M. L. Castillon (1765) Essai sur les Erreurs et les Superstitions Chapitre VIII (pp. 141-159)

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CHAPITRE VIII.

Des Enchantemens.

C'EST de tous les empires le plus despotique sans doute que celui de l'imagination. Que de biens, que de maux, que de plaisirs & de tourmens elle procure à l'homme ! C'est elle, c'est son effervescence qui crée la magie, qui fait les sortilèges, les maléfices & les enchantemens ; & ces enchantemens, ces illusions, ces rêves, elles les réalise, & leur donne une force, un poids, une autorité qui entrainent la raison, qui accablent les sens, qui abbatent le cœur, qui troublent l'ame, engourdissent, enchaînent toutes ses facultés, & changent visiblement le cours de la nature aux yeux de ceux qui se sont une fois persuadés qu'elle est bouleversée, ou dumoins qu'elle peut l'être. C'est, en un mot, cette puissante & vraie enchanteresse, qui tour-à-tour irrite, enflamme & calme les passions, qui inspire à l'esprit les terreurs paniques de la crédulité, les craintes & les puérilités de la superstition, les frissons de la peur, ou le flegme & l'héroïsme de la valeur ; c'est elle qui dérange les fibres des cerveaux foibles, ou mal organisés, & qui même dans un corps sain allume par dégrés le feu brûlant de la fièvre, les transports du délire, qui lui fait ressentir les douleurs des maladies & les horreurs du desespoir.

Ce fut aussi l'imagination qui changea autrefois le culte en imposture, des cérémonies très-simples en opérations magiques, les prières de la réconnoissance en blasphèmes, les vœux de l'humble confiance en invocations aux enfers, en imprécations & en enchantemens. Et si la même cause subsiste depuis plus de six mille ans, toujours dans le même dégré de force & de pouvoir, ne seroit-il pas étonnant que les mêmes effets ne subsistassent pas aussi ? Dans les premiers tems, les Egyptiens couronnoient les têtes d'Isis & d'Osiris de feuillages, d'herbes ou de plantes, symboles de l'abondance des moissons qu'ils avoient recueillies ; & les Prêtres prononçoient des prières de remerciment devant ces statues ainsi couronnées. Les Egyptiens perdirent insensiblement le souvenir du motif respectable de cette institutions, & ils prirent, observe M. Pluche, « l'idée de l'union de certaines plantes & de quelques paroles devenues surannées & inintelligibles, pour des pratiques mystérieuses éprouvées par leurs peres. Ils en firent une collection, & un art par lequel ils prétendoient pourvoir presque infailliblement à tous leurs besoins. L'union qu'on faisoit de telle ou de telle formule antique avec tel ou tel feuillage arrangé sur la tête d'Isis, autour d'un croissant de lune ou d'une étoile, introduisit cette opinion insensée, qu'avec certaines herbes & certaines paroles on pouvoit faire descendre du ciel en terre la lune & les étoiles. enfin la connoissance de plusieurs simples, bien ou mal faisans, vint au secours de ces invocations & imprécations assurément très-impuissantes, & le succès de la médecine ou de la sçience des poisons aidèrent à mettre en vogue les chymères de la magie & des enchantemens ».[Noël Pluche (1740) Histoire du ciel, p. 450-451.] Ceux qui furent introduits par la médecine furent les amulètes, les talismans, les phylactéres, des pierres précieuses, des os de mort, des préparations superstitieuses, de simples, c'est-à-dire, des phyltres, & toujours, ou presque toujours, des mots barbares que l'on portoit écrits sur soi.

Après les Prêtres Eyptiens, Perses, Grecs & Romains, les hommes qui contribuèrent le plus aux progrès & à la durée de cette superstition, ce furent les Poëtes par leurs fictions & les récits enthousiastes des prodiges dont ils entretenoient le peuple. Et il faut avouer que les enchantemens qu'ils racontoient, étoient bien séduisans, & qu'il eut été bien difficile de se refuser au desir de les croire réels. Je ne parle point du tison enchanté que les Parques jettèrent au feu chez Alhée, quand elle eut accouché de Méléagre ; tison fatal & qui,

. . . . . .postquam carmine dicto
Excessere Dea,

devint la mesure trop courte des jours de méléagre. Je ne parle pas non plus de noirs enchantemens de Médée, qui farouche & barbare, comme dit le Poëte [Ovid: Heroides VI]

Per tumulos errat passis discincta capillis,
     Certaque de tepidis colligit ossa rogis.
Devovet absentes: simulacraque cerea fingit,
     Et miserum tenues in jecur urget acus.

Ils sont trop effrayans, trop cruels ces enchantemens. Je parle de cette brillante ceinture de la mere des Amours ; de ce tissu charmant qui inspiroit aux dieux un amour éperdu, & aux hommes la fureur & la rage des plaisirs effrénés ; de ce tissu qui renfermoit dans ses nœuds séducteurs la vertu des sorts, des phyltres & des caractères. Cette ceinture avoit tant de puissance, elle étoit si éblouissante, que l'acariâtre Junon, qui s'en étoit parée, embrassa de la plus vive ardeur, le cœur de son époux. Il ne put, dit Homère, contenir plus longtems la violence de ses feux ; le mont Ida lui servi de couche nuptiale ; & au milieu de son yvresse, il s'écria, que jamais dans les bras de ses maîtresses il n'avoit ressenti autant de volupté qu'il en goûtoit dans cet instant sur le sein de son épouse. Quel charme aussi, & quel enchantement que celui de Jupiter, quand, pour jouir de la belle Léda, il parut à ses yeux sous la forme d'un cigne, ou quand, déguisé en taureau, il enlèva la jeune Europe !

Pourquoi les récits de ces charmes ont-ils eu moins d'attraits pour les hommes que ceux des maléfices attribués aux dieux ? On ne lit nulle part que personne ait ajouté beaucoup de foi aux enchantemens bienfaisans ; mais on a constamment imité ceux que l'on a cru les plus nuisibles. Le tison de la Parque, les simulacres de Médée ont été dans tous les tems, & chez toutes les nations, les grands modèle des Enchanteurs. Un Empereur fort éclairé, très-sage, & dont je voudrois bien pouvoir me dispenser de citer les foiblesses, Mac-Aurelle consacra une statue enchantée, qu'il fit enterrer, suivant l'usage, après beaucoup de conjurations ; parcequ'il pensoit, ainsi que la plûpart des Romains de son tems, que ces sortes de statues enchaînoient les ennemis, qui étant arrêtés par la force du charme, ne pouvoient pénétrer tout au plus que jusqu'aux lieux où elles étoient enterrées. Plutarque raconte que Crassus ayant méprisé la défense qu'un Tribun lui avoit faite de s'éloigner de Rome, le Tribun irrité courut à la porte par où Crassus devoit passer ; il y plaça, dit cet Auteur, un réchaud plein de feu ; « ensuite Crassus approchant, le Tribun jetta des parfums dans le brasier, & fit dessus quelques effusions, en prononçant des imprécations horribles, épouvantables, & invoquant des dieux barbares, dont les noms seuls remplissent de terreur. Ces imprécations, continue Plutarque, sont si formidables, que celui contre qui elles sont prononcées, ne peut point éviter les funestes effets de l'enchantement ; & l'enchanteur lui-même est, & reste malheureux dès cet instant: aussi ne se sert-on de cet enchantement que dans les circonstances les plus desepérées, dans les plus grandes occasions. »

Les simulacres de bois ou de cire, & qui ressemblent si fort à ceux de Médée, ont été employés dans tous les tems, & avec les mêmes cérémonies observées par Médée, & décrites dans les quatre vers d'Ovide que je viens de rapporter. Le Journaliste d'Henri III raconte, qu'à Paris furent faites par les Ligueurs force images de cire qu'ils tenoient sur l'autel, & les picquoient à chacune des quarante messes, qu'ils faisoient dire durant les quarante heures en plusieurs paroisses de Paris ; & à la quarantième picquoient l'image à l'endroit du cœur, disans à chaque picqueure quelque parole de magie, pour essayer à faire mourir le Roi. Aux processions pareillement, & pour le même effet, ils portoient certains cierges magiques qu'ils appelloient par mocquerie cierges benits, qu'ils faisoient esteindre aux lieux où ils alloient, disans je ne sçais quelles paroles que des Sorciers leur avoient apprises. La fureur & l'empressement des Ligueurs pour nuire à Henri III, les avoient,, ce me semble, bien aveuglés dans l'exercice de leurs superstitions, puisqu'ils avoient négligé les cérémonies les plus essentielles dans ces sortes de consécrations : elles sont exactement rapportées dans les Mémoires de l'Académie des Belles-Lettres par M. Lancèlot, dans le compte qu'il rend d'un procès fait sous Philippe de Valois, contre Robert d'Artois & son épouse, convaincus l'un & l'autre d'avoir usé d'enchantement contre le Roi & la Reine. Robert, est-il dit dans le récit de cette procédure, envoya chercher frere Henri Sagebrand de l'Ordre de la Trinité ; & après l'avoir obligé de jurer qu'il lui garderoit le secret sous les sceau de la confession, Robert lui montra une image de cire, enveloppée en un quevrechief crespé, laquelle image estoit à la semblance d'une figure de jeune homme, & estoit bien de la longueur d'un pied & demi. Et si le vit bien clerément frere Henri par le quevrechief qui estoit moult deliez, & avoit entour le chief semblance de cheveux aussi comme un jeune homme qui porte chief. N'y touchiez, frere Henri, dit Robert ; il est tout fait, i cestui est tout babtisiez ; l'en le m'a envoyé de France tout fait, & tout baptisiez. Il n'y faut rien à cestui, & est fait contre Jehan de France & en son nom & pour le gréver ? Mais je en vouldroye avoir un autre que je vouldroye qu'il fust baptisié. C'est contre une deablesse ; contre la Royne. Si vous prie que vous me le baptisiez, quar il est tout fait ; il n'y faut que le baptesme : je ai tout prêt, les parains & les marraines, & quant que il y a metier, fors le baptisement. Il n'y faut à faire fors aussi comme à un enfant baptiser, & dire les noms qui y appartiennent &c.

Le patriotisme & la Philosophie semblent avoir banni pour jamais de la France la fureur de cette superstition, & l'atrocité de cette espèce d'enchantement. Ce n'est pas que dans la plûpart des bourgs & des villages on ne croye encore tout aussi fortement que sous Philippe & Henri III, à la vertu des charmes ; mais ce sont des enchantemens d'une tout autre nature, aussi anciens, mais beaucoup moins affreux que ceux des simulacres de Médée. Ce sont précisément ceux auxquels on croyoit du tems de Pline, & dont on accusa, dit-il, Furius Cresinus, qui par la force de ses enchantemens, faisoit passer dans ses terres les recoltes de ses voisins.1 Le même Auteur, le sage & raisonnable Pline, assure d'un ton persuadé, que de son tems il y avoit en Afrique des Enchanteurs, qui d'un simple regard, portoient la mort & la désolation : hommes, femmes, enfans, tout languissoit, tout périssoit sous leurs yeux exterminateurs ; les maisons s'écrouloient, toute végétation cessoit ; les fleurs, les fruits, les plantes se desséchoient. Les Triballes, dit toujours ce sçavant et très-crédule Auteur, les Triballes en Bulgarie ont des yeux tout aussi meurtriers. C'est bien autre chose en Scythie les femmes plus terribles ont deux prunelles à chaque œil ; en sorte que l'effet de leurs enchantemens est deux fois plus rapide & deux fois plus funeste que les regards des Africains des Triballes.2 Didime, le Philosophe le mois superstitieux de son siècle, & Philarche, dissertateur fort grave, & surtout rempli de bon sens, racontent à-peu-près les mêmes faits. Didime assure même avoir connu des familles entières d'Enchanteurs, dont l'haleine empestée tuoit quiconque avoit le malheur de les approcher de trop près. Les Romains, du tems d'Auguste, croyoient si fortement aussi à la vertu des charmes & des regards empoisonneurs, que Virgile, dans ses Eglogues [III:103], fait dire à un berger,

Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos.

Un Auteur à l'abri de tout soupçon de préjugé, de foiblesse d'esprit, & qui, à quelques erreurs près, est regardé comme infaillible, n'a-t'il pas dit également, quelque part dans ses ouvrages, qu'il n'est pas éloigné de croire à la malignité des Enchanteurs oculaires ? On en est beaucoup moins éloigné en Perse, en Turquie, en Grèce, en Arabie. Le Voyageur Dumont raconte à ce sujet des choses étonnantes. La puissance des Enchanteurs ici est telle, dit-il, que pour se garantir de leurs hommicides regards, chaque particulier est dans l'usage de placer sur la porte de sa maison de petites statues de cire, qu'on croit très-propres à détruire la force des charmes, & à intercepter tout magique vénin.

Il y a une autre espèce d'Enchanteurs bien plus terribles, bien plus pernicieux ; on leur donne le nom d'Empoisonneurs par éloge; parceque tous ceux qu'ils flattent & qu'ils louent, pour si peu qu'ils en disent du bien, tombent & meurent aussi-tôt, à moins que celui à qui la louange est adressée, ne réponde en même tems Dieu me le conserve ; car dans tout l'Orient il est démontré que ces mots sont l'infaillible antidote du vénin distillé par ces sortes de panégyristes.

Et en Espagne, où comme tout le monde sçait, il y a autant de Moines que d'habitans, & où par conséquent, il ne dot y avoir qu'une certaine mesure de superstition, qui oseroit nier devant le St. Office, qu'il n'y a point d'enchantemens ? Ce n'est pas une simple opinion, c'est une vérité constante, établie & confirmée par une quantité prodigieuse de Moines éclairés, & de femmes doctes aux instructions de ces sçavans Religieux. Plusieurs d'entr'eux assurent qu'il y a des Espagnols dont les yeux sont empoisoneurs. Les preuves qu'on en rapporte, sont si multipliées, que je ne finirois pas, si je voulois m'y arrêter. Un Espagnol, dit l'Auteur que j'ai cité, (M. Dumont, liv. 3 de ses Voy.), avoit l'œil si malin, que regardant fixément les fenêtres d'une maison, il en cassoit tout le verre. Un autre, même sans y songer, tuoit tous ceux sur qui sa vue s'arrêtoit. Le Roi qui en fut informé, fit venir cet Enchanteur, & il lui ordonna de regarder quelques criminels condamnés au dernier supplice. L'empoisonneur obéit, & les criminels expiroient à mesure qu'il les fixoit. Un troisième faisoit assembler dans un champ toutes les poules des environs, & celle qu'on lui désignoit, il ne faisoit que la fixer, & elle n'étoit plus. Un quatrième … mais c'est assez rapporter des exemples ; qu'il suffise au Lecteur de sçavoir que la source où je puise, est une source intarrissable : qu'on y remonte, on verra.

Que conclure de ces faits, ou si l'on veut, de ces contes ? Bien des choses. D'abord qu'en Espagne, avant le règne heureux du Prince éclairé qui gouverne cette grande monarchie, on pensoit à cet égard, comme on pense en Turquie, quoiqu'il y ait en Espagne beaucoup plus de Docteurs, qu'il n'y a de Derviches & de Kalenders chez les Turcs : ensuite, qu'en Perse, chez les Grecs, en Arabie, &c., on a des Enchanteurs exactement la même idée qu'on en avoit en France, il y a deux siécles, & que même actuellement on en a dans biens des villages, où les charmes ne cessent d'opérer sur les troupeaux, les paturages, les moissons, & souvent sur les Laboureurs. Enfin je conclurrai que peut-être il y a, comme je l'examinerai dans la suite, quelque chose d'utile dans cette superstition, puisqu'elle est si ancienne, puisqu'elle est si fortement accréditée chez tous les peuples, policés ou sauvages, stupides ou instruits.


NOTES

1. Pline, HN xviii (41): Furius Cresimus.

2. Pline, HN vii(16).



James Eason, or not this one; use the other one.