Chapitre X

Persécution. — Chanoine de St-Victor. — Les nobles bannis de Paris. — Madame Schweizer, nièce de Lavater et cousine de Gesner. — Son portrait, l'originalité de son caractère. — Distraction de M. Schweizer. — Anecdote.


Vers le milieu de l'année 1794 un chanoine de Saint-Victor, M. Grangé, lui fut recommandé par des personnes respectables. Ce digne prêtre fuyant la persécution et obligé de se cacher pour sauver sa vie, trouver chez Monsieur de Pougens un asile qui le consola de sa cruelle position. Il fut touché jusqu'aux larmes des soins et de la bienveillante sollicitude d'un homme qui pratiquait à son égard les vraies maximes de l'évangile, car il n'ignorait pas les dangers où l'on pouvait s'exposer alors en recelant un prêtre chez soi.

Monsieur de Pougens lui offrit sa table frugale et un petit logement, ou pour mieux dire une cachette il se réfugiait dans les premiers temps quand il venait du monde ; enfin son généreux hôte, après lui avoir fait prendre des habits séculiers, le fit passer pour un nouveau secrétaire, le jeune Deliège l'ayant quitté vers cette époque pour remplir une place plus lucrative. D'après ces mesures prises avec une grande prudence, l'estimable M. Grangé fut sauvé.

Au milieu des alarmes générales, un nouveau coup vint atteindre Monsieur de Pougens, ce fut le décret de la Convention qui bannissait de Paris tous les ci-devant nobles. Il fallait partir dans un court délai, abandonner le petit établissement qu'il avait commencé et qui seul lui procurait des moyens d'existence. Je parlerai plus bas des démarches qui eurent lieu pour obtenir une mise en réquisition par le comité de salut public ; elles réussirent heureusement, et il fut permis à Monsieur de Pougens de rester à Paris ; mais ce qui l'affligea le plus dans ces circonstances, c'est que son secrétaire, M. Jourdan, homme de mérite et bon littérateur, avec lequel il pouvait travailler dans ses momens de loisir à la continuation de son grand ouvrage du Trésor des Origines, fut forcé de le quitter pour des raisons personnelles, et il se trouva obligé de suspendre momentanément ce travail jusqu'à ce qu'il pût former un nouvel élève. Dans cet intervalle ce fut M. Deliège qui remplaça M. Jourdan.

Durant la même année 1794, Monsieur de Pougens fit connaissance avec M. le comte Reinhart, qui à un esprit profond, à des vastes connaissances, joint des qualités aimables ; successivement ministre des affaires étrangères et envoyé de France dans divers cours de l'Europe, il sut partout se faire des amis et obtenir l'estime ainsi que la considération générale.

Il venait souvent voir Monsieur de Pougens et y accompagnait quelquefois madame Schweizer, femme charmante, nièce du célèbre Lavater et proche parente de Gesner. Jamais la nature ne s'était plu à former un caractère aussi attachant que celui de madame Schweizer : à la douceur d'un ange elle joignait une imagination vive, poétique, et une sorte d'exaltation qui donnaient à toutes ses manières quelque chose d'original et de piquant. Elle s'attacha, avec enthousiasme, à Monsieur de Pougens, et me témoigna aussi une amitié que je payai du plus sincère retour. Elle demeurait avec son mari sur le boulevart Montmartre et venait passer presque toutes les soirées chez Monsieur de Pougens.

M. Schweizer, sous un extérieur grave, réfléchi, cachait une imagination non moins vive, non moins poétique que celle de sa femme ; mais distrait au dernier point, il lui arrivait souvent des aventures assez plaisantes. Un jour entre autres, il prévint madame Schweizer qu'ayant invité à un déjeuner pour tel jour plusieurs personnes de haute distinction, il la priait d'avoir soin que rien ne manquât à l'élégance et à la somptuosité du repas. Elle obéit, et le jour indiqué elle se rendit dans la salle où le déjeuner servi n'attendait plus que les convives. M. Schweizer se promenait d'un air pensif de long en large dans le lieu du festin, Madame Schweizer, assise près d'une croisée, s'étonnait de ne voir paraître personne ; elle en fit l'observation à son mari. « On va venir, » répondit-il froidement, et il continua sa silencieuse promenade. Enfin les heures s'écoulèrent si bien que celle du plus tardif déjeuner était passée depuis long-temps. — « Cela est fort extraordinaire, dit madame Schweizer. » A ces mots M. Schweizer s'arrête, se frappe le front, criant : — « Mon Dieu ! qu'ai-je fait ! j'ai oublié d'envoyer les invitations. » Madame Schweizer éclata de rire, et les deux époux se placèrent tête à tête à la table de l'élégant déjeuner auquel seuls ils firent honneur.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre X: pp. 159-162.

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