Chapitre VI

Le poète Pierre Lamontagne, anecdote. — Ferdinando Mazzanti. — Mademoiselle d'Eon. — Le comte Cagliostro. — Madame Boscowen. — M. B..., anecdote


Depuis son installation à Londres la vie laborieuse qu'il avait toujours menée devint encore plus active par les recherches qu'il fut obligé de faire relativement à la mission dont on l'avait chargé. Il envoya à M. de Vergennes des notes importantes sur le commerce de la Grande-Bretagne, travail dont le ministre parut très-satisfait. Néanmoins il n'obtint aucune indemnité du gouvernement, ni pour les frais de son voyage, ni pour le prix de ses soins ; il est vrai qu'il ne forma aucune demande à cet égard, mais il me semble que cette demande devait ne pas être nécessaire.

Quelque temps après son arrivée en Angleterre, il eut le bonheur de rendre un service important à M. Pierre Lamontagne de Langon, poète distingué, et neveu de son ancien gouverneur l'abbé Lamontagne. Séduit par les brillantes promesses d'un intrigant que des dettes et des escroqueries avaient forcé de fuir momentanément son pays natal, le jeune homme se laissa persuader de suivre cet intrigant qui retournait en Angleterre. Celui-ci abusa, comme de raison, de la confiance du bon et crédule poète, et après être parvenu à le dépouiller insensiblement de tout ce qu'il possédait, il disparut et laissa son malheureux compagnon de voyage plongé dans la plus grande détresse.

M. P. Lamontagne, sachant que le chevalier de Pougens se trouvait alors à Londres, se réfugia chez lui et il n'eut pas besoin, comme on pense, de réclamer son intérêt en sa faveur ; l'accueil le plus tendre, le plus fraternel, des secours aussi prompts que délicats consolèrent bientôt de tous ses malheurs le poète dupé ; il lui adressa à ce sujet une jolie fable intitulée : le Cygne, le Renard et l'Aigle. Je regrette de ne pouvoir la transcrire ici en entier, mais je ne puis m'empêcher de citer quelques vers de la fin.

        Expliquons cette allégorie, Le cygne est l'auteur même, à qui la fantaisie De savoir ce qu'à Londres il se disait de bon, A fait sottement croire un conte de féerie ; Puisse-t-il profiter au moins de la leçon !         Notre renard est un fripon. Je ne le nomme pas : pourquoi nommer un traître ?     Saint-Augustin nous dit que les méchans Sont nés pour exercer ceux qui sont bonnes gens. Il faut se résigner puisque cela doit être. Quant à cet aigle humain, sensible, hospitalier,     O respectable et jeune chevalier,         Vous seul pouvez le méconnaître !

M. de Pougens retrouva à Londres son ancien ami, le célèbre Ferdinando Mazzanti, sous lequel il avait étudié la musique en Italie et qui était presque aussi bon littérateur qu'habile musicien. La gaieté, la conversation vive, animée de l'aimable Italien répandaient un grand charme dans sa société. M. de Pougens le voyait presque tous les soirs : ils faisaient quelquefois de la musique ensemble, ou se livraient au plaisir de causer familièrement. Mazzanti avait surtout un talent particulier pour raconter des anecdotes ; M. de Pougens, qui en avait retenu un bon nombre, nous en a répété plusieurs avec non moins de grace et d'originalité que celui qui les lui avait communiquées.

Un personnage fameux dont on s'occupait alors beaucoup à Londres, je veux parler du chevalier d'Eon, ou si l'on veut, de mademoiselle d'Eon, prit M. de Pougens en amitié ; il la rencontrait fréquemment, tantôt vêtue en homme, tantôt portant les habits du sexe qu'on lui avait assigné. Un jour elle vint prendre le chevalier pour le conduire dans sa voiture à une campagne des environs. Le cocher, mal instruit de la route, en prit une qui n'était pas celle qu'il fallait suivre. Mademoiselle d'Eon, vêtue cette fois en femme et causant paisiblement avec M. de Pougens, s'aperçoit de la méprise de son cocher, baisse tout à coup la glace de la voiture, met la tête à la portière et d'une voix forte et sonore lâche une bordée de juremens énergiques contre le maladroit qui excitait sa colère, puis refermant la glace, reprend tranquillement la conversation à l'endroit où elle en était restée.

Mademoiselle d'Eon vêtue en femme offrait, dit-on, le spectacle le plus bizarre ; ses manières dégingandées, son bonnet presque toujours mis de travers, sa figure barbue, formaient une véritable caricature. M. de Pougens m'a dit qu'elle avait beaucoup d'esprit et causait à merveille.

Un autre personnage non moins célèbre eut aussi quelques rapports avec le chevalier ; ce fut le fameux Cagliostro, qui, durant son séjour en France, avait été mis à la Bastille comme complice dans l'affaire du collier ; ayant enfin obtenu sa liberté, mais exilé du territoire française, il se réfugia en Angleterre. Le marquis de Vichy, cet apôtre si zélé de Mesmer, n'était pas moins enthousiasmé de Cagliostro : se trouvant alors à Londres, il engagea vivement M. de Pougens à faire voir ses yeux au docte Italien, étant persuadé qu'il parviendrait à lui rendre la vue.

Vaincu par ces instances réitérées, M. de Pougens se laissa conduire chez Cagliostro, et celui-ci entreprit un traitement qui n'eut aucun résultat satisfaisant ; mais les connaissances extraordinaires et variées de cet homme célèbre intéressèrent le chevalier, et il continua à le voir de temps en temps.

Cagliostro vivait à Londres avec une sorte de splendeur ; on se demandait là, comme dans toutes les villes de l'Europe où il avait séjourné, par quels moyens il pouvait fournir à ses dépenses, et le mystère répandu sur son origine ajoutait à la curiosité du public. Selon l'usage, le merveilleux se mêle à toutes les conjectures, on lui attribua les connaissances surnaturelles, et ce qu'il y a de plus singulier c'est que des personnes recommandables par leurs lumières propagèrent cette absurde supposition.

Le ciel devait une douce compensation à M. de Pougens pour les malheurs de sa vie ; il la trouva dans le charme qui l'attirait près de miss Sayer dont le père exerçait une place honorable dans la maison de la reine à Richemond. Ce gentilhomme d'un mérite éminent le recevait toujours avec la plus franche cordialité, et il finit par lui témoigner une amitié sincère.

Il fut présenté aussi à madame Boscowen, veuve de l'amiral Boscowen et aux deux filles de cette dame, madame Leveson Gower et madame la duchesse de Beaufort, mère du duc actuel. Madame Boscowen, cousine germaine de la mère de miss Sayer, avait beaucoup d'esprit : elle était surtout remarquable par la grace et la facilité de son style épistolaire. On la désignait alors comme la Sévigné d'Angleterre.

Dans l'intervalle des trois années que M. de Pougens passa à Londres, il fit deux voyages en France, tant pour rendre compte de sa mission au ministère de affaires étrangères que par des motifs qui concernaient particulièrement sa fortune. Il vint comme à l'ordinaire chez le maréchal de Noailles à Saint-Germain et occupa dans ces fugitifs voyages un appartement que le roi lui avait accordé dans le bâtiment royal appelé le grand commun. Nous vîmes avec plaisir que sa santé, si chétive à son départ pour l'Angleterre, était totalement rétablie et qu'il avait repris son embonpoint ainsi que sa fraîcheur.

Le dernier voyage qu'il fit en France fut dans le printemps de 1788 : il était accompagné de la famille Thiery que des circonstances particulières ramenaient dans sa patrie pour s'y fixer désormais. Il retourna à Londres, mais pour peu de temps, et alla habiter Richemond. Là, et durant l'affreux hiver de 1788, il tomba dangereusement malade d'une fluxion de poitrine. Lorsqu'il fut rétabli, au mois de mais suivant 1789, il quitta l'Angleterre pour toujours et revint en France.

Peu de temps avant son départ, il vit entrer chez lui M. B..., l'un des plus respectables négocians de Paris et qu'il avait eu occasion de connaître précédemment. Ce digne homme, âgé alors d'environ soixante ans, s'écria en prenant les mains du chevalier : « Ah ! Monsieur, vous voyez devant vous le plus malheureux des pères ! » En effet, pâle, tremblant, les yeux baignés de larmes, il se jeta sur une chaise et fut près de s'évanouir. M. de Pougens, après lui avoir fait donner les secours nécessaires, resta seul avec lui pour entendre ce qu'il avait à lui dire.

M. B... lui apprit alors que le seul fils qui lui restait, et dont les inclinations vicieuses avaient toujours fait le malheur de sa vie, était menacé d'un procès criminel dont le résultat le faisait frémir, et qu'il suppliait M. de Pougens d'employer tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour soustraire son indigne et malheureux fils au déshonneur et par conséquent lui sauver à lui-même la vie.

M. de Pougens, vivement ému de la douleur de l'infortuné vieillard, ne put lui cacher néanmoins combien, d'après les lois judiciaires si justement sévères de la Grande-Bretagne, il était difficile, surtout à un étranger, de réussir dans les démarches qu'il sollicitait. Cependant il ne lui ravit point toute espérance et s'occupa avec son zèle ordinaire à a réaliser. A force de soins, de persévérance, il parvint à arracher le jeune homme au sort qui l'attendait, et depuis lors M. B... ne pouvait aborder le chevalier qu'avec un sentiment de reconnaissance, de vénération, qui tenait du culte.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre VI: pp. 125-132.

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