M. L. Castillon (1765) Essai sur les Erreurs et les Superstitions Chapitre II (pp. 19-45)

PrécédentSuivantTableSir Thomas BrowneSearch

CHAPITRE II.

Qu'est-ce que l'Ame ?

C'EST une grande question. Le premier qui la proposa fut un audacieux qu'il falloit immoler à la gloire des sçiences & à l'honneur de la philosophie, dont il osa montrer l'écueil. De toutes les connoissances c'est, si l'on veut, la plus sublime que la métaphysique: mais prenons garde qu'à force de beauté, de majesté, d'élévation elle ne soit trop au-dessus de notre intelligence, qui elle-même est si fort au-dessus de nous. Rien ne me donne, je l'avoue, une plus grande idée de la raison humaine que les efforts qu'elle a faits pour déchirer le voile qui paroissoit devoir lui cacher éternellement les vérités métaphysiques. Car le génie n'eut il fait que soulever ce voile, en apparence impénètrable, ne seroit-ce pas beaucoup ? & n'est il pas bien glorieux d'avoir visiblement observée ce qui par sa nature ne peut être ni vû, ni touché, ni compris ? C'est donc une sçience très-belle, très-auguste que celle qui enseigne à concevoir l'être en général, & à définir sa nature ; à compter tous les points de l'imperceptible chaîne des vérités intellectuelles ; à corriger les perceptions des sens, qui ne peuvent en elles-mêmes être fausses, & qui ne sont que par les sens; à découvrir la nature des substances immatérielles; à s'élever au dessus des êtres créés; à fixer, à circonscrire, s'il étoit possible, l'immensité de Dieu, ses attributs, son indivisibilité; à définir, analyser, décomposer les choses purement spirituelles, c'est à dire, sans parties, sans consistance, sans matière: enfin, à juger des principes des sçiences & des arts par abstraction, & en les détachant des choses matérielles.

Toutefois, quels avantages les hommes ont-ils retiré de la métaphysique ? Les a-t'elle rendu plus sages, plus sçavans, plus heureux ? Suis-je plus éclairé pour avoir pénêtré dans la vaste carière, qui de principe en principe s'est ouverte devant moi ? Que m'ont appris tant de grands hommes, tant d'Ecrivains, tant de Dissertateurs, qui depuis plus de deux mille ans agitent les mêmes questions ? A m'égarer, à adopter, à rejetter, à caresser, & à détruire tour-à-tour les opinions des autres & les fantômes de mon imagination; à préférer la paix de l'ignorance aux vaines conjectures, à la confusion & à l'incertitude d'une sçience qui, malgré moi, me ramène sans cesse à la matière que je ne connois pas, aulieu de me conduire à l'intelligence ce que je ne puis connoitre.

J'ai entendu dire que la métaphysique roule sur des objets qui n'ont rien de sensible, & qu'elle développe leur essence, leurs tributs & leur destination. j'ai senti qu'il étoit en moi un être immatériel qui pense, & qui raisonne. Je me suis cru intéressé à le connoitre; j'ai étudié, j'ai lu, j'ai pâli sur les livres : quel secours y ai-je trouvé ? Quelles lumières ai-je acquises ? J'ai appris que depuis Thalés le Milésien, qui voulut expliquer la nature des êtres intellectuels, & qui n'expliqua rien, jusqu'au Poëte & sçavant Mallebranche qui a tenté de pénêtrer dans les mêmes profondeurs, & qui souvent a pris l'effervescence de son imagination pour l'éclat de la vérité, personne encore n'a donné une définition exacte, une idée distincte de Dieu, de l'ame, de l'esprit, de l'instinct même, &c. Je me suis convaincu que l'homme qui croit voir & penser, est tout aussi aveugle à cet égard, & tout aussi borné que la taupe & l'onagre.

Un Ecrivain, l'ornement de ce siécle, la gloire de la France, & qui fera l'admiration de la postérité, a proposé, il y a un an, les mêmes questions qui furent tant de fois agitées dans le Portique, & qu'on ne décida jamais. Il s'est adressé aux Sçavans, aux Docteurs, aux Philosophes & aux Littérateurs. Personne encore ne lui a répondu: car que répondre à de telles demandes ? Je voudrois, a-t'il dit, que quelqu'un me fit connoitre ce que c'est que l'ame humaine : je voudrois sçavoir aussi ce que c'est que l'ame des bêtes ; je désirerois ensuite qu'on définit la végétation. Au-reste, cet illustre Ecrivain a exigé des réponses exactes, & surtout intelligibles : il ne veut point des mots ; il cherche des raisons : mais où les prendre ? Ne le demandez pas aux Anciens ; car très-certainement ils vous accableront de définitions vagues au lieu de vos répondre.

Serez-vous, en effet, bien instruit, bien satisfait quand Epicure, Dicéarque, Aristoxène vous auront dit que l'ame est une qualité inhérente à la matière, dépendante des sens, altérable comme eux, & condamnée irrévocablement à périr avec eux ?

Serez-vous plus éclairé quand d'autres Philosophes plus raisonnables, il est vrai, mais tout aussi inintelligibles, vous auront appris que l'ame est une substance émanée du grande principe, ou du Tout, auquel il est prouvé qu'elle doit être réunie ?

Mais qu'est-ce, direz-vous, que cette qualité ? Qu'est-ce qu'une substance sans étendue, sans parties ? Comment est faire une émanation ? Qu'est-ce que ce principe ? Qu'est-ce que ce grand Tout ? Hic murus aheneus esto. 1

C'étoit pourtant ainsi que s'exprimoient les Sages de la crédule antiquité : respectés, honnorés, admirés en raison de la profonde obscurité de leur doctrine, que ne dirent-ils pas ? Suivant Thalés, l'ame n'est autre chose qu'une nature se mouvant toujours en soi-même. Point du tout, s'écrioit Pythagore, l'ame est un nombre qui a le mouvement en soi. C'est, ajoutoit Platon, une substance se mouvant soi-même & par un nombre harmonique. Plus sçavant & moins lumineux le divin Aristote ne voyoit dans l'ame que l'acte premier d'un corps organique, ayant vie en puissance (potentialiter). Dicéarque étoit tout glorieux quand il avoit prononcé que l'ame est une harmonie & une concordance des quatre élémens. Que de folies publiées, reçues, accréditées, oubliées, & de nos jours renouvellées ! Qu'on imagine, disoit Bayle, la proposition la plus ridicule, & je m'engage à prouver qu'elle a été jadis gravement défendue.

A mon avis, de tous les Philosophes, le plus sensé, dumoins par intervales, c'est Cicéron. Il est vrai néanmoins que, comme bien d'autres, il n'a pas de sentiment à lui. Je conviens aussi que Stoicien, Sophiste & Epicurien tour-à-tour, tantôt il soutenoit publiquement, & devant le Sénat, que l'ame n'est qu'un mot, & que l'homme, quand il meurt, cesse entièrement d'être ; qu'il n'y a plus rien en lui, ni de lui, hors de lui, qui pense, ni qui souffre ; tantôt il reconnoissoit, il soutenoit, il défendoit la spiritualité de l'ame, & conséquemment son immortalité. C'est, disoit-il, de la nature même des Dieux que nos ames sont puisées ; c'est d'eux qu'elles sont émanées. A naturâ Deorum haustos animos & libatos habemus . . . humanus autem animus decerptus est mente divinâ. 2

O ! Cicéron, vous n'aviez plus qu'un pas à faire : il ne vous restoit, dis-je, qu'à remonter jusqu'à cette source d'où vous m'apprenez que les ames sont émanées. O ! Philosophe vraiement respectable, si vous eussiez été jusques là ; quel obstacle a pû vous arrêter ? je ne vous demande point d'où sortent les ames : je sçais, tout comme vous, qu'elles viennent de Dieu : mais ditez-moi ce que c'est que Dieu, & comment se fait cette émanation ?

C'est une chose très-facile à expliquer, fort aisée a comprendre, ont dit quelques Anciens, qui avant Cicéron, ont parlé du mystère de l'émanation des ames, & de leur réunion à leur principe. Figurez-vous une bouteille remplie d'eau, & jettée sur l'Océan, où elle flotte jusqu'à ce qu'elle trouve un écueil contre lequel elle frappe & se brise : le contenant tombe au fond de la mer, le contenu se réunit à son tout, c'est-à-dire, à l'eau de l'Océan. Et voilà très-distinctement ce que c'est que l'émanation de l'ame & sa réunion au grand Tout. Car, qui ne voit que la liqueur renfermée dans ce vase, est l'ame humaine, le vaste Océan, le Tout, l'écueil, la mort, le mêlange de la liqueur avec l'eau de la mer, la réunion de l'ame à Dieu.

Je serois fort embarrassé à décider quels ont été les plus insensés, ceux qui ont inventé cet apologue ridicule, ou ceux qui l'ont reçu comme une démonstration. que m'importent ce vase, cet Océan & cet écueil ? Est-ce ce que je vous demande ? Ai-je besoin de vous pour sçavoir que je vis, que je mourrai, que mon ame jouira de l'immortalité ? Laissez donc là votre bouteille, ou dites moi quelle est la nature de ce qu'il y a dedans. Voilà la question ; est elle inexplicable ?

Point du tout, me répond, d'après Anaximène, Anacharsis & mille autres, un génie supérieur. rien n'est si clair que l'essence de l'ame. C'est une forme subsistante par soi-même : sa nature diffère de sa puissance : elle est trois, & puis six ; c'est-à-dire, qu'elle est d'abord végétative, sensitive, intellectuelle ; & ensuite trois fois végétative, c'est-à-dire, nutritive, augmentative & générative : elle est en même tems individuellement, & pourtant séparément, spirituelle & corporelle ; spirituelle, quant à la mémoire des choses spirituelles, & corporelle, quant à la mémoire des choses corporelles. Enfin, pour qu'il ne reste absolument rien d'obscur, il faut ajouter que cette forme est immatérielle à l'égard de ses opérations, & matérielle à l'égard de l'être.

Cette définition est sans doute fort claire, puisqu'autrefois beaucoup de Philosophes l'on préférée à toutes celles qu'on avoit données jusqu'alors. Je consens de bon cœur que ceux qu'elle satisfera la trouvent évidente ; qu'ils la regardent même, s'ils le jugent à propos, comme une des plus ingénieuses découvertes : pour moi qui la crois fausse, qu'on me permette de placer cette forme subsistante par soi, cette essence différente de sa puissance, &c., infiniment au-dessous de ces quidités, de ces cathégories, de ces universaux, & de tant d'autres rapsodies dont on ne parle tout au plus que pour prouver jusqu'à quel point les hommes ont déraisonné.

Mais de l'inutilité ou de la fausseté de tout ce qu'on a dit jusqu'à présent sur cet objet, faut il donc en conclure qu'il est absolument impossible de sçavoir ce que c'est que l'ame ? La conséquence seroit trop desespérante pour les Métaphysiciens. Je ne serois nullement étonné que l'on parvint un jour à définir intelligiblement les êtres immatériels : mais il n'y a, ce me semble, qu'un seul moyen pour arriver à cette découverte ; c'est d'oublier tout ce qui a été dit, tout ce qui a été écrit, &, s'il se peut, tout ce qu'on a soi-même pensé à ce sujet : c'est de consulter ensuite le seul maitre en état de nous instruire & de nous éclairer : or, ce maitre, c'est l'ame ; car si elle se tait, qui pourra nous répondre ? C'est donc à l'ame, plutôt qu'aux Philosophes de l'antiquité, qui ne l'ont point du tout, ou qui l'ont mal interrogée, que je dois recourir ; non dans le feu de la dispute, ou distrait par l'éclat du jour, & frappé, malgré moi, par mille objets extérieurs ; mais comme on consultoit jadis l'oracle d'Amphiarius, ou celui de Faunus, dans l'obscurité de la nuit, dans le silence du sommeil ; lorsque moins occupée à obéir aux sens, moins agitée par les diverses passions qu'ils allument en elle, & tout entière à sa simplicité elle pense par elle-même ; lorsque livrée, pour ainsi dire, à ses propres notions, elle roule des idées qu'aucun objet étranger ne semble lui avoir données, qu'elle forme des tableaux dont les modèles n'existent nulle part, & dont mes yeux n'ont jamais vû les traits. C'est dans l'incohérence même de ses pensées, c'est à travers la confusion & l'extrême bisarrerie de ces images, qu'appercevant l'essence de mon ame, je crois pouvoir dire, humainement parlant (car je suis on ne peut pas plus éloigné de prétendre attaquer ici aucune des opinions, aucun des principes consacrés par la religion) je crois, dis-je, pouvoir me dire: l'ame n'est que la faculté de penser. Elle n'est autre chose, eusse-je dit à Athènes du tems de Thalés & de Platon, qui nés dans le sein du paganisme ne pouvoient avoir des idées distinctes des êtres intellectuels ; & cette définition dépouillée de distinctions, de divisions, d'expressions barbares, me peint toute la puissance de l'ame, son action, ou, si l'on veut, sa réaction sur les sens, & toutes ses opérations.

Cette opinion n'est pas nouvelle, m'eut-on sans doute répondu : il y a longtems que son insuffisance a été démontrée. D'ailleurs, qu'entendez-vous par faculté? C'est vraisemblablement une vertu secréte ; & dans ce cas votre définition n'exprime rien.

Je sçais, aurois-je dit alors, que je ne fais que répéter ce que mille autres ont écrit avant moi ; mais comm'eux, je ne surchargerai pas cette faculté de penser de longs raisonnemens ; je ne la diviserai point en faculté supérieure & inférieure ; je ne sçaurois appeller celle-ci instinct, & celle-là entendement & raison ; parce qu'indivisible par sa nature, l'ame ne peut avoir ni partie supérieure, ni partie inférieure. Par faculté je n'entends p oint une vertu secréte ; parce que toute vertu secréte n'exprime qu'une absurdité. Mais j'entends par ce mot un être subsistant indépendament de tout être créé; un être qui n'est pas le mode d'un autre être, mais qui est le sujet de divers modes. Je conçois distinctement par cette faculté, un principe & des effets, une substance sans cesse agissante, & des pensées, des volitions, des jugemens ; & ces pensées, ces jugemens, ces volitions me représentent des opérations de ce principe, & les diverses manières d'être de cette faculté. Or, ce qui est principe de diverses opérations, peut-il ne pas être une faculté, une puissance indépendante ?

Ce ne sont là, m'eut-on pu dire, encore, que des mots vuides de sens : on ne vous demande point si l'on peut substituer à ces trois lettres ame, les expressions vagues & incompréhensibles de faculté, de principe, de substance, ou d'être subsistant indépendamment des êtres. Voulez-vous donner à l'ame le nom de faculté? D'accord : mais dites-nous ce que c'est que cette faculté? Comment est-elle faite ? La voit-on ? Où se tient-elle ?

Docteur, avant que de répondre à ces questions embarassantes, permettez-moi de vous demander à mon tour, ce que c'est que la lumière ? C'est, dites-vous, un corps subtil, rapide, délié, qui éclaire, qui colore tous les corps, qui frappe la rétine, & rend les objets visibles. Cette réponse est fort ingénieuse : mais, qu'est-ce que ce corps subtil, rapide & délié qui produit ces effets ? C'est une infinité de corpuscules qui s'échappent sans cesse du corps lumineux : ou si vous l'aimez mieux, ce qui excite en nous la sensation de la lumière vient de ce que le corps lumineux presse la matière éthérée qui est entre lui & nos yeux. Ce n'est pas là répondre : je demande ce que c'est que ces corps déliés, ou ces corpuscules qui sont dans le grand corps lumineux, & comment il se peut faire que celui-ci soit lumineux ? Je sçais par avance que vous me répondrez, que la lumière reçue & répandue sans cesse par ce corps lumineux, vient d'un certain mouvement de ses parties, qui les oblige à pousser rapidement & à la ronde la matière subtile qui pénétre les pores de tous les corps transparens. Ajoutez encore, si vous le jugez à propos, que la lumière consiste dans l'écoulement d'une infinité d'atômes ignés, qui sortent du soleil comme d'un grand foyer ; ou dites qu'elle nous est transmise par une longue chaîne de globules rangés comme autant de balons, l'un à la suite de l'autre, dont l'une des extrémités touche le soleil, & l'autre le fond de mes yeux. Tous ces raisonnemens sont superflus : c'est s'écarter de la question, & non la décider. Pourquoi le soleil est-il lumineux ? qu'a-t'il en soi qui soit lumière ? N'allez-vous pas me dire que c'est parcequ'il jette de toutes parts une petite flamme très-rare, composée d'une infinité d'atômes qui se pressent les uns les autres ? Mais ce n'est là que l'apparence d'une raison, & non une raison : car, comment se peut-il qu'une infinité d'atômes soient lumineux, parcequ'ils se pressent les uns les autres ? N'est-il pas vrai que ces atômes sont de petites parties de matière ? N'est-il pas vrai que quoique ces petites parties de matière se meuvent avec rapidité, leur mouvement, quelque rapide que vous le supposiez, n'est ni lumineux, ni obscur, ni profond, ni étendu ? Quel est donc ce principe qui donne la lumière au soleil, & qui n'est pas le mouvement ? Mais, c'est … c'est … c'est la Genèse qui nous apprend que Dieu a créé deux grands luminaires, le soleil pour le jour, la lune pour la nuit…. Avouez donc, trop orgueilleux Docteur, que vous connoissez tout aussi peu l'essence de la lumière que la nature de l'ame ? Avouez que vous n'entendez guères ce que vous dites, quand après avoir formé quelque argument inepte, vous vous écriez d'un air & d'un ton de victoire ; cela est plus clair que la jour, plus évident que la lumière? Vos dissertations, vos preuves & vos conséquences sont donc bien ténébreuses ; car quoi de plus obscur, quoi de plus difficile à découvrir, à définir que la cause du jour ? Je dirai donc que la lumière est la faculté d'éclairer, comme j'ai dit que l'ame est la faculté de penser, comme la faculté de graviter est essentielle à tous les corps créés.

Dans le nombre prodigieux de sistêmes sur l'ame qui diviserent autrefois les Philosophes de la Grèce, il y en eut un qui, ce me semble, mérita d'être conservé, non qu'il fut moins chimérique, moins bisarre que les autres, mais parcequ'il étoit plus sensément imaginé ; ce fut l'opinion de Platon, qui, sans adopter ni rejetter tout-à-fait les erreurs de Thales, ajoutoit, après avoir dit que l'ame est une substance se mouvant soi-même, que tout ce qui existe, tout ce qui a été, qui est & qui sera, n'a qu'une même cause ; que le premier effet général de cette cause universelle est le mouvement matériel, ame de la nature, & par qui tout se développe, se conserve, périt, paroit sous de nouvelles formes, pour périr, exister encore, & reparoitre tour-à-tour.

Il est vrai que c'est le mouvement qui donne la pésanteur à la matière, qui d'elle-même n'est ni pésante, ni légère : il est vrai que le mouvement est le principe connu de la gravitation des corps : il est encore vrai que la végétation est un effet du mouvement, comme la génération & la vie des corps organisés sont produites & conservées par le mouvement : je conviens enfin que c'est au mouvement qu'il faut nécessairement attribuer tous les phénomènes, & que, graces aux bornes de l'esprit humain, tout est phénomène pour nous. Mais pourquoi chercher dans ce mouvement qui n'est que la cause seconde & générale de tout, le principe ou la nature de l'ame humaine, de ses facultés, de ses opérations ? Pourquoi les Philosophes se sont-ils arrêtés à ce mouvement matériel, pour y chercher la cause d'un être immatériel. N'est-ce pas parcequ'ils n'étoient point assez éclairés pour s'élever jusqu'au principe du mouvement. Or, ce principe est Dieu d'où les ames sont émanées ; comme l'a entrevû Cicéron. Ainsi les hommes tomberont dans l'erreur toutes les fois qu'ils voudront analyser les objets métaphysiques.

Depuis longtems, par exemple, on parle d'après M. Leibnitz, de force d'inertie. Mais s'entend-on quand on s'exprime ainsi ? Toute force me représente de l'action & une résistance. L'inertie est une négation, une privation totale d'action, & conséquemment de propriétés. Or, comment se pourroit-il que ces deux modes opposés, incompatibles, la résistance & l'inertie résidassent dans le même sujet ? La force d'inertie n'est qu'un mot, qui, comme une infinité d'autres, ne signifie rien par lui-même, & dont on est convenu faute d'en avoir trouvé de plus juste & de plus expressif. Il n'y a point dans la nature de corps qui soit dans un repos parfait ; parcequ'il n'y a point de corps, ni de portion de matière, quelque petite qu'elle soit, qui ne tende vers le centre de gravitation. Cette tendance perpetuelle, inséparable des corps, est-elle cependant inhérente à la matière ? celle-ci a-t'elle par elle-même aucune sorte de propriété. D'où lui vient cette gravitation ? Des parties constitutives, a-t'on dit, subtiles, ou élémentaires des corps, distinctes des parties qui composent les corps.

Mais si c'est le mouvement de ces parties constitutives qui produit la gravitation, & si cette gravitation, très-incompréhensible, est aux corps ce que la pensée est à l'ame, la végétation aux plantes, la lumière au jour ; n'est-ce pas également une cause inconnue, & que la raison humaine ne sçauroit définir ?

Quand je dis donc que l'ame est la faculté de penser, je ne puis entendre autre chose, sinon qu'unie au corps, elle a la puissance de se mouvoir, c'est-à-dire, de recevoir les images, les représentations des objets qui lui sont présentés par les sens; de combiner ensuite, & par un effet nécessaire de cette même puissance, ces différens objets ; de se les représenter par abstraction & intellectuellement.

Aureste, je suis très-éloigné de penser que cette faculté ne soit qu'un résultat de l'organisation, comme l'odeur est un résultat de l'arrangement des parties du corps d'où s'exhalent des corpuscules odorants : car il s'ensuivroit de là qu'un homme né muet, sourd, aveugle, sans bras, & les jambes percluses, seroit entiérement privé d'idées. Je dis seulement qu'un tel homme n'auroit que très-peu d'idées ; que même, si l'on veut, on ne s'appercevroit pas qu'il en eut ; parceque celles qu'il se formeroit, il ne pouroit les représenter, les sens ne transmettant à son ame aucune image, aucune représentation : mais il auroit en lui le mouvement essentiel, qui ne seroit ni celui de végétation, parcequ'il ne seroit point plante, ni celui de gravitation exclusivement, parcequ'il seroit homme ; mais le mouvement de pensée, ou la faculté de distinguer son corps de l'être intellectuel qui l'animeroit.

Au fond, que s'enfuit-il de ces réflexions ? la question est-elle décidée ? J'ai cru entrevoir quelque définition raisonnable : mais pour si peu que je la presse, je suis forcé de convenir qu'elle est tout aussi gauche, tout aussi incompréhensible, que tout ce qu'on a dit sur le même sujet. Mais qu'est-ce donc que l'ame ? je n'en sçais rien, & je me tais.



NOTES

1. Hic murus aeneus esto, haec sit animi nostri firma et invincibilis sententia, ferreum, ut ita dicam, propositum. Proverbium ab Horatio sumptum.Motta Annotat. in sing. colloq. Horace, Epistulae I; et Odes III:iii.65.

2. Cicero: de Divinatione I:110; et Tusculan Disputations V:38.


James Eason, or not this one; use the other one.