Chapitre III

Le célèbre père Jacquier. — Réception de M. de Pougens à l'Académie de peintre de Rome à l'âge de vingt-deux ans. — Sujet de son tableau : le Marchand d'esclaves. — Concerts ; M. de Pougens accompagne sur son violon la fameuse improvisatrice Corilla. — Madame la comtesse de Genlis. — Le dernier des Paladins.


Parmi les personnes de distinction que M. de Pougens y fréquentait, il me parla avec le plus vif éloge du célèbre père Jacquier, de l'ordre des Minimes, et si avantageusement connu de l'Europe savante par ses vastes connaissances dans les sciences mathématiques, auteur de l'excellent Commentaire sur la Philosophie de Newton, etc. Voici des vers que fit le jeune chevalier pour être mis au bas du portrait de cet illustre mathématicien.

Sage et profond calculateur, Heureux disciple d'Uranie, Ses amis parlent de son cœur, Et l'univers de son génie.

Ce vénérable religieux accueillait, avec une bonté particulière, M. de Pougens ainsi que M. le chevalier de Gestas ; mais M. de Fortia fixait particulièrement son attention. Il ne pouvait cacher l'admiration qu'il éprouvait pour les connaissances en mathématiques d'un homme qui, si jeune encore, annonçait pour les sciences exactes une aptitude aussi extraordinaire. Cette admiration a été bien justifiée depuis par la haute réputation dont jouit M. de Fortia. Il n'appartient pas à une femme de s'étendre davantage sur un sujet trop élevé pour elle ; mais ce qu'il lui est permis de concevoir et de louer, ce sont les vertus, la sensibilité du cœur, le sublime dévouement à l'amitié, et personne plus que M. de Fortia, comme on le verra par la suite, n'a mérité à cet égard les plus sincères, les plus vifs témoignages d'admiration.

Les progrès surprenans que faisait M. de Pougens dans les arts du dessin, lui permirent bientôt de concourir au prix de l'Académie de peinture, de sculpture et d'architecture de Rome. Il avait composé un tableau dont le sujet était le Marchand d'esclaves. Rien de plus gracieux, de plus pittoresque, ne pouvait s'offrir aux regards. Les plus belles femmes de l'univers, chacune revêtue du costume indiquant leurs nations diverses, se voyaient groupées autour de l'homme mercenaire qui les présentait à la curiosité des amateurs. Tous les accessoires de ce tableau étaient traités de la manière la plus ingénieuse, et n'offraient aucune prise à la critique. L'Académie jugea que le jeune chevalier de Pougens était digne de se voir admis dans son sein, et, en 1778, elle le reçut, à l'unanimité, au nombre de ses membres.

Une députation fut choisie pour aller faire part de cette nomination à l'ambassadeur de France. Le cardinal de Bernis, souffrant alors d'un violent accès de goutte, était sur sa chaise longue lorsque la députation se présenta. A peine eut-il entendu l'intéressante et honorable nouvelle qu'on lui annonçait pour son jeune ami, qu'oubliant ses douleurs, il s'élança vers sa sonnette et la tira avec tant de violence, que plusieurs domestiques accoururent effrayés.

« Où est le chevalier de Pougens ? s'écria-t-il ; qu'on le cherche partout, qu'on me l'amène. » Puis, s'adressant aux membres de la députation, il ajouta d'une voix émue : « Je veux, Messieurs, être le premier à lui apprendre que, désormais, il jouira de l'honneur de siéger parmi ceux qui composent une compagnie aussi illustre que la vôtre, et cette communication aura pour moi un double intérêt. »

M. de Pougens apprit avec autant de surprise que de joie l'honneur qu'il venait de recevoir, sa modestie naturelle ne lui fesant point présumer qu'il pût jamais y prétendre. Ce brillant succès néanmoins ne changea rien au plan de ses études ordinaires ; il les continua avec le même zèle, la même assiduité. Ce fut aussi à peu près à la même époque qu'il fut nommé membre de l'Institut des sciences et des beaux arts de Bologne.

Il variait quelquefois ses travaux, et laissant la littérature ainsi que ses pinceaux, il se livrait aux charmes de la musique. Parmi les divers instruments dont il jouait, tels que le violon, la basse de viole, la mandoline, etc., c'était sur le premier qu'il avait fait de rapides progrès ; il exécutait les sonates à corde doppie de Tartini, son coup d'archet était surtout d'une pureté, d'une douceur inexprimable. Il me raconta qu'il se plaisait à faire partie quelquefois des concerts que les plus célèbres amateurs donnaient à Rome ; ce fut dans un de ces concerts qu'il fut chargé d'accompagner avec son violon la célèbre improvisatrice Corilla ; elle n'était, me disait-il, rien moins que jolie, mais quand elle se livrait à ses inspirations pleines de génie, elle devenait belle. Corilla fut, comme on sait, couronnée au Capitole.

La bienveillance, les égards, la considération qu'avait inspirés le jeune chevalier de Pougens aux plus illustres personnages de Rome augmentait chaque jour. La princesse de Palestrine, la marquise de Boccapaduli, le bailli de la Brillane, ambassadeur de Malte, etc., se plaisaient à lui en donner de fréquens témoignages. Il y répondait avec cette grace, cette mesure parfaite, ce ton à la fois plein de dignité et de simplicité qui l'ont toujours distingué et qui faisaient dire en 1820 à feu madame la comtesse de Genlis, qu'elle voyait en lui le dernier des paladins français.

Son caractère était naturellement mélancolique, comme il l'avoue lui-même dans les lettres qu'on vient de lire, et le disposait, quoique bien jeune encore, à une sorte de misanthropie qu'il considérait comme le principe de la sagesse humaine, et que son ami, M. de Fortia, cherchait à combattre. Chargé par le cardinal de Bernis, lequel se trouvait alors à Albano avec toute sa famille, de recevoir à Rome madame la marquise de Ligneville qui venait d'y arriver, il accompagnait dans toutes les églises cette dame d'une piété exemplaire, et y passait alors les trois quarts de la journée avec elle, occupé à faire beaucoup plus d'exercices de dévotion qu'il n'en avait l'habitude.

Hélas ! nous approchons de cette époque fatale où la carrière la plus brillante devait se fermer à ses regards, et où les arts devaient perdre un de leurs plus précieux apôtres. Quelques jours avant celui où il fut attaqué de la cruelle maladie qui lui coûta la vue, il alla visiter seul les immenses catacombes de Rome. Il s'était muni d'un flambeau, et il s'enfonça dans ce dédale ténébreux dont l'odeur cadavéreuse manqua d'abord de le suffoquer. Néanmoins, reprenant courage, il continua à marcher. J'essaierais vainement de pouvoir donner ici, avec le même éloquence que lui, le détail qu'il me fit de cette course souterraine.

Plongé dans les réflexions mélancoliques que lui inspiraient ces lieux funèbres, il n'aperçoit point plusieurs ossemens entassés qui barraient son passage, il trébuche, il tombe, son flambeau s'éteint ; il le cherche autour de lui, il croit l'avoir saisi et ramasse l'ossement d'un bras auquel la main était encore attachée. Il frémit, se relève et fait quelques pas en chancelant. Environné d'épaisses ténèbres il désespère d'abord de retrouver le chemin par où il était venu. En effet, il s'enfonce de plus en plus dans cet affreux labyrinthe, croit n'en jamais sortir et s'attend à une mort cruelle, car il n'avait dit à personne son projet de visiter les catacombes. Enfin après y avoir erré plus d'une heure, il crut apercevoir une clarté légère, s'empressa de se diriger de ce côté et parvint à atteindre l'une des ouvertures de ces horribles souterrains donnant sur la campagne de Rome, vers la partie opposée à celle par laquelle il était entré.

A dater du jour de cette funeste excursion, il sentit augmenter le malaise douloureux qu'il éprouvait depuis quelque temps, et soit que l'air épais et méphytique qu'il avait respiré dans ces affreuses catacombes eût contribué à accélérer l'époque où il tomba malade, soit que ces veilles et l'excès du travail eussent produit cet effet, il fut obligé de se mettre au lit.

Ici je crois devoir donner la copie textuelle de la relation faite par lui-même de cette cruelle maladie qui lui a ravi la clarté du jour. Les indifférens pourront passer ces détails ; mais ses nombreux amis, les infortunés plus nombreux encore dont il fut le soutien, le consolateur, le père, ne les liront pas sans le plus vif intérêt.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre III: pp. 61-67.

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