Chapitre XIV

Le 9 thermidor. — Délivrance. — Reprise du projet de commerce de la librairie. — Réflexion sur les ingrats. — M. Théodore Lorin ; il devient l'élève de Monsieur de Pougens. — Établissement d'une imprimerie. — Le général Bonaparte. — Expédition en Égypte. — Manière ingénieuse inventée par Monsieur de Pougens pour y transporter une bibliothèque de livres tout établie. — Satisfaction que lui témoigne Napoléon. — Paroles obligeantes qu'il lui adresse. — Anecdote. — La Duchesse d'Ossuna.


Si dans des circonstances aussi affreuses M. de Pougens n'eut pas toujours à se louer de certains soi-disant amis, il en trouva d'autres qui lui donnèrent des preuves touchantes d'intérêt. De ce nombre fut M. Duchosal qui, nommé depuis, sous le consulat, l'un des commissaires à l'effet de viser la liste des émigrés, leur rendit tant et di si utiles services. M. Duchosal avait le caractère le plus noble, les sentiments les plus délicats ; son esprit était étendu, ses connaissances variées ; bon littérateur, versé dans les langues anciennes, il trouvait un grand charme à l'entretenir avec M. de Pougens et lui avait voué un attachement sincère. Cette homme excellent est mort en 1806 après une maladie longue et douloureuse.

Enfin arriva le 9 thermidor ! époque à jamais célèbre pour la France puisqu'elle nous délivra du joug sanglant qui pesait sur nos têtes. On peut se rappeler encore la joie, l'ivresse de tous les malheureux habitans de Paris. Pour nous particulièrement, la nouvelle de la chute et de l'arrestation du tyran fut une véritable résurrection.

Échappé à une mort presque certaine, Monsieur de Pougens reprit toute son activité et se livra de nouveau au commerce de la librairie ; le sien commençait à s'étendre davantage, et déjà il avait pu former un petit magasin de livres ; mais ce qui l'occupait encore sans relâche c'était le besoin d'être utile à quiconque venait solliciter son intérêt ; sa fortune ne lui permettant plus de prodiguer de secours pécuniaires, il redoubla de zèle pour rendre tous les services qui dépendaient de lui. Rencontra-t-il toujours des cœurs reconnaissans ? Non. Je m'arrête ici et je crois devoir passer sous silence ces pénibles détails, car Monsieur de Pougens le dit lui-même au commencement de cet ouvrage. « Écrire ses confessions, cela est permis, mais l'est-il de publier en même temps celles d'autres ? je ne le crois pas. » — Je me tairai donc, et si les ingrats sont capables de faire un retour sur eux-mêmes, j'en appelle à leur conscience.

J'arrive à une époque où ce vertueux, ce véritable philanthrope devait recueillir une douce récompense de ses tribulations. Ce fut le 8 décembre 1795 que M. Théodore Lorin entra chez lui en qualité de secrétaire. A peine âgé de vingt ans, ayant fait d'excellentes études, sachant le latin, le grec et l'hébreu, ce jeune homme était digne de devenir un parfait élève de Monsieur de Pougens ; mais si sur le chapitre de l'érudition je ne suis pas capable de rendre à M. Lorin toute la justice qui lui est due, je puis parler avec certitude des nobles vertus de son cœur. Jamais on n'en posséda de plus essentielles, de plus touchantes. Depuis près de trente-huit ans que je le connais, je l'ai toujours vu irréprochable dans ses mœurs, bon fils, ami sensible, et ensuite lorsqu'il a uni son sort à celui de mademoiselle Louise Marie, il est devenu le modèle des époux. Son intéressante compagne dont la patience, la douce et angélique résignation à supporter les douleurs dont elle est accablée, quoique encore dans la force de l'âge, partage avec son digne époux la tendre et sincère amitié que lui a vouée madame de Pougens ainsi que moi.

Durant les années suivantes, le commerce de librairie de Monsieur de Pougens s'étant augmenté d'une manière rapide, il créa une imprimerie et eut la satisfaction de salarier un grand nombre de pères de famille dont, selon son usage, il devint le bienfaiteur, l'ange tutélaire. Il alla loger rue Saint-Thomas-du-Louvre, près de son imprimerie située dans le bâtiment des écuries d'Orléans. Alors il établit une maison de commission de librairie et acquit bientôt dans ce genre de commerce la confiance des principaux négocians de l'Europe. Sa correspondance et dans l'intérieur et dans l'étranger s'étant considérablement accrue, il prit deux commis qui suffisaient à peine à la besogne.

Parmi ses correspondans de l'intérieur de la France, se trouvaient alors MM. Berthevin et Ripault, libraires à Orléans. L'un et l'autre peu de temps après ayant quitté le commerce, vinrent à Paris et se lièrent avec Monsieur de Pougens.

On s'occupait beaucoup à cette époque de l'expédition en Égypte que préparait le général en chef Bonaparte. Monsieur de Pougens, chargé par ce dernier de fournir une collection complète de livres, imagina de faire pratiquer des caisses de manière à ce qu'en débarquant, chacune de ces caisses pût former une bibliothèque rangée selon le catégorie des ouvrages.

Bonaparte fut très content de cette ingénieuse invention et le dit à Monsieur de Pougens qu'il accueillait toujours avec bienveillance. Un soir entre autres, il l'interrogea sur les diverses circonstances de sa vie, l'écouta avec attention, puis lui frappant légèrement sur l'épaule, il lui dit : — « Vous avez du courage, j'aime cela. »

Dans ces entrefaites, M. Ripault qui désirait vivement faire partie de l'expédition d'Égypte, engagea Monsieur de Pougens à solliciter pour lui cette faveur du général Bonaparte. La chose n'était pas facile, plusieurs personnes déjà n'avaient pu réussir à obtenir un heureux résultat de leur vœu à cet égard.

Monsieur de Pougens néanmoins, à qui il était impossible de refuser un service, se hasarda à parler au général en chef en faveur de M. Ripault. — « M'en répondez-vous ? lui dit Bonaparte. » — « Oui, général. » — « En ce cas c'est fait, allez trouver Cafarelli de ma part, et dites-lui de mettre le nom de votre protégé sur la liste de ceux qui doivent partir. » Depuis lors et à son retour d'Égypte, quand il fut premier consul, il fit M. Ripault son bibliothécaire.

M. Berthevin, littérateur, connu par plusieurs ouvrages estimés, entre autres, Recherches historiques sur les derniers momens des rois de France, dans lequel se trouvent des pages dignes de Tacite, resta à Paris où il se livra à son goût pour les lettres ; il venait très souvent chez Monsieur de Pougens dont il ne parlait qu'avec enthousiasme. Jamais je n'ai rencontré une imagination aussi vive que celle de M. Berthevin ; il était jeune alors et l'on pouvait comparer sa tête à un volcan qui lançait des flammes mêlées à des fleurs ; maintenant ce volcan dont la cîme se couvre de neige laisse échapper encore de brillantes étincelles ; on les considère en souriant ; mais l'on s'attendrit en pensant à l'excellence de son cœur, à son zèle soutenu pour rendre service ; enfin à sa constance en amitié, car depuis plus de trente ans celle qu'il avait vouée à Monsieur de Pougens ne s'est pont altérée.

Des étrangers de la plus haute distinction venaient successivement vers cette époque séjourner à Paris : l'illustre famille d'Ossuna fut de ce nombre. Ce nom révéré est devenu pour la veuve et pour les amis de Monsieur de Pougens celui d'une seconde providence, et ils ne le prononceront jamais qu'avec une reconnaissance aussi vive que profonde.

Madame la duchesse d'Ossuna,1 dont l'esprit éclairé et délicat sut bientôt apprécier le mérite de Monsieur de Pougens, l'accueillit avec une bonté particulière ; elle lui donna constamment des marques de l'intérêt dont elle l'honorait, et lors de la catastrophe qui causa presque sa ruine, elle fut la première à venir à son secours. Je parlerai plus bas de ce pénible événement ; mais je crois devoir insérer ici un fragment de l'épître qu'il composa depuis sur son retour aux lettres.

Hélas ! sans m'en douter j'errais sur un abîme.... Généreuse Ossuna ! femme rare et sublime, D'un cœur qui t'appartient reconnais les accens, Accepte avec mes vœux mon légitime encens. A ta voix je sentis renaître mon courage, Mon trop frèle vaisseau, menacé du naufrage, S'abîmait sous les flots sans ton divin appui ; Je m'adressais au ciel, tu répondis pour lui.


Notes

1. Maintenant comtesse-duchesse de Bénavente.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre XIV: pp. 187-193.

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