.

Le lundi, lendemain de l'arrivée de M. de Savoie, il alla chez le roi aussitôt après dîner, puis il vint chez la reine avec le roi. Ce jour-là on devoit aller à l'Hôtel-de-Ville, qui est une parfaitement belle maison bâtie depuis peu; ainsi la reine sortit dès que le roi fut venu. On trouva Madame royale dans la cour. On remarqua que tout le carrosse étoit plein d'enfants ou de petits-enfants de Henri le Grand. C'étoit une carrossée de bonne maison: il y avoit le roi, la reine, Monsieur, Madame royale, M. de Savoie, ses deux sœurs et moi. On remarqua, et moi aussi, que M. de Savoie suivoit de près le roi, et qu'il passa de cette manière toujours devant Monsieur. Il y eut une grande collation où on ne s'assit point; mais on ne laissa pas de se mettre autour de la table. M. de Savoie se mit à la droite du roi; Monsieur le dit à la reine, qui lui répondit: « Vous êtes un tripoteux; qui voulez toujours faire des affaires. » M. de Savoie demanda au roi s'il ne trouveroit pas bon qu'il vînt les soirs jouer avec lui; le roi dit que oui, mais si froidement qu'il n'y vint point.

Comme je fus retournée à mon logis, on me vint dire: « Voici Madame royale. » J'allai au-devant d'elle le plus loin qu'il me fut possible; elle venoit en chaise. Elle me dit: « Je vous viens voir en famille; voici mon fils et mes filles que je vous amène. » Comme elle fut dans ma chambre, je lui dis: « Votre Altesse royale trouvera bon que j'aille au-devant d'eux. » Elle me dit que oui. J'y allai afin de les faire passer devant moi; puis nous nous assîmes dans la ruelle de mon lit. M. de Savoie et ses sœurs s'amusèrent à causer avec madame de Thianges et mademoiselle de Vandy, et Madame royale m'entretint; elle me parla fort du déplaisir qu'elle avoit du peu d'envie que monsieur son fils avoit de se marier; que c'étoit la chose du monde qu'elle souhaiteroit le plus. Je lui dis qu'elle avoit raison; que si monsieur son fils mouroit sans enfants, elle ne seroit pas si heureuse qu'elle étoit; mais que, quelque connoissance que l'on eût de son intérêt, personne ne lui faisoit justice là-dessus, et que l'on étoit persuadé qu'elle faisoit tout son possible pour l'empêcher de se marier. Elle me fit conter tous les démêlés que j'avois eus avec mon père. Elle me témoigna y avoir pris part, et trouver hardie11 la persécution qu'on m'avoit faite. Ensuite elle me demanda des nouvelles de ma belle-mère, et m'en parla comme la connoissant et la croyant fort ridicule. Ensuite on se mit à parler tout haut du bal, qui devoit être le lendemain.Je l'allai conduire jusqu'au bas du degré; monsieur son fils me ramena à ma chambre.

On ne parloit pour lors point du tout du sujet pour lequel on étoit venu; car depuis le premier jour le roi ne parla point à la princesse Marguerite. Elle ne laissa pas de faire la meilleure mine du monde le jour du bal. J'eus la curiosité de savoir si le roi la mèneroit plutôt que moi; on me dit que non, et qu'à moins que d'être fiancée; on n'auroit garde de la faire passer devant moi. On dansa sur un grand théâtre fort bien éclairé; la reine et Madame royale étoient dans la salle, et M. de Savoie, qui ne voulut point danser, ne voulant pas être après Monsieur. Le roi me mena, et Monsieur la princesse Marguerite. Il y eut trois Piémontoises qui dansèrent: la marquise de Tane, femme du capitaine des gardes de Madame royale; la marquise de Saint-Georges, sœur de Fleury, et Treseson. Le roi se mit au milieu, la princesse Marguerite à sa gauche et moi à la droite.

Comme on voulut faire honneur aux Piémontoises, on mit Treseson auprès de moi. Je l'entretins fort; je lui trouvai de l'esprit plus que de la beauté. Elle me conta que Madame royale lui avoit donné des perles, des pendants d'oreilles qu'elle avoit, assez raisonnables. Elle me parla fort de la cour de Savoie; que M. de Savoie aimoit fort à danser; qu'il dansoit parfaitement bien.Je lui demandai pourquoi il ne dansoit pas. Elle me dit que j'en savois bien la raison; il étoit habillé de deuil avec un collet de point de Venise. Quand le bal fut fini, il vint sur le théâtre et dit à quelqu'un qui étoit auprès de moi: « Je meurs d'envie de danser et je m'en vais envoyer un courrier à Chambéry pour dire que demain en y arrivant je trouve un bal tout prêt. » Il fut, au sortir de l'assemblée, prendre congé de Leurs Majestés. Pour moi, je ne lui dis point adieu, la reine m'ayant laissée à mon logis qui étoit sur son chemin. Il partit de grand matin, alla dire adieu en partant au comte et à la comtesse de Soissons. Il fit force passades dans la place de Bellecourt, sauta fort par-dessus de petites murailles qui sont au mail, et dit, en partant: « Adieu, France, pour jamais; je te quitte sans regrette. » Je pense qu'il n'étoit pas fort content de voir les choses en l'étant où elles étoient.

L'on disoit que Madame royale avoit fait ce voyage contre son avis, et [contre] celui de son conseil, même de sa fille, qui la pria, à Chambéry, de la laisser, et de ne l'exposer point à ma refus; mais Madame royale ne le voulut pas. M. de Savoie laissa toute la cour satisfaite de sa personne, que l'on trouva fort bien faite, de sa civilité envers tout le monde. Le roi témoigna être fort content de sa conduite envers lui. La reine le trouva de fort bonne mine et avoir l'air d'un homme de sa qualité. Quant à son esprit, il ne parla que fort à propos et même dit agréablement les choses, à ce que dirent ceux qui l'avoient entretenu. Il parla fort de la guerre avec le roi, qui lui fit voir ses mousquetaires. Ils firent ensemble de grandes lamentations de quoi la tendresse de leur mère les avoit empêchés de donner autant de marques de leur courage qu'ils sentoient d'envie de le faire paroître. Il n'y eut que Monsieur qui n'en fut pas satisfait. Il ne vit point M. le cardinal, parce qu'il ne lui voulut pas donner la porte chez lui, quoique feu M. de Savoie l'eût toujours donnée aux cardinaux. Enfin il eut un procédé fort fier et d'un fort honnête homme, quoiqu'il ait été fort mal nourri, aussi bien que beaucoup d'autres.

Il est fâcheux, quand on est jeune, d'être souverain, c'est-à-dire l'on n'a ce regret que lorsque l'on a trente ans. Car pendant la jeunesse, il n'est rien de si doux que la liberté et de ne rien apprendre; mais cette liberté-là fait bien passer de méchantes heures; et quelques riches que soient les États, l'on ne peut racheter le temps que l'on voudroit avoir employé à apprendre ce que les gens médiocres savent. Car la science est une chose fort avantageuse à tout le monde, et même plus aux grands qu'aux autres: car l'ignorance rend les grands incapables de gouverner. Quand ils ont beaucoup d'esprit et qu'ils connoissent leur incapacité, la crainte de se commettre mal à propos fait qu'ils se reposent sur les autres, et, cette habitude se tournant en nécessité, ils se laissent gouverner. Ce qui m'étonne, c'est que l'on ne se corrige point sur les fautes d'autrui, et que ceux qui blâment plus les autres donnent dans ce panneau. J'en parle fort hardiment sentant bien que je n'y tomberai jamais. Je ne sais pas si je serai en état de gouverner; mais je sens cependant bien que je ne suis pas d'humeur à négliger les choses où je croirai être obligée par mon honneur et ma conscience, de me mêler; et quelque confiance que je puisse avoir en ceux qui me serviront, j'aimerai que les autres aient des lumières par moi, et je n'emprunterai point celles d'autrui pour m'en éblouir, et je ne m'en servirai que pour m'aider à voir plus clair.

Je pense que la grande froideur du roi pour la princesse Marguerite venoit de l'espérance que donnoit le roi d'Espagne. Comme rien ne demeure secret, Madame royale eut quelque connoissance quoique imparfaite, de la venue de Pimentel.12 Elle fit presser M. le cardinal de lui donner quelque réponse et qu'elle voyoit bien que l'on ne vouloit pas lui tenir ce que l'on lui avoit fait espérer. Elle se fâcha fort; même on dit qu'elle s'en cogna la tête contre la muraille. Enfin M. le cardinal la fut voir et lui dit qu'il étoit vrai que l'on avoit eu quelque nouvelle d'Espagne; mais qu'il n'ajoutoit point de foi à cela; mais que dès que l'on lui parloit de la paix, il lui sembloit que ce lui seroit un crime que de n'en pas écouter les propositions. Madame de Savoie de son côté, dit que, pour l'infante d'Espagne, elle ne trouveroit pas à redire que l'on la préferât à sa fille; mais qu'elle demandoit quelque assurance.

On lui donna un papier signé du roi et, je pense, de quelques secrétaires d'État (comme c'est une chose qui sera dans toutes les histoires de ce temps, je ne me mis pas trop en peine d'en savoir le particulier), qui portoit qu'en cas que le roi ne fût pas obligé, pour le bien de la chrétienté et de son État, de se marier [à l'infante d'Espagne], il épouseroit la princesse Marguerite. Elle se contenta de cela. Cette négociation retarda son voyage d'un jour.

Comme son mécontentement avoit été quasi public, quoique je ne lui eusse point parlé du mariage de sa fille, je lui dis que je prenois beaucoup d'intérêt à tout ce qui la touchoit et que par respect je ne lui avois osé dire plus tôt, n'osant pas entrer sur ce chapitre si elle ne commençoit, et que j'étois bien heureuse que le maréchal Du Plessis se fût trouvé là pour m'en donner occasion; car comme j'arrivai on parloit tout haut, et le maréchal s'étant approché, et moi en tiers, avoit commencé la conversation. Elle me fit beaucoup d'amitié, me témoignant qu'elle étoit persuadée que je prenois part aux choses qui la regardoient, et ensuite parla fort de l'affaire. Elle nous dit que ce qui avoit été cause que monsieur son fils avoit fait si peu de séjour à la cour, étoit le ressentiment du traitement que le roi leur faisoit, de les avoir fait venir pour conclure une affaire de laquelle on ne leur parloit non plus que si elle n'eût point été comme résolue avant son départ; qu'elle avoit plus de raison de s'en affliger que tout le reste de la maison, puisqu'elle avoit absolument voulu ce voyage. Elle nous conta force choses et nous dit que le 28 des mois lui étoit malheureux; que Pimentel étant arrivé ce jour-là, elle ne doutoit point que son affaire ne fût échouée. Monsieur arriva, qui interrompit notre conversation.

Elle se plaignit de sa courte haleine, qui la tourmentoit fort ce jour-là. Elle étoit furieusement changée: aussi avoit-elle beaucoup pleuré. La reine mère et le roi y vinrent; elle se contraignit et les entretint fort. Elle leur conta son aventure de Particelli, fils de M. d'Emery, ambassadeur pour le roi auprès de feu monsieur son mari. Ledit Particelli, qui est présentement le président de Thoré, n'étoit pas plus sage pour lors qu'il l'est maintenant qu'il est enfermé: mais il n'avoit, en ce temps-là, point fait encore d'extravagances. Il devint amoureux de Madame royale. Un matin que M. de Savoie s'étoit levé de bonne heure pour aller à la chasse, Madame royale n'étoit encore rendormie; elle entendit du bruit dans sa ruelle. Elle crut que c'étoit M. de Savoie qui n'ayant pas trouvé le temps assez beau se revenoit coucher. Elle voit Particelli qui ouvre son rideau. Elle s'écria; une de ses femmes, qui couchoit auprès de sa chambre, vint: on le mit dehors; il ne dit pas un mot. A un quart d'heure de là, il revint encore; lors on alla appeler des gardes qui le mirent dehors de la maison sans bruit: car on ménageoit son père,13 lequel Madame royale envoya avertir. Il renvoya son fils en France; et quoiqu'à sa considération on voulût tenir la chose secrète, elle ne le fut pas trop. Elle conta cette histoire fort plaisamment; mais la voilà en peu de paroles.

Aussitôt après que Leurs Majestés s'en furent allées, elle s'en alla dans sa petite chambre avec le marquis de Pianesse. Je demeurai avec ses filles, que j'avois été voir dans leurs chambres quelques jours devant. L'aînée m'avoit rendu ma visite: pour l'autre, elle ne sortoit point qu'avec Madame royale. Peu de temps après, M. le cardinal vint; Madame royale revint pâle comme la mort et les yeux gros. On nous dit qu'elle avoit encore fort pleuré et qu'elle s'étoit pensé évanouir. Elle s'en retourna dans sa petite chambre avec M. le cardinal, et moi je m'en allai chez la reine, qui me demanda ce que faisoit Madame royale. Je lui dis que j'y avois laissé M. le cardinal. Elle dit: « Que je le plains! elle le va bien tourmenter. » Cela ne dura pas longtemps; car il vint aussitôt chez la reine, puis Madame royale, gaie, avec des pendants à ses oreilles de petits diamants et d'or émaillé de noir, que M. le cardinal lui avoit donnés, avec quantité de bijoux de senteur; enfin un présent bien galant; elle en parla fort. Tout le monde admira le changement, de l'avoir vue pleurant l'après-dînée et de la voir si gaie le soir.

Pour la princesse Marguerite, on ne lui vit point de changement: car elle fut toujours dans une tranquillité admirable et agit en cette affaire comme si ç'avait été celle d'une autre; et si elle en étoit touchée comme elle le devoit, ayant autant de cœur que l'on en peut avoir. Un jour, chez la reine, nous étions, elle et moi, auprès du feu; elle me dit: « Je vous prie d'appeler le maréchal de Gramont et de le mettre sur le chapitre de ma sœur de Bavière;14 car je ne le connois pas assez pour l'oser questionner. » Je l'appelai, et après lui avoir demandé quelque chose, je lui dis: « Dites-nous un peu des nouvelles de madame l'électrice de Bavière, vous qui l'avez vue. » La princesse Marguerite lui dit: « Vous me ferez le plus grand plaisir du monde. » Après nous avoir fort parlé des beautés de Munich, de la manière de vivre, et s'être fort étendu sur le mérite et les charmes de la personne de madame l'électrice, il parla de l'amitié que monsieur son mari avoit pour elle. Sur cela, la princesse Marguerite se récria: « La chose du monde que je comprends le moins, c'est comment on peut être malheureuse comme l'est ma sœur, quand on a un mari qui aime sa femme. Pour moi, si j'étois en sa place, je voudrois que mon mari me défit de tous les gens qui causeroient mon malheur, et je me ferois valoir d'une autre manière que ma sœur ne fait. » Tout d'un coup elle se récria: « Que je sui sotte de dire ce que je vous dis! c'est bien une marque de mon imprudence; vous avez tous deux ma vie entre vos mains. » Je lui dis: « Pour moi je n'ai rien ouï. » Le maréchal dit: « Pour moi, j'ai tout entendu; mais cela ne fera autre effet que de me faire connoître que vous avez beaucoup d'esprit et de mérite, et avoir dans mon cœur beaucoup d'estime pour vous et ne jamais dire pourquoi. »

Comme j'ai déjà dit, Madame royale, qui devoit partir le samedi, ne partit que le dimanche au matin.15 J'allai pour prendre congé d'elle; mais elle étoit à la messe. Je fus trouver la reine; puis je l'accompagnai. Elle alla pour prendre Madame royale chez elle; mais elle la trouva dans la place de Bellecourt, qui la venoit trouver, et le roi aussi. Elle se mit dans le carrosse de la reine, et madame la princesse Marguerite à la portière auprès du roi, comme elle avoit fait en venant. Mais la conversation ne fut pas si échauffée. Pour moi, je causai fort avec la princesse Louise qui étoit auprès de moi, et nous nous fîmes milles amitiés, en nous séparant; à une lieue de Lyon, on mit pied à terre et on dit les adieux. Madame royale pleura; sa fille aînée un peu. Pour la princesse Marguerite, elle ne jeta que quelques larmes, qui parurent être plutôt de colère que de tendresse.

En revenant, la reine me témoigna être bien aise d'être défaite de tout ce monde-là; elle se moqua assez de Madame royale d'avoir pleuré, disant que c'étoit la plus grande comédienne qui fût au monde. Comme elle étoit fort négligée, la reine trouva qu'elle ressembloit fort à une certaine folle, que l'on appelle mademoiselle Feilar. On ne parla pas de même de la princesse Marguerite: car on admira sa conduite, et la constance et la force avec laquelle elle avoit soutenu tout ce qui lui étoit arrivé.

On dit que M. de Savoie s'étoit plaint de ce que Monsieur, un jour dans le carrosse du roi, lui avoit demandé: « Votre régiment des gardes est-il sur pied? » Il lui dit qu'oui. Ensuite Monsieur lui demanda s'il n'avoit pas une place royale à Turin; il lui repartit de même. Puis: « Vous avez fait bâtir un palais que l'on appelle palais royal? » Il répondit encore qu'oui. Pour moi, qui connois Monsieur, je trouvais qu'il faisoit toutes ces questions à M. de Savoie pour se moquer; mais comme il n'y avoit pas de quoi, je ne croyois pas qu'il s'en apercevroit. Quand il ne seroit pas un grand souverain comme il est, traité d'Altesse royale, il y a eu assez de filles de rois de mariées dans cette maison pour y avoir des places royales et un palais royal. Pour le régiment des gardes, il est effectif et très-beau, à ce que j'ai ouï dire à des officiers qui ont servi en ce pays-là; ainsi je fus fâchée de ce que Monsieur l'eut dit, et encore plus de ce que M. de Savoie l'avoit remarqué, parce que ce discours avoit un peu l'air enfant.

On fit courre un bruit à Lyon que M. de Savoie avoit dit: « Que je suis aise d'avoir vu Mademoiselle! J'en suis guéri. » Cela courut tant qu'il alla jusqu'à lui. Il me fit faire des compliments là-dessus par l'abbé Amoretti qui demeura toujours à la cour, et qu'il étoit au désespoir qu'on le voulût faire passer pour ridicule.

Un jour en causant avec Madame royale, je lui parlai de d'Alibert,16 qui se faisoit fort de fête de sa faveur auprès d'elle. Elle me dit: « Il est venu à Turin m'apportre une lettre de mon frère; puis je ne l'ai plus vu. Il a envoyé des chiens à mon fils sans qu'il lui en ait demandé. Tout ce qui me paroît de cet homme, c'est qu'il s'empresse fort. Qu'est-ce qu'il est à mon frère? »17 J'eus une grande impatience d'écrire cette conversation à Blois, et ce que Madame royale m'avoit dit que son fils ne se vouloit pas marier, sachant que ces nouvelles ne seroient pas agréables.

Peu de jours après le départ de Madame royale, la nouvelle arriva de l'accouchement de la reine d'Espagne et d'un fils.18 Le roi d'Espagne l'écrivit à la reine le plus tendrement du monde; et Pimentel sur cette nouvelle assura, encore plus qu'il n'avoit fait, du dessein que l'on avoit de la paix et du mariage. Tout le monde témoigna à la reine la joie que l'on avoit de cette naissance et de l'espérance qu'elle donnoit d'avoir l'Infante. La reine répondit toujours: « Je n'y songe point; je ne me flatte point de cela. » Je lui dis: « Je l'écrirai à mon père; » et que c'étoit une nouvelle assez considérable pour lui en donner avis. Elle me dit: « Damville le lui dira; nous l'envoyons à Blois pour donner part à Monsieur (car la reine l'a toujours appelé ainsi) de tout ce qui s'est passé au voyage de Madame royale. » Véritablement Damville n'alla à Blois que lorsque la cour s'en revint à Paris, et il y avoit plus de six semaines que Madame royale étoit partie. Je ne trouvai pas que ce fût faire grand cas de lui;19 un autre auroit été sensible à ces choses-là; mais mon père y étoit si accoutumé qu'il ne paroissoit pas s'en soucier. Car pour moi, je crois que toutes ces choses-là lui étoient fort dures. Lorsque je dis à la reine que mon père ne manqueroit pas de se réjouir avec elle de la naissance du second fils d'Espagne, elle me dit: « Je le crois; » puis se mit à rire et me dit: « Car je ne pense pas qu'il espère au roi pour votre sœur; au moins sais-je bien que je ne lui ai jamais donné lieu de l'espérer. »

M. le cardinal eut toujours la goutte pendant notre séjour à Lyon. La reine l'alloit voir tous les jours; je l'y suivois quasi toujours. Elle alloit aux couvents, et les soirs jouoit. Le roi jouoit à la paume tous les jours, ou faisoit faire l'exercice aux mousquetaires; alloit chez M. le cardinal, et tout le reste du soir causoit avec mademoiselle de Mancini, avec qui il faisoit collation à l'ordinaire, et quand la reine donnoit le bonsoir pour se coucher, il les remenoit. Au commencement il suivoit leur carrosse, puis il servoit de cocher, et à la fin il se mettoit dans le carrosse et les soirs qu'il faisoit beau clair de lune, il faisoit quelques tours en Bellecourt.20 Mademoiselle de Mancini fut malade deux ou trois jours; il y alloit souvent et ne jouoit plus chez la comtesse de Soissons. Pendant notre séjour à Lyon, elle fut quasi toujours malade. Il lui rendoit des visites courtes et [de] loin à loin, et ses sœurs de même. Le comte de Soissons étoit dans un chagrin nonpareil de quoi le roi n'en usoit plus comme à l'ordinaire avec sa femme. Quelquefois le roi alloit à la comédie; j'y allois assez souvent avec Monsieur. Nous étions tous dans une tribune où l'on entroit par chez M. le maréchal de Villeroy. Le roi étoit à un bout avec mademoiselle de Mancini, et Monsieur et moi à l'autre.

Je m'avisai que le parlement de Dombes n'avoit point salué Leurs Majestés et qu'il falloit les y faire aller en robes rouges. J'en parlai à M. le cardinal; je lui dis que ceux d'Orange et de Genève étoient venus saluer Leurs Majestés, bottés, comme étant de loin; mais que puisque Sa Majesté trouvoit bon qu'ils21 rendissent la justice à Lyon à mes sujets, elle devoit, leur ayant fait cette grâce, leur en faire une seconde qui me passoit être une chose inséparable de l'autre, qu'ils fussent habillés en juges souverains, comme ils étoient; et qu'ainsi ils auroient des robes rouges. On négocia cette affaire comme si elle eût été fort importante. J'envoyai querir M. de Tellier; je lui écrivis plusieurs lettres. J'en fis de même à Son Éminence et lui en parlois tous les soirs. Enfin j'obtins ce que je demandois, et quoique ce ne fût qu'une bagatelle, j'en fus fort aise, aimant les choses d'honneur.22

Mon parlement alla donc saluer le roi en corps et en robes rouges. [Ils] ne se mirent point à genoux, parlèrent au roi, comme n'étant point ses sujets. Comme la harangue du premier président est assez courte, je n'ai pas trouvé mal à propos de la mettre ici, et celles qu'il fit à la reine, à Monsieur, à M. le cardinal, à M. le chancelier; car ce ne sont pas de choses que personne écrive, et c'est cependant un titre avantageux pour mon parlement.23

Au roi.24

« Sire,

» Les merveilles de votre sacrée personne et les glorieuses actions de Votre Majesté impriment à tous les peuples qui sont honorés de votre présence, un désir ardent d'avoir la gloire de rendre à Votre Majesté des respects et des soumissions. Cette compagnie, dans l'honneur que lui fait Mademoiselle de lui confier l'administration de la justice souveraine de Dombes, vient joindre les témoignages de sa joie aux acclamations publiques, et reconnoître en même temps les grâces que depuis longtemps elle reçoit de Votre Majesté, par la permission que vous lui accordez d'exercer les fonctions judicaires dans cette ville; et dans cette fonction, nous tâchons de seconder les sentiments respectueux que Mademoiselle a pour Votre Majesté, et nous venons en toute humilité lui faire les protestations de nos très-humbles obéissances. Nous supplions très-humblement Votre Majesté de vouloir bien toujours continuer à notre compagnie l'honneur de sa protection. »

A la reine.

« Madame,

» Les grandes et relevés qualités de Votre Majesté, qui la rendent l'admiration de tous les peuples, leur inspirent cette passion, qu'elle peut reconnoître à leurs acclamations, de lui venir rendre leurs respects, leurs hommages et leurs soumissions. Cette compagnie, qui a l'honneur d'une attribution souveraine en Dombes, sous les auspices de Mademoiselle, vient par ses ordres rendre à Votre Majesté ses très-humbles respects, et lui demander aussi l'honneur de sa protection. »

A Monsieur.

« Monsieur,

» Cette compagnie souveraine de Dombes, dans l'honneur qu'elle a d'appartenir à Mademoiselle, vient par ses ordres, avec une extrême joie, rendre à Votre Altesse royale les devoirs et les respects qui sont dus aux princes de votre rang et de votre naissance. Nous espérons que Votre Altesse royale agréera les offres sincères de nos très-humbles obéissances, par la considération de la proximité de la personne à qui nous sommes, et par l'inclination puissante que nous aurons toujours aux services très-humbles de Votre Altesse royale. »

A monsieur le cardinal.

« Monseigneur,

» La force de vos conseils, qui fixe le bonheur de la France par les glorieux succès qui couronnent toutes ses entreprises, donne de l'admiration à tous ceux qui approchent Votre Éminence, et de l'empressement à vous en venir témoigner très-respectueusement les sentiments de reconnoissance que l'on doit à vos illustres travaux. C'est aux héroïques vertus de Votre Éminence, plus qu'à ce haut range que vous avez dans l'Église et dans le royaume, que l'on rend ces hommages, comme des tributs de devoirs et de satisfaction. Et c'est dans cette pensée que cette compagnie souveraine de Dombes vient, par le commandement de Mademoiselle, rendre à Votre Éminence ses très-humbles respects avec les offres de ses services, animés par les sentiments très-exquis25 de notre princesse, laquelle nous savons avoir une vénération particulière pour Votre Éminence. »

A monsieur le chancelier.

« Monsieur,

» Cette compagnie, qui a l'honneur de rendre en ce lieu la justice souveraine sous le nom de Mademoiselle à ses sujets de Dombes, par concession des rois, vient par son ordre vous présenter ses très-humbles obéissances et admirer en même temps vos mérites, qu'une reconnoissance proportionnée et due à leur excellence a élevés jusqu'à la suprême dignité de la justice que vous possédez. Nous venons rendre à vos vertus nos hommages de respect comme des tributs de justice et de devoir, et vous supplier très-humblement, monsieur, d'agréer les protestations sincères que nous vous faisons de nos très-humbles services, et de vouloir bien nous accorder la grâce de votre bienveillance et de votre protection. »

 

 


NOTES

1. Ce mot a ici le sens d'étoffes et tapisseries.

2. La duchesse de Savoie arriva à Lyon le 28 novembre 1658.

3. Cette phrase a été altérée dans les anciennes éditions. Au lieu d'une réflexion de Mademoiselle sur Marie Mancini, on lui prête les paroles suivantes: « Il me paroît que ce procédé lui a plu. »

4. Cette phrase se rapporte à la fille aînée de Madame royale (Louise de Savoie), et non à Madame royale elle-même, comme on le fait dire à Mademoiselle dans les anciennes éditions.

5. Ce membre de phrase est omis dans les anciennes éditions; ce qui rend le passage presque inintelligible.

6. Fille aînée de la duchesse de Savoie, dite « Madame royale », comme on l'a dit plus haut (note 4).

7. Le duc de Savoie arriva à Lyon le 1er décembre 1658.

8. M. de Savoie.

9. Gaston d'Orléans, père de Mademoiselle.

10. Il y a après dans le manuscrit; mais le sens de la phrase demanderait avant.

11. Ce mot est mal écrit; les anciennes éditions portent: « Et trouva à redire à la persécution. » Le texte a été probablement altéré en cet endroit.

12. Don Antonio Pimentelli était arrivé à Lyon le 28 novembre. Sa présence fut connue et avouée hautement vers le milieu de décembre. La Gazette annonça que ce gentilhomme « revenant d'Espagne, où le gouverneur du Milanez l'avoit envoyé, avoit passé par cette ville (Lyon) pour retourner en Italie. »

13. Particelli d'Emery, surintendant des finances dans les années qui précédèrent immédiatement la Fronde.

14. Henriette-Adélaïde de Savoie, mariée le 22 juin 1652 à Ferdinand-Marie, électeur de Bavière. Cette princesse, qui mourut le 18 mars 1676, laissa, entre autres enfants, Marie-Anne-Christine-Victoire, qui fut mariée au dauphin, fils de Louis XIV.

15. La duchesse de Savoie et ses filles quittèrent Lyon le 8 décembre.

16. Voy. sur ce d'Alibert, ce que Mademoiselle en a dit plus haut, (Chap. XXVII) p. 84-85.

17. Gaston d'Orléans était frère de Christine de France, duchesse de Savoie.

18. La cour reçut cette nouvelle le 21 décembre.

19. Gaston d'Orléans.

20. Dans la place Bellecourt.

21. Les magistrats du parlement de Dombes.

22. Les gazettes du temps mentionnent ce fait comme ayant une certaine importance. On lit dans l'une de ces gazettes ou journaux à la main, sous la date du dernier décembre 1658: « Mademoiselle a fait vérifier en son parlement de Dombes la création de quelques nouveaux officiers, savoir un président, trois conseillers, un avocat général, deux substituts et un secrétaire, et les députés de ce parlement ont eu audience du roi, en robes rouges, et de la reine, en robes noires, et obtenu la confirmation de leurs priviléges. »

23. Cette phrase, depuis car ce ne sont pas jusqu'à pour mon parlement, a été omise dans les anciennes éditions.

24. Le texte de ces harangues ne se trouve pas dans le manuscrit autographe des Mémoires de Mademoiselle.

25. N'ayant pas le texte de ces harangues sous les yeux, je ne puis rectifier ce passage; mais je le crois altéré. Au lieu de très-exquis, il faut lire, je pense, très-exprès.


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