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CHAPITRE XXVIII

(août – septembre 1657)

En arrivant à mon logis je trouvai un gentilhomme de la part du roi, un de Monsieur, et l'autre de M. le cardinal, qui me venoient témoigner le déplaisir qu'ils avoient (on peut parler ainsi, parce qu'ils me dirent tous trois la même chose) de ne s'être pas trouvés à Sedan à mon arrivée; mais que le siége de Montmédy, qui étoit sur ses fins,1 les empêchoit de le quitter, et qu'ils avoient la plus grande impatience dumonde de me voir. Je répondis à cela comme je devois. La comtesse de Béthune voulut coucher dans un cabinet qui étoit derrière ma chambre, et alloit disant à tout le monde: « Son Altesse royale nous a recommandé, à M. le comte de Béthune et à moi, de ne pas quitter de vue Mademoiselle. » Le matin j'allai à la messe de la reine. Comme il n'y aucune église dans la ville, j'aurois été bien mal soigneuse, si je n'eusse été à la messe de la reine.2 Au retour, je montai à sa chambre, elle me fit l'honneur de me montrer des pendants d'oreilles qu'elle avoit fait faire. Elle raccommoda mes cheveux, qu'elle ne trouvoit pas bien; enfin elle m'ajusta avec toute la bonté imaginable. Je reçus des visites de tout ce qui étoit à Sedan, qui n'étoit pas grand monde.

L'après-dînée que je retournai chez la reine, elle joua et ne laissoit pas de causer avec moi en jouant; elle me dit que je trouverois le roi si changé, qu'il étoit si grand, et si gros et si enlaidi;3 mais qu'elle croyoit que je le trouverois de bonne mine; que pour Monsieur, je ne le trouverois guère crû; mais que je lui trouverois une belle tête; qu'il me ressembloit. En faisant collation, elle disoit: « Ma nièce mange tout comme mon fils; elle me fait souvenir de lui. » Le matin, à la toilette, madame de Beauvais4 disoit à la reine: « Madame, Mademoiselle ne vous fait-elle pas souvenir de Monsieur? Jésus! que je pense de choses en la regardant!5 » La reine rioit. Tous ces propos, joints à ce que tout le monde disoit, me firent assez croire que l'on songeoit à notre mariage.

Le comte de Béthune alla à Stenay voir M. le cardinal, qui envoyoit tous les jours savoir des nouvelles de la reine, et le roi aussi, et ces gentilshommes venoient à mon logis, lorsqu'ils ne me trouvoient pas chez la reine. Elle alloit tous les soirs au salut aux Capucins, où le Saint-Sacrement étoit exposé (cette église étoit hors la ville); et de là promener dans la prairie. La reine me fit conter tous les différends que j'avois eus avec Son Altesse royale pour mon compte de tutelle, dont je passai bien des choses, parce qu'elle ne les auroit pas entendues. Pourtant de temps à autre elle m'interrompoit pour me dire: « Vous êtes bien habile; quelle pitié! on vous a bien injustement tourmentée; » et des choses fort obligeantes. Elle me parla de mes gens avec une bonté incroyable, me disant que si je jugeois qu'elle pût me servir en cela auprès de Son Altesse royale, que je n'avois qu'à dire; qu'elle le feroit de tout son cœur; qu'elle étoit bien aise de voir que je ne les avois pas abandonnés, comme l'on disoit; et que cela auroit été très-vilain à moi. Je l'assurai fort que rien n'étoit plus éloigné de mon humeur que de sacrifier des personnes qui m'avoient bien servie; que j'avois fait tout ce que j'avois pu pour ne rien signer de tout ce que Son Altesse royale avoit demandé de moi, sans faire une condition de leur retour; mais que M. de Beaufort et le comte de Béthune m'avoient dit que ce seroit outrager mon père au dernier point que de faire une condition d'une chose que je devois attendre de lui, et que je ne devois pas douter qu'il ne me la fît de la meilleure grâce du monde. La reine me dit: « Je souhaite que cela arrive ainsi: ils ont eu raison de croire et de dire que Monsieur en devoit user ainsi; mais moi qui le connois, je n'aurois pas été de leur avis. J'aurois pris mes sûretés; car on le fait changer d'un moment à l'autre; j'en ai l'expérience: car combien m'a-t-il promis de choses, à quoi il m'a manqué? Pour moi, j'aurois grand peine à l'avenir de m'y fier. » Comme je sentois mieux qu'elle tout ce qu'elle me disoit, pour l'avoir assez éprouvé, on peut juger quel chagrin ce discours me donna, et combien de consolation j'en reçus à même temps de recevoir des marques de sa bonté, et de connoître aussi que je n'étois pas la seule envers qui Son Altesse royale n'en avoit pas bien usé.

A tout moment on attendoit des nouvelles de la prise de Montmédy, dont le siége s'avançoit fort. Le lundi, dont j'étois arrivé le samedi [précédent], le chevalier de Gramont arriva, qui apporta la nouvelle qu'ils [les ennemis] avoient demandé à capituler. Le gouverneur avoit été tué: c'étoit un homme de cinquante-deux ans, nommé Malandri, qui étoit capitaine des gardes du roi d'Espagne; il n'y avoit qu'un moi qu'il étoit arrivé dans ce pays et qu'il étoit gouverneur de la place. Il avoit eu ce gouvernement par la mort de Bère: il s'alloit marier le jour que l'on investit la place. Ses parents et ses amis s'y étoient rendus pour y assister; ils furent obligés d'y demeurer. On dit qu'après qu'il fut blessé, on l'emporta; il se confessa, reçut ses sacrements; il voulut qu'on le reportât mourir sur la brèche; et que sa maîtresse ne voulut point le quitter, quelque péril qu'il y eût. Il exhorta tous les officiers à se bien défendre et à servir leur roi; mais cette exhortation ne servit de guère; car le lendemain ils se rendirent. Le roi étoit allé, comme il faisoit tous les jours, voir le siége; comme il voulut aller plus avant, il commanda que l'on demeurât, et y alla lui troisième; de sorte que ce fut à lui-même à qui on s'adressa pour parlementer. Il revint au galop le dire au cardinal Mazarin, puis retourna recevoir les otages et en donner, et fit et signa la capitulation lui-même, et voulant voir sortir la garnison, qui eut bien de la consolation, puisque leur malheur les avoit obligés à se rendre, que ce fût entre les mains d'un si brave roi et de si bonne mine. Le roi les loua de leur bravoure et généreuse résistance; car assurément ils se défendirent fort bien.

Le roi arriva [à Sedan] le mardi6 à deux heures après midi: la reine l'attendoit à dîner. Il vint au galop, et arriva si mouillé et si crotté, que la reine me dit que le voyant en cet état par la fenêtre: « J'ai envie que vous ne le voyiez que lorsqu'il aura changé d'habit. » Je lui répondis qu'il n'importoit pas pour moi. Il entra, et quelque négligé qu'il fût, je le trouvai de bonne mine. La reine lui dit: « Voici une demoiselle que je vous présente, et qui est bien fâchée d'avoir été méchante; elle sera bien sage à l'avenir. » Il se mit à rire, et ensuite elle lui demanda: « Où est votre frère? » Le roi lui répondit: « Il vient dans mon carrosse; car il n'a pas voulu venir à cheval, ne se voulant pas montrer négligé; il est ajusté au dernier point. » Et cela, riant et regardant la reine, tout comme pour faire entendre que c'étoit pour moi.

Le roi se mit à conter des nouvelles de Montmédy, et d'une occasion qu'il avoit trouvée en venant; qu'à un endroit dans les bois, que l'on appelle le Trou de Souris, on avoit tiré sur le carrosse au moment du passage, ou étoient Montaigu et Bartet; que l'on avoit percé le carrosse et blessé le cocher. A l'instant Montaigu, qui se trouvoit mal, avoit monté à cheval et étoit allé à la tête des chevau-légers. Le roi, qui avoit entendu le bruit, avoit monté à cheval et étoit allé dans le bois, où on avoit pris dix ou douze fusiliers, qui y étoient. Il y en eut de tués, un ou deux; que le reste étoit demeuré prisonnier; qu'ils avoient dit qu'ils étoient d'un petit château dont j'ai oublié le nom; qu'ils avoient un passe-port pour aller en parti. La reine dit: «  Je suis d'avis que vous les renvoyiez, puisque c'est vous qui les avez pris. » La reine demanda: « Et mon fils, qu'est-il devenu? »  Le roi dit: « Comme il n'étoit point botté, il est demeuré en carrosse. » Tout ce qui étoit-là de gens dirent à la reine: « Le roi a percé le bois tout des premiers; nous avons fait tout ce que nous avons pu pour l'en empêcher; mais il n'y pas eu moyen. »

On entendit un carrosse; le roi dit: « Voilà mon frère qui vient. » Il entra avec un habit gris tout uni et une petite oie de ruban couleur de feu ajustée. Après avoir salué la reine, il vint à moi, et me tira dans la fenêtre, m'embrassa, et me témoigna une grande joie de me voir; il me dit qu'il me trouvoit si embellie. Je lui dis que je trouvois crû; nous nous louâmes fort. La reine me dit: « Allez-vous-en dîner, et ce soir il faut que vous soupiez en famille. » Je fis une grande révérence t m'en allai à mon logis, où je reçus beaucoup de visites. On me dit que M. le cardinal étoit venu. Je m'y en allai; ils étoient dans un cabinet qui est sur la place, à la fenêtre. Comme ils me virent, ils vinrent dans la grande chambre, la reine me dit: « M. le cardinal s'en alloit chez vous. »  Je fis la révérence à M. le cardinal; puis je dis à la reine: « Il me semble, Madame, qu'il seroit bien à propos que Votre Majesté nous fît embrasser, après tout ce qui s'est passé. Pour moi, ce sera de bon cœur. » La reine s'en alla à la fenêtre, et M. le cardinal s'en vint à moi, qui m'embrassa les genoux. Je le relevai et l'embrassai. Il me dit qu'il avoit la plus grande joie du monde de me voir; qu'il y avoit longtemps qu'il le souhaitoit; mais qu'il n'étoit pas le maître des obstacles qui s'y opposoient. Je me mis à railler avec lui de ce que l'on lui avoit dit du testament et des passe-ports; que je m'étois bien trouvée d'en avoir pris, et que l'on ne me le devoit point reprocher, puisque j'avois amené l'argent du roi en sûreté. Il me répondit à cela le plus obligeamment du monde; puis se mit à me louer du bon état où il me trouvoit, et nous retournâmes en conversation avec Leurs Majestés et Monsieur.

La reine alla le soir au salut, pour remercier Dieu de la prise de Montmédy. Monsieur y vint et me mena le plus civilement du monde. Je trouvai que la reine étoit devenue joueuse; car elle ne jouoit jamais, lorsque je la quittai. Je lui dis: «  Il n'y a pas un changement égal à voir Votre Majesté jouer tous les jours, et que mon père ne joue plus. »  Elle me répondit que cela étoit vrai. Comme elle voulut prier Dieu, elle dit au roi et à Monsieur: «  Entretenez votre cousine; » et se tournant vers moi: « Je vous laisse bonne compagnie. » Le roi causa assez et ne me parut point embarrassé de moi.

A souper, madame la comtesse de Fleix7 me donna la serviette, que je donnai à la reine; le roi ne voulut jamais laver, et la reine me dit: «  Il n'a garde. » Il me voulut faire laver avec lui; on croira bien aisément que je m'en défendis. La reine lui dit: « Vous avez beau faire; ma nièce ne le fera pas. » Je fis même beaucoup de façons pour Monsieur; mais à la fin la reine me dit de n'en point faire. La reine étoit à table au milieu; c'étoit en particulier, c'est-à-dire servie par ses femmes; car il y avoit beaucoup de monde. Le roi étoit au bout à la droite, et Monsieur et moi à l'autre. La reine dit à Monsieur qu'il n'étoit guère civil de ne me pas faire mettre au-dessus de lui. Il lui répondit qu'il ne falloit pas faire tant de façons entre proches; que la vérité étoit qu'il ne s'en étoit pas avisé. Madame la comtesse de Fleix me donna à boire comme à eux; enfin on me fit tout l'honneur possible. Les violons jouèrent pendant le souper, et après nous dansâmes. La reine ne cessa point de me louer, et de dire que je dansois bien, que j'avois bonne mine, que je sentois bien ce que j 'étois; qu'elle étoit saisie, quand elle se retournoit, de me voir après elle; mille choses de cette nature. J'étois entre le roi et Monsieur; le roi causoit avec mademoiselle de Mancini et quelquefois avec moi; mais je craignois de le questionner; et de lui ne parloit pas beaucoup.

Le lendemain je vins à la messe de la reine, où M. le cardinal vint, qui me dit: « Je suis au désespoir de vous avoir trouvée ici; je m'en allois chez vous. » Au retour, il me dit qu'il y venoit. Je lui dis: « Mettez-vous donc dans mon carrosse. » Il s'y mit à la portière auprès de moi, et me dit: « Qui vous auroit dit, en 1652, que le Mazarin auroit été en portière avec vous,vous ne l'auriez pas cru, et si le voilà lui-même ce Mazarin qui faisoit tant de mal. » Je me mis à rire et je lui dis: « Pour moi, je ne l'ai pas cru si méchant, et j'ai toujours jugé quelles choses en viendroient où elles sont. — Vous l'avez dit même; car je sais que M. le Prince et vous riiez souvent de tous les emportements de Son Altesse royale contre moi, et que vous disiez ensemble: Il reviendra; il est bon homme. Pour moi, j'en serai bien aise, pourvu qu'il nous traite bien, et que nous y trouvions notre compte. N'est-il pas vrai que vous avez dit cela? » Je [le] lui avouai et que j'étois bien aise qu'il connût par là que je n'avois jamais eu d'aversion pour lui.

En entrant dans mon logis il vit le comte d'Escars; il me dit: « Il me fait ressouvenir du comte de Hollac et des mauvais traitements que M. le Prince lui a faits; c'est une chose cruelle qu'il ait eu si peu de considération pour un homme que vous lui avez donné, de la qualité et du mérite dont il est. » Je me mis à rire et lui dis: « Vous ne me ferez pas donner dans le panneau; vous seriez bien aise que je me plaignisse de M. le Prince, pour dire: Dès qu'elle a été à la cour, elle a renié ses amis disgraciés. M. le Prince, à ce qui me paroît de l'affaire de Hollac, n'a pas raison à mon avis; mais, comme je n'en sais point le détail, ne lui ayant osé écrire, je suspendrai mon jugement jusqu'à ce que je le voie; et quand il auroit tort et que je le saurois, je ne m'en plaidrai pas, tant qu'il sera en l'état où il est; mais quand il sera de retour, je le gronderai bien. » Il me dit: « Vous vous êtes dû acquérir assez d'autorité sur lui, par les obligations qu'il vous a, pour le gronder tant qu'il vous plaira; car jamais homme n'a eu tant d'obligations: vous lui avez sauvé la vie. Vous l'auriez épousé si sa femme fût morte; il étoit amoureux de madame de Châtillon pendant tout cela, qui dit qu'elle l'eût épousé; et pour que je n'en doutasse pas, l'abbé Fouquet m'a apporté de vos lettres que M. le Prince lui avoit envoyées. » Je lui dis: « Voici encore un autre panneau dans lequel je ne donnerai non plus qu'à l'autre. Madame la Princesse n'a point été en état de mourir, et on n'a jamais parlé de me marier avec M. le Prince. Je ne dis pas que si [sa femme] fût morte cela n'auroit pu arriver, et je ne crois pas même que madame de Châtillon eût pu être un obstacle; mais Dieu m'a voulu laisser en état de n'avoir d'établissement que par vous, et vous en laisser la gloire. Pour moi, je suis persuadée qu'il me sera très-avantageux, et que me témoignant autant d'affection que vous faites vous me mettrez fort bien. »

Sur cela il me dit les plus belles choses au monde pour me témoigner son zèle pour mon service, et que, si mon père avoit voulu, je serois reine de France; mais que sa mauvaise conduite avoit prévalu sur le zèle qu'il avoit de me servir; mais que ces choses étant passées, il n'en falloit plus parler, et qu'il en gardoit tous les déplaisirs possibles en son cœur. Puis il me parla de la manière dont mon père m'avoit traitée, le blâmant fort et louant ma conduite. Je le voulus aller conduire; il me dit: « IL ne faut point en user avec cérémonie avec moi qui suis votre serviteur et à qui vous avez promis amitié; si vous en fassiez, je croirois que vous me traitez encore en mazarin.  » Je me mis à rire et lui aussi, et je rentrai dans ma chambre.

L'après-dînée le roi me vint voir, qui m'entretint le plus civilement du monde; je le voulus aller conduire; il ne voulut pas, faisant des compliments comme auroit fait un autre; pourtant j'allai jusqu'à son carrosse, et je lui disois: « Si Votre Majesté ne me veut pas laisser aller pour elle, qu'elle m'y laisse aller pour le monde, qui croiroit que je ne saurois pas faire mon devoir. — Et moi, dit-il, pour le mien, je ne vous y dois pas laisser venir. »  Comme il fut à son carrosse il me dit: « Vous m'ordonnez donc de monter; car sans cela je n'oserois devant vous. » Enfin rien ne me parut plus civil; il me parla de l'affaire de Champigny que j'avois gagnée, me disant qu'il en avoit été bien aise, parce que dès lors il avoit cru que mon père n'apporteroit plus d'obstacle à mon retour. Il me demanda combien d'argent j'aurois. Le marquis de Richelieu étoit là; je fis signe au roi de n'en pas parler davantage, pour l'amour de lui.

Monsieur vint dès que le roi fut sorti. Après avoir été quelque temps [chez moi], il me dit: « Vous voulez aller chez la reine; allons-nous-y en ensemble. » Je lui demandai: « N'appelez-vous pas le maréchal du Plessis? »  parce que, quand je partis, il y venoit toujours avec lui. Il me dit: « Non; je n'ai plus de gouverneur; je vais tout seul. » Il avoit un habit neuf et en changeoit tous les jours. Tant que je fus à Sedan, je jouai à la bête avec la reine; nous étions de moitié, Monsieur et moi; mais elle trouva que j'avois si peu d'application au jeu qu'elle me le fit quitter. Monsieur le voulut prendre, qui ne le garda pas plus longtemps, et le donna à madame de Fiennes, et nous fûmes causer ensemble. Il me demanda combien je serois encore à la cour. Je lui dis que je ne savois pas le jour que je partirois; mais que ce seroit bientôt, parce que je voulois aller à Forges. Il me dit que je me moquois, et que cela étoit bon quand je ne savois que faire; mais que maintenant je ne devois plus bouger de la cour. Je lui dis: « Pour cette année j'irai encore à Forges, et les autres je suivrai [la cour]; ce seroit trop pour la première fois. » En arrivant j'avois annoncé ce voyage à tout le monde, afin que l'on ne crût pas que je ne voulois bouger de la cour.

Monsieur me mena dans sa chambre voir ses pierreries. Le comte de Béthune trouva mauvais de quoi je n'avois point appelé sa femme, qui voyoit jouer la reine. Je ne crus pas cela nécessaire: il y avoit deux ou trois filles de la reine avec moi, et la chambre de Monsieur étoit tout contre celle de la reine. La comtesse de Béthune étoit si aise d'être à la cour; elle disoit à tout le monde: « Peut-on s'ennuyer, quand on voit le roi et la reine tous les jours? que j'aime la cour! je voudrois bien n'en bouger jamais. J'aurai contentement; car je crois que M. le comte de Béthune et moi ne quitterons point Mademoiselle qu'elle ne soit mariée. » Quand je sus cela, j'en fus surprise; car je ne faisois pas mon compte de les avoir plus longtemps que le voyage. On aime bien les gens, que l'on n'aime pas à demeurer éternellement avec eux.8

Mademoiselle de Vandy alla faire sa cour à la reine, qui lui parla de la comtesse de Fiesque et de madame de Frontenac. Vandy lui conta la manière dont elles en usoient avec moi; la reine blâma. Elle m'en parla aussi pas trop obligeamment pour elles; car elle me dit: « La comtesse de Fiesque a toujours été une folle, une évaporée; je me suis étonnée que vous l'ayez prise auprès de vous. » Je lui répondis que j'avois fait tout mon possible pour l'éviter; mais que sa belle-mère étant ma gouvernante, je ne lui pouvois pas fermer la porte, lorsqu'elle étoit venue à Saint-Fargeau, et que je me pouvois vanter de n'avoir jamais eu aucune confiance en elle. « Et pour madame de Frontenac, dit la reine, si on osoit, on seroit bien aise de tout ce qu'elle vous a fait; car qui a jamais entendu parler de prendre une telle créature qu'elle pour votre dame d'honneur, qui n'avoit ni naissance ni mérite? Mais je n'étois pas assez bien avec vous en ce temps-là pour vous en donner mon avis; en un autre [temps] je ne l'aurois pas souffert. — Hélas! Madame, lui dis-je, je porte bien la peine de ma faute; ne m'en dites pas davantage. » Elle me demanda si je prendrois bientôt une dame d'honneur. Je lui dis que non; que j'avois si mal choisi pour m'être trop hâtée, que je voulois être longtemps sans en prendre.

Pendant que j'étois à Saint-Cloud, on me parla de madame de Saint-Cloud, on me parla de madame de Saint-Chaumont,9 sœur de M. le maréchal de Gramont, qui est une fort honnête femme; mais je la connoissois si peu que je ne jugeai pas à propos de la prendre. Madame de Longueville ne m'en écrivit pas; mais elle me fit témoigner qu'elle en seroit bien aise. On me parla de madame de Rhodes aussi; pour elle, je la connoissois fort et je l'estimois; je ne voulois pas me hâter. On me proposa la marquise d'Antin,10 madame de Mauny11 et madame des Marais. Monsieur me demanda quand je prendrois une dame d'honneur. Je lui dis qu'apparemment je changerois un jour de condition, et qu'en ce temps-là je me repentirois peut-être d'avoir une dame d'honneur; que l'on seroit bien aise de m'en donner. Il me dit: « Vous avez raison; ne vous hâtez point. » C'étoit-là ma véritable intention; mais je ne la disois à personne, parce que l'on peut changer.

Je dis au comte de Béthune de demander à M. le cardinal quand il trouveroit bon que je m'en allasse. M. le cardinal répondit que j'étois la maîtresse, et que je pouvois demeurer tant que je voudrois. Je l'allai voir au château d'en haut, où il demeuroit. Il ne vouloit pas que j'y allasse: lorsque je lui envoyai demander audience, il me manda que, si j'avois quelque chose à lui commander, il me viendroit trouver. Enfin je le pressai tant, qu'il dit que, puisque je lui commandois, il m'attendroit. On m'envoya la chaise de la reine, parce que les carrosses vont mal aisément au château. Il vint au-devant de moi; puis nous nous mîmes dans la ruelle de son lit. Je lui dis que je venois recevoir ses commandements, et savoir s'il ne trouvoit pas bon que je partisse le lendemain. Il me dit que j'étois maîtresse; que si je voulois demeurer et suivre la cour le reste du voyage, je le pouvois; et que le roi et la reine le trouveroit bon. Je lui répondis que c'étoit trop pour la première fois, et que Son Altesse royale, qui n'y avoit été que trois jours, ne le trouveroit peut-être pas bon, et qu'il falloit que j'allasse aux eaux. Sur quoi il s'écria que j'avois une santé à m'en pouvoir dispenser, et que la cour me feroit plus de bien. Je lui dis que je l'avois résolu; que ayant pris une année, cela ne faisoit rien si on n'en prenoit une seconde; que j'avois un voyage à faire à Champigny. Il me questionna sur cette affaire d'une manière à me confirmer dans la pensée que j 'avois eue qu'il n'y prenoit pas l'intérêt que madame d'Aiguillon avoit voulu faire croire par la lettre qu'elle avoit fait courre dans le monde. Il s'informa de l'état de mes affaires, de ma dépense, de mon revenu, dont je lui rendis fort bon compte. Je lui fis comprendre le dommage que mes affaires avoient reçu de l'éloignement de Préfontaine et de Nau, dont il convint, et me dit du bien particulièrement de Préfontaine;12 car il ne connoissoit point l'autre.

Nous parlâmes de M. le Prince, des fautes que l'on avoit faites pendant la guerre de part et d'autre, du cardinal de Retz. Il me conta comme il n'avoit été fait cardinal que par la reine; qu'il lui écrivoit toujours de n'y point consentir; que c'étoit un homme en qui on ne pouvoit avoir de confiance; mais que la reine ne le crut pas, et qu'elle a vu depuis ce qu'il a fait; qu'il avoit l'âme noire; que M. le Prince au contraire l'avoit bonne, et qu'avec lui on se réconcilieroit aisément. Il me parla de la comtesse de Fiesque avec le même mépris qu'avoit fait la reine; que pour madame de Frontenac, il ne la connoissoit point. Je lui dis: « Tous ces chapitres tiennent beaucoup de temps, et comme le vôtre est précieux, il ne faut pas en abuser. » Je m'en allai; il voulut descendre à pied auprès de ma chaise jusque chez la reine; moi j'en descendis, voulant aller à pied avec lui. Enfin nous convînmes qu'il demeureroit 132 et que j'irois en chaise. Je dis à la reine que je m'en irois le lendemain. Le roi me demanda à quelle heure, afin de commander mon escorte. Je lui dis que ce seroit à l'heure qu'il lui plairoit. On dit que j'irois coucher à Charleville, au gouvernement de M. le duc de Noirmoutier, qui en fut fort aise, et moi aussi, parce que c'est une belle place.

Depuis le retour du roi, on avoit dansé tous les soirs, comme le premier jour, et quoique Monsieur m'eût dit d'y venir, je n'y fus point que le roi ne me l'eût envoyé dire, et il me dit lui-même: « Je vous prie de venir tous les soirs, tant que vous serez ici. »  Il s'accoutuma à moi; il me parla de ses mousquetaires, me fit excuses de n'en avoir point envoyé au-devant de moi, parce qu'il y en avoit une partie au siége de Montmédy, et que l'autre faisoit garde auprès de sa personne. Je le questionnai fort sur cette compagnie; il me dit qu'il avoit été bien fâché que mon père ne voulût pas que le chevalier de Charny y fût. Je lui dis qu'il étoit dans les gardes. Il me demanda dans quelle compagnie; je lui dis que c'étoit dans celle de Pradelle. Il me parla de la force du régiment des gardes; je lui demandai combien il faisoit de bataillons. Il me conta que ses gardes du corps alloient à l'armée, et en quel nombre; il me demanda comme je trouvois leurs casaques; je dis fort belles. Il me dit: « Rien n'est si beau que les deux escadrons bleus; vous les verrez; car ils vous escorteront. Je suis fâché de ne vous pouvoir donner des mousquetaires; mais, comme le régiment des gardes est à l'armée, ils font garde ici. » Il me parla de ses compagnies de gendarmes et de chevau-légers, qui étoient de deux cents maîtres; de son régiment de cavalerie, dont il prenoit soin; qu'il avoit à tout cela quantité de trompettes les meilleurs du monde; que j'en avois pu voir; qu'ils étoient bien vêtus.

Il me demanda si je n'avois jamais ouï dire de timbales; on m'avoit dit qu'en lui parlant, je lui fisse quelque compliment sur ce qui s'étois passé pendant la guerre; d'aller lui faire un compliment hors de propos, cela n'auroit pas été bien. Ces timbales me parurent être une belle occasion); je lui répondis : « Oui, sire, j'en ai ouï. — Et où? » Je me mis à sourire, et lui dis avec une mine respectueuse: « Dans les troupes étrangères qui étoient avec nous pendant la guerre. Le souvenir ne m'en doit pas être agréable, puisque ç'a été dans des temps où j'ai déplu à Votre Majesté. Je lui en demande pardon; je le devrois faire à genoux. » Il rougit et me dit: « Je m'y devrois mettre moi-même en vous entendant parler ainsi. » Je continuai en lui disant: « C'est un effet de mon malheur que mon devoir m'ait obligée à faire des choses qui aient déplu à Votre Majesté; je la supplie de l'oublier, et de croire que je ne souhaite rien avec plus de passion que de trouver les occasions de faire autant pour son service que j'ai fait contre. » Il me répondit fort obligeamment: « Je suis bien persuadé de ce que vous me dites; il ne faut plus parler du passé. » Nous nous remîmes à parler de la guerre. Il me conta toutes ses campagnes et tout ce qu'il avoit fait; je lui disois: « Le roi, votre grand-père, n'y a pas été si jeune. » Il me répondit: « Mais il en a pourtant plus fait que moi; jusqu'ici on ne m'a pas laissé aller aussi avant que j'aurois voulu; mais à l'avenir j'espère que je ferai fort parler de moi. » Je lui dis qu'il feroit bien; que les rois devoient souhaiter d'avoir autant d'acquis que les autres. Enfin il me parut avoir les meilleurs sentiments du monde, et j'en fus tout à fait satisfaite.

Le vendredi au soir comme je m'en allai chez la reine, Monsieur vint courant au-devant de moi qui me dit: « Vous ne vous en allez point demain; ce ne sera que dimanche. » J'entrai dans le cabinet où étoient la reine, le roi et Montaigu, cornette des chevau-légers du roi, qui devoit m'escorter à mon retour. La reine me dit: « Nous avons résolu que vous ne partirez point demain pour aller à Charleville; la journée est longue; il faudroit partir matin. Vos chariots sont dehors la ville; ils ne sauroient entrer qu'à portes ouvertes. Le chemin n'est pas trop assuré, à ce que dit Montaigu; il vaut mieux que vous ne partiez que dimanche après dîner. Vous irez coucher à la Cassine, qui est une fort belle maison qui est au duc de Mantoue, qui n'est qu'à quatre lieues d'ici, et je pense que vous ne serez pas fâchée d'être encore un jour avec nous. » On peut juger ce que je répondis; car ils me témoignoient tous tant de joie de ce retardement qu'il ne se pouvoit pas plus. Je le mandai à mon logis et à M. le comte de Béthune, qui me dit le lendemain que ce changement venoit de ce que Montaigu n'étoit pas trop bien avec Noirmoutier, qui [Montaigu] ne seroit pas bien aise d'aller à Charleville, et que Noirmoutier en étoit au désespoir.

Le samedi après dîner on dit que les ennemis avoient envoyé un grand parti de Rocroy en campagne, et qu'ainsi il n'étoit pas à propos que j'allasse coucher à la Cassine; que c'étoit une maison au milieu des bois, on me pourroit enlever et toute mon escorte fort aisément. On jugea qu'il étoit plus sûr de retourner par le chemin [par] où j'étois venue; et même le soir il vint, comme l'on se promenoit dans la prairie,13 des gens des quartiers des gardes, gendarmes et chevau-légers, qu'il dirent qu'on leur avoit donné avis que l'on les vouloit enlever dans leurs quartiers. On leur manda de venir coucher dans la prairie qui est sous la couleuvrine de Sedan. Ce soir-là le roi monta à cheval; ce qu'il faisoit tous les soirs; mais il m'y fit monter, et les filles de la reine avec moi; il me montra ses chevaux les uns après les autres, que je trouvai fort beaux. On dansa comme on avoit accoutumé, et après j'allai prendre congé de la reine, qui me traita, comme elle avoit fait, le mieux du monde.14 Je voulus aller à la chambre du roi; mais il me dit adieu chez la reine, ensuite Monsieur. Je fus en descendant attendre le roi dans sa chambre; c'étoit des formalités du comte de Béthune: car le roi me l'avoit défendu; aussi ne vint-il pas.

Le lendemain Monsieur vint, entre sept ou huit [heures], me dire adieu: ce qui est beaucoup pour lui; car il ne se lève qu'à onze heures tous les jours. Il fut longtemps avec moi, etne me quitta que lorsque M. le cardinal vint, auquel je dis que je ne passerois peut-être point à Paris, si je n'avois pas besoin de me baigner. Il me pria d'y passer, afin que tout le monde connût que je pouvois faire ce qui me plaisoit; il me fit mille protestations d'amitié et de service. Je partis de Sedan fort contente;15 beaucoup de gens s'en revinrent avec moi, le grand maître,16 le grand prévôt,17 Froulai, La Salle, Colbert, l'abbé de Bonzy, Matha et quantité d'autres; le duc de Navailles, qui commande les chevau-légers du roi (en sortant de la ville, il se mit à leur tête au moment que je passai; puis remonta à cheval); le comte et la comtesse de Saint-Aignan et leurs enfants. Elle ne voulut pas venir dans mon carrosse, étant bien aise de ne pas quitter son mari. Les gardes du corps du roi couchèrent dans la salle à la porte de ma chambre, me suivirent, allèrent à mon couvert, marchèrent devant ma viande; enfin me firent tout comme au roi; et La Lande, enseigne qui les commandoit, me dit qu'il avoit eu ordre d'en user de la même manière. A Pontverger je ne pus pas dîner dans le pré parce qu'il pleuvoit; je trouvai la maison d'un gendarme du roi, qui étoit moins ruinée que les autres.

J'arrivai à Reims en plus bel équipage que je n'en étois partie; car les chevau-légers marchèrent devant mon carrosse jusqu'à mon logis, et les gardes et les gendarmes le suivirent. Madame la princesse de Conti18 y étoit arrivée, il y avoit un jour, qui m'y attendoit pour se servir de mon escorte: elle me vint voir dès que je fus arrivée. Je ne l'avois point vue depuis qu'elle étoit mariée, parce que les deux fois que j'étois approchée de Paris, elle étoit grosse une fois, et elle étoit à Forges lorsque j'étois à Saint-Cloud. Je la trouvai belle et bien faite; elle étoit fort crue depuis que je ne l'avois vue. Elle me parla fort de Forges, du profit que lui avoit fait des eaux, de l'espérance qu'elle avoit de se porter bien à l'avenir. Car depuis qu'elle étoit mariée, elle avoit été grosse deux fois, et toutes les deux fois elle avoit accouché avant terme, les deux fois d'enfants morts. Je lui demandai des nouvelles de monsieur son mari, qui étoit en Catalogne. J'avois oublié de dire qu'après son mariage on lui donna le gouvernement de M. le Prince,19 et une charge de grand maître de la maison du roi à la mort de M. le prince Thomas. Elle me parla de tout ce qui étoit à Forges, dont je m'informai soigneusement pour savoir qui j'y trouverois. Je lui fis la guerre de ce que l'on disoit qu'elle n'alloit point à la comédie, tant elle étoit dévote; à quoi elle me répondit qu'elle iroit avec moi quand je voudrois. Monsieur son mari s'étoit jeté tout d'un coup dans une extrême dévotion; il en avoit quelque besoin: car avant il ne croyoit pas trop en Dieu, à ce que l'on disoit. l étoit extrêmement débauché, et ç'avoit été par là que l'on l'avoit détaché des intérêts de M. son frère.

Il étoit devenu amoureux d'une madame de Calvimont, à Bordeaux, et cette femme ayant été gagnée par la cabale opposée à M. le Prince, le porta à faire tout ce qu'il a fait. Cette cabale étoit composée de gens de toutes professions. Comme il [le prince de Conti] partit de Bordeaux, cette femme quitta son mari et suivit M. le prince de Conti. Ce fut un scandale public, et cela dura jusqu'à ce qu'il vînt à se marier; car son mariage étoit résolu avant son retour. La dévotion lui prit peu après; ce fut un abbé de Toulouse, nommé de Siron,20 qui lui donnant une grande horreur de sa vie passée lui en fit prendre une meilleure. Il avoit conservé en se mariant une pension assez considérable sur ses bénéfices, dont le scrupule lui prit avec assez de raison, le bien de l'Église n'étant point fait pour des gens mariés. Il envoya un matin à M. le cardinal lui dire qu'il lui remettoit toutes ses pensions: de quoi il fut bien aise d'avoir le revenu de tous les bénéfices entièrement; et pour le récompenser, M. le cardinal lui donna à jouir du bien de M. son frère, qui auparavant étoit employé à payer ses créanciers. Madame la princesse de Conti n'étoit point dévote d'abord, et ne songeoit point à la retraite qu'elle a faite depuis; mais elle craignoit que ne vivant pas de même que M. son mari, elle eût moins de considération. On dit qu'il avoit beaucoup de pente à être jaloux; ces dévots se rendent fort maîtres des domestiques quand il sont [jaloux]; cela ne plaît pas à une femme. Toutes ces considérations firent sur son esprit ce qu'auroient fait les années. Elle mena, à vingt-trois ans, la vie d'une femme cinquante. Je la trouvai fort raisonnable; elle me plut extrêmement. Le soir je lui fus dire adieu, et le lendemain elle s'en alla à Sedan, et moi à Soissons.

A Fîmes, tout ce qui étoit avec moi me quitta pour prendre la route de Paris; il n'y eut que M. le comte de Béthune et sa femme, qui vinrent aux eaux avec moi, qui me suivirent, et Colbert qui s'en alloit à La Fère. M. le maréchale d'Estrées, qui est gouverneur de Soissons, vint à la porte de la ville me recevoir avec les maire et échevins, et m'apporter les clefs. J'y séjournai le lendemain; étant le jour de la Notre-Dame de la mi-août, je fus faire mes dévotions à l'abbaye Notre-Dame, dont madame d'Elbœuf est abbesse. Elle me donna à dîner et j'y entendis tout le service. Le soir, le bonhomme maréchal [d'Estrées] et le marquis de Cœuvres,21 me firent leur cour, et tout ce qu'il y a de gentilshommes aux environs, et les dames de la ville et du voisinage. Le lendemain, le maréchal me donna à dîner. L'évêque de Laon, son fils, vint me voir; et lui et l'évêque de Soissons étoient auprès de moi à la messe, comme ils sont auprès de la reine. J'eus leplus beau temps du monde à passer la forêt de Compiègne, dont le lieutenant des chasses avec les gardes vinrent au-devant de moi. Madame la marquise d'Humières y vint aussi; tout le bourgeois sortit en armes. Je ne voulus pas loger au château; je logeai au logis de madame d'Humières. La journée de là à Beauvais étoit fort longue; ainsi je partis matin. Madame d'Humières avoit cru que j'irois coucher à Mouchy, mais jem e serois trop détournée; ainsi je la priai de m'en excuser. Elle est de la maison de La Châtre et ma parente; c'est une fort belle femme. Comme je dînois à Clermont, M. l'évêque de Beauvais envoya un gentilhomme au comte de Béthune, auquel il écrivit pour le prier de m'offrir son logis, et qu'il espéroit que je ne lui refuserois pas d'y loger, et qu'il me donneroit à souper. Je reçus sa civilité avec joie, et le comte de Béthune lui manda que j'irois. Je trouvai à une demi-lieue de Beauvais madame des Marais, à qui j'avois donné rendez-vous pour venir à Forges avec moi, parce que Beauvais est le gouvernement de son mari. Le bourgeois me reçut en armes, et des harangues j'eus quantité.22

J'allai descendre chez M. l'évêque; sa maison est fort belle, fort propre, et meublée comme il convient à un prélat qui doit employer son revenue à autre chose qu'à des magnificences. Sa maison n'est point peinte ni dorée; il y a une couche ou de couleur de bois ou de grisaille; sur les portes et les cheminées, il y a des tableaux, parce que cela est nécessaire; ils sont tous tirés de l'Écriture sainte. Il me donna à souper fort magnifiquement. Le matin, avant que de partir, je voulus aller voir sa bibliothèque; ce qui fut cause que pour aller à l'église je passai par le dortoir où logeoient les prêtres de son séminaire, qui sont en grand nombre. C'est un digne prélat: il fait de son devoir son plaisir; il n'en a pas un plus grand que la résidence, et ses divertissements sont de faire ses visites, dont il s'acquitte bien; car il a autant de capacité qu'il se peut. Il s'appelle Buzanval; il a été conseiller au parlement de Paris, puis maître des requêtes, qu'il quitta pour être coadjuteur de son oncle, qui étoit Potier.23

Je trouvai Forges fort désert: il n'y avoit plus que madame la duchesse de Noirmoutier, et une présidente de Rouen, et peu d'hommes, dont Brays étoit du nombre; j'eus une grande joie de l'y trouver. Madame de Noirmoutier n'y fit pas long séjour, son fils étant tombé malade à Paris de la petite vérole; et comme elle l'aime tendrement, elle ne le put savoir en cet état sans y aller, ce qui l'obligea de partir en diligence. Comme la saison étoit avancée, personne n'y vint. Je jouois tous les jours à la bête; je me promenois, quoiqu'il plût souvent et qu'il fît quais toujours crotté.

On m'écrivit de Paris qu'il étoit nécessaire que j'écrivisse à M. le cardinal pour une affaire que j'avois au conseil; je lui écrivis et me remettois à Colbert, à qui j'en mandois le détail. Je le dis au comte de Béthune, qui me répondit: « Vous n'aviez que faire d'écrire à M. le cardinal; une de mes lettres en auroit autant fait. » Je lui dis: « A cette heure que je suis en commerce avec lui, je pense que je lui dois écrire moi-même. » Je m'avisai qu'il étoit bon de savoir de Son Altesse royale si elle avoit intention que je logeasse toujours à Luxembourg, parce que, selon cela, je prendrois mes mesures de louer un logis pour mon train si j'y demeurois; et si je n'y demeurois pas, que j'en choisirois un moi-même dans le temps que je serois à Paris, afin d'ordonner de toutes choses pour les trouver prêtes à mon retour de Champigny. Je le dis au comte de Béthune; il ne trouva pas cela à propos, disant que c'étoit mettre le marché à la main de mon père, et qu'il ajusteroit cela lorsque je passerois à Blois. Je lui dis: « En l'état où je suis avec mon père, il ne faut plus se faire des affaires de rien; il faut lui parler librement des choses. » IL me maintint que j'avois tort, et que si je le croyois je n'écrirois pas. Je voulus écrire et j'envoyai un valet de pied porter ma lettre. Belloy, à qui j'avois écrit, me manda que Son Altesse royale vouloit que je logeasse toujours à Luxembourg, et qu'il lui avoit commandé de me faire savoir que c'étoit son intention. Le comte de Béthune fut assez surpris de cette réponse, et ne me parut pas aise que cela se fût fait sans lui. Je lui demandai comme il trouvoit Brays, s'il n'étoit pas à sa fantaisie; il me dit quenon et qu'il lui trouvoit peu d'esprit. J'entretenois souvent Brays, et le comte me disoit: « Que pouvez-vous tant dire à cet homme-là? »  Je lui disois: « Je le connois dès l'année passée; je le questionne des gens qui sont venus ici. » Il24 devint fort chagrin à Forges.

On manda à Brays que sa femme étoit malade; ce qui l'obligea à s'en aller plus tôt qu'il n'avoit pensé. En partant, il me dit qu'il ne savoit comment reconnoître les bontés que je lui avois témoignées, qu'en se donnant à moi; qu'il me supplioit de l'avoir agréable, et d'être persuadée de la passion qu'il avoit pour mon service, et qu'il auroit l'honneur de me voir devant mon départ. Je lui dis que j'en serois bien aise, et que nous parlerions sue ce qu'il me disoit; il s'en alla. Le jour même qu'il partit, le comte de Béthune me dit en parlant de mon domestique, dont il me disoit qu'il ne se vouloit point mêler, que La Tour se vouloit défaire de sa charge, et que Saint-Taurin la vouloit acheter, et qu'il l'avoit prié dès Saint-Cloud de m'en parler. Je lui dis que m'étonnois que Saint-Taurin ne m'en eût parlé. Le comte me dit: « M'en ayant chargé, il croyoit que c'étoit assez. » Je lui répondis que je verrois tous ceux qui se présenteroient pour cette charge, et que je choisirois celui qui me seroit le plus agréable.

Il est bon, premier que de passer plus avant, de dire ce qui s'étoit passé entre La Tour et moi, depuis l'impertinence qu'il fit et qui l'obligea d'être quelque temps sans me voir. J'ai dit aussi comme il étoit ami de Goulas et ne perdoit aucune occasion de le voir: il m'avoit demandé dans le commencement que j'étois à Saint-Fargeau, quelque chose qu'il disoit être de la nature des profits des fiefs. Préfontaine m'en parla en sa présence; je le lui donnai, et en ce moment il me dit: « Voilà le papier: Votre Altesse royale n'a qu'à le signer. » Préfontaine fut aussi mal habile que moi: car il ne me dit rien; je le signai, et il le contre-signa.

A quatre ou cinq mois de là, Nau alla en Normandie; il trouva que ce que j'avois donné à la Tour étoit une rente démembrée de la ferme de la vicomté d'Auge, et que l'on avoit très-mal fait de me conseiller de donner cela. Comme il [La Tour] revint, Préfontaine lui dit cela en ami; il dit qu'il étoit tout prêt de me la remettre. Préfontaine, qui est l'homme du monde le plus porté à bien faire, me dit qu'il n'étoit pas juste de lui redemander ce papier, sans lui donner mieux: on lui donna deux cents écus argent comptant, et deux cents écus de pension. Cela étoit assez honnête. Il [La Tour] dit que le papier étoit en Normandie et qu'il l'enverroit. Dans ce temps-là Préfontaine s'en alla; il [La Tour] s'en alla aussi en Normandie, et onques depuis n'en entendis parler. Quatre ou cinq mois après, je lui écrivis pour qu'il me tînt la parole qu'il m'avoit donnée; il m'écrivit et me manda que, dès que je serois à la cour et raccommodée avec Son Altesse royale, il me quitteroit, et qu'il me demandoit son congé par avance. Je lui répondis que je le lui donnois, et que, s'il vouloit le prendre dès maintenant, il me feroit plaisir; et que si, lorsque je serois de retour [à la cour], il l'oublioit, je l'en ferois souvenir.

Je le vis à Forges le premier voyage [que j'y fis]; il ne me parla de rien, ni moi à lui. Comme je fus à Saint-Cloud, il y vint et ne me dit mot, et ensuite à Forges. Peu avant que je partisse de Saint-Fargeau, en arrêtant des comptes avec mon trésorier, je lui avois dit: « Ne payez point La Tour de ses deux cents écus qu'il n'ait donné le papier; » ce qui l'avoit obligé à le rendre. Il faisoit à Forges tout comme si de rien n'étoit. Dès le moment que le comte de Béthune m'eut dit le dessein que La Tour avoit [de se défaire de sa charge], je jetai sur les yeux sur Brays, et je chargeai madame des Marais de demander [à la Tour] comme d'elle-même qu'elle avoit ouï dire qu'il vouloit se défaire de sa charge, si c'étoit vrai, et [de le] lui conseiller lui disant: « C'est un argent que vous mettrez à couvert; votre fils est jeune, il faut qu'il aille à l'armée. Vous êtes vieux: Mademoiselle fera force voyages, à cette heure qu'elle est raccommodée à la cour; et de plus il me semble qu'il s'est passé assez de choses à votre égard qui ne vous ont pas rendu de bons offices auprès d'elle. » Il lui dit qu'il avoit ce dessein, et qu'il en remettoit l'exécution à l'hiver.

Brays fut dix ou douze jours sans revenir. A son retour je lui dis: « Je vous apprendrai une nouvelle qui vous surprendra et qui me réjouit fort; c'est que La Tour se veut défaire de sa charge; » et je lui contai ce que le comte de Béthune m'avoit dit. Ensuite nous parlâmes du service de Hollande; il me dit qu'il n'étoit plus bon,25 et que les personnes qu'il y avoient servi sous les deux derniers princes d'Orange, et qui en avoient été bien traitées comme lui, ne pouvoient se résoudre d'y retourner. Je lui dis: « N'ayant pas dessein de retourner en Hollande, vous n'êtes pas un homme propre à demeurer dans la province; l'attachement que vous avez eu dessein de prendre auprès de moi, tout cela m'a fait juger que vous êtes propre à entrer dans la place de La Tour, et assurément c'est votre fait et le mien. » Il me répondit que je pouvois absolument disposer de lui; mais qu'il seroit bien aise de ne point entrer en cette place malgré La Tour; et que de débusquer un vieux domestique, ce n'étoit point entrer agréablement dans une maison, et qu'il me prioit de n'en point parler qu'il n'eût eu l'honneur de m'en entretenir encore une fois.

Ce jour-là, madame de Longueville me vint voir à Trie; j'allai au-devant d'elle; c'étoit un mercredi. Le soir, après qu'elle fût sortie, je parlai à Brays; je lui dis que c'étoit une chose résolue que La Tour s'en iroit, quand même il n'accepteroit pas l'offre que je lui faisois. Il me répondit à cela avec beaucoup de respect; mais me supplia que La Tour sortît content, et qu'autrement il ne pouvoit pas prendre sa place avec honneur. Je chargeai Segrais de parler à La Tour, de la part de Brays, et de lui dire qu'ayant appris qu'il vouloit vendre sa charge il seroit bien aise d'en traiter avec lui, et que, si La Tour en faisoit difficulté, il lui dit: « Après tout ce qui s'est passé entre Mademoiselle et vous, je pense que vous ne devez pas prendre un autre parti et que ce gentilhomme-là qui vous fait parler sait ce qu'il fait, et il y a apparence que Mademoiselle en sait quelque chose; ainsi je vous conseille de prendre vos mesures là-dessus. » La Tout lui répondit qu'il avoit eu cette pensée; mais qu'il n'étoit pas pressé de vendre sa charge; qu'il trouveroit plusieurs marchands et qu'il verroit qui lui en donneroit le plus. »26

Je contai tous ces embarras domestiques à madame de Longueville, qui comprit mieux que personne du monde ce que c'est de se défaire de gens mal agréables, par les tous que lui ont faits des personnes à elle. C'étoit le jeudi au matin que Segrais parla à La Tour, et comme ç'avoit été dans le jardin des Capucins qu'ils avoient parlé ensemble et que je les avois vus, je dis à Segrais de dire à La Tour que je lui avois demandé de quoi ils parloient, et que sur cela je lui avois dit: « Il faut bien qu'il se défasse de sa charge; il se doit souvenir de ce qu'il m'a écrit, et il fera mieux de le faire de bonne grâce que d'attendre que je le lui commande. » Je crois que La Tour en parla au comte de Béthune, qui lui dit de tenir bon, et qui trouva mauvais que j'eusse osé avoir ce dessein sans lui en parler.

Le vendredi il m'en parla; je lui dis que Brays m'avoit témoigné qu'il désiroit s'attacher à mon service, et que, s'il se présentoit quelque charge, il seroit bien aise de la récompenser;27 [que] je lui avois dit: « La Tour veut vendre la sienne; c'est votre fait. » Le comte de Béthune me répondit: « Vous ne vous êtes pas souvenue que je vous avois dit que Saint-Taurin désiroit de l'avoir. » Je lui dis que si, mais que je lui avois dit qu'il falloit voir tous ceux qui se présenteroient et que sur le nombre de choisirois, et que je savois bien que je n'en trouverois point qui me fût plus agréable que Brays; qu'ainsi j'étois bien aise de le prendre. Il me dit: « Quoi! un inconnu, le préférer à Saint-Taurin! » Je lui répliquai: « Je suis si lasse d'avoir des gens qui dépendent de tout le monde, que je suis ravie de trouver un homme qui ait été trente ans en Hollande, parce qu'il ne connoît personne en France. Si j'en trouvois qui vinssent du Japon, je crois que je les prendrois, tant j'aime les gens éloignés de tout commerce! » Il me dit: « Je ne crois pas que Son Altesse royale l'agrée. » Je lui dis: « Quand on a vendu des charges chez moi, on ne lui en a pas demandé permission; c'est pourquoi je ne m'y accoutumerai pas. » Il me répliqua que Son Altesse royale ne vouloit plus me laisser maîtresse de rien, comme j'avois été par le passé, et que je le verrois; je lui dis: «  C'est donc pour me mettre en pire condition que je n'étois par le passé, que vous m'avez raccommodée avec lui, et que vous me lui avez fait donner tout mon bien? »

La conversation se poussa de cette sorte, en termes de menaces au nom de Son Altesse royale de sa part, et de reproches de la mienne; ensuite il me dit: « Quoi! vous prendrez cet homme sans la participation de M. Préfontaine? Si vous le faites, rien n'est plus désobligeant pour lui, et pour moi qui suis de ses amis. Vous trouverez bon que je vous dise qu'il vous a assez bien servie pour que vous lui donniez part de ce que vous ferez. » Je lui répondis: « Préfontaine seroit bien étonné, si j'en usois ainsi avec lui absent; car présent, je ne lui disois les choses qu'après les avoir faites, ou au moins résolues, et il les trouvoit toujours fort bien; et à moins que ce ne fût des choses où il y eût été de mon service, et que sa conscience l'eût obligé à me dire son sentiment, jamais il n'a pris cette liberté. » Comme il vit que je lui répondois ainsi, il se mit à rire et me dit: « Avouez qu'il le sait, et que vous avez eu des ses nouvelles. » Je lui répondis: « Si j'en avois eu, je vous le dirois fort librement; mais vous pouvez juger que je n'en ai pas eu, par l'impossibilité: Brays n'arriva que mercredi à midi, et il n'est que vendredi, et vous savez que je n'ai pas écrit ni dépêché de courrier. Madame la comtesse, qui ne me quitte pas, vous l'a pu dire. »

Je m'en allai conter tout cela à madame de Longueville, qui étoit dans ma chambre, qui s'étonna qu'il me menaçât ainsi de mon père à tout moment, lui qui alloit disant qu'il avoit fait un accommodement si ferme et si solide. Madame de Longueville lui parla, et lui dit son sentiment, qu'il ne reçut pas trop bien. Elle parla aussi à La Tour, qui disoit: « Il est vrai que j'ai demandé mon congé à Mademoiselle, mais j'ai fait une faute; je lui en demande pardon; et comme c'est monsieur son père qui m'a donné à elle, je ne la puis quitter sans sa permission. » Madame de Longueville trouva assez à redire qu'il alléguât ainsi Son Altesse royale, et connut le style du comte de Béthune.

Le lendemain matin, La Tour vint voir la comtesse de Béthune, et alla aussi chez son mari, et m'écrivit une lettre, par laquelle il mandoit qu'il s'éloignoit avec son fils pour me laisser passer le chagrin que j'avois contre eux, et qu'il ne me quitteroit jamais que par force. Cela est assez bizarre à dire à un homme qui m'avoit écrit comme il avoit fait pendant que j'étois exilée. Madame de Longueville me vint dire adieu devant que de partir, bien fâchée de me laisser en cet état; car elle voyoit bien que j'avois de l'inquiétude; mais elle espéroit de me voir le lendemain au soir à Gisors. Brays alla voir le comte de Béthune, qui avoit pris médecine; on lui dit qu'il dormoit. Il y retourna le soir; il lui dit que, dans le dessein qu'il avoit eu de se donner à moi, il avoit suivi mes ordres; qu'il ne lui en avoit point parlé, croyant que je l'avois fait, et ne doutoit pas que dans l'occasion il ne lui rendît de bons offices auprès de Son Altesse royale. A quoi le comte de Béthune lui répondit qu'il ne lui pouvoit servir, étant engagé à Saint-Taurin; mais qu'il lui donnoit sa parole qu'il ne lui nuiroit en rien. Je ne vis point le comte de Béthune de tout ce jour-là.

Le dimanche que je partis, il envoya querir l'Épinai, qui est de ses amis, et lui dit: « Vous voyez un homme au désespoir, je n'ai point dormi toute la nuit. Après les services que j'ai rendus à Mademoiselle, en user comme elle fait avec nous! Elle demande tous les jours à ma femme où elle logera [à Paris]. Ne pouvions-nous pas espérer, avec raison, qu'elle nous offriroit un logement à Luxembourg, assuré? Elle a dit que rien n'étoit plus incommode que d'avoir toujours un attelage exprès pour charrier nos gens; je vois bien qu'elle se veut défaire de nous. » Je fus extrêmement étonnée, lorsque l'Épinai me fit cette relation; je lui dis qu'il étoit vrai que je lui avois demandé souvent si elle ne logeroit pas auprès de Luxembourg; mais qu'au logis où il n'y avoit que mon appartement, il me sembloit que je ne pouvois y en offrir un à d'autres; que pour le carrosse, je n'en avois jamais parlé; que madame la comtesse de Béthune avoit peut-être entendu qu'en parlant de mon voyage de Champigny, j'avois dit: « On mettra cette attelage à mon chariot: car M. et madame de Béthune s'en iront à Selle; mais ce n'est pas rien dire dont ils se puissent plaindre. » Il se plaignit encore de ce que j'avois dit: « Pendant que je serai à Paris, madame des Marais et vous coucherez tour à tour à Luxembourg. » Je le disois dans la crainte qu'elle eût des affaires qui l'obligeassent d'aller chez elle, comme elle a une grande famille.

Je fus fâchée de ce chagrin du comte de Béthune; je vis bien que c'étoit de l'affaire de Brays dont il se vouloit plaindre; mais que n'osant il alloit chercher tous ces sujets-là. Je ne lui en dis rien. Je dis à Brays, en partant de Forges, que je lui manderois de mes nouvelles. A la dînée je trouvai un gentilhomme nommé du Tot, d'auprès de Forges, qui est ami de La Tour. Je lui dis: « Eh bien! ne savez-vous pas tout ce qui s'est passé? » Il me dit que oui, et qu'il avoit vu La Tour qui étoit au désespoir. Je lui dis que je voulois lui conter depuis un bout jusqu'à l'autre toute la conduite de La Tour à mon égard. Comme il l'eut entendue, il haussa les épaules et me répondit: « Il faut qu'il sorte de votre service le plus tôt qu'il se pourra, et de bonne grâce, afin qu'il se conserve la liberté de se dire à vous et d'avoir l'honneur de vous voir de temps à autre; et si Votre Altesse royale me veut charger de cette affaire, je la ferai sans bruit, et je lui en irai rendre compte à Paris au premier jour. » Je l'assurai qu'il me feroit plaisir. Il me parla en honnête homme comme il est, et en usa tout à fait bien, et j'en fus fort satisfaite.

En arrivant à Gisors, j'y trouvai, M. et madame de Longueville qui m'y attendoient. Après avoir été avec eux quelque temps, je tirai madame de Longueville à part, à qui je contai tout ce que le comte de Béthune avoit dit à l'Épinai, et je la priai de lui ôter toutes ces choses de l'esprit, s'il y avoit moyen, afin que nous n'arrivassions pas brouillés à Paris. Elle lui parla et m'appela. Je dis au comte de Béthune: « La confiance que j'ai en la bonté de madame de Longueville et en l'amitié qu'elle a pour moi a fait que je lui ai déchargé mon cœur du déplaisir quej'ai de ce que l'Épinai m'a dit. » Il prit cela fort sérieusement et d'un ton de patron. Pour moi, ce fut avec une civilité la plus tendre et la plus obligeante du monde. A la fin il fut plus gracieux; mais, sans que l'on lui en parlât, il se mit sur l'affaire de La Tour, il dit à madame de Longueville: « Tant que Mademoiselle a cru mes conseils, je crois qu'elle ne s'en est pas mal trouvée; je suis au désespoir de voir qu'elle ne les veut plus croire, parce que toute la peine que j'ai eue à la raccommoder avec la cour et Son Altesse royale, tout cela ne sera plus bon à rien. » Madame de Longueville lui répondit: « Mais qu'est-ce que la cour et Son Altesse royale ont affaire que La Tour ou Brays soit à Mademoiselle? — Ah, madame! disoit le comte de Béthune, cette affaire a des suites bien terribles pour Mademoiselle, que je n'ose penser. » Sur cela, madame de Longueville lui dit: « Dites-moi ce que c'est, je ne le dirai point à Mademoiselle; mais si je juge que cette affaire soit si terrible contre son service (je le dis tout devant elle), je crois avoir assez de pouvoir sur son esprit pour la rompre. » Il ne le voulut pas. A quoi madame de Longueville lui dit: « Je n'y comprends plus rien. » Nous en demeurâmes-là; il s'en alla se coucher, et moi entretenir madame de Longueville, qui me dit: « Le comte de Béthune est bon homme; il a un grand zèle pour vous; mais sa conduite me déplaît fort: il veut faire le maître, sans donner de raison pour quoi; il dit les choses; il veut que l'on les fasse. Je suis fort fâchée de cela; car je crains bien que, s'il continue, vous ne soyez pas longtemps bien ensemble. Mais qui y pourroit durer? » Je m'avisai le soir, après être couchée, d'écrire à Belloy, pour demander permission à Son Altesse royale que Brays eût la charge de La Tour, qu'il vouloit vendre, et que le comte de Béthune m'avoit dit que Son Altesse royale n'agréeroit personne qui n'eût son approbation; que jusqu'ici n'ayant pas parlé de ces sortes de choses à Son Altesse royale, j'étois surprise que l'on m'en fît une affaire, et pour n'envoyer point à Blois un de mes gens, j'envoyai ma lettre à madame d'Épernon. J'écrivis aussi à Termes, qui est premier gentilhomme de la chambre de Son Altesse royale, lequel à Saint-Cloud m'avoit dit qu'il étoit ami de Belloy à tel point qu'il s'assuroit qu'il lui feroit faire en partie toutes les choses que je pourrois désirer, et qu'il rendroit autant de bons offices à mes gens que d'autres leur en avoient rendu de mauvais; et comme il est parent de madame d'Épernon aussi bien que le mien, je la priois de lui envoyer cette lettre par un de ses gens. Je m'éveillai de grand matin et je fis partir mon courrier pour madame d'Épernon, et je dis au comte de Béthune que je lui mandois de revenir à Paris, étant allée pour lors à Chilly, prendre l'air dans la maison de madame de Saint-Loup.

De Gisors je fus coucher à Saint-Denis.28 Le comte de Béthune parut d'assez bonne humeur à la dînée à Pontoise. La comtesse de Béthune me mena en passant voir une petite maison qui est entre Saint-Denis et Pontoise, à madame de Nemours, qu'elle vouloit vendre et qu'elle eût bien voulu que j'eusse achetée. Mais je la trouvai fort vilaine, de sorte quej'arrivai fort tard à Saint-Denis. Le comte de Béthune se coucha de bonne heure; je ne disois rien de tout cela à la comtesse. Le matin vint force gens me voir, entre autres M. de Guise, que j'avois laissé en partant de Saint-Cloud fort brouillé avec mademoiselle de Guise, sa sœur. En parlant, il me dit: « Ma sœur m'a dit cela. » Je lui dis: « Je me réjouis de vous entendre parler ainsi; c'est signe que vous êtes bien ensemble, ma tante et vous. » A quoi il me répondit: « C'est que ma sœur de Montmartre a été obligée de sortir de son couvent pour aller voir des terres de son abbaye, et en revenant elle a logé chez ma sœur. Ainsi j'y suis allé, et nous nous sommes parlé comme si de rien n'étoit. » Je lui témoignai en être fort aise.

 

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NOTES

1. La ville de Montmédy se rendit le 7 août 1657.

2. Phrase omise dans les anciennes éditions. La ville de Sedan était habitée surtout par des protestants.

3. Les anciennes éditions portent enhardi au lieu de enlaidi; mais il ne peut y avoir aucun doute sur le mot écrit par MMl.

4. Première femme de chambre de la reine; il a été question d'elle dans le tome I. des Mémoires de Mademoiselle.

5. Les anciennes éditions ont ainsi modifié cette phrase: Je sens que j'ai bien des pensées en la regardant.

6. Le roi arriva à Sedan le 7 août 1652. La Gazette parle de la visite que lui fit Mademoiselle: « Mademoiselle vint rendre ses respects à Sa Majesté, et en fut reçue, ainsi qu'elle l'avoit été de la reine, d'une façon entièrement obligeante et avec toutes les cordiales démonstrations de joie qu'elle en pouvoit souhaiter, ce grand prince l'ayant été visiter le lendemain, comme firent Monsieur et son Éminence, et le même jour elle fut magnifiquement traitée à souper par Leurs Majestés dans le château, où il y eut bal. »

7. La comtesse de Fleix était fille de la marquise de Senecey, dont il a été question plus haut.

8. Vieille locution pour Et cependant on n'aime pas à demeurer éternellement avec eux.

9. Suzanne Charlotte de Gramont, mariée à Henri Mitte de Miolans, marquis de Saint-Chaumont, morte le 31 juillet 1688. Elle fut dans la suite gouvernante des enfants de Monsieur, frère de Louis XIV.

10. Christine Zamet, mariée à Roger-Hector de Pardaillan, marquis d'Antin.

11. Il y a dans le manuscrit Moni; mais il est très-certainement question de la marquise de Mauny, dont Mademoiselle a déjà parlé dans ses Mémoires.

12. Membre de phrase omis dans les anciennes éditions, depuis dont il convint jusqu'à Préfontaine.

13. La Gazette de Renaudot parle de cette promenade: « Le 11 août, leurs majestés allèrent prendre le divertissement de la promenade dans le prairie, où le roi, Monsieur, Mademoiselle et plusieurs dames, étant montés à cheval, formèrent une cavalcade des plus agréables. »

14. Cette phrase s'entend parfaitement sans l'addition des mots que les anciens éditeurs ont cru devoir y joindre. La voici telle qu'ils l'ont imprimée: « Qui me traita comme elle avoit fait à mon arrivée, c'est-à-dire le mieux du monde. »

15. Ce fut le 12 août que Mademoiselle quitta Sedan, comme on le voit par la Gazette. Elle s'exprime ainsi à la date du 13 août: « Hier cette princesse, après avoir pris congé de leurs majestés, partit pour aller aux eaux, fort satisfaite du bon accueil qui lui a été fait, étant escortée par une brigade des gardes du corps du roi, une autre de ses mousquetaires et une troisième des gendarmes et chevau-légers. »

16. Le grand maître de l'artillerie était le maréchal de La Meilleraye, dont il a été question antérieurement.

17. Jean Bouchet ou Bouschet, marquis de Sourches, nommé grand prévôt le 17 décembre 1643, mort le 1er février 1677.

18. Anne-Marie Martinozzi; il a été question de son mariage avec le prince de Conti plus haut.

19. On a mis dans les anciennes éditions, le gouvernement de Guienne; mais il faut se rappeler que le gouverneur du Guienne était alors le duc d'Épernon. Le gouvernement de M. le Prince, dont il est question dans le manuscrit autographe, était celui de Bourgogne.

20. Le nom de cet abbé a été omis dans les anciennes éditions; il est for connu dans l'histoire du jansénisme.

21. Fils du maréchal d'Estrées.

22. Mademoiselle arriva à Beauvais le 17 août; on écrivait de cette ville à la Gazette: « Le 17 de ce mois, Mademoiselle revenant de Sedan passa par cette ville (Beauvais), où elle fut accueillie de tous les corps, avec de grands honneurs, et principalement de notre évêque qui la traita splendidement en son hôtel épiscopal, dans lequel cette princesse vint descendre, et en partit le lendemain pour aller aux eaux de Forges. »

23. Augustin Potier, évêque de Beuvais, avait eu beaucoup de crédit au commencement de la régence d'Anne d'Autriche.

24. Le comte de Béthune.

25. On a changé le sens de la phrase dans les anciennes éditions, par l'addition de deux mots. On a imprimé: il me dit qu'il n'étoit plus bon AU SERVICE, tandis que le sens de la phrase est que le service de Hollande n'étoit plus bon.

26. Ce passage n'est pas à sa place dans le manuscrit autographe; on l'a transposé au fo 1 du tome I.

27. De l'acheter en payant une compensation.

28. Ce fut le 17 septembre que Mademoiselle arriva à Saint-Denis, comme l'indique le passage suivant de la Gazette de Renaudot: « Mademoiselle, à son retour des eaux de Forges, ayant été visité à Gisors par le duc et la duchesse de Longueville, arriva le 17 à Saint-Denys, où, pour témoigner sa piété envers ses ancêtres, elle entendit la messe des morts qu'elle fit célébrer en cette église là. Puis vint en cette ville, accompagnée du duc de Guise, du jeune prince de Lorraine, du marquis de La Viéville, et de beaucoup d'autres personnes qui étoient allées au-devant d'elle, et la conduisirent jusques au palais d'Orléans, où cette princesse est logée. »

 


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