M. L. Castillon (1765) Essai sur les Erreurs et les Superstitions Chapitre XXVIII (pp. 406-428)

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CHAPITRE XXVIII.

Si Mahomet étoit né de nos jours, dans quels pays pourroit-il se flatter de fonder sa religion ?

PARTOUT où la superstition, l'erreur, les préjugés aviliroient la raison, étoufferoient la lumière des arts, proscriroient la sçience, & régneroient impérieusement sur les esprits & sur les cœurs. Partout où plus puissante que les loix, la superstition seroit sans cesse en contradiction avec l'autorité suprême. Partout où la terreur & la crédulité de l'ignorance auroient permis à l'erreur d'élever son trône despotique au-dessus du trône légitime. Partout où volontairement assujettis à une législation qui ne seroit point celle de l'état, & qui seroit opposée à celle de l'état, les auteurs, les défenseurs, les héraults des superstitions, plus craints, plus respectés que le Prince, les chefs & les juges de la nation, formeroient de proche en proche des essains dangereux, toujours prêts à se rallier, toujours prêts, au moindre signal, à souffler l'esprit de fanatisme, le poison de la discorde, le feu de la sédition. Partout enfin où ces pernicieuses associations seroient presque aussi nombreuses que le reste des classes des citoyens. Mahomet répandroit encore sa doctrine, annonceroit ses visions, persuaderoit ses dogmes dans un pays où le peuple irrité par l'orgueil, indigné par l'avidité, révolté par l'hypocrisie, l'ingratitude, l'injustice, & l'extrême licence de ceux qui devoient l'éclaircir, l'édifier, l'instruire, gémiroit sous le joug tyrannique qu'ils lui auroit imposer. L'Apôtre de Médine raconteroit avec succès ses fables & ses impostures dans ces malheureuses contrées où le peuple ne voit, aulieu de la vérité qu'on lui cache, que des erreurs grossières qu lui font détester ceux qui les lui présentent. Mais Mahomet, ainsi que tout innovateur, échoueroit en Europe, où le culte le plus pur, une religion simple & auguste par sa simplicité, des dogmes lumineux, des préceptes sublimes, toujours d'accord avec les loix établies, avec l'attachement des peuples à leurs constitutions ; enfin, où la tranquilité publique assurée par tant d'heureux moyens, ne lui laisseroient que la honte d'avoir formé d'audacieuses entreprises, des projets odieux. Eh ! quelle fourberie seroit assez séduisante, quel imposteur assez adroit pour former une secte nouvelle dans les lieux où le christianisme a porté ses rayons ?

C'est ailleurs, loin de l'Europe, c'est au-delà des mers, chez des peuples ensevelis encore dans les ténèbres de l'idolâtrie & dans l'îvresse des superstitions, que Mahomet & ceux qui voudroient l'imiter, annonceroient avec succès une nouvelle doctrine. Voulez-vous sçavoir chez quelle nation pourroit facilement s'introduire un nouveau culte, quelque absurde qu'il fut ? Allez sur les rives du Gange, & voyez jusqu'à quel point la superstition peut abrutir & subjuguer les hommes. Lisez Marini & du Halde : voici quelques-uns des traits qu'ils racontent au sujet des dangers de la superstition, quand elle est parvenue à un certain dégré d'autorité.

On trouve au-delà du Gange, dit Marini, le Royaume de Lao. Cette contrée située sous le plus heureux climat, est habitée par les Lanjans, nation douce, simple, honnête envers les étrangers, bienfaisante envers tous, & qui seroit ingénieuse, si on ne prenoit soin de la laisser végéter dans l'ignorance, & de l'effrayer sans cesse par les superstitions.

Les Lanjans, mal instruits & plus mal gouvernés, sont indolens & ennemis de tout travail utile : ils ne connoissent que très-imparfaitement les arts & les sçiences : leur vie est molle, oisive ; ils aiment la débauche, & sont passionnés pour les femmes, jusqu'à périr d'épuisement. Un penchant plus pernicieux est leur extrême entêtement pour la magie & pour les sortilèges. Cette inclination est si forte en eux, & surtout chez les Grands, qu'elle leur fait commettre des crimes qui font frémir l'humanité. Ils croyent que le moyen le plus sûr de se rendre invincibles, est de frotter la tête de leur éléphant avec du vin où il y ait quelques goûtes de bile humaine. Cette folle opinion engage les plus riches à employer les scélérats, qui, pour un très-petit salaire, vont dans les bois à la chasse des hommes. Ils tuent le premier qu'ils rencontrent, homme, femme, Prêtre, ou Laïque, lui fendent le ventre, & en arrachent la vessie du fiel. Si l'assassin est assez malheureux pour ne rencontrer personne dans sa chasse, il est obligé de se tuer lui-même, sa femme ou son enfant, afin que celui qui l'a payé, ait de la bile humaine.

A la doctrine de la métempsycose les Lanjans ont mêlé mille opinions ridicules sur l'état de l'ame après sa séparation d'avec le corps, Il y a cependant des écoles publiques à Lao, & ces écoles sont divisées en trois classes principales. On enseigne dans la première une prodigieuse quantité d'absurdités sur l'origine du monde, des hommes & des dieux. Dans la seconde, on explique la religion de Chaca, ou la nouvelle loi. La troisième est remplie par les Illuminés, qui s'occupent à concilier les principes opposés & les opinions contraires, à interpréter les passages douteux, à applanir les difficultés, c'est-à-dire, à surcharger la religion de fables monstrueuses.

Les Talapoins, Professeurs de ces écoles, sont aussi les Prêtres du pays & les maîtres de tout. Ces Talapoins, fourbes insignes, forment dans le Royaume une classe aussi nombreuse que le reste des Lanjans : ils gouvernent cruellement le peuple, & font trembler le Prince sur son trône. Ils passent à Lao même, pour les hommes les plus perfides du Royaume. Ils sont tous, ou presque tous, de la lie du peuple. Ils n'ont rien du tout à faire, & ils regardent l'industrie comme un vice déshonorant. Leurs monastères, dit toujours Marini, font autant d'affreux repaires de débauchés, de vicieux, de scélérats dans tous les genres. Plus ils sont ignorans & de naissance obscure, plus ils deviennent insolens, quand ils sont revêtus du manteau de leur ordre. Ils ont l'ame féroce, le cœur dur & cruel. Ils se consacrent à la vie religieuse dès l'âge de quinze ans : leur noviciat est long ; ils passent par beaucoup d'épreuves avant que de s'engager solemnellement à vivre désormais parmi les Talapoins. Mais malgré la solemnité de leur profession, ils peuvent, quand ils le jugent à propos, rentrer dans l'état séculier, se marier, & se retirer ensuite dans leur monastères.

Les couvens des Talapoins sont vastes, riches, décorés par le luxe, & toujours déshonorés par le crime & les débordemens. L'appartement du Supérieur-Général de cet ordre est un palais superbe, plus somptueux que celui du Monarque, comme aussi le trône de ce Supérieur est de quelques dégrés plus élevé que le trône du Roi. Ce n'est pas le plus honnête des Talapoins, car aucun d'eux ne l'est ; mais le plus intriguant & le plus débauché qui obtient cette importante dignité.

Les Talapoins exercent sur le peuple l'autorité la plus étendue, & la plus tyrannique : toujours graves, sévères, dédaigneux, ils affectent un air fier, & plus audacieux encore qu'ils ne le sont réellement, quoiqu'ils soient effrontés au delà de toute expression. p 415 Avides d'honneurs & de richesses, ils veulent qu'on ait pour eux de la vénération, & qu'on soit toujours prêt à se dépouiller de tout en leur faveur. Ils ne demandent pas ; ils exigent impérieusement, & malheur à quiconque hésiteroit de leur donner.

Ce sont là les Talapoins des villes ; ceux des bois sont mille fois plus dangereux & plus insociables. Ils habitent, disent toujours du Halde, Kempfer & Marini, des souterreins creusés dans les forêts, lieux très propres à cacher l'atrocité des crimes qu'ils commettent, & la brutalité de leurs débordemens.

C'est pour s'abandonner plus librement à leur perversité qu'ils se sont retirés dans ces antres ; mais peu-à-peu les femmes s'y sont rendues en si grand nombre, qu'actuellement ces retraites forment des colonies fort peuplées, où il ne manque que des mœurs & de l'humanité. En un mot, le nombre de Talapoins des villes & des bois s'est si fort accru, que craignant de devenir pauvres, ils apprennent, depuis quelques années, toute sorte de métiers, & qu'ils empêchent les citoyens d'exercer les mêmes professions.

Deux causes, observe Marini, conservent & augmentent la grande autorité des Talapoins, la haute idée qu'on a de leur habileté dans la magie, & la crainte perpétuelle qu'ils inspirent au roi, qui, malgré lui, les protège & leur obéit, jusqu'à s'incliner devant eux toutes les fois qu'ils se présentent. Il est vrai que le Roi a sur eux une apparence de suprématie ; c'est lui qui fixe les jeûnes, les fêtes & l'appareil des cérémonies : mais il n'oseroit faire ces réglemens, sans avoir consulté les principaux de l'ordre.

Les Talapoins profitent, avec beaucoup d'adresse, de la crainte qu'on a de la puissance de leurs sortilèges, qu'ils donnent & ôtent à leur gré, & suivant les sommes qu'on leur offre. Ils se font regarder aussi comme de grands faiseurs de miracles ; & c'est par miracle qu'ils prétendent guérir toute espèce de maladie. Quand un Lanjan pauvre est malade, les Talapoins s'engagent à le guérir, pourvue qu'il leur donne du ris autant qu'il pèse ; & alors ils lui envoyent un de leurs vieux habits, dont le seul attouchement doit rétablir le malade, fut-il à son dernier instant. Mais comme il est très-rare que cet habit miraculeux guérisse aucune maladie, les Talapoins ne manquent pas de s'en prendre à l'avarice du Lanjan, qui n'a pas donné assez aux saints Religieux, & à son incrédulité qui a repoussé le miracle. Le peuple sçait à peu-près ce qu'il doit penser de cet excès d'hypocrisie & d'impiété ; mais il n'ose rien dire : son repos dépend de son silence & de la soumission : elle est telle, que les Lanjans les plus distingués, s'empressent de rendre aux Talapoins les services les plus vils, & ces services sont reçus avec une arrogance mille fois plus humiliante que les services mêmes. Les grands, les riches & jusqu'aux Princes, vont en hyver couper dans les forêts du bois qu'ils portent publiquement sur leurs épaules aux monastères ; & en Eté ils vont cueillir des simples & des plantes aromatiques, qu'ils donnent à ces Religieux, afin qu'ils puissent se baigner plus voluptueusement.

Le revenu le plus considérable des Talapoins, est l'offrande publique qu'ils reçoivent pour idole Chaca, vers le commencement d'Avril. Ce jour est ruineux pour les riches Lanjans, parceque leur offrande doit être d'or, d'argent, ou tout au moins en étoffes très riches.

Le peuple de Lao n'est pas précisément athée ; mais il n'a aucune idée fixe de l'être suprême ; il ne croit pas non-plus au pouvoir de Chaca ; mais il fait semblant d'y croire, parcequ'il seroit dangereux de parler avec irrévérence des fables & des aventures annoncées par les Prêtres, qui, au fond, pourvue qu'ils soient craints, s'embarrassent très-peu de la manière de penser des Lanjans : aussi tous leurs sermons tendent-ils à persuader à leurs auditeurs l'excellence & la sublimité des Talapoins, leur étonnante habileté dans la magie, la nécessité où l'on est pour vivre heureux dans cette vie, & beaucoup plus dans l'autre, de leur donner ses biens, ses soins, & s'il le faut, sa vie, de ne point tuer, de ne pas commettre l'adultère, de ne point mentir, de ne point dérober, & de ne pas boire du vin. Quant à ceux qui ont transgressé ces commandemens, ou qui sont dans l'intention de les violer, il leur suffit d'aller trouver les Talapoins, & de leur en payer fort cher la dispense ou l'expiation. Ces Prêtres imposteurs n'accordent jamais de dispense que pour un seul précepte à la fois, & pour un certain tems ; ensorte que quand le tems est passé, il faut venir encore demander la permission de tuer, de commettre l'adultère, de mentir, de dérober, ou de boire du vin. Ces dispenses sont des actes écrits,, avec un stile de fer, sur des feuilles de palmier, en caractères tout-à-fait indéchiffrables.

Je trouve dans Kempfer & dans Marini, deux faits qui peignent bien l'insolence & la cruauté des Talapoins. Un jeune homme, dit Kempfer, occupé de quelque grande affaire, passa, sans y faire attention, devant un Talapoin, & il ne se prosterna point, suivant l'usage des Lanjans. Le Prêtre furieux, envoya arrêter, & le fit mourir sous les coups de pied. Les parens de ce malheureux se plaignirent de cette violence. Une foule de Lanjans ameutés par les Prêtres, prirent le parti du Talapoin, & forcèrent le Juge à prononcer en sa faveur ; le Juge même loua publiquement cet assassinat, comme une action généreuse, faite pour l'honneur de la religion & pour celui du sacerdoce.

Un Talapoin, raconte Marini, ayant formé le dessein de dérober des bracelets d'or qu'il avoit vus à deux jeunes personnes d'une naissance distinguée, se glissa dans leur maison, à la faveur des ténèbres, vers les dix à onze heures de la nuit ; les croyant seules dans leur appartement, il les poignarda l'une & l'autre, & puis il fouilla dans la chambre : mais il fut très-surpris de trouver une jeune fille cachée dans un coin ; il alla à cette servante pour la poignarder aussi, quand elle s'élança par la fenêtre dans la rue. Cette fille donna l'allarme au voisinage : le Talapoin voulut prendre la fuite ; mais il fut découverte & reconnu par plusieurs personnes, qui pourtant n'osèrent aller à lui ; car à Lao, c'est un crime d'arrêter ou de battre un Prêtre, quelque scélérat qu'il soit. Le Talapoin fut cité à comparoître devant le Roi ; il nia, & offrit de subir l'épreuve. Le Roi ordonna qu'il passeroit sept jours dans les bois, & que s'il n'étoit point attaqué par les serpens, ni par les bêtes féroces, il seroit déclaré innocent. L'assassin escorté d'une foule d'esclaves chargés de le défendre & de le garantir de tout accident, alla dans la forêt, & en revint sans avoir éprouvé aucune fâcheuse aventure. Le Roi bien convaincu cependant que c'étoit lui qui avoit poignardé ces deux jeunes filles, déclara qu'il falloit croire qu'un diable, en haine de la religion, avoit pris la figure de ce saint Talapoin, & avoit commis l'assassinat. Le Prêtre justifié fit condamner la servante à un esclavage perpétuel, sans que le Prince osât intercéder pour elle.

Quand un Lanjan diffère de païer le tribut, le Roi l'oblige de servir les Talapoins, auxquels il donne aussi des bourgs & des villes entières avec tous leurs habitans, qui dès lors deviennent serfs des moines, servitude si cruelle, que plusieurs aiment mieux se donner la mort, que d'avoir de tels maîtres. En 1640, pendant le séjour de Marini à Lao, on découvrit un Talapoin, qui, avec beaucoup de complices de son monastère, faisoit & répandoit de la fausse monnoie. Le Roi, menacé par le Général de l'ordre, fit cesser les poursuites, & par un édit exprès, il condamna l'avarice des Lanjans, qui ne subvenant pas aux besoins des saint Religieux, les avoit obligés de frapper de la fausse monnoie.

A ces traits, & à mille autres de cette espèce, rapportés dans les relations des Voyageurs que j'ai cités, il est aisé de voir combien la superstition est aujourd'hui plus accablante à Lao, qu'elle ne l'étoit autrefois en Arabie, quand Mahomet y fonda sa doctrine. Les Arabes dumoins ne gémissoient que sous leurs propres erreurs, sous le joug des préjugés publics, que chacun avoit la liberté d'adopter ou de rejetter ; aulieu que les Lanjans sont forcés d'obéir servilement à leurs Prêtres, & de croire à leurs fables, quelque contraires qu'elles soient au repos des particuliers. Aussi, pour renverser l'édifice sacrilège des Talapoins, Mahomet n'auroit-il pas besoin de l'autorité des miracles, ni de l'appui des visions, ni de l'intervention de l'Ange Gabriel. Il lui suffiroit de former une ligue entre le Prince & ses Sujets, contre un ordre également odieux à l'autorité royale, aux droits & à la liberté de la nation : il lui suffiroit de substituer à l'extravagance des dogmes annoncés par les Talapoins, des préceptes plus doux, plus analogues au caractère efféminé du peuple. Je crois même que comme il n'y a point de gouvernement plus vicieuse, & où la superstition régne aussi despotiquement qu'à Lao, que comme il n'y en a point où le peuple souffre plus impatiemment l'orgueil & l'insolence des fourbes qui le gouvernent ; je pense, dis-je, qu'avec moins de génie, de talens, d'adresse & d'imposture que n'en eut Mahomet, il seroit très-facile de séduire les Lanjans, & de les disposer à recevoir un culte tout opposé à celui de Chaca. Mais la même cause qui rend Lao si favorable aux projets des innovateurs, rend actuellement, ce me semble, tout autre contrée peu accessible aux innovations en matière de culte.

Vers le commencement de ce siècle, il existoit au fond de l'Allemagne un canton où la philosophie n'avoit pas encore pénétré. Ce coin de terre habité par des hommes simples, ignorans & très-superstitieux, eu égard au reste des Européens, sembloit offrir des avantages à l'établissement d'une secte nouvelle. Un homme ambitieux, bizarre, & d'un jugement faux, imagina d'y fonder une législation, d'y établir, à la faveur de la superstition, de l'erreur & de vices, ne doctrine impie, & de s'y attacher pour l'attrait des plaisirs, & par la séduction de l'enthousiasme, une foule de disciples. Il ne réussit pas, ou du moins ses succès ne furent que momentanés : il avoit cependant tout autant d'éloquence, d'art & de fourberie qu'il en falloit pour embraser ses sectateurs, des feux du fanatisme ; mai il ne trouva point assez de superstition dans sa patrie, ni chez les divers peuples où il alla porter ses erreurs & ses folies, pour faire adopter ses dogmes, ses opinions & ses égaremens.

J'ai raconté ailleurs quelques traits de la vie de cette homme singulier ; je les rapporterai ici, parcequ'ils me paroissent très-propres à terminer un ouvrage dont le but est moins de combattre les erreurs & les superstitions, que de faire connoître leurs dangers, & les maux qu'elles peuvent causer.



James Eason or Please use the first address: this one's special.