Chapitre VIII

La recluse de Roquencourt. — Sa célébrité. — Visite que lui fait la Reine Marie-Antoinette. — Anecdotes. — Vaches suisses. — Madame du Barry.


Durant son séjour à Marly, Monsieur de Pougens fit connaissance avec une femme extraordinaire et qui était le sujet de toutes les conversations. Depuis environ quarante ans, s'était retirée au village de Roquencourt, situé entre Versailles et Marly, une paysanne dont le langage et les manières distinguées frappaient d'étonnement toutes les personnes qui avaient été à portée de la voir. Mademoiselle Jeannette, c'est ainsi qu'on la nommait, vivait absolument seule dans une chaumière à l'entrée du village. A peu près deux arpens de terre enclos d'une haie vive formaient son petit domaine ; une vache, une ânesse et un chien étaient son unique société. On assurait que, dès l'origine de son installation Roquencourt, elle avait refusé constamment de recevoir personne chez elle et de fréquenter qui que ce fût dans le village. Elle ne sortait que pour aller vendre elle-même, à Versailles, les légumes et les fruits de son clos, et pour assister les dimanches au service divin.

Les paysannes de Roquencourt, blessées de son refus de communiquer avec elles, la prirent en aversion, et se plurent à lui jouer mille tours désagréables. Enfin, aidées de leurs maris et de leurs fils, elles poussèrent la persécution contre elle jusqu'à briser le banc qu'elle s'était réservé à l'église. Depuis lors mademoiselle Jeannette n'y retourna plus, et se contenta d'adresser ses prières à l'être suprême sous l'ombrage des arbres de son jardin.

Les villageois, alors exaspérés de plus en plus, publièrent qu'elle était sorcière puisqu'elle vivait toujours seule et qu'elle n'allait point à l'église ; l'un d'eux s'avisa ensuite de lui intenter un procès sur l'acquisition de sa chaumière. Mademoiselle Jeannette ne prit point d'avocat, plaida elle-même sa cause et la gagna.

Toutes ces circonstances réunies, et beaucoup d'autres qu'il est inutile de retracer ici, augmentèrent la sorte de célébrité dont jouissait malgré elle la recluse de Roquencourt. Cette célébrité devint telle que la reine elle-même voulut voir mademoiselle Jeannette, et daigna aller visiter sa chaumière. Ce fut alors qu'on put juger de la mesure parfaite, du ton à la fois noble et respectueux avec lesquels la prétendue sorcière reçut un tel honneur. Elle offrit à Sa Majesté le seul fauteuil qui se trouvât dans son humble demeure, et resta debout après avoir indiqué aux dames qui accompagnaient la reine quelques escabeaux de bois placés le long de la muraille.

Sa Majesté lui fit plusieurs questions avec un air de bonté fait pour la rassurer : elle répondit à quelques-unes, et éluda avec un art infini celles qui concernaient sa naissance et les motifs de sa retraite. La reine voulut lui accorder une pension de douze cents francs sur sa cassette ; elle refusa avec reconnaissance et un profond respect cette marque de munificence royale, en disant qu'elle avait des moyens de subsistance au-delà de ce qui lui était nécessaire. La reine se retira satisfaite de son entrevue avec mademoiselle Jeannette, et le lendemain elle lui envoya six vaches suisses magnifiques.

Presque toute la cour s'empressa d'imiter la souveraine, et la pauvre Jeannette se vit assaillie de visites. Fatiguée, vexée de cette curiosité générale, elle prit le parti de fermer sa porte et de la refuser désormais à qui que ce fût. Quelque temps s'écoula ainsi ; insensiblement elle devint moins sauvage et se contenta de choisir les personnes qu'elle voulait admettre ; à cet effet, elle pratiqua une petite ouverture à l'entrée de sa chaumière, de là elle examinait la physionomie des curieux, ne recevait que ceux qui lui plaisaient et rejetait les autres.

Madame la duchesse de Beauvilliers, instruite de cette bizarre inspection, proposa un jour à Monsieur de Pougens de venir avec elle s'y soumettre. « Voyons, mon cher chevalier, lui dit-elle gaiement, si nous serons admis ou rejetés. » Elle eut la bonté de m'offrir, ainsi qu'à mademoiselle Thiery, une place dans son carrosse, et nous partîmes pour Roquencourt.

Arrivés à la porte de la chaumière, un domestique reçut l'ordre de frapper doucement ; aussitôt nous vîmes un grand œil noir appliqué à l'ouverture en question : or ce grand œil noir avait dût distinguer d'abord Monsieur de Pougens placé sur le devant de la voiture, et le résultat en fut satisfaisant, car tout-à-coup la porte s'ouvrit et mademoiselle Jeannette se présenta à nos regards.

Elle nous reçut de l'air le plus gracieux, puis nous proposa de venir nous reposer dans sa chaumière : là, quoique d'une politesse parfaite avec nous tous, elle adressa de préférence à M. de Pougens plusieurs phrases assez flatteuses sur la peine que nous avions prise de venir visiter la pauvre recluse.

Mademoiselle Jeannette paraissait alors âgée d'environ soixante ans. Les traits de son visage étaient parfaitement réguliers, on voyait qu'elle avait dû être belle. Son regard à la fois mélancolique et perçant avait une expression qu'il serait impossible de peindre. Elle était vêtue d'une jupe de serge verte et d'un corset de la même étoffe ; une cornette de paysanne couvrait sa tête d'où s'échappaient quelques boucles de cheveux d'un blanc argenté. M. de Pougens lui ayant demandé la permission de revenir la voir, elle la lui accorda avec empressement.

Quelques jours après, Monsieur de Pougens, madame et mademoiselle Thiery, ma mère et moi, nous allâmes à Roquencourt. Cette fois, mademoiselle Jeannette nous reçut avec plus d'aménité encore, nous offrit du lait, des fruits, nous proposa de faire avec elle une promenade dans son clos et voulut donner elle-même le bras au chevalier.

« Il faut, nous dit-elle en souriant, que je vous présente mes amis ; tenez, les voilà. » Alors nous vîmes sa vache, son ânesse et son chien. Ces animaux s'approchèrent de leur maîtresse d'un air caressant, et lorsque nous nous assîmes sur le gazon, ils se couchèrent familièrement près de nous.

« Oui, reprit mademoiselle Jeannette, voilà mes amis, mes vrais amis, on peut compter sur eux, on n'a à craindre de leur part ni ruse, ni mauvaise foi, ni ce besoin de tout sacrifier à leurs propres passions, odieux apanages de tant de gens prétendus estimables. »

Ces paroles furent textuellement prononcées par mademoiselle Jeannette ; j'eus soin de les écrire dans le temps. On juge si elles dûrent nous surprendre de la part d'une simple paysanne. La conversation étant tombée ensuite sur divers sujets de littérature, Monsieur de Pougens fut encore plus étonné de trouver que cette femme extraordinaire connaissant tous les auteurs tant anciens que modernes et qu'elle les jugeait avec autant de goût que de discernement. Enfin nous prîmes congé de mademoiselle Jeannette en nous promettant de venir jouir souvent d'une société aussi agréable que la sienne.

Dans l'une de nos visites, elle nous raconta les rapports qu'elle avait eus avec madame du Barry, qui, ayant appris que la reine lui avait donné de fort belles vaches, voulut les voir ; elle les admira beaucoup et offrit à notre recluse de les laisser paître sur les beaux gazons de son parc de Lucienne et de les loger dans ses étables aussi long-temps que cela conviendrait à mademoiselle Jeannette. Celle-ci accepta cette offre avec une reconnaissance d'autant plus vive qu'elle était fort embarrassée d'une aussi grande augmentation de bétail.

Quelques mois se passèrent ; au bout de ce temps, mademoiselle Jeannette ayant trouvé une autre destination pour ses vaches, alla à Lucienne à l'effet de les réclamer. Madame du Barry était, dit-on, absente ; ses gens répondirent froidement qu'ils ignoraient ce qu'on voulait dire et que madame n'avait chez elle de vaches à personne.

Plusieurs courses de mademoiselle Jeannette eurent le même résultat ; enfin fatiguée, ennuyée de toujours apprendre que madame était absente, elle prit si bien ses mesures, qu'elle se présenta tout à coup aux regards de la belle comtesse au moment où celle-ci resplendissante de pierreries et de parure se préparait à monter en voiture pour aller à Paris.

La requête de mademoiselle Jeannette fut simple, polie ; elle exprima sa reconnaissance et redemanda ses vaches. Madame du Barry parut offensée de cette réclamation et sans nier positivement le dépôt dont elle s'était chargée, elle se permit quelques paroles offensantes et se récria spécialement sur l'importunité et l'insolence de mademoiselle Jeannette qui venait sans cesse la relancer ainsi.

A ces mots, notre recluse éprouva la plus vive indignation. — « Madame, s'écria-t-elle, il n'y a aucune insolence de ma part à réclamer ce qui m'appartient, j'insiste donc, dussé-je m'adresser pour obtenir justice à l'auguste princesse qui a daigné me faire ce présent. Souffrez de plus, madame, que j'ose vous apprendre en contemplant cette aigrette de diamant qui brandille sur votre front que je n'ai rien fait, rien dit dont le mieux puisse rougir jamais. » Dès le soir même mademoiselle Jeannette eut ses vaches.


Mémoires et Souvenirs de Charles de Pougens, Chevalier de Plusieurs Ordres, de l'Institut de France, des Académies de La Crusca, de Madrid, de Gottingue, de St-Pétersbourg, etc. ; commencés par lui et continués par Mme Louise B. de Saint-Léon. Paris: H. Fournier Jeune, 1834. Chapitre VIII: pp. 141-148

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