M. L. Castillon (1765) Essai sur les Erreurs et les Superstitions Chapitre III (pp. 46-55)

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CHAPITRE III.

Les Anciens étoient-ils plus sçavans que nos peres ? Nos peres étoient-ils plus ignorans que nous ?

ILS étoient bien absurdes dans leurs rêves philosophiques ces Sages de Grèce, dont tant de gens encore admirent les délires. Qu'ont-ils donc fait de si sublime & de si merveilleux ? A l'exception du vertueux Socrate, qui n'a jamais écrit, & que le divin Platon fait si souvent déraisonner dans ses éloquens bavardages, que nous ont-ils appris de si utile & de si respectable ces hommes extraordinaires ? Des fables ridicules, des contes puériles, des erreurs plus frappantes les unes que les autres, & toutes cependant accréditées à mesure qu'elles ont été répandues. A mon avis, Pythagore a été le moins déraisonnable de ces génies supérieurs ; non que son monstrueux sistême me paroisse plus vrai que tout autre ; mais parceque c'est celui de tous qui approche le plus près de la vraisemblance ; parcequ'il plaît à la raison ; parcequ'il est aise, sinon à démontrer, dumoins à soutenir par des apparences de preuve ; en un mot, parceque ce sistême, quand il fut inventé, ne combattoit aucune opinion reçue, & qu'il n'étoit opposé directement à aucune sorte de dogme, de culte, de croyance.

En effet, la transmigration des ames n'exclut ni leur immortalité, ni la doctrine d'un Dieu vengeur & rémunérateur, ni rien de ce qu'il importe le plus aux hommes de toutes les nations & de tous les âges, de croire. Aussi le bon P. Tessier, moine sçavant, autant qu'il pouvoir l'être, soutint-il publiquement, à Béziers, vers la fin du dernier siécle, qu'il étoit très-probable que Pythagore & ses disciples eussent été tout autant de Religieux de l'ordre du Mont-Carmel. Il est vrai que cette thèse fut censurée à Rome, & déclarée scandaleuse, mal-sonnante, sentant l'hérésie, & condamnée par décrèt du 225 Janvier 1684. Mais moins docile à la censure des examinateurs Romains, qu'enchanté de l'idée du P. Tessier, M. Mayer, sans adopter entièrement cette opinion, ne crut pas non plus devoir la rejetter par déférence aux lumières de quelques esprits prévenus, inquiets, ou jaloux. Dans une énorme dissertation publiée sous ce titre: utrum Pythagorus Judæus fuerit, an monachus Carmelita, M. Mayer prouve qu'à la vérité il est douteux Pythagore ait été circoncis ; mais qu'il se pourroit bien qu'il a été Carme profes.

Quoiqu'il en soit, Juif, Idolâtre, ou Religieux du Mont-Carmel, on dit que Pythagore, avant que de bâtir son sistême de la metempsychose, consulta les hommes les plus éclairés de la Grèce, & qu'ensuite il alla voyager en Egypte, en Phénicie, & surtout dans la Caldée, où il conversa avec les Mages qui étoient les Philosophes du pays, quoiqu'alors la Caldée, si sçavante autrefois, fut plongée dans la plus profonde ignorance. C'est à peu près comme si, de nos jours, un homme qui voudroit s'instruire des choses les plus importantes à connoitre, commençoit par consulter MM. de Voltaire, d'Alembert, Helvétius, Diderot, &c., & qu'il allât ensuite à Fez, à Maroc, à Tunis, à Alger converser avec les Pyrates qui sont les Philosophes de ces pays.

Cette visite de Pythagore aux Mages de la Caldée, pourroit aussi fournir un beau sujet de dissertation ; non pour sçavoir si les Mages que le Grec consulta, étoient de l'ordre du Mont-Carmel, mais pour examiner si Pythagore avoit besoin de faire ce voyage pour créer son sistême de la transmigration des ames.

Quant à moi, qui ne crois que sur de fortes preuves, aux bévues & aux inconséquences que l'imbécilité des Ecrivains subalternes a toujours été dans l'usage d'attribuer aux grands hommes ; je ne vois pas par quel motif Pythagore se seroit éloigné de sa patrie instruite, pour aller auprès des Mages chercher des lumières qu'ils étoient hors d'état de lui communiquer. D'ailleurs, falloit-il tant courir, tant voyager pour concevoir le sistême très-naturel, très-simple, de la transmigration des ames ?

Les Grecs contemporains de ce Philosophe, connoissoient tout ce qui avoit été pensé, écrit & dit de plus lumineux sur l'ame humaine, depuis la création jusqu'à eux, comme on connoit aujourd'hui tout ce qui a été dit de moins obscur sur le même sujet, depuis Pythagore jusqu'à nous. Alors donc, comme actuellement, il résultoit de cette connoissance, que les hommes de tous les tems & de toutes les nations avoient eu toujours, à peu de chose près, les mêmes idées, les mêmes défauts, les mêmes vices, le même fond de caractère ; de même que les vautours ont constamment dévoré les colombes, de même que les loups ont toujours déchiré les agneaux, de même que les fleuves ont coulé, sans interruption, de leur source à leur embouchure. Or, de cette transmission constante, universelle, d'idées & de caractères, Pythagore concluoit, il faut pourtant l'avouer, avec quelque apparence de justesse, que puisque les ames de tous les siécles & de toutes les contrées se ressembloient si fort, il étoit très-vraisemblable que c'étoient les mêmes ames qui successivement animoient & quittoient les corps qui périssoient, & qui renaissoient tour-à-tour.

Cette conséquence conduit tout naturellement au sistême de la metempsycose, sistême, qu'on me permettre de le dire, bien plus aisé à concevoir du tems de Pythagore, que celui d'une création perpetuelle d'ames, toujours neuves, mortelles, périssables, & toutes néanmoins exactement semblables à celles qui ont habité les corps qui ont péri.

Mais si l'ame, disoit-t'on, ne fait que passer de l'individu qui meurt dans celui qui reçoit la vie ; pourquoi conservant ses affections, ses bonnes & mauvaises qualités, perd-elle tout-à-fait le souvenir de sa premiére existance ? pourquoi ne conserve-t'elle plus aucune trace des impressions qu'elle a jadis reçues ? Ces questions paroissoient si foibles à Pythagore, qu'il daignoit à peine y répondre. Qui ne voit, disoit-il, que s'accrochant à de nouveaux organes, l'ame doit, sans rien perdre de son essence primitive, recevoir de nouvelles modifications, comme la même cire reçoit successivement mille différentes empreintes, quoique sa substance reste toujours la même. Eh ! d'où viendroit, ajoutoit'il, d'où viendroit, dans l'hypothése d'une création perpétuelle de nouvelles ames, cette susceptibilité de prejugés si naturelle à tous les peuples ? d'où viendroit cette difficulté tout aussi naturelle, que tous les hommes ont à découvrir la vérité, ce gout prédominant qu'ils ont tous pour l'erreur, et pour le même genre d'erreur ?

Mon dessein n'est pas d'examiner ici ces questions tant agitées & si peu éclaircies. Je laisse aux Docteurs Indiens, Mahométans, Persans, &c. à défendre, à force de cris & d'injures, la doctrine de Pythagore, ou, si l'on veut, ses folles visions. Je demanderai seulement d'où vient que depuis l'empire de la Chine, le plus vaste des gouvernemens, jusqu'à la République de St. Marin, toutes les nations ont eu leurs préjugés, leurs fables, leurs superstitions ? Je voudrois sçavoir ensuite qu'elle est la cause, ou morale, ou physique, de la ressemblance qu'il y a entre les superstitions de deux peuples qui ne se sont jamais communiqués ? Si je pouvois m'assurer que comme les extrêmes se touchent, les superstitions tiennent aux vérités, je serois moins embarrassé à trouver la raison de leur ressemblance, de la rapidité de leur progrès, de la force & de la durée de leur autorité. Alors je conviendrois que tout, ainsi que bien des Philosophes l'ont soutenu, que tout, dis-je, est très-bien dans ce meilleur des mondes ; que nos peres devoient être tout aussi crédules que les Anciens ; qu'il y auroit en nous de la folie à nous croire plus éclairés que nos peres ; enfin, que ce seroit rendre aux hommes le plus cruel des services que de détruire des erreurs qui ne sont pas moins nécessaires au bonheur de chacun d'eux, qu'elles sont essentielles à la tranquilité générale & à la sûreté des gouvernemens qui les ont adoptées.



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