Chapitre V

Séjour à Genève. — Le célèbre naturaliste Bonnet. — Sa manière de composer ses ouvrages. — Troubles politiques dans la ville. — Voyage à Avignon. — Retour à Paris. — Bibliothèque du Roi. — D'Alembert. — Le comte de Tressan. — Le comte d'Argental. — Le général Lafayette. — M Dupont de Nemours. — Départ pour l'Angleterre. — Miss Sayer. — Le marquis de Lansdowne. — M. Fox. — M. Necker de Germany. — La duchesse de Kingston. — La famille Thiery. — Maxime de madame la marquise de Créquy sur les ingrats.


Passons maintenant à quelques détails sur le séjour de M. de Pougens à Genève. Malgré les chagrins assez vifs que lui causait la position où le plaçait sa liaison avec mademoiselle de T***, il ne négligea point ses travaux littéraires. A Genève comme dans toutes les villes où il avait séjourné, il fut accueilli avec un vif intérêt par les hommes de lettres les plus célèbres. Il aimait surtout à nous parler de l'illustre M. Bonnet, avec lequel il s'était lié plus particulièrement. Ce savant naturaliste se plaisait à l'entretenir de ses ouvrages, à lui expliquer les systèmes qu'il avait cru devoir adopter ; il lui fit entre autres, un aveu assez singulier. Jamais M. bonnet n'a composé aucun de ses écrits enfermé dans son cabinet et la plume à la main ; il faisait journellement, et durant des mois entiers, des promenades solitaires dans la campagne, ensuite il restait chez lui, se plaçait à son bureau, où il dictait mot à mot à un secrétaire l'ouvrage entier qu'il avait composé.

M. de Pougens se trouvait à Genève en 1781, précisément à l'époque où la république était agitée par des querelles politiques très violentes. Des gens de lettres du plus grand mérite, et si paisibles jusqu'alors, adoptaient avec véhémence les opinions de l'un ou l'autre des deux partis qui divisaient les habitans de la ville. Cela n'empêcha point M. de Pougens d'acquérir dans leur société des connaissances plus étendues sur la théorie des gouvernemens, sur le commerce et l'économie politique.

De retour à Paris, à raison des circonstances qui le forcèrent de quitter Genève avec tant de précipitation pour aller à Avignon, il se livra plus que jamais aux recherches savantes relatives à l'immense ouvrage qu'il avait commencé à Rome en 1777 (son Trésor des Origines, etc.). Il passait des heures entières à la Bibliothèque du roi pour y recueillir les matériaux qui lui étaient nécessaires. Mais un chagrin bien vif, bien amer, se joignit bientôt à tous ceux qu'il éprouvait déjà : ce fut la mort de M. D'Alembert. Je renvoie, pour les détails qui concernent la liaison intime établie entre cet académicien si justement célèbre et M. de Pougens, aux Lettres Philosophiques de ce dernier à madame de ***, sur divers sujets de morale et de littérature, publiées en 1826, 1 vol in-12, pages 17 à 66. Je me contenterai de transcrire ici le passage d'une de ces lettres, qui prouve la considération dont jouissait M. de Pougens, quoique alors il fût à peine âgé de 28 ans.

« La douleur que me causait la mort de M. D'Alembert augmentait nécessairement l'état de faiblesse et de tristesse dans lequel je me trouvais alors. Mon pélerinage à Ch. me fit du bien. Le troisième jour je reçus, par un des courriers de la Reine qui allaient et venaient de Paris à Ch., une lettre de M. le comte de Tressau, dans laquelle il me proposait, en son nom et en celui des autres amis du feu M. D'Alembert, de recevoir chez moi, les jours que j'indiquerais, la société qui se réunissait d'ordinaire chez feu mon ami. Je remerciai M. de Tessan, mais je n'acceptai point, parce qu'à vous dire la vérité, je ne me sentais point la consistance nécessaire pour succéder, sur ce point, à M. D'Alembert, et j'indiquai M. le comte d'Argental, qui était un des nôtres. Deux jours après je revins à Paris, et dès le soir même de mon arrivée, je rassemblai quelques-uns de nos habitués les plus marquans, puis nous allâmes tous chez M. d'Argental, après lui en avoir fait demander la permission. Cet excellent homme me sut gré de ma déférence. »

Je n'ai pas encore parlé de l'amitié qui unissait M. de Pougens au héros des deux mondes, à celui dont le nom historique, dont le nom patriotique retentira dans la postérité. M. de Lafayette enfin. Dès leur plus tendre jeunesse ils s'attachèrent l'un à l'autre les liens de la plus profonde estime et par la conformité qui existait entre leurs opinions, leur caractère. M. de Pougens aima jusqu'à la mort son illustre ami, et sans que le plus léger nuage vînt s'interposer dans une liaison qui subsistait depuis plus d'un demi-siècle.

La santé de M. de Pougens ébranlée par tant de chagrins, tant de vicissitudes, devenait de jour en jour plus chancelante ; une pâleur, une maigreur excessives avaient succédé à la fraîcheur ordinaire de son teint. « Je craignais toujours, me dit un jour Madame la marquise de Villette (belle et bonne), que lorsqu'il venait me voir, il n'expirât au coin de mon feu. » Enfin cédant à la sollicitation de tous ses amis effrayés,1 il allait se décider à faire un nouveau voyage, lorsque le roi le fit charger d'une mission relative au traité de commerce entre la France et l'Angleterre. Il lui fut enjoint de transmettre à M. de Vergennes, alors ministre des affaires étrangères, tous les documens qu'il pourrait recueillir à cet égard, et il partit pour Londres le 1er mai 1786.

Ce fut l'année précédente au mois de novembre 1785 que je vis pour la première fois M. de Pougens, à Saint-Germain-en-Laye où j'occupais alors avec ma mère un appartement à la communauté des dames de Saint-Thomas : il était venu rendre une visite à madame de Saint-Peravy, mariée depuis en secondes noces à M. le marquis d'Havrincour, ancien ambassadeur de France en Suède. Elle était mon amie intime, et me présenta le chevalier.

L'enthousiasme avec lequel toutes les jeunes personnes de mon âge, j'avais alors à peine vingt-deux ans, me parlaient de M. de Pougens, m'avait inspiré une sorte de méfiance pour des éloges que je supposais un peu exagérés ; mais quand je le vis, je fus convaincue de leur justesse. Ce ton si simple, si noble, cette politesse affectueuse, cet esprit si fin, si délicat, cette conversation si attachante me frappèrent, et dès lors je joignis ma voix à celles qui publiaient les louanges de cet homme intéressant.

Il venait fréquemment à Saint-Germain, chez M. le maréchal de Noailles dont le fils aîné, M. le duc d'Ayen, lui témoignait la plus tendre amitié, et une des pertes les plus amères que fit le chevalier durant sa vie, fut celle de cet ami si respectable. Il fréquentait aussi la société d'une famille écossaise, celle de mesdemoiselles A... qui habitait le château de Saint-Germain et à qui il avait voué le plus vif intérêt. Sage et vertueuse Élisabeth ; aimable, séduisante Jane ; spirituelle, douce et sensible Christine ! Souffrez que je proclame ici vos noms qui furent si chers à l'ami que nous avons perdu ! Quelques jours encore avant le funeste évènement qui nous l'a ravi pour jamais, il me parlait de vous avec l'accent du cœur.

La liaison qui s'était formée entre le chevalier et madame de Saint-Peravy, me procura des occasions de le voir souvent ; il vint aussi chez ma mère ; celle-ci, quoique douée d'une ame sensible, était naturellement peu expansive ; elle partagea néanmoins l'impression générale, car elle éprouva bientôt pour M. de Pougens la plus tendre amitié et elle obtint de lui la promesse de nous écrire quelquefois quand il serait en Angleterre.

Ce fut là qu'il connut et qu'il s'attacha par les liens du sentiment le plus vif à miss Françoise Julie Sayer qui devint depuis sa digne compagne, et jamais le ciel ne bénit l'union d'un couple mieux assorti ; mais n'anticipons pas sur les évènemens et revenons à l'arrivée de M. de Pougens à Londres.

La mission dont il était chargé le mit en rapport avec tous les membres du corps diplomatique. Il voyait fréquemment M. Barthélemy, alors notre ambassadeur près le cabinet britannique ; M. le marquis del Campo, ambassadeur d'Espagne, avec lequel il se lia davantage ; le comte Shelburn, marquis de Lansdowne, l'un des hommes les plus célèbres de l'Angleterre, et l'illustre M. Fox. Ce dernier, quelques années après et durant le consulat de Napoléon, vint à Paris où il se plut à renouveler ses anciens rapports avec M. de Pougens dont il aimait la conversation et admirait le courage.

Parmi les lettres de recommandation qu'on avait données au chevalier pour l'Angleterre, il s'en trouvait une que son amie madame de Royer avait adressé à M. Necker de Germany, frère du futur et célèbre contrôleur général des finances et qui était alors à Londres ; M. de Pougens en reçut l'accueil le plus flatteur, cultiva sa société et connut chez lui diverses personnes qui influèrent d'une manière plus ou moins directe sur sa destinée. De ce nombre était M. Hubert, né à Genève, et marié à une Anglaise. Cette dernière se trouvant alors liée particulièrement avec l'aimable, l'intéressante miss Sayer, ce fut elle qui lui présenta à M. de Pougens.

En arrivant à Londres, il avait pris un logement Portman square ; mais bientôt après la fameuse duchesse de Kingston, si connue par la bizarrerie des évènemens de sa vie, et qui avait fait connaissance avec le chevalier, lui fit offrir sa jolie maison située à Kensington ; il accepta cette offre avec reconnaissance ; mais ce logement trop vaste ne pouvant lui convenir, à lui qui n'avait qu'un secrétaire et un domestique, il ne l'occupa que peu de temps.

Dans ces entrefaites il eut occasion de connaître une famille française établie à Londres depuis plusieurs années ; cette estimable famille, composée du père, de la mère et de trois enfans, était logée South street. M. de Pougens se mit en pension chez elle et se félicita bientôt de l'asile qu'il avait choisi. La probité intègre de M. thiery, la bonté, la franchise de sa femme, les vertus que leur fille annonçait dès sa première jeunesse et qu'elle a développées depuis d'une manière si touchante eurent bientôt acquis l'estime et l'attachement de M. de Pougens. Chère Betsy, laissez-moi rendre ici un témoignage éclatant à votre consistant dévouement à notre ami, à ces attentions si filiales, à ces soins si tendres dont vous vous plaisiez à l'entourer depuis près de quarante-sept ans, et qui n'ont cessé qu'au dernier soupir de l'être si chéri que nous regrettons avec tant d'amertume ! Je m'arrête, mais on me pardonnera sans doute cet élan qui m'a portée à rendre justice à une amie.

On a dû remarquer que partout où la destinée de M. de Pougens l'avait conduit, il avait trouvé des personnes distinguées qui s'étaient plu à lui donner des témoignages éclatans du vid intérêt qu'il leur inspirait. Il ne nous a jamais parlé que d'elles et a gardé le silence sur le nombre des ingrats qu'il a rencontrés. « Ces pauvres ingrats, disait-il, je les plains, je ne les hais point et je leur pardonne.2 »

En Angleterre comme en Italie et à Genève, il eut le bonheur de se lier avec des êtres d'un mérite supérieur. J'ai déjà cité le nom de quelques-uns d'entre eux ; mais je ne puis m'empêcher de consacrer dans cet écrit celui de l'une des femmes les plus aimables qui aient jamais donné à M. de Pougens des marques aussi soutenues, aussi constantes de son amitié, de son estime. Je demande pardon d'avance à madame Lutwyche si, sans égard pour sa modestie, je trace quelques mots sur son rare caractère ; mai sil est impossible de voir réunies plus de qualités essentielles à un esprit plus agréable. Depuis la mort de son vertueux époux qui fut digne à tous égards d'une telle compagne, elle a fait de fréquens voyages en France pour y voir son intime amie madame de Pougens, par conséquent j'ai été à même d'apprécier le mérite éminent qui la distingue. M. de Pougens l'aimait tendrement, et il la plaçait au nombre des vrais amis que lui avait accordés la destinée comme une bien douce compensation à ses malheurs.


Notes

1. Ce ce nombre était M. Dupont de Nemours, avec lequel, à son retour de Lyon, en 1780, M> Turgot l'avait lié.

2. Feu madame de Créquy, née Froulay, l'une des femmes les plus distinguées par ses vertus, son esprit, ses lumières, et qui m'a honorée constamment de son amitié, me disait un jour : « Les ingrats par leur conduite font la plus amère critique d'eux-mêmes, car ils prouvent qu'ils étaient indignes des marques d'intérêt qu'on leur a données et des services qu'on a pu leur rendre. »


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre V: pp. 115-124.

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