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CHAPITRE XXVII

(juin – août 1657)

Celui que j'avois envoyé avec M. le comte de Béthune arriva comme j'étois à Port-Royal; ce qui fut cause que je n'y fis pas long séjour. Je lus mes lettres en me retournant. Le comte de Béthune me manda que le roi, la reine et M. le cardinal avoient reçu le mieux du monde les compliments de Son Altesse royale et les miens, et la prière qu'il leur avoit faite de la part de Son Altesse royale pour mon retour; et que, si je voulois me rendre à Saint-Cloud un jour qu'il me marquoit, il s'y rendroit, et qu'il m'apprendroit force choses, et entre autres, un mauvais office que l'on m'avoit voulu rendre, et qui n'avoit eu aucun effet. A l'heure même je jugeai qu'il partoit de la boutique de ces femmes, qui ne cessoient point ce trafic envers moi. Je rêvai fort jusqu'à Limours.

A mon arrivée, je demandai à mon courrier s'il n'avoit rien appris de particulier. Il me dit que oui, et qu'il croyoit que M. le comte de Béthune m'avoit mandé une chose qu'il lui avoit dite; je lui dis qu'il ne m'en parloit point. Il me conta qu'étant dans la cour à La Fère il avoit trouvé un valet de chambre de M. de Vardes, qu'il connoissoit il y avoit longtemps, qui l'ayant accosté, lui avoit dit: « Eh bien! Mademoiselle ne reviendra jamais à la cour. » A quoi il lui avoit répondu: « Je n'en sais rien; » car l'homme à moi est discret. L'autre lui dit: « Je vous dirai en ami ce que j'en sais: C'est qu'étant l'autre jour dans la chambre de madame la comtesse de Fiesque, où étoit madame de Frontenac, M. de Vardes et M. l'abbé Fouquet, on parla que [Mademoiselle] avoit fait un testament par lequel elle donnoit tout son bien à M. le Prince, et cela étant su de M. le cardinal, jamais elle ne retournera à la cour; mais je vous prie de n'en point parler. »

Ce garçon alla à l'instant trouver le comte de Béthune, qui lui dit: « Vous êtes bien averti; qui vous a dit cela, M. Vernoy? » Il lui répondit: « C'est un de mes amis qu'il n'est pas nécessaire de nommer. » Le comte de Béthune lui répliqua: « On l'a dit à M. le cardinal; mais il ne l'a pas cru. » On peut juger l'effet que cela fit dans mon esprit en faveur de ces dames, et les bons offices que cette affaire rendit à madame de Frontenac, qui avoit tant d'envie de venir à la cour avec moi. Je résolus de partir le lendemain, qui étoit le jour que le comte de Béthune me marquoit qu'il seroit à Saint-Cloud.

Madame de Frontenac me fit encore parler par madame Bouthillier et par la comtesse de Béthune. Je leur dis: « Toute la France a vu que madame de Frontenac a logé avec la comtesse de Fiesque; qu'elle ne l'a pas quittée d'un pas, sachant la manière dont elle étoit avec moi. On me croiroit une grande dupe d'avoir eu agréable une telle conduite. Je veux que mon ressentiment paroisse, et elle est bien heureuse si elle en est quitte pour ne pas venir à la cour: la pénitence n'est pas proportionnée à la faute. » Personne ne m'avoit parlé d'elle à Blois; Raré et sa femme, qui étoient leurs grands amis et correspondants, les renièrent comme beau meurtre dans un éclaircissement qu'ils voulurent avoir avec moi. Après les avoir écoutés, je leur dis: « On est fort châtié, quand on a fait les choses, de les désavouer comme mauvaises; c'est pourquoi on ne peut rien demander aux gens que cela. On en croit ce que l'on veut. »

Le soir, comme j'étois couchée, car elle prenoit toujours son temps qu'il n'y avoit personne, elle me dit qu'elle étoit au désespoir de ce que je ne la voulois pas mener avec moi; que c'étoit une marque certaine de sa disgrâce. Je lui répondis: « Votre faute a été publique; il faut que la pénitence soit de même. — Mais au moins puis-je espérer qu'à votre retour j'aurai l'honneur de vous voir? » Je lui dis: « Attendez mes ordres; je vous les ferai savoir. » Elle me vit monter en carrosse le matin; ce fut là les plus grandes douleurs; les larmes furent bien plus abondantes qu'à Juvisy, et pour moi, ma constance fut grande; car je les regardois tomber fort tranquillement, et si quelque chose eût pu altérer mon visage et me donner du chagrin, ç'auroit été le souvenir du temps qu'elle rioit quand je pleurois.

J'arrivai de fort bonne heure à Saint-Cloud, où je trouvai du monde qui m'y attendoit. Le comte de Béthune y arriva peu après avec madame de Nemours, la veuve, et M. d'Entragues1 qu'ils m'amenèrent, à qui je n'avois jamais parlé et que je ne connoissois point. Le comte de Béthune me conta devant eux la manière obligeante avec laquelle on lui avoit parlé de moi, l'impatience que toute la cour avoit témoignée de me voir, comme Monsieur lui avoit dit: « Je donnerai mon appartement à ma cousine; » que M. le cardinal lui avoit dit qu'il donneroit le sien, et que c'étoit à lui à faire l'honneur du logis, étant gouverneur de La Fère.

Je trouvai M. d'Entragues fort à ma fantaisie, pour le peu que je l'entretins, et comme c'est un homme habile, il jugea que madame de Nemours faisoit sa visite trop longue; il l'emmena et me laissa avec le comte de Béthune, qui me dit que M. le cardinal, après avoir lu la lettre de Son Altesse royale et lui avoir témoigné la joie qu'il avoit de notre réconciliation, et la particulière qu'il auroit de me servir, lui avoit tiré un papier de son poche et lui avoit dit: « Vous verrez par là combien je suis bien intentionné pour Mademoiselle et la véritable affection que j'ai pour son service; car je me moque de cela et je vois bien que ce sont des personnes qui sont enragées de son retour à la cour, qui lui font tout du pis qu'elles peuvent. » Le comte de Béthune ouvre ce papier, et voit un testament par lequel je donnois tout mon bien à M. le Prince. Il dit à M. le cardinal: « Voilà la plus haute imposture du monde, et Votre Éminence doit tenir pour de méchantes gens ceux qui lui ont donnée [ce papier]. » M. le cardinal répondit: « Il faut jeter cela au feu et n'en jamais parler; je suis persuadé que l'on se peut fier à la parole de Mademoiselle; c'est une princesse de bonne foi, et j'ai peine à croire qu'à l'âge qu'elle a elle songe à faire des testaments. »

Je dis au comte: « Vous savez qui l'a apporté et le lieu où il a été fait; avouez qu'il n'y rien de plus noir (il en convint); car la comtesse de Fiesque, qui fait profession d'être servante de M. le Prince, et dont le mari étoit pour lors en Espagne, pour me faire pièce se sert du nom de M. le Prince; toutes les circonstances en sont diaboliques. » Le comte de Béthune me dit que M. le cardinal avoit fort parlé de moi à table, qu'il m'avoit fort louée et qu'il avoit dit que j'étois le plus grand parti de l'Europe; que Monsieur lui avoit témoigné beaucoup d'empressement pour moi, et que le bruit de la cour étoit qu'il songeoit fort à m'épouser; qu'il avoit dit à la reine: « Je ne sais où logera tout le train de ma cousine; car on dit qu'elle a un équipage épouvantable; » et que la reine lui avoit répondu: « Elle a suivi la cour d'autres fois, et son train a bien trouvé à se loger; je pense qu'elle n'a pas plus de monde. » Le comte de Béthune dit que je n'en avois pas davantage. Monsieur dit: « Elle a tout ce qu'il lui plaît; car elle est si riche. »

M. le cardinal dit au comte de Béthune, en partant, que le roi s'en alloit2 un petit tour à l'armée, et qu'il falloit que j'attendisse son retour auprès de la reine pour les voir tous deux ensemble, et qu'il me feroit savoir quand il seroit temps que je partisse; qu'en attendant, j'étois maîtresse de mes volontés; que je pouvois aller à Paris et faire tout ce qu'il me plairoit; que le roi et la reine le trouveroient bon. Je n'avois garde d'user cette liberté; Son Altesse royale n'avoit osé passer, en allant à la cour, par Paris, et il n'étoit pas juste que j'en fisse plus qu'elle. Comme je n'avois point d'affaire avec la cour, et que je n'étois criminelle que parce que j'étois fille de Son Altesse royale, si j'avois été bien avec elle, je serois retournée à la cour en même temps qu'elle. Mais comme par son accommodement, elle avoit stipulé que je n'y irois pas, ayant raccommodé ce qu'elle avoit gâté, je n'avois plus qu'à faire mes compliments.

J'envoyai un gentilhomme à la cour: ce fut Colombier. J'écrivis à M. le cardinal pour la3 remercier de la grâce qu'elle m'avoit faite, et témoigner et à elle et à Leurs Majestés, i'impatience que j'avois d'avoir l'honneur de les voir. M. le cardinal le reçut fort bien, et Leurs Majestés aussi. Tout le monde témoigna avoir autant d'impatience [de me voir] que Monsieur, et M. le cardinal mandoit toujours qu'il me feroit savoir de ses nouvelles. Il écrivit au comte de Béthune qu'il croyoit que je ne savois pas que le roi de Suède lui donnoit de l'Éminence, et que je ne lui dénierois pas une chose que des têtes couronnées lui donnoient, et qu'il le prioit de me le faire savoir. Comme je n'en avois encore point donné à aucun cardinal, j'étois fort embarrassée; car je craignois que Son Altesse royale ne dit: « La voilà déjà humble, rampante pour le cardinal, et si elle n'est pas encore à la cour. » Le comte de Béthune me dit: « Monsieur votre père donne de l'Éminence aux cardinaux neveux des papes, et les distingue en cela des autres. » Je lui dis: « Voilà ma leçon. M. le cardinal m'est plus utile et plus considérable que ne me seroit un cardinal neveu; c'est pourquoi je n'hésiterai point à lui en donner; » et pour lui montrer que ce que j'en avois fait étoit plus par ignorance que par gloire, je lui écrivis dès le lendemain.

C'étoit une affluence de monde non pareille à Saint-Cloud: tous les amis particuliers de M. le cardinal me vinrent voir souvent: le bonhomme M. de Senneterre,4 qui a quatre-vingts ans, et qui est un homme fort circonspect pour sa santé; mais comme il l'est fort pour la cour, il crut que j'y étois de manière qu'il y devoit venir.5 Je lui dis: « Vous êtes de ces oiseaux de bon augure; on espère tout bien quand on vous voit. » Il n'y eut, de tous les gens attachés à M. le cardinal, que l'abbé Fouquet qui n'y vint point.

Madame la princesse de Carignan y vint avec le plus grand empressement du monde, me disant: « Je vous amène ma belle-fille;6 mais comme elle est grosse, elle vient en litière. » J'allai au-devant d'elle; madame de Carignan me fit mille compliments. Car pour elle,7 elle ne dit mot. Comme il faisoit chaud et qu'il y avoit beaucoup de monde où j'étois, je dis à mademoiselle de Guise et à madame d'Épernon: « Je vous prie de mener madame la comtesse de Soissons dans ma petite chambre, de crainte qu'elle ne soit incommodée, et j'irai la trouver dans un moment; » ce que je fis. Madame de Carignan demeura avec tout le monde.

Madame la Comtesse8 fut longtemps sans parler; tout d'un coup elle me demanda: « Pourquoi ne portez-vous pas vos manchettes comme les autres? » Je lui dis que cela m'incommodoit. Elle me repartit: « Si vous croyez que cela vous fasse les bras plus beaux, vous vous trompez. »  Ensuite elle dit: « Madame ma belle-mère m'importune fort; elle a si peur que je me blesse qu'elle est toujours après moi. » Comme elle sortit, je lui fis mille compliments sur les obligations que j'avois à M. le cardinal; que j'aimois tout ce qui lui appartenoit; que j'avois eu la plus grande joie du monde de son mariage; que j'espérois la voir souvent [et] faire amitié avec elle. A tout cela elle ne répondit pas un mot. Je ne trouvai point qu'elle fût si belle que l'on me l'avoit dit, et je ne compris pas en la regardant, comment le roi en pouvoit être amoureux. Madame de Carignan me dit: « Ma belle-fille s'est parée pour vous voir; elle a quitté le grand deuil et a mis un mouchoir à dentelles. » Cela ne lui donnoit pas meilleure mine; car elle est fort petite. Je la louai sur toute choise; que je la trouvois changée en mieux depuis que je ne l'avois vue. Elle reçut tout cela avec une indifférence et un silence qui étonna toute la compagnie.

Madame de Carignan me dit que madame de Savoie craignoit que je ne protégeasse un nommé Raucourt qu'elle avoit chassé; c'étoit un gentilhomme lorrain très-médiocre, qui avoit été page du comte Philippe d'Aglié, lequel s'étoit bien mis auprès de Madame royale. Elle lui avoit fait beaucoup de bien; il étoit parvenu à être commissaire général des troupes de M. de Savoie, qui est la troisième charge dans la guerre en ce pays-là. [Elle] lui avoit fait bâtir un palais et l'avoit élevé au-dessus et de son mérite et de sa naissance. Ce n'est pas qu'il ne fût brave: il avoit fait de beaux combats; mais il étoit jeune, et sa faveur l'avoit fait passer devant tous ceux qui avoient plus de services que lui. Il fut malade et quitta la cour; je ne sais si ce fut son absence ou sa mauvaise conduite qui lui nuisit dans l'esprit de madame de Savoie. Il se battit; ce qui n'auroit été en un autre temps qu'une légère faute passa pour un crime; on lui ôta sa charge et ses biens, et il s'en alla en Suisse. Madame de Savoie écrivit à la cour pour qu'il ne fût point reçu en France.

Je dis à madame de Carignan que je m'étonnois de la crainte de ma tante, et que quand je connoîtrois Raucourt, je ne me mêlerois de rien qui le regardât et qui lui pût déplaire; mais que je ne savois qui il étoit. Je reçus dans le même temps une lettre de madame de Courtenay, qui m'en envoyoit une à elle de madame de Savoie, où elle me témoignoit que la plus sensible obligation qu'elle me pouvoit avoir étoit de ne me mêler de rien qui regardât Raucourt, et qu'il se vantoit que je lui ferois donner emploi dans les troupes lorraines par M. le duc François; que c'étoit un ingrat qui lui avoit manqué sa fidélité, qui l'avoit trahie. J'écrivis à madame de Courtenay qu'elle pouvoit assurer madame de Savoie que je ne connoissois point Raucourt; qu'il ne m'avoit point fait parler, mais qu'ayant appris qu'elle l'avoit chassé, c'étoit assez pour ne le jamais voir ni entendre parler de lui, et qu'elle ne me trouveroit jamais en faute en rien qui la regardât; que j'avois trop de respect et d'amitié pour elle.

Trois jours après mon arrivée, Frontenac, accompagné de Matha, vint un matin; ils entrèrent dans ma chambre comme je me coiffois. Après que je fus coiffée, je m'en allai dans la salle, où ils me suivirent. Frontenac s'approcha pour me parler, je me reculai à une fenêtre. Il me dit: « Voyant que Votre Altesse royale ne traite pas ma femme comme elle avoit accoutumé, cela me fait connoître qu'elle n'a pas son service agréable; je lui viens demander son congé. » Je lui répondis: «  Vous vous faites justice, en connoissant que je n'ai pas sujet d'être satisfaite de votre femme; sa conduite a été telle, qu'elle devoit juger que la mienne changeroit. » Je lui donnai très-volontiers son congé; il me fit la révérence et s'en alla. Je fus assurément plus aise de donner que lui de recevoir.

Cela fit grand bruit à Paris parmi ses amis. [Frontenac] s'en alla ensuite à Blois, pour en rendre compte à Son Altesse royale, qu'il croyoit qu'elle voudroit raccommoder la chose. J'écrivis à M. de Beaufort pour dire à Son Altesse royale comme le tout s'étoit passé, et à Son Altesse royale quatre lignes, me remettant sur M. de Beaufort. Son Altesse royale ne répondit rien, sinon qu'elle ne me contraindroit pas au choix d'une dame d'honneur; ce qui étoit assez raisonnable. Mais comme elle n'en usoit pas avec la même bonté en autres choses, j'avois à craindre qu'elle n'en fit de même. Mascarany, secrétaire des commandements de Son Altesse royale, écrivit au concierge de Luxembourg ordre de meubler son appartement pour moi, et le fit savoir au comte de Béthune, [et] qu'il fit valoir ce bon traitement de ne m'avoir pas fait reprendre par force madame de Frontenac. A d'autres personnes rien ne seroit de si ordinaire que le père logeât sa fille à sa logis et qu'il lui lassât la liberté de servir de qui elle voudroit; ce sont de ces choses si ordinaires que l'on n'en parleroit point. Mais comme ce sont des grâces pour moi, et que je n'en ai jamais reçu d'autres de mon père, ses amis et les miens ne parloient d'autre chose pour le louer de son bon naturel envers moi, et pour faire connoître que j'étois bien raccommodée avec lui. Quand de si petites choses sont les témoins d'une si considérable entre des personnes si proches et si qualifiées, le monde n'y ajoute guère de foi.

Il se passa quelque temps auparavant une chose assez plaisante, où le nom de Son Altesse royale fut mêlé. D'Alibert, fils de son surintendant, qui sortoit de ses études et s'en alloit à Rome, comme font d'ordinaire les enfants de Paris au sortir du collège, avant que de partir alla visiter quelques dames du Marais, qui n'étoient pas les plus sages de Paris. Là, pour se faire valoir, il conta qu'il s'en alloit à Rome, et que Son Altesse royale lui avoit donné une lettre pour le cardinal de Retz, et qu'il étoit chargé de beaucoup de choses particulières pour lui dire. Comme en ces lieux-là il y va de toutes sortes de personnes, M. le cardinal le sut et le fit arrêter. On le manda à Son Altesse royale, qui répondit qu'elle n'avoit nul commerce avec le cardinal de Retz, et que, quand elle y en auroit, on devoit avoir assez bonne opinion de lui pour croire qu'elle ne confieroit pas ses secrets à un homme de dix-sept ans. Je n'ai point parlé de la liberté du cardinal de Retz,9 parce que c'est un homme à qui il est arrivé tant d'aventures, que je ne doute pas que l'on n'écrive sa vie, s'il ne l'écrit lui-meme. Ainsi on les verra mieux et plus véritablement que je ne les pourrois mettre en ce lieu.

Comme j'ai dit, la retraite de madame de Frontenac d'auprès de moi fit fort parler, et cela renouvela la mauvaise conduite de la comtesse de Fiesque, parce que ceux qui me parloient de madame de Frontenac n'oublioient pas son camarade; de sorte que n'ayant pas de sujet de me louer ni de l'une ni de l'autre, et les déchaînements qu'elles avoient contre moi m'obligeoient assez à dire, pour me défendre, les justes sujets que j'avois de m'en plaindre.10 Un jour chez Tubeuf,11 où beaucoup de gens jouoient, l'abbé Fouquet entra et se mit à parler de la comtesse de Fiesque et de moi, et dit: « C'est Préfontaine qui met tout cela dans la tête à Mademoiselle. Si madame la comtesse de Fiesque m'en croit, elle s'en prendre à lui, et je lui offre mon service. » Et sur cela, il fit force menaces dont tout le monde fut étonné. Le comte de Béthune me le dit deux ou trois jours après, de crainte que l'apprenant je ne m'emportasse à dire ou faire contre l'abbé Fouquet ce qu'il avoit mérité. Je fus extrêmement étonnée et fâchée. [Le comte de Béthune] me dit: « Ne faites pas de semblant de le savoir, et ayez patience; M. le cardinal y donnera ordre. »

Le lendemain, l'évêque d'Amiens,12 qui est de mes amis, me vint voir, et le duc de Bournonville avec lui. Après m'avoir saluée et demeuré quelque temps avec moi, comme à tout moment il venoit du monde et [que] je parlois aux uns et aux autres, ils s'approchèrent tous deux de moi et me demandèrent un moment d'audience. Je m'éloignai de la compagnie pour leur donner. Ils commencèrent que M. l'abbé Fouquet les avoit chargés de me dire le déplaisir qu'il avoit de n'avoir osé me rendre ses respects, dans la crainte que je ne l'eusse pas agréable. Je leur répondis: «  Qu'a-t-il fait qui l'empêche de me voir? Ma maison n'est fermée à personne, et ceux qui n'y viennent pas manquent à ce qu'ils me doivent, et je me suis étonnée que l'abbé Fouquet, qui est créature de M. le cardinal, ne me soit point venu voir; il est le seul. » Ils me dirent qu'il savoit qu'on lui avoit voulu rendre de mauvais offices auprès de moi, parce qu'il étoit ami de madame de Fiesque; mais que si je le connoissois, je le croirois incapable de dire les choses dont ses ennemis l'accusoient. Je leur dis: « Je ne sais ce que vous voulez dire. Si l'abbé Fouquet m'a manqué de respect, je suis bien fâchée que tout le monde le sache et que je l'ignore, et il est fort mal habile comme de me donner occasion de m'en informer. Comme on me connaît assez fière et assez prompte assurément, on m'aura voulu celer ce qu'il a fait, sachant que je ne suis pas personne à le souffrir, et que je feroit peut-être dans le premier mouvement des choses dont je serois fâchée à la longue. Tout ce que j'ai à vous dire sur ce que vous me dites, c'est que je ne me soucie pas de voir l'abbé Fouquet, et je serai bien aise de m'éclaircir de quoi il est question avant qu'il vienne chez moi. Je suis assurée que s'il a manqué au respect qu'il me doit, directement ou indirectement, M. le cardinal m'en fera raison; car nous sommes présentement fort bien ensemble. »

Ces messieurs voulurent me faire connoître que l'abbé Fouquet étoit un homme fort considérable, et qui pouvoit beaucoup pour ses amis; et qu'il me pourroit rendre de grands services. Je leur dis: « Je suis d'une qualité à ne pas chercher les ministres subalternes. J'irai toujours droit à M. le cardinal, et ne me soucie guère de votre abbé Fouquet. J'ai fort méchante opinion d'un ministre, au moins d'un homme qui veut passer pour tel, qui fait sa capitale amie de la comtesse de Fiesque. » Cette conversation fut assez longue; mais en voilà les choses les plus essentielles.

Je m'en allai à l'instant le dire au comte de Béthune qui étoit dans sa chambre, au logis de madame de Launay,13 où je logeois; il trouva le procédé de l'abbé Fouquet fort extravagant. Je lui dis tout à l'heure qu'il me sembloit que je m'en devois plaindre à M. le cardinal; il fut de mon avis. J'envoyai querir l'évêque de Coutances, qui est un fort honnête homme, qui a du zèle et de la fidélité pour ses amis, et comme il a été maître de chambre de M. le cardinal, il est sa créature. Je lui contai la chose, et il se chargea de lui en rendre compte, et de lui témoigner le ressentiment que j'avois contre l'abbé Fouquet. M. le procureur général,14 son frère, et qui est un homme sage et bien avisé, fut au désespoir de cette équipée. Il envoya Gourville trouver Préfontaine pour lui témoigner le déplaisir qu'il avoit de ce bruit; qu'il ne le croyoit pas, ne pouvant penser que son frère ait été capable d'une chose si ridicule, enfin fit faire des compliments à Préfontaine, dont il fut très-satisfait.

On eut réponse de Son Éminence, qui manda à M. de Coutances que, s'il croyoit l'abbé Fouquet capable d'avoir dit les choses dont on l'accusoit, il ne le verroit jamais; mais que le croyant innocent, il me supplioit très-humblement d'avoir agréable qu'il me fit la révérence et se justifiât, ne voulant pas qu'un homme qui dépendoit de lui parût jamais, s'il me déplaisoit, et il fit savoir à l'abbé Fouquet de voir Préfontaine et d'en user de manière qu'il fût content. Je fus fort aise de voir M. le cardinal en user si bien pour moi; car cette affaire me regardoit plus que Préfontaine. Gourville l'alla trouver et lui dit que l'abbé Fouquet étoit au désespoir de ce que l'on lui avoit dit; qu'il n'en avoit jamais parlé, et qu'il l'estimoit, le considéroit, et qu'il vouloit être de ses amis.

Préfontaine dînoit chez Courtin,15 le maître des requêtes, qui est fort de ses amis. Il répondis à Gourville: « Je ne reçois pas des compliments chez mes amis; si M. l'abbé Fouquet veut m'en faire faire, vous savez où est ma maison. » Quelques jours après que Gourville lui eût parlé, un gentilhomme, nommé des Landes, qui a été à M. le Prince, et qui est à l'abbé Fouquet, le trouva dans la rue et fit arrêter son carrosse, et lui dit qu'il le venoit trouver de la part de M. l'abbé Fouquet. Préfontaine lui répondit: « Mon logis n'est qu'à deux pas d'ici, s'il vous plaît d'y venir. » Comme ils y furent, il lui dit que M. l'abbé Fouquet l'avoit chargé de lui témoigner qu'il étoit au désespoir des bruits que l'on avoit fait courre à Paris, et qu'il l'assuroit qu'il n'en avoit jamais parlé; qu'il l'estimoit et souhaitoit son amitié. Préfontaine dit à des Landes qu'il pouvoit assurer M. l'abbé Fouquet qu'il croyoit ce qu'il lui mandoit, et qu'il étoit son serviteur.

M. de Coutances, après avoir reçu la lettre de Son Eminence, par laquelle il le chargeoit de m'amener l'abbé Fouquet, n'entendant point parler de l'abbé, à la fin il l'alla chercher; il ne le trouva pas. L'abbé le fut trouver le lendemain matin et lui demanda ce qu'il lui vouloit; M. de Coutances lui dit ce que M. le cardinal lui avoit mandé. L'abbé demeura embarrassé et lui dit: « Mais quand sera-ce que je verrai Mademoiselle? » M. de Coutances lui répondit: « Je me charge de l'aller trouver pour prendre son heure. » L'abbé lui dit: « Si ce pouvoit être le matin, qu'il n'y eût personne, cela me seroit bien commode; car ne la connoissant guère et ayant une manière d'éclaircissement à faire avec elle, j'en serois moins embarrassé. » M. de Coutances lui répondit: « A telle heure qu'il plaira à Mademoiselle de vous voir, elle vous fera beaucoup d'honneur. » M. de Coutances vint prendre mon heure; je lui donnai le lendemain à l'issue de mon dîner.

Mademoiselle de Guerchy m'étoit venue voir, qui fut bien aise de s'y rencontrer, elle n'étoit pas des amies de M. l'abbé Fouquet. Il arriva avec M. le duc de La Rochefoucauld; je dînois encore; ils s'allèrent promener dans le jardin. J'entrai dans un cabinet où il n'y avoit avec moi que madame d'Épernon et la comtesse de Béthune; mademoiselle de Guerchy et mademoiselle de Vandy étoient demeurées dans l'autre chambre. Le comte de Béthune étoit aussi avec moi. M. de Coutances l'alla querir;16 en entrant il fut fort embarrassé, interdit; il me salua et me dit qu'il étoit au désespoir de ce que l'on m'avoit dit; qu'il me supplioit très-humblement de croire qu'il n'en avoit jamais parlé. Je lui répondis: « Je suis si obligé à M. le cardinal, que je ferai toujours tout ce qu'il désirera de moi. » Il recommença: « Je suis le plus malheureux de tous les hommes: j'ai beaucoup d'ennemis qui me font accroire17 des choses à quoi je ne songe point. » Je lui dis: « Ne parlons plus de cela; je crois que quand vous auriez manqué par le passé vous serez plus sage à l'avenir. M. le cardinal a désiré que je vous visse, je l'ai fait à sa considération, et c'est à lui seul que vous en avez l'obligation; car sans cela je ne vous aurois vu de ma vie, et il doit connoître par là le pouvoir qu'il a sur moi. » Je passai dans l'autre chambre, où on fut en conversation; puis il s'en alla.

Sa bonne amie, la comtesse de Fiesque, et toute sa cabale, furent fort fâchées de la manière dont M. le cardinal le prit et de ce qu'il vouloit que [l'abbé Fouquet] fît des excuses à Préfontaine, pour qui M. le cardinal, témoigna par là quelque considération, dont je fus bien aise. Car ces sortes de choses-là sont plus sensibles à un homme en disgrâce et hors de la cour, qu'à un qui y seroit; et s'il y avoit été, l'abbé Fouquet n'en auroit pas ainsi de même. L'abbé trouva fort mauvais de ce que j'avois dit devant beaucoup de monde (car tout ce qui me venoit voir parloit de cette affaire): « L'abbé Fouquet est un grand seigneur pour menacer les gens d'insulte; il n'y a personne qui ne lui en puisse faire ni qui en mérite tant que lui. » Il trouva que je l'avois traité fièrement, et disoit: « Mademoiselle prend les choses d'une grande hauteur. » J'avois tort sans doute d'en user ainsi, vu l'égalité de nos qualités. Assurément il eut lieu de se repentir de ce qu'il avoit dit; car l'affaire ne tourna pas à son avantage, et moi j'eus sujet d'être satisfaite de ma modération, puisque M. le cardinal me donna toute la satisfaction que je pouvois désirer et à Préfontaine aussi.

Comme j'ai dit que je le grondois quelquefois lorsque je n'étois pas contente de M. de Choisy, parce qu'il est son parent, il faut que je dise que j'ai connu depuis que c'étoit injustement, et je l'ai su par hasard à mon retour de Blois. M. de Choisy me fit demander si je trouverois bon qu'il me vînt rendre ses devoirs; je lui permis; il vint à Limours. Comme Préfontaine sut que je l'avois vu, il dit au comte de Béthune que, tant que [M. de Choisy] avoit été mal avec moi, il avoit cru de son devoir de ne le pas voir; que, puisqu'il m'avoit vue, il seroit bien aise d'aller chez lui. Le comte de Béthune lui dit: « Laissez-moi ménager cela; » car Préfontaine avoit une telle confiance au comte de Béthune qu'il eût cru manquer à l'amitié que ce comte lui témoignoit s'il eût fait un pas sans son avis. Le comte de Béthune en parla à M. de Choisy, qui lui fit réponse par un billet, lorsqu'il étoit à Saint-Cloud, qu'il étoit obligé à Préfontaine du sentiment qu'il lui témoignoit de le vouloir voir; mais qu'ayant discontinué depuis quelques années, il craindroit que Son Altesse royale ne le trouvât mauvais. Je trouvai ce billet sur la table du comte de Béthune; je lui demandai ce que c'étoit; il me conta la chose comme je l'ai mise ici, dont je sentis une secrète joie de voir la fidélité que Préfontaine m'avoit gardée, de ne pas voir les personnes qui m'étoient désagréables, et je me repentis de l'avoir soupçonné.

Le maréchal de Gramont, ayant appris que je m'étois plainte de ce qui s'étoit passé à Blois, me fit dire par M. le comte de Béthune qu'il n'auroit pas manqué à me rendre ses respects s'il avoit cru que je l'eusse agréable, et qu'il avoit bien envie que je lui permisse de se justifier, n'étant pas coupable, mais que c'étoit assez d'en être accusé pour l'empêcher de me voir. Je lui fis dire que je trouverois bon qu'il vînt; ce qu'il fit. Il me dit: « Sans la permission que Votre Altesse royale m'a donnée de la venir voir, j'aurois toute ma vie fui sa présence avec beaucoup de douleur, n'ayant jamais manqué à ce que je lui dois; mais puisqu'elle a la bonté de vouloir écouter ma justification, je la supplie de me dire premièrement de quoi l'on m'accuse. » Je lui contai tout ce que Goulas m'avoit écrit et que j'ai dit ailleurs; il me pria de lui montrer la lettre, et quand Goulas se rencontreroit, qu'il lui demandoit la confrontation; que jamais il n'avoit dit un seul mot de tout ce que l'on avoit dit, et qu'il en prenoit Son Altesse royale à témoin. Je lui dis qu'il ne m'étoit pas malaisé à croire qu'il disoit vrai, puisque je connoissois Goulas pour un grand imposteur.

Le maréchal de Gramont a beaucoup d'esprit; se démêla de tout cela avec moi par des termes respectueux, obligeants et les plus agréables du monde; j'en demeurai très-satisfaite, et lui le fut aussi de ma manière d'agir, ne s'étonnant point que je m'en fusse plainte, vu ce que l'on m'avoit dit. Il revint à quelques jours de là prendre congé de moi, et M. de Lyonne, qui alloit avec lui, ambassadeur extraordinaire à la diète de Francfort, où l'on devoit élire l'empereur.

Madame de Nemours18 me vint voir à Saint-Cloud; il n'y avoit que trois ou quatre mois qu'elle étoit mariée. Jamais il n'y eut mariage comme celui-là: le cadet de feu M. de Nemours,19 qui étoit archevêque de Reims, et qui avoit fort bien étudié, et qui certainement étoit plus propre pour l'Église que pour le monde, avoit toujours fort aimé sa profession, et avoit souvent été sur le point de se faire prêtre. Depuis la mort de monsieur son frère, [il] étoit demeuré dans ses sentiments et ne témoignoit point vouloir changer de profession; aussi la mort de son frère ne lui apportoit-elle pas beaucoup d'avantage, tout le bien de France étant à ses nièces, et ne lui étant revenu que vingt mille écus de son apanage en Savoie. Il s'adonna à faire sa cour à mademoiselle de Longueville. Tout le monde se moquoit de sa prétention, et on ne comprenoit point que la plus riche héritière de France (car elle a cinquante mille écus de rente) voulût épouser un cadet dont l'esprit étoit fort scolastique, la personne assez défigurée par une fâcheuse maladie dont il tomboit souvent, sans biens, sans établissement ni sans considération; elle qui avoit prétendu au duc d'York, dont on avoit parlé pour le duc de Mantoue, et qui a beaucoup d'esprit et de mérite. C'est une personne assez retirée du commerce du monde et qui mène une vie assez particulière; mais cela donne plus de temps à faire des réflexions. Ainsi on ne devoit pas juger par là qu'elle se marieroit mal à propos. Elle souffroit ce garçon; il soupoit tous les soirs chez elle; enfin elle s'embarquoit furieusement. On demanda dispense à Rome, étant parents. M. de Longueville la laissoit faire et convenoit de tout.

Le jour pris pour le mariage, M. de Longueville, vient à Trie20 avec madame sa femme; elle s'y rend et M. de Nemours; ils y furent trois semaines, et on trouva des difficultés; sur quoi on crut l'affaire rompue. On sut à la cour que c'étoit qu'elle avoit traité son mariage avec le roi d'Angleterre; qu'elle devoit l'aller trouver en Flandre, et que M. de Longueville lui donnoit trois millions de son bien. M. le cardinal dépêcha à M. de Longueville pour lui mander qu'il avoit eu cet avis, et que le roi ne trouvoit pas bon la chose. M. de Longueville manda qu'il n'en savoit rien, et que, pour marque de cela, il presseroit sa fille de conclure avec M. de Nemours; ce qu'il fit. Elle se maria et pleura beaucoup, à ce que j'ai ouï dire. La fièvre prit à M. de Nemours en sortant de l'église, et il n'a pas eu un moment de santé depuis; il ne me vint point voir à Saint-Cloud; car il étoit à Bagnolet, qui prenoit du lait d'ânesse. J'ai demandé à la reine d'Angleterre si cela étoit vrai; elle m'a fort dit que non, et que le roi, son fils, désavouoit fort d'avoir eu cette intention. Pour moi, je lui ai fait la justice de ne le croire pas, me persuadant qu'un homme qui a songé à moi ne se rabaisseroit pas à mademoiselle de Longueville.

Madame la duchesse de Bouillon mourut pendant que j'étois à Saint-Cloud.21 Elle avoit marié sa fille avec le prince d'Harcourt22 il y avoit un an et demi; mais les choses ne s'étoient pas passées comme elle avoit désiré; car elle espéroit que, s'alliant à la maison de Lorraine, elle les attacheroit à leurs intérêts et qu'ils maintiendroient la principauté de sa maison, et cela fit un effet tout contraire, M. d'Elbœuf le père, ni tous les autres princes de la maison de Lorraine, ne voulant point signer au contrat de mariage de M. le prince d'Harcourt, parce que mademoiselle de Bouillon y étoit traitée de princesses, et ils dirent qu'ils ne souscriroient jamais à faire des gentilshommes princes pour qu'ils voulussent s'égaler à eux.

Le séjour que je fis à Saint-Cloud fut assez long pour qu'il se passât bien des choses; car j'y fus près d'un mois, où je ne m'y ennuyai pas, étant visitée de tout ce qu'il y a de gens à Paris, depuis le matin jusqu'au soir. On me dit là que le comte de Béthune n'avoit point travaillé au retour de mes gens, et qu'au contraire il leur avoit nui tant qu'il avoit pu; ce que je ne pouvois croire, et on me disoit: « Ne voyez-vous pas comme il vous veut gouverner? et pour cela, il éloignera de vous toutes les personnes en qui il croira que vous avez confiance; » et on me faisoit remarquer qu'il me présentoit tout le monde, et qu'il trouvoit à redire que l'on approchât de moi sans lui. Enfin tout le monde m'en disoit assez de choses pour m'en dégoûter, si j'avois cru de léger; mais comme c'est son humeur de s'empresser pour ses amis, et que cela part d'un bon principe, je n'avois garde d'attribuer ce procédé à autre chose qu'à l'affection qu'il avoit pour moi.

Il vint des nouvelles que la cour étoit partie de La Fère pour aller à Sedan, afin d'être plus proche de Montmédy, qui étoit assiégé par le maréchal de La Ferté. Je fus bien fâchée de ce voyage, qui retardoit le mien à la cour; j'étois résolue de m'en aller à Forges prendre des eaux, en attendant qu'ils se rapprochassent. J'eus des nouvelles de M. le cardinal, qui me manda que je pouvois partir, quand il me plairoit, pour m'en aller à Sedan, et que je lui mandasse le jour que je partirois de Paris et celui que je serois à Reims, afin qu'il m'y envoyât de l'escorte. Je me disposai à partir; j'allai à Colombe voir la reine d'Angleterre, qui n'y étoit que depuis deux jours; elle avoit toujours été malade pendant mon séjour à Saint-Cloud, et elle m'avoit fait l'honneur de me mander que sans cela elle m'auroit fait celui de me venir voir.

Je partis le 27 juillet de Saint-Cloud pour aller coucher à Dammartin.23 La journée n'est pas grande; mais quand on ne veut point passer par Paris et qu'il faut tourner tout autour par des chemins de traverse, il est plus long que l'on ne pense. Je me perdis si bien, que je me trouvai à dix heures du soir en un village nommé Tremblai, qui dépend de l'abbaye de Saint-Denis. Ce lieu est de ma connoissance, n'étant qu'à une lieue de Bois-le-Vicomte. J'avois faim; je m'en allai chez une dame que j'y connoissois du temps que je demeurois au Bois-le-Vicomte, lui demander la collation; elle m'en donna fort bien et fut ravie de me voir. Je m'informai de l'état où le duc de Richelieu tenoit le Bois-le-Vicomte, [et] d'une ferme qui en dépend, qui est dans ce village. Il ne s'en fallut rien que je n'y allasse moi-même, et que je n'envoyasse querir le notaire du lieu pour dresser un procès-verbal de l'état où elle étoit. Cependant M. le comte de Béthune, qui m'attendoit à Dammartin, et tout mon monde, ne comprenoient point ce que j'étois devenue. Madame la comtesse de Béthune étoit si effrayée de se voir à minuit à la campagne, et si étonnée de quoi je dormois au clair de la lune qui me donnoit sur la tête. Enfin, après avoir bien cheminé, j'arrivai à Dammartin, où je contai mes aventures.

Ma cour fut grosse le lendemain; car il y avoit beaucoup de gens de la cour qui attendoient que j'y allasse, à cause de l'escorte: messieurs Damville, de Créqui, le commandeur de Souvré, La Serre, Aubeterre, Gramont, qui est à Son Altesse royale; l'abbé de Bonzi, résident de Florence; La Hilière,24 et Matha qui venoit pour rendre compte à mesdames de Fiesque et de Frontenac de mon voyage. Je trouvai à Nanteuil M. de La Vrillière, secrétaire d'État. Ma seconde journée fut à La Ferté-Milon chez M. de Noirmoutiers. Colbert,25 intendant du cardinal Mazarin, nous joignit; il amenoit deux charrettes d'argent qui furent escortées jusqu'à Reims par des mousquetaires du bois de Vincennes: il vint le soir me faire sa cour. Varangeville, secrétaire des commandements de Monsieur, s'y trouva aussi. De là on marcha tous ensemble, parce que l'on dit qu'il y avoit un petit bois entre La Fère et Fîmes, où il y avoit souvent des coureurs de Rocroy; nous n'y trouvâmes pourtant personne. A Fîmes, on me dit que la nuit il étoit passé dix ou douze coureurs de Rocroy.

Les habitants de Reims envoyèrent me faire compliments à Fîmes. Je fus assez en peine de ne trouver personne sur le chemin qui me dit des nouvelles de la cour. Proche de Reims, je trouvai un laquais de Langlade qui venoit de Sedan, qui me dit que le roi étoit à Montmédy et M. le cardinal Mazarin, et qu'il y avoit des troupes à Reims qui étoient venues querir Mademoiselle. Je fus bien aise, espérant de partir dès le lendemain; j'envoyai donner cette bonne nouvelle au comte de Béthune et à Colbert. A une lieue de Reims, M. le duc de La Vieuville, lieutenant du roi en Champagne et gouverneur de la ville, vint au-devant de moi avec de la noblesse et tous les archers de la ville et force trompettes. En y arrivant je trouvai le bourgeois sous les armes.

En arrivant à mon logis, M. de La Salle, sous-lieutenant des gendarmes du roi, me salua et me dit que le roi lui avoit commandé de me venir querir avec cent-vingt maîtres de ses compagnies de gendarmes et de chevau-légers, et qu'il lui avoit donné ordre de prendre des troupes qui étoient à Réthel, ce nombre n'étant pas assez grand; mais que le matin dont il étoit arrivé, le soir M. de Turenne les avoit envoyés querir; qu'ainsi il lui sembloit que je devois envoyer à M. de Turenne pour avoir des troupes. Je fus fort aise de voir La Salle, parce que c'est un de mes anciens amis. Il me témoigna la joie d'avoir eu la commission de me venir querir pour me mener à la cour, et que la reine, lorsqu'il avoit pris congé d'elle, lui avoit témoigné avoir impatience de me [voir], et lui avoit dit: « Vous pouvez assurer ma nièce qu'elle sera la bien-venue, et que l'on la traitera fort bien en toute chose; et elle le pourra connoître par le choix, que l'on a fait de votre personne tant par votre charge, que parce que l'on sait que vous lui êtes agréable. » La Salle étoit tout à fait touché de ce discours, tant pour lui que pour moi. Nous causâmes fort longtemps ensemble.

Il me dit: « Lorsque Monsieur, votre père, est revenu à la cour, le roi a envoyé ses compagnies le querir comme vous; mais il n'y eut que les maréchaux-des-logis. Et comme on m'a commandé de venir, je l'ai dit, non pas pour faire difficulté de vous rendre toutes sortes de respects, mais pour voir jusques où alloit leur bonne volonté. On me répondit: « Il n'importe, on veut fort bien traiter Mademoiselle; » et comme je sais que vous aimez ces honneurs, je n'avois garde de manquer à vous en rendre compte. » Il me demanda l'ordre; cela me faisoit fort souvenir du temps de la guerre.

M. le cardinal écrivit au comte de Béthune par La Salle, et lui mandoit que le roi envoyoit cent vingt maîtres de ses compagnies, qu'il avoit détachés des corps qui étoient auprès de sa personne, et que M. de La Salle, sous-lieutenant de ses gendarmes, avoit ordre de prendre quatre cents chevaux qui étoient à Réthel, et qu'il croyoit qu'avec cela je serois conduite avec toute la dignité et la sûreté qui étoient nécessaires à une personne de ma qualité. Je fus fort satisfaite de cette lettre, et j'en avois sujet.

Le soir après mon souper, La Salle me fit souvenir d'écrire à M. de Turenne et de lui marquer que l'on lui envoyât des troupes, parce qu'il lui auroit été assez mal agréable qu'il fût venu un lieutenant général avec,26 et qu'il n'eût commandé que les cent vingt maîtres. Car il ne doutoit point qu'il n'y en eût beaucoup qui se pressassent pour avoir cette commission. Tout le monde s'en étoit allé; il ne restoit plus que le duc de La Vieuville, qui voulut faire ma lettre; et comme il en avoit fait une, et qu'elle n'étoit pas bien, il en recommença une autre. A la fin cette plaisanterie me lassa: j'avois envie de dormir; il étoit tard, et je m'étois levée matin; j'écrivis en quatre mots ce qui étoit nécessaire. Je jugeai donc qu'il me falloit séjourner le lendemain à Reims; j'employai mon temps pour aller à Saint-Remy voir la sainte-ampoule et les reliques; je fus voir l'église cathédrale et l'abbaye de Saint-Pierre. Le reste du temps ma cour étoit assez grosse; car tous ces messieurs, n'ayant que moi à la faire, me la faisoient fort assidûment: je reçus toutes les harangues ordinaires.

Le soir, à neuf heures, je n'avois point de nouvelles de M. de Turenne; en donnant l'ordre à La Salle, il me dit: « Votre Altesse royale ne partira point demain. » Je lui dis: « Si mon valet de pied arrive entre ci et minuit,27 je partirai et je vous enverrai dire l'heure. » Il ne vint point que le matin entre neuf et dix [heures]; on m'éveilla; j'envoyai à l'instant querir Colbert. M. de Turenne me mandoit de ne point partir que je n'eusse de ses nouvelles, n'y ayant nulle sûreté et qu'il ne vouloit rien hasarder. Comme c'est un homme incertain, qui n'assure jamais rien de peur de se méprendre, je disois: « M. de Turenne ne trouvera jamais de sûreté pour moi, à moins que [d'avoir] toute l'armée; et, comme il ne pourra pas me l'amener pour m'escorter, je passerai ici l'été. » Le valet de pied dit à Colbert: « M. de Turenne m'a demandé s'il n'y avoit pas une voiture venue avec Mademoiselle. » Colbert me dit: « Voilà ce qui le fera hâter de vous envoyer de l'escorte; car quand une chose de cette nature se sait, on n'a point de patience qu'on ne l'ait. » Le valet de pied dit qu'il l'avoit dit tout haut et que tout le monde le savoit à l'armée.

J'entretins fort Colbert de toutes sortes de choses, et particulièrement des affaires que j'avois eues avec Son Altesse royale, des injustices que l'on avoit eues et pour moi et pour mes gens, dont j'étois bien aise de faire connoître la fidélité et la capacité avec laquelle ils m'avoient servie. Je lui contai aussi la mauvaise conduite de ces femmes28 envers moi, et les justes sujets de plainte que j'en avois. Il me témoigna être bien aise de savoir tout cela: il admiroit ma patience, et me parut entrer dans mes sentiments. Comme c'est un homme d'esprit, et qui est souvent avec son maître, il se présente des occasions où il me peut servir, et ce sont de ces choses que je suis bien aise que l'on sache, m'étant avantageuses.

Le mercredi, sur les cinq heures du soir, il vint un garde de M. de Turenne, qui m'apporta une lettre. A l'instant j'envoyai querir Colbert, le comte de Béthune et La Salle. Je demandai au garde des nouvelles du chevalier de Charny. Il me dit qu'il l'avoit laissé en sentinelle devant la porte de M. de Turenne, et il ajoutoit: « Si vous l'aviez vu ainsi, vous en auriez été ravie; car il a la meilleure mine du monde; tout le monde l'aime dans l'armée, et tout le monde sait qui il est. » Il voyoit bien que j'étois bien aise d'en entendre parler. Car il me disoit: « C'est un joli garçon: vous avez raison de l'aimer. » Après que ces mesiseurs que j'avois envoyé querir furent venus, je leur montrai la lettre de M. de Turenne, qui me mandoit que je pouvois partir dès le lendemain pour aller coucher à Attigny, et prendre en passant des Suisses qui étoient à Isle, un bourg sur mon chemin; et que je n'avois que faire, prenant ce chemin-là, d'autre escorte que celle que j'avois, parce que la marche [qu'il] faisoit me couvroit tout à fait.

On avoit envoyé ce jour-là, en attendant des nouvelles de M. de Turenne, chercher, dans toutes les villes des environs, de l'escorte ramassée de leurs garnisons pour partir: et comme ce garde fut venu, on les contremanda. Colbert dit: « Je ne suis point d'avis de prendre ce chemin-là, parce que le pasage de la rivière est incommode; la journée est longue pour arriver à Sedan; cela incommoderoit Mademoiselle. Le meilleur chemin et le plus commode, et le plus beau est d'aller coucher d'ici à Vandy, et le lendemain à Sedan. » La Salle dit: «  Pour moi, je n'ai rien à dire: le roi et M. le cardinal m'ont commandé d'escorter, avec toute sûreté, la personne de Mademoiselle; l'argent du roi y est aussi; mais j'ai un bon garant [dans] M. Colbert; c'est pourquoi tout ce qu'il fera sera bien fait. » Colbert lui répondit: « Je me charge de l'événement, et je vous répondis que Son Éminence trouvera bon tout ce que je ferai. »

On envoya querir une carte pour mesurer les journées et pour voir tous les gués et passages sur les rivières d'Aisne et de Bar; on envoya querir les maîtres des coches de Sedan. Après avoir tout bien examiné, Colbert dit: « Je ne change point d'avis: Il faut que Mademoiselle aille demain coucher à Vandy;29 elle passera l'Aisne à gué au dessous (le gué est bon), la rivière de Bar dans un bac qui est auprès du Chêne-le-Pouilleux,30 que l'on appelle Pont-Bas,31 et à vingt pas de là il y a un gué que l'on appelle Pont-à-Bar, où les équipages et les troupes peuvent passer à même temps. » Tout le monde trouva cela fort bien. Colbert dit: « A la vérité, nous avons toutes plaines; mais je ne crois pas que l'on attaque Mademoiselle, et je vais avec une grande confiance. » Ils me dirent: « Ne dites pas, s'il vous plaît, où vous allez coucher; car dans les lieux comme ici il y a toujours mille espions.32 C'est pourquoi, en sortant, vous donnerez vos ordres à M. de La Salle, et vous direz que vous allez coucher à Réthel. »

Je sortis dans la salle où étoit tout le monde, et je dis: « Je pars demain à quatre heures du matin, et j'irai coucher à Réthel. » Matha me dit: « Vous n'avez que faire de partir de si bonne heure; car vous y arriverez à midi. » Je lui répondis: « Je me coucherai dès que je serai arrivée, parce que la journée d'après est fort longue, et que je serai bien aise d'arriver de bonne heure à Sedan. » La Salle me dit: « Comme notre quartier est hors la ville, vous trouverez bon que nous vous attendions hors la porte. » Je lui dis que oui.

Je me levai à trois heures; à quatre j'avois ouï la messe et j'étois prête à partir; mais tout le monde n'étoit pas de même. A cinq heures pourtant j'étois hors la ville, où on attendit après les bagages. Je trouvai les gendarmes et les chevau-légers en deux escadrons, qui mirent l'épée à la main et me saluèrent; puis, quand on marcha, ils se mirent à droite et à gauche, à la tête et à la queue; les quatre charrettes de l'argent marchoient devant mon carrosse.

J'arrêtai à Pont-à-Vergier, dans une prairie où il passoit un ruisseau; on détela; je mangeai à terre sur l'herbe des viandes froides que j'avois fait apporter. Je donnai à dîner à mon escorte et quasi à tous ces messieurs; j'avois fait apporter pour cela force vivres de Reims. Les trompettes sonnèrent pendant mon dîner; cela avoit tout à fait l'air d'une vraie marche d'armée. La comtesse de Béthune disoit: « Je suis dans de grandes inquiétudes de l'argent; si on nous attaque je descendrai de carrosse, et je m'irai asseoir dessus. » Cela fit bien rire la compagnie.

Gourville arriva à Reims le lendemain que j'y fus; il me vint voir et me dit: « Je crois que vous n'avez que faire d'escorte; car vous êtes fort assurée que l'on ne vous attaquera pas; car je pense que vous avez si bien pris vos mesures avec les gens de Rocroy, que vous ferez passer l'argent du roi en sûreté. » Ce discours ne me plut point, et je dis à Colbert; car je n'aurois pas aimé que l'on m'eût fait une pièce à la cour en y arrivant.

Je continuai mon chemin jusqu'à Vandy, où j'arrivai heureusement; ce ne fut pas sans beaucoup de peur en guéant33 la rivière d'Aisne. Son Altesse royale, en partant de Blois, m'avoit fait l'honneur de me dire: « Ma fille, prenez garde à vous quand vous passerez sur des ponts; car vous êtes menacée cette année d'un grand accident sur l'eau, et d'y courir fortune très-dangereusement.34 » Je le contai le soir, à Reims, au comte de Béthune, à La Salle et à Colbert, pour m'excuser de toutes les difficultés que je faisois sur les passages des bacs et des gués. A Vandy, ils me dirent: « En voilà un passé bien heureusement. » Nous y trouvâmes Baradas, à qui l'on avoit mandé le soir à Réthel de m'y venir joindre avec son régiment; le sien ne s'y trouva pas; mais il amena celui du prince de Hombourg, qui étoit nouvellement arrivé au service du roi.

Ma suite fut augmentée depuis Reims du duc de La Vieuville, qui s'étoit bien tourmenté le soir [avant mon départ]; Colbert l'avoit envoyé querir pour savoir si les habitants de la ville de Reims ne me donneroient pas bien deux cents mousquetaires pour m'escorter jusqu'à Vandy. Il alla querir un des principaux de la ville, qui disoit qu'il n'y avoit rien qu'ils ne fissent pour le service du roi et pour le mien; mais j'eus scrupule de leur faire faire une chose qui leur pût nuire.35 Je dis à Colbert: « Songez qu'ils payent contribution à Rocroy, et qu'il y a une manière de trêve entre eux, et que ce que vous leur demandez ne servira de rien au service du roi. Car si un parti de Rocroy nous attaque, il sera fort; les bourgeois auront peur. Ainsi je vous prie de nous prévalons point du zèle que ces pauvres gens témoignent au service du roi à ma prière. »

Colbert en convint; il le dit à La Vieuville, qui trouva que j'avois raison. J'appelai le bourgeois, et lui dis: « Nous avons examiné si la proposition, que j'avois dit à M. de La Vieuville de vous faire, étoit fort nécessaire; nous avons trouvé que l'on s'en pouvoit passer. Je témoignerai au roi le zèle que la ville de Reims a témoigné pour son service, passant par-dessus toutes sortes de considérations; et moi je vous suis obligée, en mon particulier, de la bonne volonté que vous témoignez; je vous en témoignerai ma reconnoissance dans les occasions. »

Aussitôt après être arrivée à Vandy on fit prendre les armes aux habitants pour faire garde au château, où je fis entrer les charrettes dans la cour, disant: « Leur sûreté est aussi nécessaire que la mienne; car je suis persuadée que, si ceux de Rocroy en vouloient à la compagnie, ce seroit plutôt aux charrettes qu'à moi. » Je dis à Colbert: « Jusqu'ici les passe-ports que j'ai pris nous ont bien réussi; mais toute raillerie à part, je ne crois pas que M. le Prince voulût que l'on attaquât mon escorte, ni que l'on fît rien à tout ce qui est avec moi: il est trop honnête homme pour ne pas respecter tout ce qui est sous ma sauve-garde. » Colbert en convint; ensuite nous nous mîmes à railler.

Le comte de Béthune me disoit: « Mais si par hasard on nous attaquoit, et qu'il se trouvât quelque officier que vous eussiez connu pendant la guerre, qui, par reconnoissance de ce que vous lui avez sauvé la vie à la porte de Saint-Antoine, vous disoit: « Je sauverai qui il vous plaira; mais laissez-moi prendre quelqu'un », M. Colbert seroit-il sauvé? »  Je lui dis: « Oui, et je lui montrerois M. de la Vrillière et son fils, et lui dirois: « L'un est secrétaire d'État; l'autre a la survivance; ce sont de bonnes rançons à avoir. » Nous rîmes tout le soir de choses de cette force. Nous parlâmes, Colbert et moi, de l'acquisition que M. le cardinal faisoit de la duché de Nevers, du dessein que j'avois eu de l'avoir, puis de mon affaire avec mademoiselle de Guise sur la succession de ma grand'mère. Il fut fort édifié de me trouver si savante dans mes affaires; il soupa avec M. le comte de Béthune au château, et quantité de ces messieurs. J'avois ordonné que l'on servît une table exprès pour eux.

Je partis d'assez bonne heure de Vandy, ayant impatience d'arriver à Sedan. Baradas me dit que [dans] le régiment de Hombourg qui m'escortoit, les officiers avoient envie de me saluer. La Salle dit que, si je l'avois agréable, leurs escadrons feroient halte sur la hauteur. J'en fus très-aise; je me démasquai; car je sais que les étrangers aiment à voir les princes. Je fis arrêter mon carrosse; ils me saluèrent à l'allemande, et pour mieux dire à la mode de la cavalerie; car tout a pris la leur. Je trouvai un régiment fort beau, de beaux hommes, bien montés et bien vêtus. Je dis à Baradas de faire approcher le lieutenant-colonel; il me vint saluer; mais il ne parloit point françois, et, ne l'entendant pas, je dis à Baradas de lui dire que je n'avois point vu de plus beau régiment que le sien; et que j'en avois beaucoup vu, et que je me connoissois mieux en troupes que n'ont de coutume de faire les princesses de ma qualité. Il me fit dire qu'il étoit bien aise d'avoir mon approbation; qu'il avoit bien entendu parler de moi, et qu'il savoit que j'étois une brave princesse; et qu'il seroit ravi d'avoir occasion d'exposer sa vie et tout son régiment pour mon service; puis ils marchèrent devant.

On avoit mené les habitants de Vandy pour passer un certain bois où l'on disoit qu'il y avoit toujours du monde des ennemis, et même nous passâmes ce bois au trot. Ces habitants de Vandy sont de braves soldats; car en ce pays-là tous les paysans sont aguerris. Nous ne trouvâmes rien, Dieu merci; ils me menèrent jusqu'au Chêne,36 d'où je les renvoyai, et je passai à Pont-Bas heureusement. Comme je fus à Chemery, un bourg à deux lieues de Sedan, La Salle me dit: « Il n'y a plus rien à craindre, ayant passé tous les bois. C'est pourquoi, si vous l'avez agréable, je renverrai ces Allemands; car M. de Fabert ne veut point qu'il entre de troupes dans toute l'étendue du gouvernement de Sedan. » Je consentis volontiers qu'ils s'en allassent: je dis à Baradas de les remercier, et je fis donner aux trompettes de quoi boire à ma santé.

Comme je fus à un quart de lieue de Sedan, La Salle me dit: « Les gendarmes et les chevau-légers du roi vont prendre le devant et le derrière de votre carrosse n'ayant plus rien à garder. Et je m'étonne bien que Votre Altesse royale, qui sait tout, ne m'ait point encore demandé pourquoi ils ne l'avoient point fait; car elle sait bien que nous en usons pour elle comme si c'étoit la personne du roi. » Je lui répondis: « Je l'ai souvent pensé; mais je n'ai osé le demander. » Comme nous fûmes dans le faubourg de Sedan, Damville alla devant dans la prairie où on nous dit que la reine étoit,37 savoir si elle avoit agréable que je l'y allasse trouver. Il revint et me dit qu'elle le trouvoit bon. J'y allai; j'arrivai dans cette prairie à toute bride avec ces gendarmes et les chevau-légers, leurs trompettes sonnant d'une manière assez triomphante.

Comme je fus proche du carrosse de la reine, ils firent halte et se mirent en escadron entre son carrosse et le mien; car je mis pied à terre à vingt pas de celui de la reine, à qui je baisai la robe et les mains. Elle me fit l'honneur de m'embrasser et de me dire qu'elle étoit bien aise de me voir; qu'elle m'avoit toujours aimée; qu'il y avoit eu des temps où elle été fâchée contre moi; qu'elle ne m'avoit point su mauvais gré de l'affaire d'Orléans; mais que pour celle de la porte de Saint-Antoine, si elle m'avoit tenue elle m'auroit étranglée. Je lui dis que je méritois bien de l'être puisque je lui avois déplu; mais que c'étoit un effet de mon malheur de m'être trouvée avec des gens qui m'avoient engagée à des choses, où mon devoir m'obligeoit d'en user comme j'avois fait. Elle me dit: « J'ai voulu vous parler de cela d'abord, et vous dire tout ce que j'avois sur le cœur; mais j'ai tout oublié; il n'en faut plus parler, et soyez persuadée que je vous aimerai plus que je n'ai jamais fait. » Je lui baissai les mains; elle m'embrassa. Puis je me tournai vers madame la comtesse de Fleix, sa dame d'honneur, et madame la comtesse de Noailles, sa dame d'atour, qui sont toutes deux fort de mes amies, et que je n'avois pas eu le loisir de regarder.

La petite-nièce de M. le cardinal étoit dans le carrosse; la reine lui dit: « Marianne,38 il faut faire connoissance avec ma nièce. » Je lui dis: « J'en ai bien envie, et je suis assurée que, quand vous me connoîtrez, vous m'aimerez. » Elle se mit à causer, et nous eûmes tout à l'heure fait connoissance. La reine me regarda et me dit: « Je ne vous trouve point du tout changée, quoiqu'il y ait six ans que je ne vous aie vue; vous êtes mieux: je vous trouve plus grasse et le teint plus beaux. » Je lui demandai: « Votre Majesté n'a-t-elle point ouï dire que j'ai des cheveux gris? » Elle me dit: « Oui. » Je lui dis: « Comme je ne veux tromper Votre Majesté en rien, je n'ai pas voulu mettre de poudre aujourd'hui, afin de vous les montrer. » D'abord elle les regarda et s'étonna d'en tant voir à mon âge. Je lui dis que Madame de Guise avoit été grise à vingt ans, comme elle l'étoit quand elle est morte,39 et que du côté de mon père on devenoit gris d'assez bonne heure.

La reine se mit à rire et me dit: « Je suis étonnée de vous entendre dire mon père; pourtant vous faites bien: car monsieur mon père seroit ridicule. » Je lui répondis: « Cela est si commun que telles gens comme moi ne le doivent plus dire; de l'appeler Monsieur, à cette heure qu'il y en a un autre, cela ne seroit pas bien; et il me faut du temps à m'accoutumer à dire M. le duc d'Orléans ou Son Altesse royale; et je ne sais si ce dernier est respectueux devant Vos Majestés. » Elle me demanda si je ne m'étois point ennuyée à Saint-Fargeau; je lui dis que non; elle me demanda à quoi je me divertissois; je [le] lui dis.

En rentrant dans la ville40 elle me dit: « Pour vous faire honneur, on a renforcé la garde de la porte: il n'y en a pas tant ordinairement. » Je trouvai cela plaisant, et je lui dis: « Jusqu'ici on m'a traitée tout comme une princesse étrangère. »  Comme nous fûmes au château, elle s'amusa à parler à tous ces messieurs qui étoient venus avec moi. Elle me demanda: « Qu'est-ce que Matha vient faire ici? » Je lui répondis que je n'en savois rien.

Les nièces de M. le cardinal arrivèrent; après avoir salué mesdames de Fleix et de Noailles, elles vinrent à moi. Je leur dis: « Mesdames, il me faut nommer à ces demoiselles; car je crois qu'elles ne me connoissent point. » Mademoiselle de Mancini41 n'est ni belle ni laide; Hortense42 est une belle fille; mais je trouvai qu'elles n'avoient pas bonne grâce.

Les filles de la reine vinrent toutes me saluer. Je connoissois mademoiselle de Gourdon,43 il y avoit longtemps: je l'avois vue auprès de madame la Princesse, où la reine l'avoit mise parce qu'elle ne vouloit pas être religieuse. C'est une fille de qualité, écossoise, et à la prison de M. le Prince elle ne voulut pas suivre madame la Princesse; la reine la prit. C'étoit la seule que je connoissois. Les quatres autres étoient Fouilloux,44 Bonneuil,45 Chemeraut et Meneville, La Porte étant allée à Paris pour se marier avec le chevalier Garnier, lieutenant au régiment des gardes, homme fort riche, étant fils d'un partisan. Elles sont toutes bien faîtes et assez jolies. Meneville est fort belle. La reine me fit l'honneur de me parler de ses amours avec le duc de Damville, dont j'avois entendu parler (il y avoit dès lors trois ou quatre ans que cela duroit), et que de trois en trois mois il vouloit l'épouser; mais madame la duchesse de Ventadour, sa mère, ne vouloit pas. Jamais homme ne s'est trouvé à cinquante ans n'être pas maître de ses volontés, et de ne se pouvoir marier à sa fantaisie. C'est l'amant du monde le plus incommode; car la reine me conta qu'elle (mademoiselle de Meneville) n'osoit sortir la plupart du temps; que quand il alloit à quelque voyage, il lui laissoit son aumônier pour lui dire la messe et pour la garder. Enfin jamais galanterie n'a été menée comme celle-là.46

 

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NOTES

1. Henri de Balsac, marquis de Clermont-d'Entragues. Les anciennes éditions ont substitué, je ne sais pourquoi, madame d'Entragues à M. d'Entragues; ce qui a obligé à modifier le texte des phrases suivantes, à substituer femme à homme, elle à il.

2. Cette locution s'en aller un tour pour s'en aller faire un tour, est familière à Mademoiselle.

3. Le pronom la ne représente pas ici la cour, mais son éminence, titre que Mademoiselle avait dans l'esprit lorsqu'elle parlait de Mazarin.

4. Henri de La Ferté Saint-Nectaire, ou Senneterre, maréchal de France.

5. Cette phrase, qui a été altérée dans les anciennes éditions, signifie que Senneterre, en vieux courtisan, crut Mademoiselle trop bien en cour pour omettre de lui rendre visite, malgré la fatigue qui pourrait en résulter pour sa santé.

6. Olympe Mancini, dont il a été question plus haut (Chap. XXV).

7. La belle-fille, Olympe Mancini, comtesse de Soissons.

8. On a déjà vu que le comte de Soissons s'appelait à la cour M. le Comte et sa femme madame la Comtesse.

9. Le cardinal de Retz s'était échappé du château de Nantes le 8 août 1654 et s'était retiré à Rome.

10. Cette phrase est très-irrégulière, mais, comme elle est intelligible, je n'ai pas cru devoir modifier le texte du manuscrit de Mademoiselle.

11. Jacques Tubeuf était un des intendants des finances.

12. Il a été question de cet évêque, nommé Faure, plus haut (Chap. XXIV.

13. C'est probablement la même madame de Launay-Gravé, dont il a été question dans le tome précédent (Chap. XXIV).

14. Nicolas Fouquet, né en 1615, mort en 1680. Il était surintendant des finances avec Servien depuis 1652.

15. Honoré Courtin, seigneur des Menus, avait été reçu maître des requêtes en 1651.

16. L'abbé Fouquet.

17. C'est-à-dire qui font accroire de moi.

18. Marie d'Orléans, fille du duc de Longueville, dont il a été question plus haut (T.I, Chap. I, note 16, Chap. III, etc.). Cette duchesse de Nemours a laissé des Mémoires.

19. Henri de Savoie, frère cadet de Charles-Amédée de Savoie, duc de Nemours. Il avait épousé Marie d'Orléans, fille du duc de Longueville, le 22 mai 1657.

20. Cette terre (maintenant dans le département de l'Oise) appartenait à M. de Longueville. On a remplacé Trie par Ivry, dans les anciennes éditions.

21. Éléonore-Catherine-Fébronie de Berg, duchesse de Bouillon, mourut le 14 juillet 1657.

22. Élisabeth de Bouillon avait été mariée le 20 mai 1656 à Charles de Lorraine, prince d'Harcourt. On trouvera dans les Mémoires de Saint-Simon de longs détails sur les prétentions des ducs de Bouillon au titre et au rang de princes.

23. La Gazette de Renaudot annonce le départ de Mademoiselle pour la cour en ces termes: « Le 27 du passé, Mademoiselle partit de Saint-Cloud pour se rendre à la cour, étant allée ce jour-là coucher à Dammartin, d'où elle prit la route de Reims, cette princesse y ayant trouvé l'escorte que le roi lui avoit envoyée, afin de la conduire, avec grand nombre de personnes de haute qualité, qui l'avoient toujours accompagnée depuis son séjour proche de cette ville. »

24. Plusieurs des noms cités dans ce passage ont été altérés dans les anciennes éditions: on a changé Bonzi en Ronzi; La Hilière en Saint-Hilaire. On a retranché Gramont, et fait retomber sur Aubeterre la phrase incidente qui suit le nom de Gramont.

25. Jean-Baptiste Colbert.

26. Cette phrase, qui a été altérée dans les anciennes éditions, a un sens très-net: elle signifie que La Salle craignait que Turenne n'envoyât un lieutenant général en même temps que les troupes qui devaient venir de Réthel.

27. Vieille locution pour d'ici à minuit.

28. Des comtesses de Fiesque et de Frontenac.

29. Vandy est dans le département des Ardennes, près deVouziers.

30. Le nom du village est ainsi écrit par Mademoiselle. Les cartes donnent le Chêne-Populeux.

31. Mademoiselle a écrit Pont-Bas, qu'on a changé en Pont-Bar, dans les anciennes éditions.

32. On a mis cette phrase en style indirect dans les anciennes éditions des Mémoires de Mademoiselle.

33. En passant à gué.

34. Tout ce passage a été altéré dans les anciennes éditions: on a substitué le style indirect au style direct; puis supprimé ou remplacé plusieurs mots.

35. Cette phrase a encore été altérée dans les anciennes éditions, qui la donnent ainsi: Et que j'eusse scrupule de les faire agir d'une manière qui leur pourroit nuire. D'après ce texte, le scrupule, au lieu de venir de Mademoiselle, lui aurait été suggéré par les habitants de Reims.

36. Jusqu'au Chêne-Populeux, dont il a été question plus haut.

37. La Gazette de Renaudot (année 1657, no 98) parle de l'arrivée de Mademoiselle à la cour: « Le premier de ce mois (d'août), la reine, accompagnée de quantité de dames, étant dans la prairie, Mademoiselle y arriva en carrosse, suivie de quantité d'autres, remplis de personnes de marque; et ayant mis pied à terre, s'approcha de celui de S. M., dans lequel, après lui avoir rendu ses respects et reçu d'elle tous les témoignages possibles de tendresse et d'affection, elle prit place auprès de Sadite Majesté, qui la mena au château, et chacun ayant aussi rendu à cette princesse les civilités qui lui sont dues, avec des marques d'une extrême joie, elle fut conduite dans l'appartement qui lui avoit été préparé, et y reçut encore les visites de plusieurs personnes de qualité. »

38. Marie-Anne Mancini, qui devint dans la suite duchesse de Bouillon. Il a déjà été ??? question de cette nièce de Mazarin.

39. Membre de phrase omis dans les anciennes éditions.

40. Ce fut le 1er août 1657, d'après la Gazette de Renaudot, que Mademoiselle vint trouver la reine à Sedan.

41. Marie Mancini, qui devint la connétable Colonne.

42. Hortense Mancini fut plus tard la duchesse de Mazarin.

43. On voit par la Muze historique que, dès 1652, mademoiselle de Gourdon ou Gordon était fille d'honneur de la reine et qu'à cette époque ses bagages furent pillés par le peuple.

44. Bénigne de Meaux du Fouilloux, devint en 1667 madame d'Alluye. Voy. l'Appendice I.

45. Mademoiselle de Bonneuil, et non de Boisménil, comme on lit dans les anciennes éditions des Mémoires de Mademoiselle, appartenait à une famille dont plusieurs membres ont été introducteurs des ambassadeurs à la cour de France.

46. On trouvera à l'Appendice II quelques détails sur mademoiselle de de Menneville et le duc de Damville.

 


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