M. L. Castillon (1765) Essai sur les Erreurs et les Superstitions Chapitre XXX (pp. 448-481)

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CHAPITRE XXX.

Continuation du même sujet.

IMPATIENT de recueillir les applaudissemens qu'il croyoit dus à ses ouvrages, M. de Zinzendorff revint à Dresde en 1725. Mais aulieu des éloges qu'il s'étoit flatté d'y recevoir, il n'y essuya que des reproches fort amers & beaucoup d'humiliations. tous les Ecclésiastiques se soulevèrent contre lui ; les gens sensés se joignirent dans cette occasion aux Théologiens. Il défendit ses opinions, & sa défense fut si foible ou si maladroite, qu'elle acheva de le perdre auprès de ceux qui l'avoient regardé jusqu'alors come un homme plus imprudent quel malintentionné. Tranquille cependant au milieu de l'orage M. de Zinzendorff voyoit chaque jour augmenter les partisans de sa secte ; & sans crainte des loix il portoit de maison en maison, les fruits empoisonnés de sa doctrine & de ses dogmes. Il publia qu'il donneroit incessamment un écrit périodique sous le titre de Socrate moderne, & que dans cet ouvrage on le verroit rétablir les vérités fondamentales, qui depuis tant d'années tomboient en décadence. Le beau nom de Socrate, ce nom si respectable & si souvent profané par les Réformateurs, ne séduisit personne, & n'eut pas mis l'Innovateur d'Hernhut à l'abri des foudres ecclésiastiques, s'il ne fut hâté de prévenir par une prompte retraite, la condamnation que les Théologiens de Dresde s'étoient proposé de porter contre sa morale. Il vint rapidement à Berthelsdorff, en 1727, & ne s'y arrêta qu'autant de jours qu'il lui en falloit pour mettre en ordre l'ancienne lithurgie des Moraves, accommoder sa doctrine à la doctrine protestante, chanter quelques cantiques, révéler quelques inspirations, & laisser ses enthousiastes émerveillés de sa démence. Il quitta son troupeau, traversa plusieurs fois l'Allemagne, prêcha partout où il passa, chercha des prosélytes, & revint en 1729, accompagné de quelques Étudians de l'Université de Yena, qui n'avoient pu résister à la peinture séduisante qu'il leur avoit faite des plaisirs qu'on goûtoit à Berthelsdorff.

C'étoit, en effet, un tableau bien capable d'ébranler la vertu des jeunes gens, que celui du libertinage, non-seulement impuni ou toléré, mais formellement prescrit par les loix ecclésiastiques de M. de Zinzendorff. Il annonçoit à ses disciples que n'y ayant pas moins de sainteté dans l'acte de la génération qu'il y en avoit dans le sacrement de la communion, ils étoient obligés, pour se rendre agréables à Dieu, d'abandonner leur ame aux voluptés des sens. Il ordonnoit aux personnes mariées qui vouloient être reçues dans la classe des Parfaits, de cohabiter ensemble en présence des anciens des deux sexes. Ce n'est pas Dieu le Pere, c'est Jésus-Christ, en qui toute la Trinité est concentrée : ensorte qu'il n'y a qu'une seule personne qui est tout à la fois, mari, épouse, & fils.

Arrêtons-nous quelques momens sur les extravagances théologiques de M. de Zinzendorff.

Le Sauveur considéré comme femme, est représenté par la playe du côté, qui est le signe caractéristique du sexe féminin dans la divinité. Ainsi, lorsqu'il fut percé sur la croix d'un coup de lance, les ames des Hernhutes principalement sortirent en foule de sa blessure : aussi le Sauveur aime-t'il les Hernhutes beaucoup plus que le reste des hommes ; 7 ceux de cette secte pour plaire toujours infiniment à Dieu, n'ont autre chose à faire qu'à adorer le cher petit agneau, & prendre en qualité de son substitut la première femme avec laquelle ils jugent à propos de passer au saint acte de la génération.

Les opinions de M. de Zinzendorff, & qu'il a publiées dans ses écrits, sont mille fois plus impies encore ; & cependant ce sont ces mêmes opinions qui forment la doctrine de cette folle & très-coupable secte. « Il y a, disoit & écrivoit le Comte de Zinzendorff, de la simplicité à vouloir persuader aux hommes, contre la raison & le bon sens, que la bible est écrite sçavament, avec quelque liaison de pensées, avec quelque méthode. Qui ne voit aucontraire que les idées y sont rendues d'un style de paysan, de pêcheur, ou de suppôt de douane…. Tantôt c'est le style d'un bouvier, tantôt celui d'un charpentier, d'une poissarde ou d'un receveur : quelquefois on y trouve le style d'un Sçavant consommé dans la cabale ; ailleurs celui d'un Roi ou d'un Courtisan : on rencontre à chaque pas cette variété de ton, d'expression, de langage…. Les Auteurs sacrés racontoient les faits tels qu'ils les connoissoient ; & si l'un de ces Ecrivains les sçavoit autrement que les autres, ne falloit-il pas aussi qu'il les rapportât autrement ? Voilà pourquoi il est si ordinaire de trouver dans l'Ecriture sainte tant de choses évidemment contradictoires, même à l'égard des faits…. C'est enfin un ouvrage si méprisable, qu'il ne mérite pas d'être foulé aux pieds, & qu'il n'est pas digne qu'un homme qui connoît les playes du Seigneur, y fasse la moindre attention. »

A l'égard des principes dictés par M. de Zinzendorff, ils se bornent tous à ceux-ci. « Il faut toujours s'exprimer de manière que l'on puisse se rétracter en cas que le public ne soit pas bien disposé. Un homme n'est criminel que quand il se persuade qu'il commet effectivement une action criminelle ; desorte qu'il suffit, pour ne pas pêcher, de se persuader qu'on ne pêche pas. Ainsi, quiconque se croit bien confirmé dans la grâce, peut tout faire sans la perdre, & se livrer, sans scrupule, à toute sorte d'excès, pour rendre à la chair ce qui appartient à la chair. » fondé sur ces détestables principes, M. de Zinzendorff prescrivoit aux jeunes filles comme un devoir sacré de se prostituer sous ses yeux, d'exciter les jeunes Hernhutes, de…. La pudeur m'arrête & me défend de dévoiler cet horrible tissu d'abominations. Afin de cimenter plus étroitement l'union entre ses disciples, le Comte fit divers réglemens. En 1730, il défendit aux Hernhutes de se donner à l'avenir d'autres noms que ceux de frere & de sœur ; il voulut qu'ils se tutoyassent, & qu'il régnât entr'eux la plus intime familiarité.

Cependant la multitude qui ne juge ordinairement du danger ou de l'utilité des entreprises que par leur chûte ou leur succès, commençoit à regarder comme une pieuse association la fondation de Berthelsdorff. Le nom du Comte & la bisarrerie de ses innovations occupoient toute l'Allemagne ; les Docteurs écrivoient contre son sistême : les Grands tournoient en ridicule son autorité naissante & ses inspirations : les Universités censuroient sa morale : le peuple se rendoit en foule aux assemblées d'Hernhut, & le nombre des prosélytes s'augmentoit de jour en jour.

Des fanatiques de Himbach (petit village situé dans la principauté d'Isembourg) reste de visionnaires qui avoient succédé aux anciens enthousiastes de Budingen, bourg du Haut-Isembourg en Westéravie, sollicitèrent M. de Zinzendorff de venir les instruire & rallumer leur zèle. le comte par Isembourg, s'y rend, vole à Himbach, convoque une assemblée, y prononce un discours sur les grands avantages que la secte de Himbach & celle de Hernhut désormais réunies, offriroient à la Religion. Les auditeurs entraînés par son éloquence, demandèrent à grands cris, l'exécution du plan de cette confédération. Frédéric Rock, leur chef, Sellier de Budingen, dresse & signe les articles de la réunion ; M. de Zinzendorff les accepte, embrasse le Sellier, le prie d'être son ami, lui donne toute sa confiance, sort de Himbach, & va porter en Dannemarrk ses frénétiques visions.

Les Philosophes de l'antiquité, les Sages de la Grèce firent tous de longs voyages avant que de former leurs systèmes. Les Sçavans de l'Egypte, les Gymnosophistes de l'Inde, les Artistes de la Phénicie avoient instruit Anaxagore, Héraclite, Pythagore, Zénon, &c. M. de Zinzendorff qui croyoit fortement être sorti tout instruit des mains de la nature, avoit publié sa doctrine avant que de songer à s'éloigner de Berthelsdorff. A l'exemple des anciens Philosophes, il entreprit ensuite de pénibles voyages ; mais ce ne fut que pour répandre son fanatisme, ses erreurs & ses superstitions. Il assista, le 6 juin 1731, au couronnement du Roi de Dannemark, & fut honoré de collier de l'ordre de Dannebrog. Il eut bien mieux aimé recevoir le serment de quelques nouveaux prosélites ; mais les Danois résistèrent à ses exhortations : il revint à Dresde, & n'y fut pas plus heureux, quoiqu'il y pêchât tous les jours, & souvent plusieurs fois par jour. Le peuple alloit en foule au lieu où il devoit parler, écoutoit les sermons, & huoit l'Orateur. Cette indocilité détermina M. de Zinzendorff à rompre tous les liens qui l'attachoient à Dresde. Il abdiqua, en 1732, sa charge de Conseiller de Cour, & laissant à son épouse l'entière administration de ses biens, il ne s'occupa plus que des intérêts de la secte.

Le récit de tout ce que le Comte de Zinzendorff a entrepris pour se faire des disciples, paroîtroit fabuleux, s'il étoit possible de révoquer en doute les preuves qui constatent les divers traits de ses folies. Il envoyoit, à grands fraix, des émissaires annoncer en tous lieux les progrès de la fondation d'Hernhut. Deux de ses disciples passèrent par ses ordres, au fond de l'Amérique, y firent sans succès des exhortations publiques, & furent obligés de revenir à Berthelsdorff. L'imbécile crédulité des habitans d'Hernhut, & le grand nombre de nouveaux fanatiques qui ne cessoient d'y aborder, consolèrent M. de Zinzendorff de l'accueil peu flatteur que les Amériquains avoient fait à ses envoyés. Il apprit, en 1734, qu'un riche Négociant de Stralsund, nommé Dichter, cherchoit un précepteur pour ses enfans : ses trésors tentèrent le Comte ; il se rendit à Stralsund, prit le nom de Feideck, se présenta à Dichter comme un sujet très-capable d'élever les jeunes gens, fut agréé, prêcha le même jour, & reçut le lendemain Dichter, Frere Hernhut. Ce n'étoit point là encore tout ce qu'il désiroit ; il falloit engager ce bon Négociant à quitter son commerce, à vendre tous ses effets, & à porter son argent à Berthelsdorff. Le Comte lui dit, de ce ton imposant qui lui avoit si souvent réussi auprès des ames foibles, de lui remettre au plutôt sa fortune, & de se hâter de le suivre dans la voye de bénédiction. Ses discours échauffèrent tellement la tête du marchand, que croyant obéir à Dieu même, il confia sa caisse à M. de Zinzendorff, le suivit à hernhut, enrichit aux dépens de sa malheureuse famille, la fondation de Berthelsdorff, fut envoyé par le Comte sur les côtes d'Alger, y tomba dans une affreuse misère, au milieu de laquelle il eut le bonheur de conserver sa frénésie, & mourut de la peste.

Cependant le Comte de Zinzendorff, dans la vue de prévenir en sa faveur les nations qu'il se proposoit de séduire, fit imprimer, avant que de continuer le cours de sa mission, une prodigieuse quantité d'exemplaires d'une consultation qu'il avoit eu l'adresse de surprendre dans l'Université de Tubinge ; & il répandit cette espèce de certificat dans les pays les plus éloignés. Il s'étoit flatté d'obtenir la prélature de Wirtemberg ; mais il la sollicita vainement. Irrité de ce refus, il quitta l'Allemagne, se rendit en Angleterre, où il fit réimprimer sa consultation de Tubinge, chercha partout des disciples, & n'en put trouver aucun. Il revint en Hollande, en sortit, s'arrêta quelque tems en Soüabe, où il prêcha publiquement : mais ses sermons, quoique très-véhémens, ne séduisirent personne. On le vit dans la même année à Konigsberg, où par l'honneur du Hernhutisme, il répandit une fort grossière imposture : il assura effrontément qu'il venoit de subir un examen très-rigoureux à Coppenhague, & qu'il avoit laissé les Docteurs Ecclésiastiques tout étonnés de sa science, & convaincus de son orthodoxie.

Telle étoit l'ambition de cet homme singulier, qu'il eut sacrifié sa fortune & sa vie à la vaine satisfaction d'étendre sa renommée. Il envoyoit de tous côtés des émissaires Hernhutes, qu'il décoroit du nom d'Apôtres. Dans le nombre de ces Missionnaires, il y en eut deux qui se distinguèrent beaucoup, Spangenberg, & David Nitschmann. Le premier faisoit sa résidence en Géorgie, & le second à Petersbourg. Quelques autres cherchèrent à se fixer aux environs de Kiel dans le Holstein ; mais le Souverain ne leur permit pas de s'y établir : ils se rétirèrent dans le Holstein Royal, où ils reçurent plusieurs Freres.

Le Comte eut bien voulu faire des prosélytes dans la Suède ; mais l'entrée de ce Royaume lui étoit interdit : il pressa, sollicita, fit parler vivement à S. M. Suédoise, & n'en put rien obtenir. On connoissoit en Allemagne les vues de M. de Zinzendorff : on voyoit la rapidité des progrès de son fanatisme, & cependant on ne songea à s'opposer à ses entreprises que vers la fin de 1736. Ce fut seulement alors que la Cour de Saxe nomma des Commissaires pour examiner les dogmes, les sentimens & la doctrine du Hernhutisme. Le Comte sentit le danger de l'examen, & se garda bien d'attendre les Commissaires. Ils n'avoient point encore quitté la Saxe, qu'il étoit aux portes d'Amsterdam, où il resta deux mois. Son séjour en Wétéravie n'eut été que de très-peu de jours, s'il ne lui eut été expressément défendu d'entrer dans la Saxe, où il se proposoit de passer. Il ne s'arrêta dans le château de Marienborn qu'autant de tems qu'il lui en falloit pour faire les préparatifs de ses nouvelles courses. Arrivé sur les frontières de Wirtemberg, il prit le nom de Thurustein, & ce fut sous ce nom qu'il entra dans la Livonie, où il fut accueilli avec une espèce de vénération, tant il avoit été bien servi par ses émissaires. Ce fut là qu'il reçut le serment de quelques imbéciles qui adoptèrent ses erreurs, & se firent Hernhutes, sous la direction de la Générale de Hallart. Le zèle de cette femme, son enthousiasme, & sa vénération pour M. de Zinzendorff procurèrent à sa secte un asile dans la petite ville de Wollmar. M. Fischer, Sur-intendant de Riga, lui fut plus favorable, & le fit prêcher plusieurs fois ans l'église de S. Jacques : mais le Gouverneur trouvant de l'indécence dans cet excès de piété, s'en plaignit au Sur-Intendant, & fit sortir le Comte, qui alla continuer le cours de ses exhortations à Revel. Sa secte étoit très-florissante, & le nombre de ses disciples s'accroissoit chaque jour. Tout ce que l'Allemagne, la Russie, la Pologne, la Géorgie & l'Angleterre même avoient d'enthousiastes, d'insensés ou de coœurs corrompus, embrassoit le Hernhutisme. Les Danois furent presque les seuls qui résistèrent constamment aux avantages spirituels & à la vie toute licentieuse que le Comte leur offroit. Il fit beaucoup de démarches auprès du Roi de Dannemark,, & croyant réussir par une feinte modestie, il renvoya l'ordre de Dannebrog : mais ce détachement affecté des honneurs & des pompes, n'eut rien moins que le succès qu'il en avoit attendu : la cour de Dannemark reçut sa démission, & ne l'élèva point à la dignité ecclésiastique à laquelle il aspiroit.

M. de Zinzendorff trompé dans ses espérances, & fatigué de n'essuyer dans les cours des Souverains que des refus, prit le parti de n'avoir désormais d'autre protecteur que lui-même. L'Episcopat flattoit son ambition ; il forma le dessein de se sacrer Evêque de Hernhut & de Berthelsdoff. Mais comme, avant que d'être Evêque, il falloit être Prêtre, il se rendit à Berlin, afin d'y recevoir l'ordination. Un Ecclésiastique peu scrupuleux, M. Daniel Ernest, Prédicateur de la cour de Prusse conféra, dans son cabinet, le 23 mai 1737, la prêtrise à cet enthousiaste. Ce qu'il y eut de singulier c'est que M. de Zinzendorff fut examiné par un Luthérien, & jugé digne de la prêtrise par un Réformé. Aussi partagea-t'il son église d'Hernhut en deux troupeaux ; l'un étoit Luthérien, & avoit un temple à Berthelsdorff, & l'autre, Réformé, avoit une église dans le bourg d'Hernhut.

Fier de sa dignité, M. de Zinzendorff sentit redoubler son zèle & son enthousiasme. Il partit rapidement, revint, disparut encore : il alloit de tous côtés : on le voyoit partout où le nom d'Hernhut avoit pu pénêtrer. Il n'employa que six mois à parcourir la Wétéravie, la Hollande & l'Angleterre. La Comtesse de Zinzendorff, son épouse, faisoit des missions ; & sa beauté lui attiroit beaucoup de prosélytes. Eschenberg, fougueux, enthousiaste, succéda à Spengenberg, en Amérique, pays que ce dernier avoit préféré au séjour de l'incrédule Géorgie. La secte prospéroit beaucoup dans la Pensilvanie, en Livonie, ainsi que dans le Holstein.

Le nouvel Evêque s'arrêta quelques jours à Berlin, en 1738. Il crut que le Clergé s'empresseroit de lui rendre les honneurs & les hommages qu'il pensoit mériter : il se flattoit aussi que les Prédicateurs l'engageroient à monter dans leurs chaires ; mais il fut bien surpris de se voir refusé de toutes parts : indigné de ce procédé il retourna dans la Wétéravie, où la populace & les femmes avoient pour lui la plus grande vénération.

Toutefois, quoiqu'occupé du soin de répandre ses dogmes, M. de Zinzendorff ne négligeoit pas les biens terrestres. Les Comtes de Budingen pénétrés de respect pour sa piété apparente & sa modestie affecté, cédèrent à Nitschmann & à Kongelstein, ses missionnaires, un terrein considérable près de la grande route de Budingen à Francfort. Cette cession fut faite le 24 avril 1738, & avant le mois de décembre ces deux missionnaires avoient fait déjà construire un bourg considérable, qui fut bientôt peuplé d'Hernhutes. M. de Zinzendorff fit une belle exhortation à sa nouvelle colonie, & partit pour l'Amérique, où il chanta ses cantiques, récita ses sermons, déploya son éloquence, fit des prédictions, & ne tenta personne. Il profita d'un vent favorable, & revint à Tubinge. Il n'employa que quatre mois à ce voyage, durant lequel il avoit même séjourné cinq semaines à l'Isle St. Thomas. L'hyver suivant il visita les Cantons Suisses, & sans convertir personne, il eut la gloire d'édifier tout Basle par ses sermons.

Cette secte avoit des établissemens considérables dans la Livonie : le Sur-Intendant Fischer la protégeoit ouvertement à Riga ; à Revel, le Pasteur Vierroth la défendoit avec tout le zèle possible : on tentoit de l'introduire jusques dans Pétersbourg. Godefroi Polycarpe-Muller, célèbre Directeur du Collège de Zittau, fut séduit par l'éloquence du Comte, & il eut la foiblesse d'abdiquer le poste honorable qu'il remplissoit avec distinction, pour vivre méprisé dans la foule des insensés de Berthelsdorff.

M. de Zinzendorff étoit content autant que peut l'être un homme ambitieux, avare & fanatique, lorsqu'il se trouva tout-à-coup accablé de toutes parts ; ses erreurs furent condamnées & sa secte proscrite. Ses disciples qui déjà parloient en maîtres dans les lieux où ils s'étoient multipliés, furent chassés (en 1740) de presque tous les aziles qu'on avoit eu la foiblesse de leur accorder ; on les observa de près, ils furent démasqués, & bannis pour toujours du pays d'Hannovre, de Lubeck, de la Poméranie Suédoise, & du Holstein-Royal. La proscription fut générale & si violente, que tout autre que le Comte eut cru sa secte anéantie. Ces revers imprévus ne l'étonnèrent point : il indiqua une assemblée de Freres Hernhutes à Gotha : ils s'y rendirent tous : M. de Zinzendorff les harangua, les consola, les exhorta à demeurer inviolablement attachés au Hernhutisme ; &, comme Evêque, il expédia un acte d'excommunication en forme de lettre, à Vende & à son épouse, dont il retint la fille, attendu qu'elle étoit très-jolie. Voici cet acte singulier d'excommunication.

A mon cher Vende & à son épouse.

Quoique je vous tienne pour la proye assurée du diable, & que je vous croye, vous en particulier, femme de Vende, doublement enfant de l'enfer ; je désire néanmoins que votre condamnation soit aussi douce qu'il se pourra. Ainsi, comme il est bien certain que tous vos enfans appartiennent au Sauveur, & qu'il n'y en a point qui m'inquiète autant que votre Magdelaine, qui fait tant de difficulté de se conformer aux intentions du Sauveur, & qui ne l'écoute pas, quoiqu'il lui crie : qui aime son pere ou sa mere plus que moi, n'est pas digne de moi ; je déclare positivement que je souhaite que vous me livrés votre fille ; car quoique vous agissiés contre la loi en la retenant, vous ne laissez pas de tourmenter son ame. Les sept diables qui vous obsèdent, vous permettent-ils donc de réfléchir ? Pensés y bien, & laissés votre fille en pais dans la société pour son salut éternel & temporel. Je suis celui qui entend mieux vos intérêts que vous-même.Signé LOUIS.

Ces discours, ces anathèmes & ce vif enthousiasme que le Comte de Zinzendorff avoit l'art d'inspirer à ses auditeurs, firent sur les esprits une si grande impression, qu'ils jurèrent tous de sceller leurs erreurs de leur sang. Pour donner plus de force à leur association, ils élurent pour leur Evêque, en l'absence du Comte, Muller, ce malheureux Muller si sçavant, & si peu fait pour passer sa vie dans les ténèbres de la superstition.

Cependant la cour de Gotha ne ménagea ni l'Evêque Muller, ni ceux qui l'avoient élevé à l'Episcopat ; elle dispersa l'assemblée, & rompit, autant qu'il dépendoit d'elle, toute espèce de communication entre les hernhutes. M. de Zinzendorff, soit pour dissiper ses chagrins, soit dans la vue d'attirer à Hernhut & à Berthelsdorff de nouveaux fanatiques, passa à Wetzlar, d'où il envoya quelques disciples zélés & intrépides, les uns à Constantinople, les autres à Alger, & quelques-uns à Surinam.

Par une bisarrerie tout aussi inconcevable que le caprice qui lui avoit inspiré de s'élever à la dignité d'Evêque, M. de Zinzendorff renonça, en 1741, à l'Episcopat, & ne voulut désormais d'autres titres que ceux d'Ancien, de Tuteur, de Serviteur & d'Econome du mystère de la croix. Revêtu de ces titres modestes, il partit pour Génève, revint quelques mois après à Hernhut, où il bénit quatorze mariages de Hernhutes ; c'est-à-dire, qu'il consentit à l'union illicite de quatorze hommes sans mœurs avec quatorze femmes perdues. Il alla visiter ensuite les Freres établis dans la province d'Utrecht & ceux de l'Angleterre, où il s'embarqua pour passer en Amérique, accompagné de sa fille, jeune, fanatique, digne, à tous égards, d'un tel pere. Spangenberg, Nitschman & Anne, sœur de ce dernier, attendoient en Amérique M. de Zinzendorff, qui arriva vers le mois de novembre à la Nouvelle-York, & le 7 décembre il étoit déjà occupé à répandre ses erreurs à Germantove, où il resta jusqu'à l'année suivante.

Anne, jeune, aimable, coquette, & plus encore, Dame ancienne de toutes les Sœurs, avoit toute la confiance du Comte : elle étoit sa trésorière, son amie, sa ménagère, son conseil & sa compagne ; il ne formoit aucun projet, qu'aussitôt il n'en rendit compte à Anne. Ils faisoient tous les soirs des promenades ensemble, & par respect, aucun Hernhute n'eut osé les suivre, tant on eut craint d'interrompre leurs pieuses conférences.

Toutefois M. de Zinzendorff, qui avoit renoncé aux honneurs de l'Episcopat, se fit consacrer de nouveau Prêtre Luthérien à Philadelphie. Il prit un Vicaire, & se donna, mais inutilement, beaucoup de soins pour attirer dans sa secte quelques Quakers, qui ne voulurent jamais renoncer à leur démence pour adopter les folies du Hernhutisme. En Amérique, il changeoit presque chaque jour de nom : on l'appelloit tantôt Frere Haneau, & tantôt Frere Louis. Il revint en Europe avec sa famille, vers la fin de l'année 1743, & approuva l'acquisition que Mde. Zinzendorff avoit faire de Brinkendorff, où elle avoit fondé une maison d'Oraison. La vieille Générale de Hallart avoit aussi fondé une école pour les Hernhutes, sous le nom de Lanmsberg. Le gouvernement vit avec ombrage le concours d'imbéciles qui visitoient ces deux maisons, & il les fit bientôt fermer. Le Comte alla se plaindre de cet affront à Pétersbourg ; mais il fut reconnu : la cour le fit enfermer dans la citadelle, d'où on le fit sortir le 12 janvier 1744 ; il fut escorté par des Gardes jusques sur les frontières de la Russie, avec les ordres les plus sévères de n'y reparoître jamais, lui, ni ses émissaires. Cet affront lui fit perdre entièrement le goût qu'il avoit eu jusqu'alors pour les voyages ; il jura de ne plus paroître dans les cours, & renonçant même au séjour des villes, il ne s'éloigna plus de sa résidence d'Hernhut ; il se contenta de diriger ses missions, & de faire par ses écrits ce qu'il n'osoit plus entreprendre par lui-même.

La cour de Dresde ayant chargé plusieurs Docteurs d'examiner les principes, la doctrine & la discipline du Hernuthisme, le Comte sçut si bien déguiser ses dogmes & la licence de son culte, qu'il obtint des Commissaires les attestations les plus favorables. La cour trompée lui permit, sur la foi des examinateurs, de former de nouveaux établissemens, & de prendre, pour étendre sa secte, les moyens qu'il jugeroit les plus convenables.

Gustave Frédéric n'eut pas en Wétéravie autant d'indulgence, pour les Hernhutes. Le Comte Ernest-Cazimir d'isembourg, son pere, leur avoit donné le château de Mariemborn, où ils s'étoient infiniment multipliés. A peine ce prince fut mort, que gustave son fils les chassa non-seulement de cet azile, mais encore de toute l'étendue de sa souveraineté. Ce n'est ordinairement qu'à l'extinction totale d'une secte dangereuse qu'on connoît les vices de son institut. Le public étonné vit avec indignation l'odieuse constitution des Hernhutes, la licence outrée qui régnoit parmi eux, leur indulgence pour les vices les plus honteux, & leurs opinions affreuses sur les crimes les plus noirs. On apprit seulement alors par quels moyens ils étoient parvenus au dégré de considération qu'ils avoient usurpée ; on découvrit leurs impostures, leur ambition, leur avarice, & tous les attentats qu'ils avoient commis sous le voile d'un zèle ardent & respectable.

Le 20 mai 1746, M. de Zinzendorff, maria sa fille aînée, Hernhute fanatique & femme sans pudeur, avec un de ses disciples (Michel Panggutt) jeune à la vérité, mais sans mœurs, comme sans biens, sans talent & sans nom. Le Comte, afin d'arracher son gendre à l'obscurité, le fit adopter par le Baron de Wateville, qui lui donna son nom. Les autres enfans du Comte moururent dans leur jeunesse, & quelque tems avant leur mere, qui décéda le 19 juin 1756.

Accablé sous le poids de ses malheurs domestiques, désespéré de voir périr presque dans le même tems sa femme & ses enfans, de voir s'évanouir aussi ses espérances, ses projets, & d'être hors d'état de relever la gloire du Hernhutisme abattu, ou de rassembler ses disciples proscrits & dispersés, le sensible Nicolas Louis Comte de Zinzendorff mourut à Hernhut entre les bras de ses enthousiastes le 9 mai 1760, âgé de 60 ans.

Sa secte subsiste encore ; mais foible & languissante, en Hollande surtout où elle a un établissement à deux lieues d'Utrecht. Il est à présumer que ce Chef n'étant plus, elle s'anéantira bientôt d'elle même, comme s'anéantissent tôt ou tard tous les cultes fondés sur les erreurs, la crédulité publique, l'ignorance, la dépravation des mœurs, l'enthousiasme & les superstitions.

F I N.



James Eason.