Chapitre IX

Arrestation de M. le prince de Conti en 1793. — Anecdote. — Le terroriste Panis. — Avis donné par lui à Monsieur de Pougens. — M. Bitaubé. — Départ pour St-Germain. — Les dames de St-Thomas. — Dangers. — Nouvelle fuite. — Embarras pécuniaire de Monsieur de Pougens. — Projet d'entreprendre un commerce de librairie.


L'été de 1790 se passa d'une manière agréable pour Monsieur de Pougens. Madame de Beauvilliers, madame d'Espagnac et madame de Bourdic, continuaient à venir le voir tous les jours et le comblaient des marques de leur vif intérêt. Plusieurs de nos amis de Saint-Germain vinrent aussi faire quelque séjour à Marly. De ce nombre fut le vicomte de Castéja, jeune homme doué des plus nobles qualités et qui périt le 10 août 1792 en prenant défense de l'infortuné, du vertueux Louis XVI. M. de Castéja1 était tendrement attaché à une de mes amies ; elle mourut des suites de la vive douleur qu'elle éprouva de la perte de celui à qui elle espérait unir une jour sa destinée.2

Vers la fin d'octobre nous retournâmes, ma mère et moi, à Saint-Germain, et le chevalier partit pour Paris où il avait pris un logement boulevart des Italiens.

En 1791, nous fîmes un nouveau séjour d'environ un mois ou six semaines à Marly où nous avait accompagnés madame de Prailly, une amie qui me fut bien chère, et à laquelle Monsieur de Pougens était attaché comme à une sœur tendrement chérie. La mort nous l'a enlevée et nous l'avons pleurée ensemble avec amertume.

Ce fut dans ce dernier voyage que j'eus le plaisir de connaître personnellement M. le marquis de Fortia et de me convaincre de la vérité du portrait que m'avait tracé Monsieur de Pougens des vertus et des rares qualités de son ami. Madame de Fortia accompagnait son mari ; elle était jeune alors, ses manières aimables et gracieuses ajoutaient un nouveau charme aux agrémens de sa figure. J'ai été frappée surtout de l'extrême beauté de ses dents.

Le nuage orageux de la révolution s'obscurcissait de plus en plus. Chaque jour Monsieur de Pougens recevait les adieux des personnes de sa connaissance qui émigraient, espérant par cette démarche devenir plus utiles au service du roi. Je n'entrerai ici dans aucun détail sur les évènemens, d'ailleurs si connus, des premières années de la révolution ; je me bornerai à tracer ceux qui ont concerné particulièrement l'homme vertueux et sensible, que de nouvelles souffrances attendaient encore, et j'arrive à la désastreuse année de 1793.

M. le prince de Conti s'était retiré à sa terre de Lalande à quelques lieues de Paris, et avait engagé vivement Monsieur de Pougens à venir le voir le plus souvent possible. Celui-ci obéit à cet ordre et durant quelque temps ne courut aucun danger ; mais à l'époque dont je viens de faire mention, ayant acquis la certitude que le prince devait être arrêté le lendemain du jour où il venait d'apprendre cette triste nouvelle, et ne consultant que son zèle, il partit à trois heures du matin de Paris, avec son valet de chambre, et arriva à Lalande assez à temps pour prévenir l'auguste propriétaire du château, du danger qui le menaçait ; en effet les satellites se présentèrent tandis que M. de Pougens était encore là, et alors il revint à Paris.

En traversant une rue près de son logement, il rencontra le fameux terroriste Panis, qui, le saisissant fortement par le bras, lui dit à l'oreille : « Malheureux ! que faites-vous ici ? vous êtes perdu si vous y restez, et surtout si vous retournez chez le ci-devant prince de Conti ; vos démarches sont surveillées, prenez garde à vous, croyez-moi, quittez Paris pour quelque temps, faites-vous oublier. »

A ces mots le terroriste disparut et laissa M. de Pougens livré aux réflexions que fit naître en lui l'avertissement qu'il venait de recevoir. Son parti fut bientôt pris, et ce fut d'en profiter. Le soir même de ce jour, M. et madame Bitaubé3 qu'il alla voir, lui ayant appris que leur intention à eux-mêmes était de fuir Paris, et qu'ils avaient choisi Saint-Germain pour s'y réfugier, Monsieur de Pougens approuva ce projet et convint de se joindre à eux en prenant, à frais communs, un logement dans cette ville. Peu de jours après ils se mirent en route et arrivèrent à Saint-Germain dans la première semaine du mois de mai.

A cette époque, les couvens étaient détruits ; la communauté des dames de Saint-Thomas, provisoirement conservée, se voyait forcée de louer ses appartemens aux hommes comme aux femmes. Ce fut dans cette maison que M. et madame Bitaubé ainsi que leurs domestiques, Monsieur de Pougens, madame et mademoiselle de Thiery trouvèrent des logemens convenables et s'installèrent. La respectable supérieure des dames de Saint-Thomas, madame de la Villette, disait avec satisfaction : « J'obéis à la loi, mais le ciel me récompense en m'envoyant pour hôtes deux hommes tels que M. Bitaubé et Monsieur de Pougens. »

Ce dernier occupait avec les deux compagnes de sa fuite un corps de logis vers la gauche de la porte d'entrée. M. et madame Bitaubé avaient leur appartement près de celui où nous étions, ma mère et moi, situé dans la façade du bâtiment. Tous les soirs nous nous réunissons soit chez M. Bitaubé, soit au jardin de l'hôtel de Noailles, où, pour échapper à des sujets d'entretien si pénibles dans la circonstance, l'un de nous faisait la lecture.

L'été se passa au milieu des craintes que nous inspirait la terreur toujours croissante qui pesait sur la France ; enfin, vers la mi-septembre, notre position à tous devint tellement alarmante, qu'il fallut nous résoudre à nous enfuir de Saint-Germain. Malgré la conduite sans reproche des dames de Saint-Thomas, malgré leur soumission aux actes arbitraires de la Convention nationale, elles ne purent échapper à la malveillance des terroristes. Leur maison passait pour un repaire de ci-devant et les murs de la ville furent couverts de placards promettant cent francs de récompense à quiconque dénoncerait un aristocrate : or c'était sous ce titre qu'on désignait les habitans de la communauté des dames de Saint-Thomas.

« Il n'y a pas de temps à perdre, nous dit la vénérable supérieure, fuyez, mes enfans, fuyez, ou demain peut-être vous serez tous conduits en prison ; quant à nous autres religieuses, nous restons sous la protection de la Providence, notre devoir est de ne point quitter le poste où elle nous a placées. »

Nous suivîmes cet avis salutaire, et dès le soir même nous partîmes, ayant soin, avant de nous réunir, de nous diviser et de prendre divers chemins pour ne pas éveiller les soupçons. Mais, où aller ? Paris nous sembla le seul asile convenable, car dans cette ville immense on pouvait se soustraire plus facilement à la surveillance des terroristes, et nous prîmes la route de la capitale.

M. et madame Bitaubé, Monsieur de Pougens ainsi que ses deux compagnes et son secrétaire se rendirent chez eux ; ma mère et moi, sans asile, nous passâmes la première nuit dans un hôtel garni, et le lendemain nous trouvâmes un petit logement rue Favart à l'entresol chez un pharmacien nommé M. Sureau, digne et excellent homme dont les marques d'intérêt adoucirent la peine que nous éprouvions de fuir notre domicile comme des coupables et d'y laisser tous nos effets à la merci des évènemens.

Monsieur de Pougens avait un adage qu'il nous répétait souvent : ce que l'on espère n'arrive pas toujours ; ce que l'on craint n'arrive quelquefois jamais. Nous en fîmes l'expérience ma mère et moi, car peu de semaines après nous pûmes retourner sans danger à Saint-Germain pour procéder à notre déménagement, étant déterminées désormais à nous fixer à Paris où nous avions conservé notre petit logement de la rue Favart.

Chaque jour je voyais Monsieur de Pougens et j'étais témoin du courage avec lequel il soutenait sa position qui devenait de plus en plus alarmante. Son revenu payé en assignats dont la valeur décroissait d'une manière si rapide, et enfin le décret de la Convention qui réduisait les rentes au tiers lui ôtant tous moyens de pourvoir à sa subsistance ainsi qu'à celle des personnes qu'il chérissait, il prit la noble résolution de ne devoir qu'à lui-même les secours dont il avait besoin et se décida à entreprendre le commerce de la librairie.

Ce projet aurait pu paraître impraticable pour un homme privé de la vue, n'ayant aucuns fonds disponibles, et ne possédant qu'un assignat de dix francs, seul reste du semestre qu'il venait de toucher ; mais Charles Pougens n'était pas un homme ordinaire et il le prouva.

A force de travail, de soins, de fatigue, il parvint à acquérir un petit nombre de volumes, et ayant consulté M. Lamy, libraire, qui dans cette circonstance lui donna d'excellens conseils sur la manière d'en tirer le meilleur parti possible, il commença à obtenir quelque succès dans le commerce qu'il avait entrepris. Mais ce succès encore insuffisant à ses besoins, l'engagea à faire des traductions de l'allemand et de l'anglais ; il traduisit de la première de ces langues, et pour le libraire Buisson rue Hautefeuille, le voyage de Forster sur les rives du Rhin, en Brabant, en Hollande, etc., 3 volumes in-8º ; et de l'anglais, le Voyage à la Nouvelle-Galles du sud, à Botany-Bay, etc., de John White, 1 volume in-8º.

A travers de ces occupations multipliées et laissant à M. Deliège, jeune secrétaire qu'il avait alors, le soin de mettre au net la copie des manuscrits de ses traductions, il parcourait tous les quartiers de Paris pour des acquisitions relatives à son commerce de la librairie. Je fus assez heureuse pour lui être utile dans cette circonstance ; je lui donnais le bras durant ses courses, et nous portions l'un et l'autre les paquets de livres qu'il avait achetés ; souvent la fatigue nous forçait de nous arrêter en route, mais jamais nous ne prîmes de porteurs qui eussent pu nous soulager de nos fardeaux, car la moindre rétribution eût diminué le petit profit qui devait résulter des achats qui faisait Monsieur de Pougens.


Notes

1. Il fut nominé capitaine des gardes de l'une des nouvelles compagnies qui se formèrent alors pour le service du monarque.

2. Dans un ouvrage que j'ai publié il y a quelques années : Orfeuil et Juliette ou le Réveil des Illusions, j'ai placé dans un épisode les principales circonstances de ce touchant évènement. Les malheurs d'Isaure et de Léonce ne sont pas uniquement une fiction.

3. M. Bitaubé, de l'Institut de France, l'un de nos plus savans hellénistes.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre IX: pp. 149-157.

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