Chapitre XV

Le poète Lebrun. — M. Andrieux. — M. Bitaubé. — M. Villoison. — M. de Lalande, anecdote. — M. Grétry. — M. de Fontanes. — M. Grégoire, ancien évêque de Blois. — M. de Champfort. — M. de Lacépède. — Le père Guichard, distique qu'il fit sur l'audience que le pape Pie VII donna en 1805 à M. Marron, chef du consistoire française de la religion réformée. — Mademoiselle Guichelin, anecdote.


Au milieu de ces occupations commerciales, Monsieur de Pougens trouvait moyen de dérober quelques instans pour l'étude et il consacrait à la continuation de son grand ouvrage. Il fréquentait aussi la société des hommes de lettres qui existaient alors : M. Lebrun à qui l'on avait donné le nom de Pindare français ; l'aimable, le spirituel M. Andrieux dont, malgré un son de voix assez défavorable, la conversation était une véritable harmonie ; M. Bitaubé, l'élégant auteur du poëme de Joseph et l'un des meilleurs traducteurs d'Homère ; M. Villoison, excellent helléniste, homme d'esprit, parlant beaucoup, mais parlant à merveille ; le savant astronome M. de Lalande qui avait la prétention d'être athée, la sottise de s'en vanter, et qui, j'en suis sûre, ne l'était point de bonne foi1 ; M. Grétry dont le nom seul est un éloge ; M. de Fontanes ; M. Grégoire, ancien évêque de Blois ; le spirituel et gracieux M. de Lacépède ; le célèbre M. de Champfort, de la société de Voltaire et d'Alembert ; enfin l'élite des gens de lettres s'empressait à cultiver celle de Monsieur de Pougens. J'oubliais l'aimable poète Guichard dont la muse était à la fois gaie, sensible et maligne ; ce fut lui qui fit ce distique lorsqu'en 1805 le pape Pie VII donna une audience à M. Marron, chef du consistoire français de la religion reformée, et que Sa Sainteté accueillit avec une bonté remarquable :

Vertueux protestant, que je peine à vous voir ! Tirer marron du feu n'est pas en mon pouvoir.

M. Guichard venait souvent chez Monsieur de Pougens, qu'il intéressait par la bonté de son cœur et qu'il amusait par la gaieté de son caractère.

Parler ici de tous les personnages dont la présence rend quelquefois un magasin de librairie semblable à une lanterne magique, serait une trop forte tâche et je me garderai bien de l'entreprendre ; mais je m'étendrai avec plaisir sur le compte de plusieurs d'entre eux, par l'intérêt qu'ils ont inspiré à Monsieur de Pougens ; de ce nombre fut mademoiselle Guichelin.

Fille d'un menuisier de Versailles, cette jeune personne avait annoncé, dès l'âge de neuf ans, un rare talent pur la poésie. Des personnes respectables prirent soin de son éducation, et l'une d'elles, madame Coquebert de Monbret, la présenta à M. de Pougens. Mademoiselle Guichelin était alors âgée d'environ dix-huit ans ; elle eut occasion de connaître chez lui madame Schweizer, qui s'y attacha tendrement et se plut, dans tous les circonstances, à lui donner des marques de son intérêt.

Cet intérêt fut justifié par les rare qualités de celle qui l'inspirait ; à la douceur du caractère, à l'agrément de l'esprit, mademoiselle Guichelin joignait une modestie touchante ; ce n'était qu'avec timidité et en rougissant qu'elle nous laissait lire ses jolis vers. Monsieur de Pougens fut surtout frappé d'une de ces productions poétiques intitulée : Épître à l'Obscurité, et qui décelait un talent peu commun. Il est certain que, si mademoiselle Guichelin n'eût pris soin de cacher cette épître ans son portefeuille, elle ne fût jamais parvenue à son adresse.

Tant de mérite et de vertus frappèrent d'admiration un gentilhomme suisse que notre jeune muse eut occasion de connaître chez madame Schweizer. Il éprouva bientôt pour elle la plus vive passion ; mais comment espérer de pouvoir unir son sort à l'objet de son amour ? M. S...2 pensa en soupirant que sa mère ne donnerait jamais son consentement, d'après l'éloignement de la noblesse helvétique pour toute espèce de mésalliance.

Ce fut alors qu'il eut recours à Monsieur de Pougens pour le prier de lui accorder son assistance près de sa mère, en rendant témoignage du mérite de la jeune personne qu'il aimait. Il fut accueilli dans sa demande avec l'intérêt, le zèle, que mettait toujours à obliger celui qu'il implorait. Madame S... répondit d'une manière affectueuse aux lettres de Monsieur de Pougens, mais ne parut nullement disposée à donner le consentement désiré. Enfin Monsieur de Pougens écrivit une nouvelle lettre tellement touchante que le jeune S..., enchanté, voulut en être lui-même le porteur.

Il voyagea jour et nuit, se précipita en arrivant aux genoux de madame S..., et lui présenta la lettre de Monsieur de Pougens, en s'écriant : « Lisez, ma mère, et prononcez ensuite la sentence de vie ou de mort de votre fils. »

Madame S... émue, attendrie, résista néanmoins encore ; mais enfin elle se laissa vaincre et accorda le consentement sollicité avec tant d'ardeur. Le jeune S... ivre de joie, reprit à l'heure même le chemin de Paris. J'étais chez Monsieur de Pougens au moment où il arriva, et qu'il se jeta dans ses bras ; jamais l'expression du bonheur ne pourrait se peindre d'une manière plus vive que lorsqu'il s'écria : « Elle est à moi ! ma mère y consent ! »

Peu de semaines après, les deux amans furent unis ; M. S... conduisit sa jeune épouse en Suisse, et voici le fragment d'une lettre qu'il écrivit à M. de Pougens, en date du 2 septembre 1798, un an après cet heureux mariage. Après lui avoir fait parti de la naissance d'un fils, il ajoute :

« Je saisis cette occasion, mon respectable ami, pour vous renouveler l'expression des sentimens d'une reconnaissance double et de l'attachement respectueux que mon cœur vous a voué. Bien souvent je me rappelle tous les témoignages de votre inappréciable amitié, et jamais sans être vivement touché de cette bonté vraiment paternelle dont vous avez comblé vos jeunes amis. Cette union contractée sous vos auspices ne cesse de faire le plus vrai, l'unique bonheur de mes jours ; s'il s'augmente en resserrant de plus en plus les doux liens qui nous unissent, ce n'est pas sans rendre plus vif encore le sentiment de la gratitude envers ceux que je dois regarder comme les auteurs de cette félicité si entière, si rare. »


Notes

1. M. de Lalande, avant de professer le principe déplorable qu'il crut devoir adopter, était très dévot : il avait jadis mis en tête de l'un de ses ouvrages cette épigraphe : Cœli enarrant gloriam Dei. Voici de plus une anecdote dont on m'a garanti l'authenticité. Dans sa jeunesse M. de Lalande se rendit à Berlin, où il devint l'élève du célèbre Euler. Son admiration pour cet illustre professeur, l'un des hommes les plus religieux de sa secte, était aussi vive que profonde. Un jour, après avoir assisté à une séance où Euler s'était surpassé lui-même, le jeune Lalande fondit en larmes. Interrogé avec intérêt par le professeur sur la cause d'une douleur semblable, il se défendit long-temps de la faire connaître ; enfin, vaincu par les plus vives instances, « C'est vous, vous seul, mon cher maître, s'écria-t-il, qui êtes cause de mon chagrin. Quel dommage que le vertueux, que le savant Euler ne soit qu'un hérétique ! »

2. [Steck]


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre XV: pp. 195-200.

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