M. L. Castillon (1765) Essai sur les Erreurs et les Superstitions Chapitre XI (pp. 198-197)

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CHAPITRE XI.

Les erreurs & les superstitions sont-elles toujours pernicieuses ? Les plus cruelles ont-elles été toujours aussi, & sont-elles encore les plus généralement répandues ?

MACHIAVEL, je ne me souviens plus dans quel de ses discours politiques sur Tite-Live, prétend que quand les mœurs publiques sont tout-à-fait corrompues, c'est du sein même de leur corruption qu'on peut tirer des moyens propres à ramener les cœurs à la vertu. Il dit encore que quand les loix ont été violées, méconnues, outragées ; c'est aussi sur les vices, le desordre & la confusion de cette espèce d'anarchie, qu'un Législateur habile peut fonder la stabilité d'une législation nouvelle. Mon dessein n'est pas d'examiner ici la justesse ou la fausseté de ces opinions. Je demande seulement si on ne peut pas dire la même chose des superstitions accréditées chez les peuples de l'antiquité, & de celles qui sont adoptées par quelques Nations sauvages de nos jours ; de ces superstitions, qui ne sont qu'une violation manifeste de la saine raison, un oubli de bons sens ? Ne pourroit on pas du sein des abus même & des maux que produisent les superstitions reçues chez ces peuples, tirer le plan d'un nouveau culte, mieux dirigé, mieux ordonné, plus raisonnable, & plus avantageux à la société ? Si cela est, les superstitions, ces maladies populaires, ces préjuges vulgaires, qui ne sont tout-au-plus qu'une preuve sensible de l'extrême foiblesse de l'esprit humain, ne sont pas en elles mêmes aussi pernicieuses qu'on le dit communement. Presque tous les Sçavans ont néanmoins soutenu le contraire : on a même pensé si singulièrement à ce sujet, que bien des Auteurs, d'ailleurs très-estimables, ont regardé comme un problème difficile à résoudre, la question de sçavoir si l'irréligion est plus à craindre que la superstition ? Cequi me paroit étonnant, c'est que les Ecrivains les moins exempts d'erreurs, de préjugés, de superstition, tels que Plutarque & la plûpart de ceux dont il s'appuye, soient précisément ceux qui décident avec le plus de confiance que l'athéisme est incomparablement moins dangéreux que la superstition. Lipsé, qui croit qu'à tout prendre, l'athéisme est plus pernicieux, met cependant la superstition au rang des plus grands maux : (o ! utraque magna pestis, sed illa crebior, hæc deterior). Baye qui, très-souvent, pense & décide avec justesse, mais qui plus souvent encore ne cherche qu'à donner des doutes, fait à ce sujet un argument qui me paroit très-foible. " La superstition, dit-il, qui s'insinue sous les masque de la piété, n'étant qu'une image de la religion, séduit l'esprit de l'homme de telle sorte, quelle le rend son jouet : d'où il est clair qu'elle est plus pernicieuse que l'irréligion ; car elle pousse au crime, non seulement sans remord, mais en persuadant qu'on obéit à Dieu ; ensorte qu'elle fait franchir les barrières de la raison, & tous les sentimens d'humanité, & qu'il n'y a plus bientôt de ravage qu'elle ne fasse dans l'esprit & dans le cœur ".

Mais, sont-ce là les caractères de la superstition ? Ne sont-ce pas les effets de la superstition irritée par la contradiction, & non la superstition en elle-même, que bayle a confondu avec le fanatisme ? Or, qui ne sçait que la superstition cesse où le fanatisme commence ; qu'il y a autant de distance de l'un à l'autre, que de la vivacité à l'extrême folie, de la chaleur tempérée du printems, à l'ardeur brûlante de la canicule ? Qui ne sçait que si c'est par la superstition que les peuples ont quelquefois été mènés, c'est presque toujours par la fanatisme que les séditieux sont parvenus à rompre les fers dont ils se sont cru chargés ? Qui ne sçait que si le fanatisme est le plus dangereux fléau de tout gouvernement, la superstition en a été souvent l'appui le plus solide, comme je le prouverai bientôt par des faits authentiques. Fondés sur de mémorables exemples, des Ecrivains judicieux ont avancé que rien n'est plus nécessaire dans les Etats. Nulla res, dit Quinte-Curce, efficacius multitudinm regit quam superstitio. Quelque inconstant que soit le Peuple, ajoute-t'il ensuite, s'il a une fois l'esprit frappé d'une vaine imago de religion, il obéira mieux à des fourbes qui se diront inspirés, qu'à ses Chefs & à ses Magistrats.

Toutefois, est ce là encore le caractère de la superstition ? il me semble que non ; que Quinte-Curce s'est trompé, ainsi que Bayle, & qu'il a, comme lui, confondu la superstition avec le fanatisme. Je conviens qu'il faut beaucoup d'attention pour distinguer ces deux mobiles des actions des hommes, l'un dangéreux & perfide, l'autre utile, quand il est conduit par une main habile. Encore même est-il arrivé dans mille circonstances, que la superstition s'est changée fanatisme, quelques précautions qu'on ait prises pour la contenir dans ses bornes ; c'est une matière inflammable, toujours prête à s'embraser, pour si peu qu'on approche le flambeau de l'enthousiasme.

Il est vrai qu'il y a des préjugés populaires si stupides & si minutieux, que leur progrès est peu à craindre : bien des gens pensent même que fussent-ils généralement adoptés, ils ne pourroient jamais être d'aucune facheuse conséquence. Qu'on prenne garde cependant : plus elles disposent les esprits à en recevoir de plus insensées, & plus aussi elles préparent les voyes du fanatisme, & de la sédition. ainsi la plus petite conduit à la plus grande, & toutes, tôt ou tard, au détestable fanatisme, où elles vont se perdre, comme les eaux des fleuves dans le vaste océan. C'est d'ailleurs, c'est précisément par ces minutieuses & stupides opinions qu'on a toujours conduit les hommes, dans les tems d'ignorance ; c'est par elles qu'alors l'ambition s'est préparé des soldats, les usurpateurs des complices, les factieux des bras accoutumés au meurtre, au parricide…. Je m'arrête, Lecteur, ai-je besoin de citer des exemples ?

Il suffit, comme l'on observé les Ecrivains les plus sensés, d'avoir eu une fois l'art de persuader les simples, il suffit d'être parvenu à aveugler le patriotisme des bons citoyens, pour les rendre bien-tôt les défenseurs des propositions les plus cruelles, les plus féroces même, soit en matière de culte, soit en matière de gouvernement. Ce fut par les prestiges de la superstition que dans ces tems de trouble & de sédition, si funestes à la France, des factieux parvinrent à inspirer au peuple les idées les plus fausses de la divinité.

Les uns, disoit alors Montagne, font accroire au monde qu'ils croyent ce qu'ils ne croyent pas ; les autres, en plus grand nombre, se le font accroire à eux mêmes, ne sçachent pas pénétrer ce que c'est que croire. Les hommes dirigent comme ils veulent, ce qu'ils nomment la foi ; ils se servent de la religion : ce devroit être tout le contraire. entez, si ce n'est pas par nos mains que nous la menons, à tirer comme de cire, tant de figures contraires, d'une règle si droite & si ferme. Ceux qui l'on prinse à gauche, ceux qui l'on prinse à droite ; ceux qui en disent le noir, ceux qui en disent le blanc, l'employent si pareillement à leurs violentes entreprises, s'y conduisent d'un progrès si conforme en débordement & injustice, qu'ils rendent doubteuse & malaisée à croire la diversité qu'ils prétendent de leurs opinons, en chose de laquelle dépend la conduite & loi de notre vie,… Voyez l'horrible impudence de quoi nous pelotons les raisons divines, & combien irreligieusement nous les avons rejettées & reprinses, selon que la fortune nous a changé de place en ces orages publiques, &c. &c.

Graces à la Philosophie & à la décadence, au discrédit des Lettrés des siècles d'ignorance, nous n'avons plus à les craindre, ces jours de fanatisme, ces tems d'orage & de sédition ; mais pourquoi ne les craindrions nous plus ? N'est-ce pas parceque leur cause n'a plus la même activité ? Toutefois, qu'on laisse s'accréditer encore les préjugés éteints, & l'on éprouvera bien-tôt la même fermentation, & l'on verra les mêmes sçènes.

C'est une vérité, dit Ciceron à Atticus, que nous cherchons en-vain à nous dissimuler ; nous sommes aujourd'hui tels que les hommes ontété dans tous les tems : fiers, audacieux & insolens dans la prospérité ; timides, lâches & stupides au plus leger revers. Nous sommes éclairés, mais c'est par cela même que nous pouvons être éblouis. Sçavans & philosophes, nos peres se croyoient au-dessus de la crainte ; mais leurs yeux étoient-ils frappés de quelque phénomène étonnant, extraordinaire, & dont jamais il n'y eut eu d'exemple ; on voyoit aussitôt le peuple consterné, courir en foule aux pieds de ses Devins, aveugles interprêtes des décrets du destin, & qui, suivant l'usage, ne manquoient pas de prononcer qu'il n'étoit pas possible que, corrompus autant que les Romains l'étoient, le ciel irrité contre eux, ne leur envoyât le fléau qui les affligeoit.

Mais n'est-ce pas, disoit Lucien, le plus cruel & le plus dangereux des fléaux que cet empire absolu qu'ont toujours eu les imposteurs sur la crédulité publique ? Non, la docilité de tous les peuples de l'antiquité & leur soumission à la témérité des opinions, à la bisarrerie des interprétations de ceux qui se sont dit inspirés ; le despotisme de leur autorité, malgré la petitesse de leurs idées, l'inconséquence de leurs décisions, & l'absurdité des erreurs qu'ils ont repandues, suffisent, ce me semble, pour prouver la nécessité des préjugés & des erreurs populaires.

En effet, elles n'étoient pas nécessaires ces erreurs, d'où viendroit cette unanimité de tous les peuples de la terre, à les admettre, à les autoriser, & à les respecter ? je ne parle pas ici seulement des peuples sauvages, mais des Nations les plus instruites, le plus sagement gouvernées & les mieux policées. Quelle étoit à ce sujet, la manière de penser des Romains, de ces hommes si fiers de leur grandeur, si vains de leurs connoissances, si orgueilleux de la sagesse de leur gouvernement ? Elle étoit mille fois plus absurde que celle de nos paysans les plus grossiers ; & cependant elle étoit un des lus solides appuis de la sureté publique. Quelle voix impérieuse convoquoit les assemblées du Sénat & du peuple ? La superstition. Quelle force irrésistible arrêtoit tout-à-coups ces mouvemens séditieux, ces guerres intestines, ces terribles dissentions qui menacèrent tant de fois d'une ruine entière la république & l'empire ? La superstition ? A Rome, libre, indépendante & jalouse de son autorité, quel étoit l'arbitre de la guerre & de la paix ? Qui concluoit les traités, qui les faisoit exécuter ? N'étoit-ce pas aussi la superstition ? Mais à qui la république confioit-elle les droits de répandre l'erreur ? Aux plus illustres & aux plus distingués de ses citoyens, sot par l'éclat de la naissance, soit par la célébrité des talens.

On sçait que les fonctions comiquement sublimes des Augures ne se bornoient pas à contempler le vol des oiseaux, à interprêter leur chant, leur manière de boire & de manger. On sçait que les Aruspices tiroient aussi des conséquences des accidens les plus communs ; qu'ils trouvoient des présages dans les événemens les plus ordinaires ; & que les oracles qu'ils prononçoient, quelque insensés qu'il fussent, étoient reçus avec vénération, & leurs ordres remplis avec exactitude. On sçait enfin que tout chez les Romains, comme parmi beaucoup de Nations modernes, offroit à l'imagination des présages heureux ou malheureux : une coupe fortuitement renversée, de l'huile répandue, la rencontre d'un lièvre ou d'un serpent, l'entrée inopinée d'un chien noir dans une maison, la fuite d'un loup ou d'une bèlette de la droite à la gauche, &c. Qu'étoit-ce encore quand quelque visionnaire venoit dire au peuple assemblé, qu'il avoit entendu un bœuf articuler des mots, ou qu'il étoit tombé une pluie de sang, une grêle de pierre ; que sans nulle apparence d'orage le tonnerre avoit grondé, &c.

Les Romains que nous trouvons si foibles, si timides à cet égard, différoient de quelques Nations modernes, en ce que chez celles-ci le peuple seul croit fortement aux préjugés les plus minutieux ; aulieu que les Romains croyoient également à toutes les superstitions ; aussi sur quels objets la législation des Augures ne s'étendoit-elle pas ? Pline raconte qu'une de leurs loix les plus sacrées défendoit sévérement aux femmes de tourner leur fuseaux en passant par les grands chemins, & de les porter découverts ; parceque, disoit la loi, le mouvement des fuseaux découverts nuisoit infiniment à l'abondance & à la maturité des fruits.



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