M. L. Castillon (1765) Essai sur les Erreurs et les Superstitions Chapitre IX (pp. 160-175)

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CHAPITRE IX.

Des Songes.

LES hommes ont été bien foux d'aller, à si grands frais, interroger les astres, calculer leurs différens aspects, faire des pactes sacriléges, appeller, à grands cris, les puissances infernales, évoquer, implorer les démons & les morts, quand il leur étoit si facile de connoitre l'avenir, sans recourir aux pénibles calculs de l'astrologie, ni aux atrocités de la magie noire. A quoi bon employer de si ténébreux moyens, lorsque, sans soins, sans étude, on peut satisfaire sa curiosité ? Il est si doux, il est si flatteur, &; si peu fatiguant d'apprendre l'avenir par les songes, de voir distinctement, pendant qu'on est couvert des pavots du sommeil, passer devant soi la chaîne des événemens futurs, que je ne comprends point par quelle bisarrerie on a mis en usage des moyens plus pénibles. Faut-il donc tant de sçience, faut il faire tant d'efforts de génie pour prévoir, sans erreur, ce qui arrivera ? Non, très-certainement, puisqu'il suffit de dormir, & de se souvenir, quand on est éveillé, des songes qu'on a eus. A l'égard de leur explication, elle est fort simple, & d'autant plus facile, qu'elle est toute arbitraire, quoiqu'en disent les Interprêtes les plus fidèles aux principes de l'orinocritique1 : car, à quelques songes près, les rêves signifient tout ce qu'on veut qu'ils représentent, comme l'a observé Porphyre, qui croyoit fortement aux songes, mais qui croyoit plus fortement encore qu'il falloit constamment les expliquer en sa faveur.

La respectable antiquité, (car en matière d'erreurs, de préjugés, de superstitions, on ne sçauroit parler d'elle avec trop de vénération) ; l'antiquité eut, dis-je, tant de confiance aux songes, qu'elle en fit tout autant de dieux, auxquels elle érigea des temples, où Morphée, Jule & Phantase, Ministres des dieux-songes, venoient toutes les nuits dévoler l'avenir aux crédules dormeurs. La description que Pausanias a donnée d'après sa propre expérience, de la manière dont on préparoit ceux qui désiroient d'avoir des songes dans l'antre de Trophonius, nous fait connoitre assez jusques à quel dégré de complaisance & de simplicité les anciens cultivoient cette branche de divination. « Le Dévot commençoit, dit Pausanias, par passer plusieurs jours dans le temple de la bonne Fortune & du bon Génie. C'étoit là qu'il faisoit ses expiations, observant d'aller deux fois par jour se laver dans le fleuve Hircinas. Quand les Prêtres le déclaroient suffisamment purifié, il immoloit au dieu une très-grande quantité de victimes, & cette cérémonie finissoit ordinairement par le sacrifice d'un belier noir. Alors le Curieux étoit froté d'huile par deux jeunes enfans, & conduit à la source du fleuve, où on lui présentoit une coupe d'eau de Lethé, qui bannissoit de l'esprit toute idée profane, & une coupe d'eau de Mnemosine, qui disposoit la mémoire à conserver le souvenir de ce qui alloit se passer. Les Prêtres découvroient ensuite la statue de Trophonius, devant laquelle il falloit s'incliner & prier ; enfin couvert d'une tunique de lin, & le front ceint de bandelettes, on alloit à l'oracle. Voilà bien des cérémonies : ce n'étoit rien encore auprès de celles qui restoient à faire. L'oracle étoit placé sur une montagne au milieu d'une enceinte de pierres, & cette enceinte cachoit une profonde caverne, où l'on ne pouvoit descendre que par une étroite ouverture. quand, après beaucoup d'efforts, & à l'aide de quelques échelles, on avoit eu le bonheur de descendre, sans se rompre le col, il falloit passer encore, de la même manière, dans une seconde caverne, petite & très-obscure. Là, il n'étoit plus question d'échelles, ni de guides. On se couchoit à terre, & surtout on n'oublioit pas de prendre dans ses mains une espèce de pâte faite, avec de la farine, du lait & du miel : on présentoit ses pieds à un trou qui étoit au milieu de la caverne, & dans le même instant on se sentoit rapidement emporté dans l'antre, où couché sur des peaux de victimes récemment sacrifiées, & enduites de certaines drogues, dont es Prêtres seuls connoissoient la vertu, on ne tardoit pas à s'endormir profondement : c'est alors qu'on avoit d'admirables visions, & que les tems & les événemens futurs découvroient tous leurs secrets. »

Ceux qui vouloient avoir des songes prophétiques, sans se donner la peine de les faire interpréter, alloient à cet antre célébre ; mais le plus grand nombre se contenoit de rendre compte des songes aux Dévins, qui les interprétoient suivant l'infallibilité des principes de l'orinocritique. Il n'étoit guère possible que ces Interprêtes tombassent dans l'erreur, pur si peu que celui qui les interrogeoit, fut exact dans son récit. L'art orinocritique avoit prévu tous les cas, toutes les visions, toutes les espèces de songes ; espèces qui, suivant Macrobe, sont au nombre de cinq : les songes, les visions, les oracles, les insomnies, les fantômes. Les visions, dit le même Ecrivain, & les oracles sont les deux espèces sous lesquelles les Anciens ont cru qu'il y avoit quelque chose de cache, & sur lesquelles ils ont fait beaucoup de conjectures. Macrobe, ce me semble, se trompe étrangement. Les Anciens regardoient, ainsi que je l'observerai dans le chapitre suivant, les fantômes vûs & entendus en dormant, comme le première espèce de songes, la plus intelligible, la plus prophétique de toutes, & la moins susceptible de diverses interprétations.

On sçait quelle fut la douleur d'Alexandre, quand il eut égorgé Clytus ; on sçait que renonçant à la clarté du jour, & renfermé dans son palais, il s'y livroit à l'amertume de ses remords, à la honte de son crime, & à l'excès de son chagrin. Il ne vouloit ni voir, ni écouter personne, dit Plutarque ; la vie lui étoit à charge, & il se proposoit d'en terminer le cours, quand le Dévin Aristandre s'approchant du fils de Philippe, le fit ressouvenir d'un songe qui lui avoit prédit depuis long-tems le meurtre de Clytus. Au souvenir de ce songe, Alexandre sentit renaitre le calme dans son ame, & ce que n'avoient pu faire ni les pleurs de ses courtisans, ni les soins de l'Empire, fut l'ouvrage d'un songe rappellé à propos. C'étoit ce même Aristandre qui avoit eu la gloire de fixer l'incertitude de Philippe, au sujet d'un songe bien plus inquiétant. Philippe, quelques jours après son mariage avec Olimpia, songea que malgré les larmes de sa jeune épouse, il lui scéloit d'un cachet la porte des plaisirs, & qu'un lion énorme étoit gravé sur le cachet. Philippe allarmé de ce songe, le prit dabord pour un avis que les dieux lui donnoient des outrages qu'Olympia feroit un jour à la foi conjugale ; ses courtisans, suivant l'usage, pensèrent comme lui, & c'en étoit fait peut-être de la liberté de la Reine, si Aristandre n'eut déclaré au Prince que les dieux l'informoient par ce songe, de la grossesse de sa femme ; explication hardie, mais qui heureusement fut justifiée.

L'autorité des songes étoit telle chez les Grecs, que les Philosophes qui parloient fort librement des dieux, étoient très-réservés sur l'article des songes, qu'ils respectoient comme les messagers de la Divinité. Artèmidore se rendit très-célébre sous Antonin le Pieux, par son habileté à expliquer le songes, & il laissa plusieurs écrits sur cette matière, dans lesquels on trouve tous les principes, toutes les regles & toutes les décisions de l'art orinocritique. Les découvertes qu'il fit dans cette sçience lui donnèrent beaucoup de réputation : ce fut lui, qui après bien des récherches, décida le premier que quand un voyageur songe qu'il a perdu la clef de sa maison, c'est un signe assuré que quelque suborneur est dans les bras de sa fille. Toutefois, Artémidore, malgré le grand succès de ses ouvrages, ne fit point oublier les grands hommes qui avant lui avoient écrit sur l'orinocritique : tels étoient Artémon de Milet, Démétrius de Phalère, Apollodore, Cratippe, Aristandre, Dénis de Rhodes, Appollonius, Epicharmis, Straton, & une foule d'autres que je ne nomme point, mais dont le poids & le grand nombre prouvent combien jadis on comptoit sur les songes pour connoitre l'avenir.

Je sçais bien qu'aujourd'hui peu de gens éclairés voudroient se charger de défendre cette ridicule doctrine : je sçais que chacun veut que l'on croie de lui qu'il méprise les songes : mais combien y en a t'il sur qui ces mêmes songes ne fassent pas la plus forte impression ? A cet égard ainsi qu'à beaucoup d'autres, nous voulons paroître plus sensés, mieux instruits, plus philosophes que les anciens ; & nous sommes pourtant tout aussi superstitieux, mais beaucoup plus vains qu'eux. A qui arrive-t'il quelqu'accident facheux, quelque sinistre événement, qu'il ne lui ait été annoncé par un songe ? Quelle mere a perdu ou son fils ou sa fille, que quelques jours auparavant, elle n'ait été agitée par un songe allarmant ? La médisance & la frivolité épuisées dans la plûpart des cercles subalternes, de quoi s'entretien-t'on ? n'est ce pas de l'inquiétude qu'a causé quelque pénible rêve ? On est très-fort persuadé que les songes ne sont que des illusions ; on est bien éloigné de leur donner la plus légére créance ; cependant on ne laisse pas d'avoir la tête embarrassée de celui qu'on a eu ; il étoit si singulièrement caractérisé ; les circonstances qui l'ont accompagné, étoient si exactement conformes à ce qui est arrivé dépuis, qu'on seroit presque tenté d'ajouter quelque foi aux songes.

Le peuple, moins ambitieux de paroitre ce qu'il n'est pas, avoue ingénument ses préjugés, ses foiblesses & ses superstitions. Il croit aux songes, il le dit, & met sans balancer, dans la nombreuse classe des esprits forts, des incrédules, quiconque refuse d'y croire. aussi n'aurai-je garde de dire que c'est être vraiement impie, que d'attribuer les songes à la divinité, qui seule, pourroit les envoyer à nous, s'il étoit vrai qu'ils refermassent le présage de l'avenir. Je n'aurai garde de dire que cette manière de nous avertir, toujours douteuse, incertaine, pleine de confusion, seroit on ne peut pas plus indigne de lumières d'une intelligence céleste. J'avouerai que sil y a des songes prophétiques, ce sont ceux qui s'éloignent totalement de la théorie du sommeil. Il est possible que ceux-là nous instruisent des événemens futurs ; mais je n'en connois point de cette espèce.

Avec un peu plus de physique, les Anciens se seroient épargné le soin de nous transmettre bien des erreurs & des superstitions. Ils auroient vû, par exemple, que le sommeil n'étant que l'état d'immobilité du corps, quand le défaut d'esprits dans les organes a suspendu les opérations des sens extérieurs ; la lâcheté des nerfs, & la compression de leurs fibres, tombées les unes sur les autres,, empêchent nécessairement les impressions faites par les objets extérieurs de passer avec ordre & netteté dans le cerveau. Il auroient vû qu'alors les rêves n'ont, & ne peuvent avoir pour cause que le mouvement rapide, précipité, irrégulier, incohèrent, interrompu des esprits animaux dans les capsules du cerveau ; que ces esprits agités sans régularité, passant & repassant de cellule en cellule, il faut nécessairement qu'ils pénétrent au hazard dans quelques-unes des traces faites pendant la veille par les objets extérieurs, & qu'aussi-tôt ils excitent dans l'ame l'idée de ces mêmes objets. La volonté ne dirigeant plus la course de ces esprits, qui ne peuvent passer dans le corps, parceque tous les orifices des nerfs leur sont fermés ; il faut qu'ils se répandent en désordre dans le cerveau : ils en ébranlent à la fois plusieurs parties ; ils en r'ouvrent plusieurs vestiges, qui ouverts, retracent à l'ame des idées disparates, décousues, qu'elle a conçues en des tems fort éloignés, & qui, conséquemment, n'ont entr'elles aucunes liaison, nulle apparence de bon sens.

Or, s'il n'y a point, & s'il ne peut pas y avoir des rêves qui ne soient produits par cette course irrégulière des esprits animaux dans les vestiges du cerveau ; ne faut-il pas que ce soit cette course désordonnée, qui venant à r'ouvrir les traces trop profondes qu'ont faites sur nous, dans notre enfance même, les contes monstrueux dont on nous a bercés, nous persuade que nous voyons & que nous entendons des fantomes, des spectres, & mille autres objets tout aussi bizarres, tout aussi insensés ; mais auxquels l'imagination échaufée & l'esprit avili par la superstition, sont dans la constante habitude de supposer de la réalité ?


NOTES

1. Sic; sc. onirocritique.



James Eason.