Chapitre II

Mot du Cardinal de Bernis sur M. de Pougens, affection qu'il lui témoigne. — Le jeune abbé de Bernis, coadjuteur d'Albi. — Anecdote. — Ecco l'Angelo nostro. — Le peintre David. — Anecdote.


Le cardinal de Bernis avait conçu pour M. de Pougens la plus tendre affection et il admirait les qualités rares qui distinguaient son jeune ami. È un uomo d'oro, disait-il un jour au prélat monsignor della Somaglia1 en présence de M. Vien. Toutes les personnes de la famille de son Éminence qui se trouvaient alors à Rome, lui témoignaient le plus vif intérêt, spécialement madame la marquise de Puymonbrun, nièce du cardinal. Elle lui en donna une preuve bien touchante en allant elle-même savoir de ses nouvelles lorsqu'il fut attaqué de la petite vérole qui lui coûta la vue. La pauvre marquise n'avait pas eu cette affreuse maladie, elle en fut atteinte environ un moi après et mourut.

M. de Pougens se lia aussi d'une amitié assez intime avec le jeune abbé de Bernis coadjuteur d'Albi, neveu du cardinal et qui est mort archevêque de Rouen. Ils se rendaient quelquefois ensemble aux conversazioni qui avaient lieu dans les plus brillantes sociétés de Rome. M. de Pougens me raconta à ce sujet une anecdote assez plaisante.

« J'avais, dit-il, un valet de chambre dont les fonctions près de moi étaient purement honoraires. Habitués dès mon enfance à me servir moi-même, quoique l'on eût attaché un domestique à mon service dès l'âge de neuf ans,2 je laissais à celui que j'avais à Rome la liberté de faire ce qu'il voulait. Ses soins se bornaient à approprier ma chambre et à brosser mes habits. Nous avions chacun une clé de l'appartement et il nous arrivait souvent d'entrer ou de sortir l'un et l'autre sans nous être vus. Or un jour il s'avisa d'emporter par mégarde les deux clés, et croyant que j'étais sorti il ferma la porte à double tour. Peu de momens après l'abbé de Bernis qui devait venir me prendre pour aller à une assemblée, se présente, frappe et m'appelle à haute voix. J'arrive, j'essaie vainement d'ouvrir. — « Je suis enfermé, lui criai-je, vîtes un serrurier. » L'abbé redescende avec précipitation et se met en marche pour s'acquitter de son message. Moi, de fort mauvaise humeur, je jette un coup-d'œil par ma croisée. Je logeais à un premier étage peu élevé, j'aperçois une espèce d'appentis qui s'étendait près de la maison. Je prends mon chapeau, mon épée, je m'élance sur l'appentis, de là je saute dans la cour, puis me voilà dans la rue. Je vois l'abbé qui doublait le pas, je cours le joindre et me place à ses côtés ; il jette un cri de surprise et presque d'effroi. « Eh, mon dieu, par où êtes-vous sorti ? me demanda-t-il. — Par la fenêtre, lui répondis-je. » Nous continuâmes notre chemin en riant de bon cœur, et le récit de cette petite aventure amusa beaucoup le cardinal qui me gronda cependant sur mes dispositions de voltigeur. »

M. de Pougens ne donnait que peu d'instans de ces journées à ces distractions fugitives, le reste de son temps était employé à ses diverses études ; elles étaient immenses, comme je l'ai déjà dit. Il passait une grande partie de ses nuits à travailler, souvent même il se privait entièrement de sommeil ; mais à travers cette vie studieuse, sa plus douce jouissance était celle de faire tout le bien qui était en son pouvoir. J'ai obtenu peu de détails à cet égard, sa modestie souffrait de mes questions et j'étais obligée de les suspendre ; mais l'abbé Lamontagne, ancien gouverneur de mon ami, et qui retourna à Rome pour ramener en France son élève infortuné privé de la vue, surprit un des secrets de sa touchante bienfaisance.

Peu de jours avant leur départ, l'abbé, donnant le bras à M. de Pougens et accompagné du chevalier de la Canorgue, ancien capitaine de dragons, traversait une petite rue assez étroite et bordée de boutiques de divers artisans. Passant devant celle d'un pauvre bahutier, il vit la famille entière se précipiter dans la rue et s'écrier, en désignant M. de Pougens, dont les yeux étaient couverts d'un bandeau : Ecco l'angelo nostro, il nostro signore ! Oimè !... ma la sua anima è sempre bella, bellissima !

J'appris aussi par un ami de l'un de mes voisins de campagne, que se trouvant à Rome à la même époque que M. de Pougens, il avait été témoin oculaire du fait suivant. Une foule considérable était rassemblée devant une maison ; selon l'usage on parlait avec véhémence et à haute voix. M. de Pougens, qui passait dans la rue, s'informe de la cause de ce tumulte. C'est, lui dit-on, la saisie des meubles d'une pauvre famille qui ne peut payer les termes échus de son loyer. Aussitôt M. de Pougens, écartant la foule, se précipite dans la maison ; les gens de justice sortent quelques instans après, ils avaient été payés, et la pauvre famille ne fut pas obligée d'aller coucher dans la rue.

Ah ! si je retraçais ici les innombrables actes de bienfaisance qui ont été constamment exercés par mon vertueux ami durant le cours de son existence, cet ouvrage deviendrait trop volumineux ! Mais revenons à la vie active et laborieuse du jeune chevalier de Pougens. « Depuis notre intime liaison, » m'écrivait, il y a quelque temps, M. de Gestas, « il s'écoulait peu de semaines que je n'allasse au moins deux fois chez lui, Strada del corso ; je le trouvais sans cesse occupé à perfectionner les talens dont il était rempli, notamment ses magnifiques dessins, et très-souvent environné d'artistes, musiciens et peintres distingués. »

Au nombre de ces derniers, se trouvait alors le célèbre David, qui, peu favorisé de la fortune et ayant besoin d'être soutenu dans la brillante carrière qu'il a parcourue depuis, reçut de M. de Pougens les plus signalés services. Non-seulement de vives recommandations de sa part lui valurent l'intérêt et la protection du cardinal de Bernis, mais il obtint aussi tous les secours pécuniaires que pouvait permettre la fortune de M. Pougens qui n'avait pas encore, à cette époque, dix mille francs de rente. Voici comment M. David récompensa tant de soins, tant de sollicitude.

En 1792, durant le règne de la terreur, M. de Pougens fut nommé électeur à la pluralité des voix de tous les véritables Français qui composaient, à Paris, la section Lepelletier. On vit des impotens se traîner sur leurs béquilles pour aller lui donner leur suffrage.

Ces électeurs devaient nommer les membres de la Convention Nationale. Or, il n'y avait pas de scrutin. Chacun proclamait à haute voix le nom du candidat qu'il avait choisi. Celui de Robespierre sortit de toutes les bouches : M. de Pougens seul en prononça un autre. L'assemblée entière parut surprise de cette audace. David alors s'élance à la tribune, en s'écriant qu'on ne devait pas s'attendre à autre chose d'un ci-devant noble, d'un vil aristocrate ; il continue la plus sanglante diatribe avec l'accent de la rage et finit par demander l'arrestation du suspect. Qui le croirait ? ce fut au farouche Collot-d'Herbois que M. de Pougens dut alors sa liberté et indubitablement sa vie. Il s'avança vers David, lui parla bas avec une sorte de véhémence et l'engagea à retirer sa motion.

Lorsque, après le 10 thermidor, David fut arrêté, qu'il n'eut, comme plusieurs autres terroristes, de perspective que l'échafaud, M. de Pougens vola vers Chénier, l'engagea vivement à monter à la tribune pour prendre la défense de David et lui sauver la vie. — « Je m'en garderai bien, s'écria Chénier, c'est un monstre, il faut qu'il périsse. » — « Non, il ne faut pas qu'il périsse, reprit vivement M. de Pougens ; ne voyons dans cet homme que le peintre si justement célèbre, la gloire de l'école française ; non, répéta-t-il, il ne faut pas qu'il périsse, et, Chénier, c'est vous qui le sauverez. » Chénier résista encore ; mais enfin il se laissa vaincre, et, grace à la vive sollicitation de M. de Pougens, il sauva David. Celui-ci, instruit de ce qui s'était passé, s'empressa en sortant de prison de se rendre chez son généreux défenseur pour lui témoigner sa reconnaissance. M. de Pougens refusa de le recevoir, et ce fut là toute sa vengeance. Mais revenons à Rome, d'où cette digression nous a éloignés.


Notes

1. Depuis cardinal en 1795.

2. D'après le système d'éducation trop sévère qu'avait adopté l'abbé Lamontagne, ce domestique qui se nommait Bérié, lui fut ôté et entra en service chez une dame ; mais au retour du chevalier en France, il accourut près de son jeune et ancien maître qui le reprit en qualité de valet de chambre. Bérié s'attacha à lui avec l'enthousiasme qu'il savait inspirer, et mourut quelques années après en le bénissant. On dit qu'il n'y a pas de héros pour son valet de chambre : soit, mais ce qu'il y a de certain, c'est que ceux qui depuis Bérié sont entrés à son service et qui ne l'ont quitté que pour occuper des places avantageuses qu'il leur avait procurés, n'ont pas été l'écho de ce dicton populaire. Son dernier valet de chambre, le bon, l'estimable Jean Lévêque, a donné constamment à son maître bien-aimé des preuves d'un attachement, d'un dévouement dignes d'éloge. Hélas ! on peut dire que ce fut jusqu'à la mort ; car il reçut, les yeux baignes de larmes, le dernier soupir de ce maître si tendrement chéri !


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre II: pp. 53-60.

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